The Project Gutenberg EBook of La Folle Journée ou le Mariage de Figaro, by Pierre Augustin Caron de Beaumarchais This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: La Folle Journée ou le Mariage de Figaro Author: Pierre Augustin Caron de Beaumarchais Release Date: February 13, 2007 [EBook #20577] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FOLLE JOURNÉE *** Produced by Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) LA FOLLE JOURNÉE, OU LE MARIAGE DE FIGARO. _Cet Ouvrage se trouve,_ _À Versailles_, chez BLAIZOT, libraire du roi. _À Bordeaux_, chez les frères LABOTTIERE. _À Lille_, chez J. J. JACQUEZ. _À Grenoble_, chez BRETTE. _À Bayonne_, chez FAUVET DU HARD. _À Bruxelles_, chez DUJARDIN. _À Nantes_, chez DESPILLY. _À Rennes_, chez ROBIQUET, l'aîné. _À Nîmes_, chez GAUDE et compagnie. _À Montpellier_, chez RIGAUD, PONS et compagnie. _À Châlons-sur-Saône_, chez DE LIVANI. _À Angers_, chez PAVIE, libr.-impr. du roi. Et chez les principaux libraires des autres villes du royaume. _AVIS DE L'ÉDITEUR._ Par un abus punissable, on a envoyé à Amsterdam un prétendu manuscrit de cette pièce, tiré de mémoire et défiguré, plein de lacunes, de contre-sens et d'absurdités. On l'a imprimé et vendu en y mettant le nom de M. _de Beaumarchais_. Des comédiens de province se sont permis de donner et représenter cette production, comme l'ouvrage de l'auteur; il n'a manqué à tous ces gens de bien que d'être loués dans quelques feuilles périodiques. LA FOLLE JOURNÉE, OU LE MARIAGE DE FIGARO, COMÉDIE EN CINQ ACTES, EN PROSE. PAR M. DE BEAUMARCHAIS. _Représentée pour la première fois, par les Comédiens français ordinaires du Roi, le mardi 27 avril 1784._ En faveur du badinage, Faites grace à la raison. _Vaud. de la pièce._ DE L'IMPRIMERIE DE LA SOCIÉTÉ LITTÉRAIRE-TYPOGRAPHIQUE; _Et se trouve à Paris,_ Chez RUAULT, libraire, au Palais-Royal, près le théâtre, nº 6. 1785. PRÉFACE. En écrivant cette préface, mon but n'est pas de rechercher oiseusement si j'ai mis au théâtre une pièce bonne ou mauvaise: il n'est plus temps pour moi; mais d'examiner scrupuleusement, et je le dois toujours, si j'ai fait une oeuvre blâmable. Personne n'étant tenu de faire une comédie qui ressemble aux autres; si je me suis écarté d'un chemin trop battu, pour des raisons qui m'ont paru solides, ira-t-on me juger, comme l'ont fait MM. tels, sur des règles qui ne sont pas les miennes? imprimer puérilement que je reporte l'art à son enfance, parce que j'entreprends de frayer un nouveau sentier à cet art dont la loi première, et peut-être la seule, est d'amuser en instruisant? Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Il y a souvent très-loin du mal que l'on dit d'un ouvrage à celui qu'on en pense. Le trait qui nous poursuit, le mot qui importune reste enseveli dans le coeur, pendant que la bouche se venge en blâmant presque tout le reste. De sorte qu'on peut regarder comme un point établi au théâtre, qu'en fait de reproche à l'auteur, ce qui nous affecte le plus est ce dont on parle le moins. Il est peut-être utile de dévoiler aux yeux de tous ce double aspect des comédies, et j'aurai fait encore un bon usage de la mienne, si je parviens en la scrutant à fixer l'opinion publique sur ce qu'on doit entendre par ces mots: Qu'est-ce que LA DÉCENCE THÉÂTRALE? À force de nous montrer délicats, fins connaisseurs, et d'affecter, comme j'ai dit autre part, l'hypocrisie de la décence auprès du relâchement des moeurs, nous devenons des êtres nuls, incapables de s'amuser et de juger de ce qui leur convient: faut-il le dire enfin? des bégueules rassasiées, qui ne savent plus ce qu'elles veulent, ni ce qu'elles doivent aimer ou rejeter. Déjà ces mots si rebattus, _bon ton_, _bonne compagnie_, toujours ajustés au niveau de chaque insipide cotterie, et dont la latitude est si grande qu'on ne sait où ils commencent et finissent, ont détruit la franche et vraie gaieté qui distinguait de tout autre le comique de notre nation. Ajoutez-y le pédantesque abus de ces autres grands mots _décence_ et _bonnes moeurs_, qui donnent un air si important, si supérieur, que nos jugeurs de comédies seraient désolés de n'avoir pas à les prononcer sur toutes les pièces de théâtre, et vous connaîtrez à peu-près ce qui garote le génie, intimide tous les auteurs, et porte un coup mortel à la vigueur de l'intrigue, sans laquelle il n'y a pourtant que du bel esprit à la glace, et des comédies de quatre jours. Enfin, pour dernier mal, tous les états de la société sont parvenus à se soustraire à la censure dramatique; on ne pourrait mettre au théâtre les _Plaideurs_ de _Racine_, sans entendre aujourd'hui les _Dandins_ et les _Brid'oisons_, même des gens plus éclairés, s'écrier qu'il n'y a plus ni moeurs, ni respect pour les magistrats. On ne ferait point le _Turcaret_ sans avoir à l'instant sur les bras, fermes, sous-fermes, traites et gabelles, droits-réunis, tailles, taillons, le trop-plein, le trop-bu, tous les impositeurs royaux. Il est vrai qu'aujourd'hui _Turcaret_ n'a plus de modèles. On l'offrirait sous d'autres traits, l'obstacle resterait le même. On ne jouerait point les _Fâcheux_, _les Marquis_, _les Emprunteurs_ de Molière, sans révolter à la fois la haute, la moyenne, la moderne et l'antique noblesse. Ses _Femmes savantes_ irriteraient nos féminins bureaux d'esprit; mais quel calculateur peut évaluer la force et la longueur du levier qu'il faudrait, de nos jours, pour élever jusqu'au théâtre l'oeuvre sublime du _Tartuffe_? Aussi l'auteur qui se compromet avec le public _pour l'amuser, ou pour l'instruire_, au lieu d'intriguer à son choix son ouvrage, est-il obligé de tourniller dans des incidens impossibles, de persifler au lieu de rire, et de prendre ses modèles hors de la société, crainte de se trouver mille ennemis, dont il ne connaissait aucun en composant son triste drame. J'ai donc réfléchi que, si quelque homme courageux ne secouait pas toute cette poussière, bientôt l'ennui des pièces françaises porterait la nation au frivole opéra-comique, et plus loin encore, aux boulevards, à ce ramas infect de tréteaux élevés à notre honte, où la décente liberté, bannie du théâtre français, se change en une licence effrénée, où la jeunesse va se nourrir de grossières inepties, et perdre, avec ses moeurs, le goût de la décence et des chefs-d'oeuvre de nos maîtres. J'ai tenté d'être cet homme, et si je n'ai pas mis plus de talent à mes ouvrages, au moins mon intention s'est-elle manifestée dans tous. J'ai pensé, je pense encore, qu'on n'obtient ni grand pathétique, ni profonde moralité, ni bon et vrai comique au théâtre, sans des situations fortes, et qui naissent toujours d'une disconvenance sociale dans le sujet qu'on veut traiter. L'auteur tragique, hardi dans ses moyens, ose admettre le crime atroce: les conspirations, l'usurpation du trône, le meurtre, l'empoisonnement, l'inceste dans _Oedipe_ et _Phèdre_; le fratricide dans _Vendôme_; le parricide dans _Mahomet_; le régicide dans _Machbet_, &c. &c. La comédie, moins audacieuse, n'excède pas les disconvenances, parce que ses tableaux sont tirés de nos moeurs, ses sujets de la société. Mais comment frapper sur l'avarice, à moins de mettre en scène un méprisable avare? démasquer l'hypocrisie, sans montrer, comme _Orgon_ dans le _Tartuffe_, un abominable hypocrite, _épousant sa fille et convoitant sa femme_? un homme à bonnes fortunes, sans le faire parcourir un cercle entier de femmes galantes? un joueur effréné, sans l'envelopper de fripons, s'il ne l'est pas déjà lui-même? Tous ces gens-là sont loin d'être vertueux: l'auteur ne les donne pas pour tels; il n'est le patron d'aucun d'eux; il est le peintre de leurs vices. Et parce que le lion est féroce, le loup vorace et glouton, le renard rusé, cauteleux, la fable est-elle sans moralité? Quand l'auteur la dirige contre un sot que la louange enivre, il fait choir du bec du corbeau le fromage dans la gueule du renard; sa moralité est remplie: s'il la tournait contre le bas flatteur, il finirait son apologue ainsi: _Le renard s'en saisit, le dévore; mais le fromage était empoisonné_. La fable est une comédie légère, et toute comédie n'est qu'un long apologue: leur différence est que dans la fable les animaux ont de l'esprit; et que dans notre comédie les hommes sont souvent des bêtes; et qui pis est, des bêtes méchantes. Ainsi, lorsque _Molière_, qui fut si tourmenté par les sots, donne à l'_Avare_ un fils prodigue et vicieux, qui lui vole sa cassette, et l'injurie en face; est-ce des vertus ou des vices qu'il tire sa moralité? Que lui importent ses fantômes? c'est vous qu'il entend corriger. Il est vrai que les afficheurs et balayeurs littéraires de son temps, ne manquèrent pas d'apprendre au bon public combien tout cela était horrible! Il est aussi prouvé que des envieux très-importans, ou des importans très-envieux se déchaînèrent contre lui. Voyez le sévère _Boileau_, dans son épître au grand _Racine_, venger son ami qui n'est plus, en rappelant ainsi les faits: L'Ignorance et l'Erreur à ses naissantes pièces, En habits de marquis, en robes de comtesses, Venaient pour diffamer son chef-d'oeuvre nouveau, Et secouaient la tête à l'endroit le plus beau. Le commandeur voulait la scène plus exacte; Le vicomte, indigné, sortait au second acte; L'un, défendeur zélé des dévots mis en jeu, Pour prix de ses bons mots, le condamnait au feu; L'autre, _fougueux marquis_, lui déclarant la guerre, Voulait venger la cour immolée au parterre. On voit même dans un placet de _Molière_ à _Louis XIV_, qui fut si grand en protégeant les arts, et sans le goût éclairé duquel notre théâtre n'aurait pas un seul chef-d'oeuvre de _Molière_; on voit ce philosophe auteur se plaindre amèrement au roi, que pour avoir démasqué les hypocrites, ils imprimaient par-tout qu'il était _un libertin, un impie, un athée, un démon vêtu de chair, habillé en homme_; et cela s'imprimait avec APPROBATION ET PRIVILEGE de ce roi qui le protégeait: rien là-dessus n'est empiré. Mais, parce que les personnages d'une pièce s'y montrent sous des moeurs vicieuses, faut-il les bannir de la scène? Que poursuivrait-on au théâtre? les travers et les ridicules? cela vaut bien la peine d'écrire! ils sont chez nous comme les modes; on ne s'en corrige point, on en change. Les vices, les abus: voilà ce qui ne change point, mais se déguise en mille formes sous le masque des moeurs dominantes; leur arracher ce masque et les montrer à découvert, telle est la noble tâche de l'homme qui se voue au théâtre. Soit qu'il moralise en riant, soit qu'il pleure en moralisant, Héraclite ou Démocrite, il n'a pas un autre devoir: malheur à lui s'il s'en écarte. On ne peut corriger les hommes qu'en les fesant voir tels qu'ils sont. La comédie utile et véridique n'est point un éloge menteur, un vain discours d'académie. Mais gardons-nous bien de confondre cette critique générale, un des plus nobles buts de l'art, avec la satire odieuse et personnelle: l'avantage de la première est de corriger sans blesser. Faites prononcer au théâtre par l'homme juste, aigri de l'horrible abus des bienfaits: _Tous les hommes sont des ingrats_; quoique chacun soit bien près de penser comme lui, personne ne s'offensera. Ne pouvant y avoir un ingrat sans qu'il existe un bienfaiteur, ce reproche même établit une balance égale entre bons et les mauvais coeurs; on le sent, et cela console. Que si l'humoriste répond _qu'un bienfaiteur fait cent ingrats_; on répliquera justement qu'_il n'y a peut-être pas un ingrat qui n'ait été plusieurs fois bienfaiteur_; cela console encore. Et c'est ainsi qu'en généralisant, la critique la plus amère porte du fruit sans nous blesser, quand la satire personnelle, aussi stérile que funeste, blesse toujours et ne produit jamais. Je hais par-tout cette dernière, et je la crois un si punissable abus, que j'ai plusieurs fois d'office invoqué la vigilance du magistrat pour empêcher que le théâtre ne devînt une arène de gladiateurs, où le puissant se crût en droit de faire exercer ses vengeances par les plumes vénales, et malheureusement trop communes, qui mettent leur bassesse à l'enchère. N'ont-ils pas assez, ces grands, des mille et un feuillistes, feseurs de bulletins, afficheurs, pour y trier les plus mauvais, en choisir un bien lâche, et dénigrer qui les offusque? On tolère un si léger mal, parce qu'il est sans conséquence, et que la vermine éphémère démange un instant et périt; mais le théâtre est un géant, qui blesse à mort tout ce qu'il frappe. On doit réserver ses grands coups pour les abus et pour les maux publics. Ce n'est donc ni le vice ni les incidens qu'il amène, qui font l'indécence théâtrale; mais le défaut de leçons et de moralité. Si l'auteur, ou faible ou timide, n'ose en tirer de son sujet, voilà ce qui rend sa pièce équivoque ou vicieuse. Lorsque je mis _Eugénie_ au théâtre, (et il faut bien que je me cite, puisque c'est toujours moi qu'on attaque) lorsque je mis _Eugénie_ au théâtre, tous nos jurés-crieurs à la décence jetaient des flammes dans les foyers, sur ce que j'avais osé montrer un seigneur libertin, habillant ses valets en prêtres, et feignant d'épouser une jeune personne qui paraît enceinte au théâtre, sans avoir été mariée. Malgré leurs cris, la pièce a été jugée, sinon le meilleur, au moins le plus moral des drames; constamment jouée sur tous les théâtres, et traduite dans toutes les langues. Les bons esprits ont vu que la moralité, que l'intérêt y naissaient entièrement de l'abus qu'un homme puissant et vicieux fait de son nom, de son crédit, pour tourmenter une faible fille, sans appui, trompée, vertueuse et délaissée. Ainsi tout ce que l'ouvrage a d'utile et de bon, naît du courage qu'eut l'auteur d'oser porter la disconvenance sociale au plus haut point de liberté. Depuis, j'ai fait _les Deux Amis_, pièce dans laquelle un père avoue à sa prétendue nièce qu'elle est sa fille illégitime: ce drame est aussi très-moral; parce qu'à travers les sacrifices de la plus parfaite amitié, l'auteur s'attache à y montrer les devoirs qu'impose la nature sur les fruits d'un ancien amour, que la rigoureuse dureté des convenances sociales, ou plutôt leur abus, laisse trop souvent sans appui. Entre autres critiques de la pièce, j'entendis dans une loge, auprès de celle que j'occupais, un jeune _important_ de la cour, qui disait gaiement à des dames: «L'auteur, sans doute, est un garçon fripier, qui ne voit rien de plus élevé que des commis des fermes et des marchands d'étoffes; et c'est au fond d'un magasin qu'il va chercher les nobles amis qu'il traduit à la scène française.» Hélas! Monsieur, lui dis-je, en m'avançant, il a fallu du moins les prendre où il n'est pas impossible de les supposer; vous ririez bien plus de l'auteur, s'il eût tiré deux vrais amis de l'OEil-de-boeuf et des carrosses? Il faut un peu de vraisemblance, même dans les actes vertueux. Me livrant à mon gai caractère, j'ai depuis tenté, dans _le Barbier de Séville_, de ramener au théâtre l'ancienne et franche gaieté, en l'alliant avec le ton léger de notre plaisanterie actuelle; mais, comme cela même était une espèce de nouveauté, la pièce fut vivement poursuivie. Il semblait que j'eusse ébranlé l'État; l'excès des précautions qu'on prit et des cris qu'on fit contre moi, décelait sur-tout la frayeur que certains vicieux de ce temps avaient de s'y voir démasqués. La pièce fut censurée quatre fois, cartonnée trois fois sur l'affiche, à l'instant d'être jouée, dénoncée même au parlement d'alors; et moi, frappé de ce tumulte, je persistais à demander que le public restât le juge de ce que j'avais destiné à l'amusement du public. Je l'obtins au bout de trois ans. Après les clameurs, les éloges; et chacun me disait tout bas: Faites-nous donc des pièces de ce genre, puisqu'il n'y a plus que vous qui osiez rire en face. Un auteur désolé par la cabale et les criards, mais qui voit sa pièce marcher, reprend courage; et c'est ce que j'ai fait. Feu M. le prince de _Conti_, de patriotique mémoire, (car, en frappant l'air de son nom, l'on sent vibrer le vieux mot patrie) feu M. le prince de _Conti_, donc, me porta le défi public de mettre au théâtre ma préface du _Barbier_, plus gaie, disait-il, que la pièce, et d'y montrer la famille de _Figaro_ que j'indiquais dans cette préface. Monseigneur, lui répondis-je, si je mettais une seconde fois ce caractère sur la scène, comme je le montrerais plus âgé, qu'il en saurait quelque peu davantage, ce serait bien un autre bruit: et qui sait s'il verrait le jour! Cependant, par respect j'acceptai le défi; je composai cette _Folle Journée_, qui cause aujourd'hui la rumeur. Il daigna la voir le premier. C'était un homme d'un grand caractère, un prince auguste, un esprit noble et fier: le dirai-je? il en fut content. Mais quel piége, hélas! j'ai tendu au jugement de nos critiques, en appelant ma comédie du vain nom de _Folle Journée_! Mon objet était bien de lui ôter quelqu'importance; mais je ne savais pas encore à quel point un changement d'annonce peut égarer tous les esprits. En lui laissant son véritable titre, on eût lu _l'Epoux suborneur_. C'était pour eux une autre piste; on me courait différemment; mais ce nom de _Folle Journée_ les a mis à cent lieues de moi: ils n'ont plus rien vu dans l'ouvrage que ce qui n'y sera jamais; et cette remarque un peu sévère, sur la facilité de prendre le change, a plus d'étendue qu'on ne croit. Au lieu du nom de _Georges Dandin_, si _Molière_ eût appelé son drame _la Sottise des alliances_, il eût porté bien plus de fruit: si _Regnard_ eût nommé son _Légataire_, _la Punition du célibat_, la pièce nous eût fait frémir. Ce à quoi il ne songea pas, je l'ai fait avec réflexion. Mais qu'on ferait un beau chapitre sur tous les jugemens des hommes et la morale du théâtre, et qu'on pourrait intituler: _De l'influence de l'Affiche_! Quoi qu'il en soit, _la Folle Journée_ resta cinq ans au porte-feuille; les comédiens ont su que je l'avais, ils me l'ont enfin arrachée. S'ils ont bien ou mal fait pour eux, c'est ce qu'on a pu voir depuis. Soit que la difficulté de la rendre excitât leur émulation; soit qu'ils sentissent avec le public que pour lui plaire en comédie, il fallait de nouveaux efforts, jamais pièce aussi difficile n'a été jouée avec autant d'ensemble; et si l'auteur (comme on le dit) est resté au-dessous de lui-même, il n'y a pas un seul acteur dont cet ouvrage n'ait établi, augmenté ou confirmé la réputation. Mais revenons à sa lecture, à l'adoption des comédiens. Sur l'éloge outré qu'ils en firent, toutes les sociétés voulurent le connaître, et dès-lors il fallut me faire des querelles de toute espèce, ou céder aux instances universelles. Dès-lors aussi les grands ennemis de l'auteur ne manquèrent pas de répandre à la cour qu'il blessait dans cet ouvrage, d'ailleurs _un tissu de bêtises_, la religion, le gouvernement, tous les états de la société, les bonnes moeurs, et qu'enfin la vertu y était opprimée, et le vice triomphant, _comme de raison_, ajoutait-on. Si les graves Messieurs qui l'ont tant répété, me font l'honneur de lire cette préface, ils y verront au moins que j'ai cité bien juste; et la bourgeoise intégrité que je mets à mes citations, n'en fera que mieux ressortir la noble infidélité des leurs. Ainsi, dans _le Barbier de Séville_, je n'avais qu'ébranlé l'Etat; dans ce nouvel essai, plus infâme et plus séditieux, je le renversais de fond en comble. Il n'y avait plus rien de sacré si l'on permettait cet ouvrage. On abusait l'autorité par les plus insidieux rapports; on cabalait auprès des corps puissans; on alarmait les dames timorées; on me fesait des ennemis sur le prie-dieu des oratoires: et moi, selon les hommes et les lieux, je repoussais la basse intrigue par mon excessive patience, par la roideur de mon respect, l'obstination de ma docilité, par la raison, quand on voulait l'entendre. Ce combat a duré quatre ans. Ajoutez-les aux cinq du porte-feuille; que reste-t-il des allusions qu'on s'efforce à voir dans l'ouvrage? Hélas! quand il fut composé, tout ce qui fleurit aujourd'hui n'avait pas même encore germé: c'était un autre univers. Pendant ces quatre ans de débat, je ne demandais qu'un censeur; on m'en accorda cinq ou six. Que virent-il dans l'ouvrage, objet d'un tel déchaînement? la plus badine des intrigues. Un grand seigneur espagnol, amoureux d'une jeune fille qu'il veut séduire, et les efforts que cette fiancée, celui qu'elle doit épouser, et la femme du seigneur réunissent, pour faire échouer dans son dessein un maître absolu, que son rang, sa fortune et sa prodigalité rendent tout puissant pour l'accomplir. Voilà tout, rien de plus! La pièce est sous vos yeux. D'où naissaient donc ces cris perçans? De ce qu'au lieu de poursuivre un seul caractère vicieux, comme le Joueur, l'Ambitieux, l'Avare ou l'Hypocrite, ce qui ne lui eût mis sur les bras qu'une seule classe d'ennemis, l'auteur a profité d'une composition légère, ou plutôt a formé son plan de façon à y faire entrer la critique d'une foule d'abus qui désolent la société. Mais comme ce n'est pas-là ce qui gâte un ouvrage aux yeux du censeur éclairé, tous, en l'approuvant, l'ont réclamé pour le théâtre. Il a donc fallu l'y souffrir: alors les grands du monde ont vu jouer avec scandale, Cette pièce où l'on peint un insolent valet Disputant sans pudeur son épouse à son maître. _M. Gudin._ Oh! que j'ai de regret de n'avoir pas fait de ce sujet moral une tragédie bien sanguinaire! Mettant un poignard à la main de l'époux outragé, que je n'aurais pas nommé _Figaro_, dans sa jalouse fureur je lui aurais fait noblement poignarder le puissant vicieux; et comme il aurait vengé son honneur dans des vers quarrés, bien ronflans, et que mon jaloux, tout au moins général d'armée, aurait eu pour rival quelque tyran bien horrible et régnant au plus mal sur un peuple désolé; tout cela très-loin de nos moeurs, n'aurait, je crois, blessé personne; on eût crié _bravo! ouvrage bien moral!_ Nous étions sauvés, moi et mon _Figaro_ sauvage. Mais, ne voulant qu'amuser nos Français, et non faire ruisseler les larmes de leurs épouses, de mon coupable amant j'ai fait un jeune seigneur de ce temps-là, prodigue, assez galant, même un peu libertin, à peu-près comme les autres seigneurs de ce temps-là. Mais qu'oserait-on dire au théâtre d'un seigneur, sans les offenser tous, sinon de lui reprocher son trop de galanterie? N'est-ce pas-là le défaut le moins contesté par eux-mêmes? J'en vois beaucoup d'ici rougir modestement, (et c'est un noble effort) en convenant que j'ai raison. Voulant donc faire le mien coupable, j'ai eu le respect généreux de ne lui prêter aucun des vices du peuple. Direz-vous que je ne le pouvais pas, que c'eût été blesser toutes les vraisemblances? Concluez donc en faveur de ma pièce, puisqu'enfin je ne l'ai pas fait. Le défaut même dont je l'accuse n'aurait produit aucun mouvement comique, si je ne lui avais gaiement opposé l'homme le plus dégourdi de sa nation, _le véritable Figaro_, qui, tout en défendant _Suzanne_, sa propriété, se moque des projets de son maître, et s'indigne très-plaisamment qu'il ose joûter de ruse avec lui, maître passé dans ce genre d'escrime. Ainsi, d'une lutte assez vive entre l'abus de la puissance, l'oubli des principes, la prodigalité, l'occasion, tout ce que la séduction a de plus entraînant; et le feu, l'esprit, les ressources que l'infériorité piquée au jeu peut opposer à cette attaque, il naît dans ma pièce un jeu plaisant d'intrigue, où l'_époux suborneur_, contrarié, lassé, harrassé, toujours arrêté dans ses vues, est obligé trois fois dans cette journée de tomber aux pieds de sa femme, qui, bonne, indulgente et sensible, finit par lui pardonner: c'est ce qu'elles font toujours. Qu'a donc cette moralité de blâmable, Messieurs? La trouvez-vous un peu badine pour le ton grave que je prends? accueillez-en une plus sévère qui blesse vos yeux dans l'ouvrage, quoique vous ne l'y cherchiez pas: c'est qu'un seigneur assez vicieux pour vouloir prostituer à ses caprices tout ce qui lui est subordonné, pour se jouer, dans ses domaines, de la pudicité de toutes ses jeunes vassales, doit finir, comme celui-ci, par être la risée de ses valets. Et c'est ce que l'auteur a très-fortement prononcé, lorsqu'en fureur au cinquième acte, _Almaviva_, croyant confondre une femme infidelle, montre à son jardinier un cabinet en lui criant: _Entres-y toi, Antonio; conduis devant son juge l'infame qui m'a déshonoré_; et que celui-ci répond: _Il y a, parguenne, une bonne Providence! Vous en avez tant fait dans le pays, qu'il faut bien aussi qu'à votre tour!..._ Cette profonde moralité se fait sentir dans tout l'ouvrage; et s'il convenait à l'auteur de démontrer aux adversaires qu'à travers sa forte leçon il a porté la considération pour la dignité du coupable, plus loin qu'on ne devait l'attendre de la fermeté de son pinceau, je leur ferais remarquer que, croisé dans tous ses projets, le comte _Almaviva_ se voit toujours humilié, sans être jamais avili. En effet, si la Comtesse usait de ruse pour aveugler sa jalousie, dans le dessein de le trahir; devenue coupable elle-même, elle ne pourrait mettre à ses pieds son époux, sans le dégrader à nos yeux. La vicieuse intention de l'épouse brisant un lien respecté, l'on reprocherait justement à l'auteur d'avoir tracé des moeurs blâmables; car nos jugemens sur les moeurs se rapportent toujours aux femmes: on n'estime pas assez les hommes pour tant exiger d'eux sur ce point délicat. Mais, loin qu'elle ait ce vil projet, ce qu'il y a de mieux établi dans l'ouvrage est que nul ne veut faire une tromperie au Comte, mais seulement l'empêcher d'en faire à tout le monde. C'est la pureté des motifs qui sauve ici les moyens du reproche: et de cela seul, que la Comtesse ne veut que ramener son mari, toutes les confusions qu'il éprouve sont certainement très-morales; aucune n'est avilissante. Pour que cette vérité vous frappe davantage, l'auteur oppose à ce mari peu délicat la plus vertueuse des femmes par goût et par principes. Abandonnée d'un époux trop aimé, quand l'expose-t-on à vos regards? dans le moment critique où sa bienveillance pour un aimable enfant, son filleul, peut devenir un goût dangereux, si elle permet au ressentiment qui l'appuie de prendre trop d'empire sur elle. C'est pour faire mieux sortir l'amour vrai du devoir, que l'auteur la met un moment aux prises avec un goût naissant qui le combat. Oh! combien on s'est étayé de ce léger mouvement dramatique, pour nous accuser d'indécence! On accorde à la tragédie que toutes les reines, les princesses aient des passions bien allumées qu'elles combattent plus ou moins; et l'on ne souffre pas que dans la comédie une femme ordinaire puisse lutter contre la moindre faiblesse. O grande _influence de l'affiche_! jugement sûr et conséquent! avec la différence du genre, on blâme ici ce qu'on approuvait là. Et cependant en ces deux cas c'est toujours le même principe; point de vertu sans sacrifice. J'ose en appeler à vous, jeunes infortunées, que votre malheur attache à des _Almaviva_! Distingueriez-vous toujours votre vertu de vos chagrins, si quelqu'intérêt importun, tendant trop à les dissiper, ne vous avertissait enfin qu'il est temps de combattre pour elle? Le chagrin de perdre un mari n'est pas ici ce qui nous touche; un regret aussi personnel est trop loin d'être une vertu! Ce qui nous plaît dans la Comtesse, c'est de la voir lutter franchement contre un goût naissant qu'elle blâme, et des ressentimens légitimes. Les efforts qu'elle fait alors pour ramener son infidèle époux, mettant dans le plus heureux jour les deux sacrifices pénibles de son goût et de sa colère, on n'a nul besoin d'y penser pour applaudir à son triomphe; elle est un modèle de vertu, l'exemple de son sexe, et l'amour du nôtre. Si cette métaphysique de l'honnêteté des scènes, si ce principe avoué de toute décence théâtrale n'a point frappé nos juges à la représentation, c'est vainement que j'en étendrais ici le développement, les conséquences; un tribunal d'iniquité n'écoute point les défenses de l'accusé qu'il est chargé de perdre; et ma Comtesse n'est point traduite au parlement de la nation: c'est une commission qui la juge. On a vu la légère esquisse de son aimable caractère dans la charmante pièce d'_Heureusement_. Le goût naissant que la jeune femme éprouve pour son petit cousin l'officier, n'y parut blâmable à personne, quoique la tournure des scènes pût laisser à penser que la soirée eût fini d'autre manière, si l'époux ne fût pas rentré; comme dit l'auteur, _heureusement_. Heureusement aussi l'on n'avait pas le projet de calomnier cet auteur: chacun se livra de bonne foi à ce doux intérêt qu'inspire une jeune femme honnête et sensible, qui réprime ses premiers goûts: et notez que dans cette pièce l'époux ne paraît qu'un peu sot; dans la mienne, il est infidèle; ma Comtesse a plus de mérite. Aussi, dans l'ouvrage que je défends, le plus véritable intérêt se porte-t-il sur la Comtesse: le reste est dans le même esprit. Pourquoi _Suzanne_ la camariste, spirituelle, adroite et rieuse, a-t-elle aussi le droit de nous intéresser? C'est qu'attaquée par un séducteur puissant, avec plus d'avantage qu'il n'en faudrait pour vaincre une fille de son état, elle n'hésite pas à confier les intentions du Comte aux deux personnes les plus intéressées à bien surveiller sa conduite, sa maîtresse et son fiancé; c'est que dans tout son rôle, presque le plus long de la pièce, il n'y a pas une phrase, un mot qui ne respire la sagesse et l'attachement à ses devoirs: la seule ruse qu'elle se permette est en faveur de sa maîtresse, à qui son dévouement est cher, et dont tous les voeux sont honnêtes. Pourquoi, dans ses libertés sur son maître, _Figaro_ m'amuse-t-il au lieu de m'indigner? C'est que, l'opposé des valets, il n'est pas, et vous le savez, le malhonnête homme de la pièce: en le voyant forcé par son état de repousser l'insulte avec adresse, on lui pardonne tout, dès qu'on sait qu'il ne ruse avec son seigneur que pour garantir ce qu'il aime, et sauver sa propriété. Donc, hors le Comte et ses agens, chacun fait dans la pièce à peu-près ce qu'il doit. Si vous les croyez malhonnêtes, parce qu'ils disent du mal les uns des autres, c'est une règle très-fautive. Voyez nos honnêtes gens du siècle: on passe la vie à ne faire autre chose! Il est même tellement reçu de déchirer sans pitié les absens, que moi, qui les défends toujours, j'entends murmurer très-souvent: quel diable d'homme, et qu'il est contrariant! il dit du bien de tout le monde! Est-ce mon Page enfin qui vous scandalise? et l'immoralité qu'on reproche au fond de l'ouvrage serait-elle dans l'accessoire? O censeurs délicats! beaux esprits sans fatigue! inquisiteurs pour la morale, qui condamnez en un clin d'oeil les réflexions de cinq années, soyez justes une fois, sans tirer à conséquence. Un enfant de treize ans, aux premiers battemens du coeur, cherchant tout, sans rien démêler, idolâtre, ainsi qu'on l'est à cet âge heureux, d'un objet céleste pour lui, dont le hasard fit sa marraine, est-il un sujet de scandale? Aimé de tout le monde au château, vif, espiégle et brûlant, comme tous les enfans spirituels, par son agitation extrême il dérange dix fois, sans le vouloir, les coupables projets du Comte. Jeune adepte de la nature, tout ce qu'il voit a droit de l'agiter: peut-être il n'est plus un enfant; mais il n'est pas encore un homme: et c'est le moment que j'ai choisi pour qu'il obtînt de l'intérêt, sans forcer personne à rougir. Ce qu'il éprouve innocemment, il l'inspire par-tout de même. Direz-vous qu'on l'aime d'amour? Censeurs! ce n'est pas-là le mot: vous êtes trop éclairés pour ignorer que l'amour, même le plus pur, a un motif intéressé: on ne l'aime donc pas encore; on sent qu'un jour on l'aimera. Et c'est ce que l'auteur a mis avec gaieté dans la bouche de _Suzanne_, quand elle dit à cet enfant: _Oh! dans trois ou quatre ans je prédis que vous serez le plus grand petit vaurien!..._ Pour lui imprimer plus fortement le caractère de l'enfance, nous le fesons exprès tutoyer par _Figaro_. Supposez-lui deux ans de plus, quel valet dans le château prendrait ces libertés? Voyez-le à la fin de son rôle; à peine a-t-il un habit d'officier, qu'il porte la main à l'épée aux premières railleries du Comte sur le quiproquo d'un soufflet. Il sera fier, notre étourdi! mais c'est un enfant, rien de plus. N'ai-je pas vu nos dames dans les loges aimer mon Page à la folie? Que lui voulaient-elles? hélas! rien: c'était de l'intérêt aussi; mais comme celui de la Comtesse, un pur et naïf intérêt, un intérêt.... sans intérêt. Mais est-ce la personne du Page ou la conscience du Seigneur qui fait le tourment du dernier, toutes les fois que l'auteur les condamne à se rencontrer dans la pièce? Fixez ce léger aperçu, il peut vous mettre sur sa voie; ou plutôt apprenez de lui que cet enfant n'est amené que pour ajouter à la moralité de l'ouvrage, en vous montrant que l'homme le plus absolu chez lui, dès qu'il suit un projet coupable, peut être mis au désespoir par l'être le moins important, par celui qui redoute le plus de se rencontrer sur sa route. Quand mon Page aura dix-huit ans, avec le caractère vif et bouillant que je lui ai donné, je serai coupable à mon tour, si je le montre sur la scène; mais à treize ans qu'inspire-t-il? quelque chose de sensible et doux, qui n'est ni amitié ni amour, et qui tient un peu de tous deux. J'aurais de la peine à faire croire à l'innocence de ces impressions, si nous vivions dans un siècle moins chaste, dans un de ces siècles de calcul où, voulant tout prématuré, comme les fruits de leurs serres chaudes, les grands mariaient leurs enfans à douze ans, et fesaient plier la nature, la décence et le goût aux plus sordides convenances, en se hâtant surtout d'arracher de ces êtres non formés des enfans encore moins formables, dont le bonheur n'occupait personne, et qui n'étaient que le prétexte d'un certain trafic d'avantages qui n'avait nul rapport à eux, mais uniquement à leur nom. Heureusement nous en sommes bien loin: et le caractère de mon Page, sans conséquence pour lui-même, en a une relative au Comte que le moraliste aperçoit, mais qui n'a pas encore frappé le grand commun de nos jugeurs. Ainsi, dans cet ouvrage chaque rôle important a quelque but moral. Le seul qui semble y déroger est le rôle de _Marceline_. Coupable d'un ancien égarement dont son _Figaro_ fut le fruit, elle devrait, dit-on, se voir au moins punie par la confusion de sa faute lorsqu'elle reconnaît son fils. L'auteur eût pu même en tirer une moralité plus profonde: dans les moeurs qu'il veut corriger, la faute d'une jeune fille séduite est celle des hommes et non la sienne. Pourquoi donc ne l'a-t-il pas fait? Il l'a fait, censeurs raisonnables! étudiez la scène suivante qui fesait le nerf du troisième acte, et que les comédiens m'ont prié de retrancher, craignant qu'un morceau si sévère n'obscurcît la gaieté de l'action. Quand _Molière_ a bien humilié la coquette ou coquine du _Misanthrope_, par la lecture publique de ses lettres à tous ses amans, il la laisse avilie sous les coups qu'il lui a portés; il a raison; qu'en ferait-il? vicieuse par goût et par choix, veuve aguerrie, femme de cour, sans aucune excuse d'erreur, et fléau d'un fort honnête homme, il l'abandonne à nos mépris, et telle est sa moralité. Quant à moi, saisissant l'aveu naïf de _Marceline_, au moment de la reconnaissance, je montrais cette femme humiliée, et _Bartholo_ qui la refuse, et _Figaro_, leur fils commun, dirigeant l'attention publique sur les vrais fauteurs du désordre où l'on entraîne sans pitié toutes les jeunes filles du peuple, douées d'une jolie figure. Telle est la marche de la scène. BRID'OISON. (_Parlant de Figaro qui vient de reconnaître sa mère en Marceline_.) C'est clair; i-il ne l'épousera pas. BARTHOLO. Ni moi non plus. MARCELINE. Ni vous! et votre fils? vous m'aviez juré.... BARTHOLO. J'étais fou. Si pareils souvenirs engageaient, on serait tenu d'épouser tout le monde. BRID'OISON. E-et, si l'on y regardait de si près, per-ersonne n'épouserait personne. BARTHOLO. Des fautes si connues! une jeunesse déplorable! MARCELINE, _s'échauffant par degrés_. Oui, déplorable, et plus qu'on ne croit! je n'entends pas nier mes fautes; ce jour les a trop bien prouvées! mais qu'il est dur de les expier après trente ans d'une vie modeste! j'étais née, moi, pour être sage, et je la suis devenue sitôt qu'on m'a permis d'user de ma raison. Mais dans l'âge des illusions, de l'inexpérience et des besoins, où les séducteurs nous assiégent, pendant que la misère nous poignarde, que peut opposer une enfant à tant d'ennemis rassemblés? Tel nous juge ici sévèrement, qui, peut-être, en sa vie a perdu dix infortunées! FIGARO. Les plus coupables sont les moins généreux; c'est la règle. MARCELINE, _vivement_. Hommes plus qu'ingrats, qui flétrissez par le mépris les jouets de vos passions, vos victimes! c'est vous qu'il faut punir des erreurs de notre jeunesse; vous et vos magistrats, si vains du droit de nous juger, et qui nous laissent enlever, par leur coupable négligence, tout honnête moyen de subsister. Est-il un seul état pour les malheureuses filles? Elles avaient un droit naturel à toute la parure des femmes: on y laisse former mille ouvriers de l'autre sexe. FIGARO, _en colère_. Ils font broder jusqu'aux soldats! MARCELINE _exaltée_. Dans les rangs mêmes plus élevés, les femmes n'obtiennent de vous qu'une considération dérisoire; leurrées de respects apparens, dans une servitude réelle; traitées en mineures pour nos biens, punies en majeures pour nos fautes? ah! sous tous les aspects, votre conduite avec nous fait horreur ou pitié! FIGARO. Elle a raison! LE COMTE, _à part_. Que trop raison! BRID'OISON. Elle a, mon-on Dieu, raison. MARCELINE. Mais que nous font, mon fils, les refus d'un homme injuste? ne regarde pas d'où tu viens, vois où tu vas; cela seul importe à chacun. Dans quelques mois ta fiancée ne dépendra plus que d'elle-même; elle t'acceptera, j'en réponds; vis entre une épouse, une mère tendres, qui te chériront à qui mieux mieux. Sois indulgent pour elles, heureux pour toi, mon fils; gai, libre, et bon pour tout le monde; il ne manquera rien à ta mère. FIGARO. Tu parles d'or, maman, et je me tiens à ton avis. Qu'on est sot en effet! il y a des mille mille ans que le monde roule; et dans cet océan de durée où j'ai par hasard attrapé quelques chétifs trente ans qui ne reviendront plus, j'irais me tourmenter pour savoir à qui je les dois! tant pis pour qui s'en inquiéte. Passer ainsi la vie à chamailler, c'est peser sur le collier sans relâche, comme les malheureux chevaux de la remonte des fleuves, qui ne reposent pas, même quand ils s'arrêtent, et qui tirent toujours quoiqu'ils cessent de marcher. Nous attendrons. J'AI bien regretté ce morceau; et maintenant que la pièce est connue, si les comédiens avaient le courage de le restituer à ma prière, je pense que le public leur en saurait beaucoup de gré. Ils n'auraient plus même à répondre comme je fus forcé de le faire à certains censeurs du beau monde, qui me reprochaient à la lecture de les intéresser pour une femme de mauvaises moeurs.--Non, Messieurs, je n'en parle pas pour excuser ses moeurs, mais pour vous faire rougir des vôtres sur le point le plus destructeur de toute honnêteté publique; _la corruption des jeunes personnes_; et j'avais raison de le dire, que vous trouvez ma pièce trop gaie, parce qu'elle est souvent trop sévère. Il n'y a que façon de s'entendre. --Mais votre _Figaro_ est un soleil tournant, qui brûle, en jaillissant, les manchettes de tout le monde.--Tout le monde est exagéré. Qu'on me sache gré du moins s'il ne brûle pas aussi les doigts de ceux qui croient s'y reconnaître: au temps qui court on a beau jeu sur cette matière au théâtre. M'est-il permis de composer en auteur qui sort du collége, de toujours faire rire des enfans, sans jamais rien dire à des hommes? Et ne devez-vous pas me passer un peu de morale, en faveur de ma gaieté, comme on passe aux Français un peu de folie en faveur de leur raison? Si je n'ai versé sur nos sottises qu'un peu de critique badine, ce n'est pas que je ne sache en former de plus sévères: quiconque a dit tout ce qu'il sait dans son ouvrage, y a mis plus que moi dans le mien. Mais je garde une foule d'idées qui me pressent pour un des sujets les plus moraux du théâtre, aujourd'hui sur mon chantier: _la Mère coupable_; et si le dégoût dont on m'abreuve me permet jamais de l'achever, mon projet étant d'y faire verser des larmes à toutes les femmes sensibles, j'élèverai mon langage à la hauteur de mes situations; j'y prodiguerai les traits de la plus austère morale, et je tonnerai fortement sur les vices que j'ai trop ménagés. Apprêtez-vous donc bien, Messieurs, à me tourmenter de nouveau; ma poitrine a déjà grondé; j'ai noirci beaucoup de papier au service de votre colère. Et vous, honnêtes indifférens, qui jouissez de tout sans prendre parti sur rien; jeunes personnes modestes et timides, qui vous plaisez à ma _Folle Journée_, (et je n'en reprends sa défense que pour justifier votre goût) lorsque vous verrez dans le monde un de ces hommes tranchans critiquer vaguement la pièce, tout blâmer sans rien désigner, surtout la trouver indécente; examinez bien cet homme-là; sachez son rang, son état, son caractère; et vous connaîtrez sur le champ le mot qui l'a blessé dans l'ouvrage. On sent bien que je ne parle pas de ces écumeurs littéraires, qui vendent leurs bulletins ou leurs affiches à tant de liards le paragraphe. Ceux-là, comme l'_abbé Bazile_, peuvent calomnier; _ils médiraient, qu'on ne les croirait pas_. Je parle moins encore de ces libellistes honteux, qui n'ont trouvé d'autre moyen de satisfaire leur rage, l'assassinat étant trop dangereux, que de lancer du cintre de nos salles, des vers infames contre l'auteur, pendant que l'on jouait sa pièce. Ils savent que je les connais: si j'avais eu dessein de les nommer, ç'aurait été au ministère public; leur supplice est de l'avoir craint, il suffit à mon ressentiment. Mais on n'imaginera jamais jusqu'où ils ont osé élever les soupçons du public sur une aussi lâche épigramme! semblables à ces vils charlatans du Pont-neuf, qui, pour accréditer leurs drogues, farcissent d'ordres, de cordons, le tableau qui leur sert d'enseigne. Non, je cite nos importans, qui, blessés, on ne sait pourquoi, des critiques semées dans l'ouvrage, se chargent d'en dire du mal, sans cesser de venir aux noces. C'est un plaisir assez piquant de les voir d'en bas au spectacle, dans le très-plaisant embarras de n'oser montrer ni satisfaction ni colère; s'avançant sur le bord des loges, prêts à se moquer de l'auteur, et se retirant aussitôt pour céler un peu de grimace; emportés par un mot de la scène, et soudainement rembrunis par le pinceau du moraliste; au plus léger trait de gaieté, jouer tristement les étonnés, prendre un air gauche en fesant les pudiques, et regardant les femmes dans les yeux, comme pour leur reprocher de soutenir un tel scandale; puis, aux grands applaudissemens, lancer sur le public un regard méprisant, dont il est écrasé; toujours prêts à lui dire, comme ce courtisan dont parle _Molière_, lequel outré du succès de l'_École des Femmes_, criait des balcons au public, _ris donc, public, ris donc_! En vérité c'est un plaisir, et j'en ai joui bien des fois. Celui-là m'en rappelle un autre. Le premier jour de _la Folle Journée_, on s'échauffait dans le foyer (même d'honnêtes plébéïens) sur ce qu'ils nommaient spirituellement, _mon audace_. Un petit vieillard sec et brusque, impatienté de tous ces cris, frappe le plancher de sa canne, et dit en s'en allant: _Nos Français sont comme les enfans qui braillent quand on les éberne_. Il avait du sens ce vieillard. Peut-être on pouvait mieux parler; mais pour mieux penser, j'en défie. Avec cette intention de tout blâmer, on conçoit que les traits les plus sensés ont été pris en mauvaise part. N'ai-je pas entendu vingt fois un murmure descendre des loges à cette réponse de _Figaro_: LE COMTE. _Une réputation détestable!_ FIGARO. _Et si je vaux mieux qu'elle; y a-t-il beaucoup de seigneurs qui puissent en dire autant?_ Je dis, moi, qu'il n'y en a point; qu'il ne saurait y en avoir, à moins d'une exception bien rare. Un homme obscur, ou peu connu, peut valoir mieux que sa réputation, qui n'est que l'opinion d'autrui. Mais, de même qu'un sot en place en paraît une fois plus sot, parce qu'il ne peut plus rien cacher; de même un grand seigneur, l'homme élevé en dignités, que la fortune et sa naissance ont placé sur le grand théâtre, et qui, en entrant dans le monde, eut toutes les préventions pour lui, vaut presque toujours moins que sa réputation, s'il parvient à la rendre mauvaise. Une assertion si simple et si loin du sarcasme devait-elle exciter le murmure? si son application paraît fâcheuse aux grand peu soigneux de leur gloire, en quel sens fait-elle épigramme sur ceux qui méritent nos respects? et quelle maxime plus juste au théâtre peut servir de frein aux puissans, et tenir lieu de leçon à ceux qui n'en reçoivent point d'autres? Non qu'il faille oublier, (a dit un écrivain sévère; et je me plais à le citer, parce que je suis de son avis,) «Non qu'il faille oublier, dit-il, ce qu'on doit aux rangs élevés; il est juste au contraire que l'avantage de la naissance soit le moins contesté de tous, parce que ce bienfait gratuit de l'hérédité, relatif aux exploits, vertus, ou qualités des aïeux de qui le reçut, ne peut aucunement blesser l'amour propre de ceux auxquels il fut refusé: parce que, dans une monarchie, si l'on ôtait les rangs intermédiaires, il y aurait trop loin du monarque aux sujets; bientôt on n'y verrait qu'un despote et des esclaves: le maintien d'une échelle graduée du laboureur au potentat intéresse également les hommes de tous les rangs, et peut-être est le plus ferme appui de la constitution monarchique.» Mais quel auteur parlait ainsi? qui fesait cette profession de foi sur la noblesse, dont on me suppose si loin? C'était PIERRE-AUGUSTIN CARON DE BEAUMARCHAIS plaidant par écrit au parlement d'Aix, en 1778, une grande et sévère question, qui décida bientôt de l'honneur d'un noble et du sien. Dans l'ouvrage que je défends, on n'attaque point les États, mais les abus de chaque Etat; les gens seuls qui s'en rendent coupables ont intérêt à le trouver mauvais; voilà les rumeurs expliquées: mais quoi donc, les abus sont-ils devenus si sacrés, qu'on n'en puisse attaquer aucun sans lui trouver vingt défendeurs? Un avocat célèbre, un magistrat respectable, iront-ils donc s'approprier le plaidoyer d'un _Bartholo_, le jugement d'un _Brid'oison_? Ce mot de _Figaro_, sur l'indigne abus des plaidoiries de nos jours, (_c'est dégrader le plus noble institut_) a bien montré le cas que je fais du noble métier d'avocat; et mon respect pour la magistrature ne sera pas plus suspecté, quand on saura dans quelle école j'en ai recherché la leçon, quand on lira le morceau suivant, aussi tiré d'un moraliste, lequel parlant des magistrats, s'exprime en ces termes formels: «Quel homme aisé voudrait, pour le plus modique honoraire, faire le métier cruel de se lever à quatre heures, pour aller au palais tous les jours s'occuper, sous des formes prescrites, d'intérêts qui ne sont jamais les siens; d'éprouver sans cesse l'ennui de l'importunité, le dégoût des sollicitations, le bavardage des plaideurs, la monotonie des audiences, la fatigue des délibérations, et la contention d'esprit nécessaire aux prononcés des arrêts, s'il ne se croyait pas payé de cette vie laborieuse et pénible, par l'estime et la considération publique? et cette estime est-elle autre chose qu'un jugement, qui n'est même aussi flatteur pour les bons magistrats, qu'en raison de sa rigueur excessive contre les mauvais?» Mais quel écrivain m'instruisait ainsi par ses leçons? Vous allez croire encore que c'est PIERRE-AUGUSTIN; vous l'avez dit; c'est lui, en 1773, dans son quatrième mémoire, en défendant jusqu'à la mort sa triste existence attaquée par un soi-disant magistrat. Je respecte donc hautement ce que chacun doit honorer; et je blâme ce qui peut nuire. --Mais dans cette _Folle Journée_, au lieu de sapper les abus, vous vous donnez des libertés très-répréhensibles au théâtre: votre monologue surtout, contient, sur les gens disgraciés, des traits qui passent la licence!--Eh! croyez-vous, Messieurs, que j'eusse un talisman pour tromper, séduire, enchaîner la censure et l'autorité, quand je leur soumis mon ouvrage? que je n'aye pas dû justifier ce que j'avais osé écrire? Que fais-je dire à _Figaro_, parlant à l'homme déplacé? _Que les sottises imprimées n'ont d'importance qu'aux lieux où l'on en gêne le cours._ Est-ce donc-là une vérité d'une conséquence dangereuse? Au lieu de ces inquisitions puériles et fatigantes, et qui seules donnent de l'importance à ce qui n'en aurait jamais; si, comme en Angleterre, on était assez sage ici pour traiter les sottises avec ce mépris qui les tue; loin de sortir du vil fumier qui les enfante, elles y pourriraient en germant, et ne se propageraient point. Ce qui multiplie les libelles, est la faiblesse de les craindre: ce qui fait vendre les sottises, est la sottise de les défendre. Et comment conclut _Figaro? Que sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur; et qu'il n'y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits._ Sont-ce-là des hardiesses coupables, ou bien des aiguillons de gloire; des moralités insidieuses, ou des maximes réfléchies, aussi justes qu'encourageantes? Supposez-les le fruit des souvenirs. Lorsque, satisfait du présent, l'auteur veille pour l'avenir, dans la critique du passé, qui peut avoir droit de s'en plaindre? et si, ne désignant ni temps, ni lieu, ni personnes, il ouvre la voie, au théâtre, à des réformes désirables, n'est-ce pas aller à son but? _La Folle Journée_ explique donc comment, dans un temps prospère, sous un roi juste et des ministres modérés, l'écrivain peut tonner sur les oppresseurs, sans craindre de blesser personne. C'est pendant le règne d'un bon prince qu'on écrit sans danger l'histoire des méchans rois; et plus le gouvernement est sage, est éclairé, moins la liberté de dire est en presse: chacun y fesant son devoir, on n'y craint pas les allusions: nul homme en place ne redoutant ce qu'il est forcé d'estimer; on n'affecte point alors d'opprimer chez nous cette même littérature, qui fait notre gloire au dehors, et nous y donne une sorte de primauté que nous ne pouvons tirer d'ailleurs. En effet, à quel titre y prétendrions-nous? Chaque peuple tient à son culte et chérit son gouvernement. Nous ne sommes pas restés plus braves que ceux qui nous ont battus à leur tour. Nos moeurs plus douces, mais non meilleures, n'ont rien qui nous élève au-dessus d'eux. Notre littérature seule, estimée de toutes les nations, étend l'empire de la langue française, et nous obtient de l'Europe entière une prédilection avouée, qui justifie, en l'honorant, la protection que le gouvernement lui accorde. Et comme chacun cherche toujours le seul avantage qui lui manque, c'est alors qu'on peut voir dans nos académies l'homme de la cour siéger avec les gens de lettres, les talens personnels, et la considération héritée, se disputer ce noble objet, et les archives académiques se remplir presque également de papiers et de parchemins. Revenons à _la Folle Journée_. Un Monsieur de beaucoup d'esprit, mais qui l'économise un peu trop, me disait un soir au spectacle: Expliquez-moi donc, je vous prie, pourquoi, dans votre pièce, on trouve autant de phrases négligées, qui ne sont pas de votre style?--De mon style, Monsieur? Si par malheur j'en avais un, je m'efforcerais de l'oublier quand je fais une comédie; ne connaissant rien d'insipide au théâtre comme ces fades camaïeux où tout est bleu, où tout est rose, où tout est l'auteur, quel qu'il soit. Lorsque mon sujet me saisit, j'évoque tous mes personnages et les mets en situation:--Songe à toi, _Figaro_, ton maître va te deviner,--Sauvez-vous vîte, _Chérubin_; c'est le Comte que vous touchez.--Ah! Comtesse, quelle imprudence avec un époux si violent!--Ce qu'ils diront, je n'en sais rien; c'est ce qu'ils feront qui m'occupe. Puis, quand ils sont bien animés, j'écris sous leur dictée rapide, sûr qu'ils ne me tromperont pas, que je reconnaîtrai _Bazile_, lequel n'a pas l'esprit de _Figaro_ qui n'a pas le ton noble du Comte qui n'a pas la sensibilité de la Comtesse qui n'a pas la gaieté de _Suzanne_ qui n'a pas l'espièglerie du Page, et surtout aucun d'eux la sublimité de _Brid'oison_; chacun y parle son langage: eh! que le dieu du naturel les préserve d'en parler d'autre! Ne nous attachons donc qu'à l'examen de leurs idées, et non à rechercher si j'ai dû leur prêter mon style. Quelques malveillans ont voulu jeter de la défaveur sur cette phrase de _Figaro: Sommes-nous des soldats qui tuent et se sont tuer pour des intérêts qu'ils ignorent? Je veux savoir, moi, pourquoi je me fâche?_ À travers le nuage d'une conception indigeste, ils ont feint d'apercevoir, _que je répands une lumière décourageante sur l'état pénible du soldat; et il y a des choses qu'il ne faut jamais dire_. Voilà dans toute sa force l'argument de la méchanceté; reste à en prouver la bêtise. Si, comparant la dureté du service à la modicité de la paye, ou discutant tel autre inconvénient de la guerre, et comptant la gloire pour rien, je versais de la défaveur sur ce plus noble des affreux métiers, on me demanderait justement compte d'un mot indiscrètement échappé; mais, du soldat au colonel, au général exclusivement, quel imbécille homme de guerre a jamais eu la prétention qu'il dût pénétrer les secrets du cabinet, pour lesquels il fait la campagne? C'est de cela seul qu'il s'agit dans la phrase de _Figaro_. Que ce fou-là se montre s'il existe; nous l'enverrons étudier sous le philosophe Babouc, lequel éclaircit disertement ce point de discipline militaire. En raisonnant sur l'usage que l'homme fait de sa liberté dans les occasions difficiles, _Figaro_ pouvait également opposer à sa situation tout état qui exige une obéissance implicite; et le cénobite zélé, dont le devoir est de tout croire, sans jamais rien examiner; comme le guerrier valeureux, dont la gloire est de tout affronter sur des ordres non motivés, _de tuer et se faire tuer pour des intérêts qu'il ignore_. Le mot de Figaro ne dit donc rien, sinon qu'un homme libre de ses actions doit agir sur d'autres principes que ceux dont le devoir est d'obéir aveuglément. Qu'aurait-ce été, bon Dieu! si j'avais fait usage d'un mot qu'on attribue au _Grand Condé_, et que j'entends louer à outrance, par ces mêmes logiciens qui déraisonnent sur ma phrase? À les croire, le _Grand Condé_ montra la plus noble présence d'esprit, lorsqu'arrêtant _Louis XIV_, prêt à pousser son cheval dans le Rhin, il dit à ce monarque: _Sire, avez-vous besoin du bâton de maréchal?_ Heureusement on ne prouve nulle part que ce grand homme ait dit cette grande sottise. C'eût été dire au roi devant toute son armée: Vous moquez-vous donc, Sire, de vous exposer dans un fleuve? Pour courir de pareils dangers, il faut avoir besoin d'avancement ou de fortune! Ainsi l'homme le plus vaillant, le plus grand général du siècle aurait compté pour rien l'honneur, le patriotisme et la gloire! un misérable calcul d'intérêt eût été, selon lui, le seul principe de la bravoure! il eût dit là un affreux mot! et si j'en avais pris le sens, pour l'enfermer dans quelque trait, je mériterais le reproche qu'on fait gratuitement au mien. Laissons donc les cerveaux fumeux jouer ou blâmer au hasard, sans se rendre compte de rien; s'extasier sur une sottise, qui n'a pu jamais être dite, et proscrire un mot juste et simple, qui ne montre que du bon sens. Un autre reproche assez fort, mais dont je n'ai pu me laver, est d'avoir assigné pour retraite à la Comtesse un certain couvent d'_Ursulines. Ursulines!_ a dit un seigneur joignant les mains avec éclat. _Ursulines!_ a dit une dame en se renversant de surprise sur un jeune anglais de sa loge. _Ursulines!_ ah! Milord! si vous entendiez le français!... Je sens, je sens beaucoup, Madame, dit le jeune homme en rougissant.--C'est qu'on n'a jamais mis au théâtre aucune femme aux _Ursulines!_ Abbé, parlez-nous donc! l'Abbé, (toujours appuyée sur l'anglais) comment trouvez-vous _Ursulines?_ Fort indécent, répond l'abbé, sans cesser de lorgner _Suzanne_; et tout le beau monde a répété: _Ursulines est fort indécent_. Pauvre auteur! on te croit jugé, quand chacun songe à son affaire. En vain j'essayais d'établir que, dans l'événement de la scène, moins la Comtesse a dessein de se cloîtrer, plus elle doit le feindre, et faire croire à son époux que sa retraite est bien choisie: ils ont proscrit mes _Ursulines_! Dans le plus fort de la rumeur, moi, bon homme, j'avais été jusqu'à prier une des actrices, qui font le charme de ma pièce, de demander aux mécontens à quel autre couvent de filles ils estimaient qu'il fût _décent_ que l'on fît entrer la Comtesse? À moi, cela m'était égal; je l'aurais mise où l'on aurait voulu; aux _Augustines_, aux _Célestines_, aux _Clairettes_, aux _Visitandines_, même aux _petites Cordelières_, tant je tiens peu aux _Ursulines!_ Mais on agit si durement! Enfin, le bruit croissant toujours; pour arranger l'affaire avec douceur, j'ai laissé le mot _Ursulines_ à la place où je l'avais mis: chacun alors content de soi, de tout l'esprit qu'il avait montré, s'est apaisé sur _Ursulines_, et l'on a parlé d'autre chose. Je ne suis point, comme l'on voit, l'ennemi de mes ennemis. En disant bien du mal de moi ils n'en ont point fait à ma pièce; et s'ils sentaient seulement autant de joie à la déchirer que j'eus de plaisir à la faire, il n'y aurait personne d'affligé. Le malheur est qu'ils ne rient point; et ils ne rient point à ma pièce, parce qu'on ne rit point à la leur. Je connais plusieurs amateurs, qui sont même beaucoup maigris depuis le succès du _Mariage_; excusons donc l'effet de leur colère. À des moralités d'ensemble et de détail, répandues dans les flots d'une inaltérable gaieté; à un dialogue assez vif, dont la facilité nous cache le travail, si l'auteur a joint une intrigue aisément filée, où l'art se dérobe sous l'art, qui se noue et se dénoue sans cesse, à travers une foule de situations comiques, de tableaux piquans et variés qui soutiennent, sans la fatiguer, l'attention du public pendant les trois heures et demie que dure le même spectacle; (essai que nul homme de lettres n'avait encore osé tenter!) que restait-il à faire à de pauvres méchans que tout cela irrite? attaquer, poursuivre l'auteur, par des injures verbales, manuscrites, imprimées: c'est ce qu'on a fait sans relâche. Ils ont même épuisé jusqu'à la calomnie, pour tâcher de me perdre dans l'esprit de tout ce qui influe en France sur le repos d'un citoyen. Heureusement que mon ouvrage est sous les yeux de la nation, qui depuis dix grands mois le voit, le juge et l'apprécie. Le laisser jouer tant qu'il fera plaisir, est la seule vengeance que je me sois permise. Je n'écris point ceci pour les lecteurs actuels: le récit d'un mal trop connu touche peu; mais dans quatre-vingts ans il portera son fruit. Les auteurs de ce temps-là compareront leur sort au nôtre; et nos enfans sauront à quel prix on pouvait amuser leurs pères. Allons au fait; ce n'est pas tout cela qui blesse. Le vrai motif qui se cache, et qui dans les replis du coeur produit tous les autres reproches, est renfermé dans ce quatrain: Pourquoi ce Figaro, qu'on va tant écouter, Est-il avec fureur déchiré par les sots? _Recevoir, prendre et demander;_ _Voilà le secret en trois mots._ En effet, _Figaro_ parlant du métier de courtisan, le définit dans ces termes sévères. Je ne puis le nier, je l'ai dit. Mais reviendrai-je sur ce point? Si c'est un mal, le remède serait pire: il faudrait poser méthodiquement ce que je n'ai fait qu'indiquer; revenir à montrer qu'il n'y a point de synonyme en français, entre _l'homme de la cour, l'homme de cour, et le courtisan par métier_. Il faudrait répéter qu'_homme de la cour_ peint seulement un noble état; qu'il s'entend de l'homme de qualité, vivant avec la noblesse et l'éclat que son rang lui impose; que si cet _homme de la cour_ aime le bien par goût, sans intérêt; si, loin de jamais nuire à personne, il se fait estimer de ses maîtres, aimer de ses égaux, et respecter des autres; alors cette acception reçoit un nouveau lustre, et j'en connais plus d'un que je nommerais avec plaisir, s'il en était question. Il faudrait montrer qu'_homme de cour_, en bon français, est moins l'énoncé d'un état que le résumé d'un caractère adroit, liant, mais réservé; pressant la main de tout le monde en glissant chemin à travers; menant finement son intrigue avec l'air de toujours servir; ne se fesant point d'ennemis, mais donnant près d'un fossé, dans l'occasion, de l'épaule au meilleur ami, pour assurer sa chute et le remplacer sur la crête; laissant à part tout préjugé qui pourrait ralentir sa marche; souriant à ce qui lui déplaît, et critiquant ce qu'il approuve, selon les hommes qui l'écoutent; dans les liaisons utiles de sa femme ou de sa maîtresse, ne voyant que ce qu'il doit voir; enfin.... Prenant tout, pour le faire court, En véritable _homme de cour._ LA FONTAINE. Cette acception n'est pas aussi défavorable que celle du _courtisan par métier_; et c'est l'homme dont parle _Figaro_. Mais quand j'étendrais la définition de ce dernier; quand, parcourant tous les possibles, je le montrerais avec son maintien équivoque, haut et bas à la fois; rampant avec orgueil; ayant toutes les prétentions sans en justifier une; se donnant l'air du _protégement_ pour se faire chef de parti; dénigrant tous les concurrens qui balanceraient son crédit; fesant un métier lucratif de ce qui ne devrait qu'honorer; vendant ses maîtresses à son maître, lui fesant payer ses plaisirs, &c. &c. et quatre pages d'&c. il faudrait toujours revenir au distique de _Figaro. Recevoir, prendre et demander; voilà le secret en trois mots_. Pour ceux-ci, je n'en connais point; il y en eut, dit-on, sous _Henri III_, sous d'autres rois encore; mais c'est l'affaire de l'historien; et quant à moi, je suis d'avis que les vicieux du siècle en sont comme les saints; qu'il faut cent ans pour les canoniser. Mais puisque j'ai promis la critique de ma pièce, il faut enfin que je la donne. En général son grand défaut est _que je ne l'ai point faite en observant le monde; qu'elle ne peint rien de ce qui existe, et ne rappelle jamais l'image de la société où l'on vit; que ses moeurs basses et corrompues n'ont pas même le mérite d'être vraies_. Et c'est ce qu'on lisait dernièrement dans un beau discours imprimé, composé par un homme de bien, auquel il n'a manqué qu'un peu d'esprit pour être un écrivain médiocre. Mais médiocre ou non, moi qui ne fis jamais usage de cette allure oblique et torse avec laquelle un sbire, qui n'a pas l'air de vous regarder, vous donne du stilet au flanc, je suis de l'avis de celui-ci. Je conviens qu'à la vérité la génération passée ressemblait beaucoup à ma pièce, que la génération future lui ressemblera beaucoup aussi, mais que pour la génération présente elle ne lui ressemble aucunement; que je n'ai jamais rencontré ni mari suborneur, ni seigneur libertin, ni courtisan avide, ni juge ignorant ou passionné, ni avocat injuriant, ni gens médiocres avancés, ni traducteur bassement jaloux; et que si des âmes pures, qui ne s'y reconnaissent point du tout, s'irritent contre ma pièce et la déchirent sans relâche, c'est uniquement par respect pour leurs grands-pères, et sensibilité pour leurs petits-enfans. J'espère, après cette déclaration, qu'on me laissera bien tranquille; ET J'AI FINI. CARACTÈRES ET HABILLEMENS DE LA PIÈCE. LE COMTE ALMAVIVA doit être joué très-noblement, mais avec grâce et liberté. La corruption du coeur ne doit rien ôter au _bon ton_ de ses manières. Dans les moeurs _de ce temps-là_, les grands traitaient en badinant toute entreprise sur les femmes. Ce rôle est d'autant plus pénible à bien rendre, que le personnage est toujours sacrifié; mais joué par un comédien excellent, (M. _Molé_) il a fait ressortir tous les rôles, et assuré le succès de la pièce. Son vêtement du premier et second actes est un habit de chasse, avec des bottines à mi-jambe, de l'ancien costume espagnol. Du troisième acte jusqu'à la fin, un habit superbe de ce costume. * * * LA COMTESSE, agitée de deux sentimens contraires, ne doit montrer qu'une sensibilité réprimée, ou une colère très-modérée; rien surtout qui dégrade aux yeux du spectateur son caractère aimable et vertueux. Ce rôle, un des plus difficiles de la pièce, a fait infiniment d'honneur au grand talent de mademoiselle _Saint-Val_, cadette. Son vêtement du premier, second et quatrième actes, est une lévite commode, et nul ornement sur la tête; elle est chez elle et censée incommodée. Au cinquième acte, elle a l'habillement et la haute coiffure de _Suzanne_. * * * FIGARO. L'on ne peut trop recommander à l'acteur qui jouera ce rôle de bien se pénétrer de son esprit, comme l'a fait M. _Dazincourt_. S'il y voyait autre chose que de la raison assaisonnée de gaieté et de saillies, surtout s'il y mettait la moindre charge, il avilirait un rôle que le premier comique du théâtre, M. _Préville_, a jugé devoir honorer le talent de tout comédien qui saurait en saisir les nuances multipliées, et pourrait s'élever à son entière conception. Son vêtement comme dans le _Barbier de Séville._ * * * SUZANNE. Jeune personne adroite, spirituelle et rieuse, mais non de cette gaieté presqu'effrontée de nos soubrettes corruptrices: son joli caractère est dessiné dans la préface, et c'est-là que l'actrice qui n'a point vu mademoiselle _Contat_ doit l'étudier pour le bien rendre. Son vêtement des quatre premiers actes est un juste blanc à basquines, très-élégant, la jupe de même, avec une toque, appelée depuis par nos marchandes, _à la Suzanne_. Dans la fête du quatrième acte, le Comte lui pose sur la tête une toque à long voile, à hautes plumes et à rubans blancs. Elle porte, au cinquième acte, la lévite de sa maîtresse, et nul ornement sur la tête. * * * MARCELINE est une femme d'esprit, née un peu vive, mais dont les fautes et l'expérience ont réformé le caractère. Si l'actrice qui le joue s'élève avec une fierté bien placée, à la hauteur très-morale qui suit la reconnaissance du troisième acte, elle ajoutera beaucoup à l'intérêt de l'ouvrage. Son vêtement est celui des duègnes espagnoles, d'une couleur modeste, un bonnet noir sur la tête. * * * ANTONIO ne doit montrer qu'une demi-ivresse, qui se dissipe par degrés, de sorte qu'au cinquième acte on n'en aperçoive presque plus. Son vêtement est celui d'un paysan espagnol, où les manches pendent par derrière; un chapeau et des souliers blancs. * * * FANCHETTE est une enfant de douze ans, très-naïve. Son petit habit est un juste brun avec des gances et des boutons d'argent, la jupe de couleur tranchante, et une toque noire à plumes sur la tête. Il sera celui des autres paysannes de la noce. * * * CHÉRUBIN. Ce rôle ne peut être joué, comme il l'a été, que par une jeune et très-jolie femme; nous n'avons point à nos théâtres de très-jeune homme assez formé pour en bien sentir les finesses. Timide à l'excès devant la Comtesse, ailleurs un charmant polisson, un désir inquiet et vague est le fond de son caractère. Il s'élance à la puberté, mais sans projet, sans connaissances, et tout entier à chaque événement: enfin il est ce que toute mère, au fond du coeur, voudrait peut-être que fût son fils, quoiqu'elle dût beaucoup en souffrir. Son riche vêtement aux premier et second actes, est celui d'un page de cour espagnol, blanc et brodé d'argent, le léger manteau bleu sur l'épaule, et un chapeau chargé de plumes. Au quatrième acte, il a le corset, la jupe et la toque des jeunes paysannes qui l'amènent. Au cinquième acte, un habit uniforme d'officier, une cocarde et une épée. BARTHOLO. Le caractère et l'habit comme dans le _Barbier de Séville_; il n'est ici qu'un rôle secondaire. BAZILE. Caractère et vêtement comme dans le _Barbier de Séville_. Il n'est aussi qu'un rôle secondaire. BRID'OISON doit avoir cette bonne et franche assurance des bêtes qui n'ont plus leur timidité. Son bégaiement n'est qu'une grâce de plus, qui doit à peine être sentie; et l'acteur se tromperait lourdement, et jouerait à contre-sens, s'il y cherchait le plaisant de son rôle. Il est tout entier dans l'opposition de la gravité de son état au ridicule du caractère; et moins l'acteur le chargera, plus il montrera de vrai talent. Son habit est une robe de juge espagnol, moins ample que celle de nos procureurs, presque une soutane: une grosse perruque, une gonille ou rabat espagnol au col, et longue baguette blanche à la main. DOUBLE-MAIN. Vêtu comme le juge, mais la baguette blanche plus courte. L'HUISSIER OU ALGUAZIL. Habit, manteau, épée de _Crispin_, mais portée à son côté sans ceinture de cuir; point de bottines, une chaussure noire, une perruque blanche naissante et longue à mille boucles, une baguette blanche. GRIPE-SOLEIL. Habit de paysan, les manches pendantes, veste de couleur tranchée, chapeau blanc. UNE JEUNE BERGÈRE. Son vêtement comme celui de _Fanchette_. PEDRILLE. En veste, gilet, ceinture, fouet et bottes de poste, une réçille sur la tête, chapeau de courrier. PERSONNAGES MUETS. Les uns en habit de juges, d'autres en habits de paysans, les autres en habits de livrée. _Placement des acteurs._ Pour faciliter les jeux du théâtre, on a eu l'attention d'écrire, au commencement de chaque scène, le nom des personnages dans l'ordre où le spectateur les voit. S'ils font quelque mouvement grave dans la scène, il est désigné par un nouvel ordre de noms, écrit en marge à l'instant qu'il arrive. Il est important de conserver les bonnes positions théâtrales; le relâchement dans la tradition donnée par les premiers acteurs, en produit bientôt un total dans le jeu des pièces, qui finit par assimiler les troupes négligentes aux plus faibles comédiens de société. _Lu et approuvé, le 25 janvier 1785._ Signé, BRET. _Vu l'approbation, permis d'imprimer, ce 31 janvier 1785._ Signé, LE NOIR. LE MARIAGE DE FIGARO. _PERSONNAGES._ LE COMTE ALMAVIVA, _grand-Corrégidor d'Andalousie_. M. Molé. LA COMTESSE, _sa femme_. Mlle Saint-Val. FIGARO, _valet-de-chambre du Comte, et concierge du château_. M. d'Azincourt. SUZANNE, _première camariste de la Comtesse, et fiancée de Figaro_. Mlle Contat. MARCELINE, _femme de charge_. Mme Bellecourt; et ensuite Mlle la Chassaigne. ANTONIO, _jardinier du château, oncle de Suzanne et père de Fanchette_. M. Belmont. FANCHETTE, _fille d'Antonio_. Mlle Laurent. CHÉRUBIN, _premier page du Comte_. Mlle Olivier. BARTHOLO, _médecin de Séville_. M. Desessarts. BAZILE, _maître de clavecin de la Comtesse_. M. Vanhove. DON GUSMAN BRID'OISON, _lieutenant du siège_. M. Préville; et ensuite M. Dugazon. DOUBLE-MAIN, _greffier, secrétaire de don Gusman_. M. Marsy. UN HUISSIER-AUDIENCIER. M. la Rochelle. GRIPE-SOLEIL, _jeune pastoureau_. M. Champville. UNE JEUNE BERGÈRE. Mlle Dantier. PEDRILLE, _piqueur du Comte_. M. Florence. _PERSONNAGES MUETS._ TROUPE DE VALETS. TROUPE DE PAYSANNES. TROUPE DE PAYSANS. _La scène est au château d'Aguas-Frescas, à trois lieues de Séville._ * * * LA FOLLE JOURNÉE, OU LE MARIAGE DE FIGARO. ACTE PREMIER. _Le théâtre représente une chambre à demi démeublée: un grand fauteuil de malade est au milieu. Figaro, avec une toise mesure le plancher. Suzanne attache à sa tête, devant une glace, le petit bouquet de fleur d'orange, appelé chapeau de la mariée._ _SCÈNE PREMIÈRE._ FIGARO, SUZANNE. FIGARO. Dix-neuf pieds sur vingt-six. SUZANNE. Tiens, Figaro, voilà mon petit chapeau: le trouves-tu mieux ainsi? FIGARO _lui prend les mains_. Sans comparaison, ma charmante. Ô! que ce joli bouquet virginal élevé sur la tête d'une belle fille, est doux le matin des noces à l'oeil amoureux d'un époux!... SUZANNE _se retire_. Que mesures-tu donc là, mon fils? FIGARO. Je regarde, ma petite Suzanne, si ce beau lit que Monseigneur nous donne aura bonne grace ici. SUZANNE. Dans cette chambre? FIGARO. Il nous la cède. SUZANNE. Et moi je n'en veux point. FIGARO. Pourquoi? SUZANNE. Je n'en veux point. FIGARO. Mais encore? SUZANNE. Elle me déplaît. FIGARO. On dit une raison. SUZANNE. Si je n'en veux pas dire? FIGARO. Ô! quand elles sont sûres de nous! SUZANNE. Prouver que j'ai raison serait accorder que je puis avoir tort. Es-tu mon serviteur, ou non? FIGARO. Tu prends de l'humeur contre la chambre du château la plus commode, et qui tient le milieu des deux appartemens. La nuit, si Madame est incommodée elle sonnera de son côté; zeste, en deux pas, tu es chez elle. Monseigneur veut-il quelque chose? il n'a qu'à tinter du sien; crac, en trois sauts me voilà rendu. SUZANNE. Fort bien! mais quand il aura _tinté_ le matin, pour te donner quelque bonne et longue commission; zeste, en deux pas il est à ma porte; et crac, en trois sauts.... FIGARO. Qu'entendez-vous par ces paroles? SUZANNE. Il faudrait m'écouter tranquillement. FIGARO. Eh qu'est-ce qu'il y a? Bon dieu! SUZANNE. Il y a, mon ami, que las de courtiser les beautés des environs, monsieur le comte Almaviva veut rentrer au château, mais non pas chez sa femme; c'est sur la tienne, entends-tu, qu'il a jeté ses vues, auxquelles il espère que ce logement ne nuira pas. Et c'est ce que le loyal Bazile, honnête agent de ses plaisirs, et mon noble maître à chanter, me répète chaque jour en me donnant leçon. FIGARO. Bazile! ô mon mignon! si jamais volée de bois vert appliquée sur une échine a duement redressé la moelle épinière à quelqu'un.... SUZANNE. Tu croyais, bon garçon! que cette dot qu'on me donne était pour les beaux yeux de ton mérite? FIGARO. J'avais assez fait pour l'espérer. SUZANNE. Que les gens d'esprit sont bêtes! FIGARO. On le dit. SUZANNE. Mais c'est qu'on ne veut pas le croire. FIGARO. On a tort. SUZANNE. Apprends qu'il la destine à obtenir de moi, secrètement, certain quart-d'heure, seul à seule, qu'un ancien droit du seigneur.... Tu sais s'il était triste! FIGARO. Je le sais tellement que si monsieur le Comte en se mariant n'eût pas aboli ce droit honteux, jamais je ne t'eusse épousée dans ses domaines. SUZANNE. Hé bien! s'il l'a détruit, il s'en repent; et c'est de ta fiancée qu'il veut le racheter en secret aujourd'hui. FIGARO _se frottant la tête_. Ma tête s'amollit de surprise; et mon front fertilisé.... SUZANNE. Ne le frotte donc pas! FIGARO. Quel danger? SUZANNE _riant_. S'il y venait un petit bouton; des gens superstitieux.... FIGARO. Tu ris, friponne! Ah! s'il y avait moyen d'attrapper ce grand trompeur, de le faire donner dans un bon piége, et d'empocher son or! SUZANNE. De l'intrigue, et de l'argent; te voilà dans ta sphère. FIGARO. Ce n'est pas la honte qui me retient. SUZANNE. La crainte? FIGARO. Ce n'est rien d'entreprendre une chose dangereuse; mais d'échapper au péril en la menant à bien: car, d'entrer chez quelqu'un la nuit, de lui souffler sa femme, et d'y recevoir cent coups de fouet pour la peine, il n'est rien plus aisé; mille fois coquins l'ont fait. Mais.... (_on sonne de l'intérieur._) SUZANNE. Voilà Madame éveillée; elle m'a bien recommandé d'être la première à lui parler le matin de mes noces. FIGARO. Y a-t-il encore quelque chose là-dessous? SUZANNE. Le berger dit que cela porte bonheur aux épouses délaissées. Adieu mon petit Fi, Fi, Figaro; rêve à notre affaire. FIGARO. Pour m'ouvrir l'esprit, donne un petit baiser. SUZANNE. À mon amant aujourd'hui? Je t'en souhaite! Et qu'en dirait demain mon mari? _Figaro l'embrasse._ SUZANNE. Eh bien! eh bien! FIGARO. C'est que tu n'as pas d'idée de mon amour. SUZANNE _se défrippant_. Quand cesserez-vous, importun, de m'en parler du matin au soir? FIGARO _mystérieusement_. Quand je pourrai te le prouver du soir jusqu'au matin. (_on sonne une seconde fois_.) SUZANNE _de loin, les doigts unis sur sa bouche_. Voilà votre baiser, Monsieur; je n'ai plus rien à vous. FIGARO _court après elle_. Ô! mais ce n'est pas ainsi que vous l'avez reçu. _SCÈNE II._ FIGARO _seul_. La charmante fille! toujours riante, verdissante, pleine de gaieté, d'esprit, d'amour et de délices! mais sage!... (_il marche vivement en se frottant les mains._) Ah, Monseigneur! mon cher Monseigneur! vous voulez m'en donner.... à garder? Je cherchais aussi pourquoi m'ayant nommé concierge, il m'emmène à son ambassade, et m'établit courrier de dépêches. J'entends, monsieur le Comte: trois promotions à la fois; vous, compagnon ministre; moi, cassecou politique, et Suzon, dame du lieu, l'ambassadrice de poche: et puis fouette courrier! pendant que je galoperais d'un côté, vous feriez faire de l'autre à ma belle un joli chemin! me crottant, m'échinant pour la gloire de votre famille; vous, daignant concourir à l'accroissement de la mienne! quelle douce réciprocité! Mais, Monseigneur, il y a de l'abus. Faire à Londres en même-temps les affaires de votre maître et celles de votre valet! représenter à la fois le roi et moi dans une cour étrangère! c'est trop de moitié, c'est trop.--Pour toi, Bazile! fripon mon cadet! Je veux t'apprendre à clocher devant les boîteux; je veux.... Non, dissimulons avec eux pour les enferrer l'un par l'autre. Attention sur la journée, monsieur Figaro! D'abord avancer l'heure de votre petite fête, pour épouser plus surement; écarter une Marceline qui de vous est friande en diable; empocher l'or et les présens; donner le change aux petites passions de monsieur le Comte; étriller rondement monsieur du Bazile; et.... _SCÈNE III._ MARCELINE, BARTHOLO, FIGARO. FIGARO _s'interrompt_. ....Héééé, voilà le gros Docteur, la fête sera complète. Hé bon jour, cher Docteur de mon coeur. Est-ce ma noce avec Suzon qui vous attire au château? BARTHOLO _avec dédain_. Ah, mon cher monsieur, point du tout. FIGARO. Cela serait bien généreux! BARTHOLO. Certainement, et par trop sot. FIGARO. Moi qui eus le malheur de troubler la vôtre! BARTHOLO. Avez-vous autre chose à nous dire? FIGARO. On n'aura pas pris soin de votre mule! BARTHOLO _en colère_. Bavard enragé! laissez-nous. FIGARO. Vous vous fâchez, Docteur? les gens de votre état sont bien durs! pas plus de pitié des pauvres animaux.... en vérité.... que si c'était des hommes! Adieu, Marceline: avez-vous toujours envie de plaider contre moi? _Pour n'aimer pas, faut-il qu'on se haïsse?_ Je m'en rapporte au Docteur. BARTHOLO. Qu'est-ce que c'est? FIGARO. Elle vous le contera de reste. (_il sort._) SCÈNE IV. MARCELINE, BARTHOLO. BARTHOLO _le regarde aller_. Ce drôle est toujours le même! et à moins qu'on ne l'écorche vif, je prédis qu'il mourra dans la peau du plus fier insolent.... MARCELINE _le retourne_. Enfin vous voilà donc, éternel Docteur? toujours si grave et compassé qu'on pourrait mourir en attendant vos secours, comme on s'est marié jadis malgré vos précautions. BARTHOLO. Toujours amère et provoquante! Hé bien, qui rend donc ma présence au château si nécessaire? Monsieur le Comte a-t-il eu quelque accident? MARCELINE. Non, Docteur. BARTHOLO. La Rosine, sa trompeuse comtesse, est-elle incommodée, dieu merci? MARCELINE. Elle languit. BARTHOLO. Et de quoi? MARCELINE. Son mari la néglige. BARTHOLO _avec joie_. Ah, le digne époux qui me venge! MARCELINE. On ne sait comment définir le Comte; il est jaloux et libertin. BARTHOLO. Libertin par ennui, jaloux par vanité: cela va sans dire. MARCELINE. Aujourd'hui, par exemple, il marie notre Suzanne à son Figaro qu'il comble en faveur de cette union.... BARTHOLO. Que son Excellence a rendue nécessaire! MARCELINE. Pas tout à fait; mais dont son Excellence voudrait égayer en secret l'événement avec l'épousée.... BARTHOLO. De monsieur Figaro? c'est un marché qu'on peut conclure avec lui. MARCELINE. Bazile assure que non. BARTHOLO. Cet autre maraut loge ici? C'est une caverne! Eh qu'y fait-il? MARCELINE. Tout le mal dont il est capable. Mais le pis que j'y trouve est cette ennuyeuse passion qu'il a pour moi depuis si long-temps. BARTHOLO. Je me serais débarrassé vingt fois de sa poursuite. MARCELINE. De quelle manière? BARTHOLO. En l'épousant. MARCELINE. Railleur fade et cruel, que ne vous débarrassez-vous de la mienne à ce prix? ne le devez-vous pas? où est le souvenir de vos engagemens? qu'est devenu celui de notre petit Emanuel, ce fruit d'un amour oublié, qui devait nous conduire à des noces? BARTHOLO _ôtant son chapeau_. Est-ce pour écouter ces sornettes que vous m'avez fait venir de Séville? Et cet accès d'hymen qui vous reprend si vif.... MARCELINE. Eh bien! n'en parlons plus. Mais si rien n'a pu vous porter à la justice de m'épouser, aidez-moi donc du moins à en épouser un autre. BARTHOLO. Ah! volontiers: parlons. Mais quel mortel abandonné du ciel et des femmes?... MARCELINE. Eh! qui pourrait-ce être, Docteur, sinon le beau, le gai, l'aimable Figaro? BARTHOLO. Ce fripon-là? MARCELINE. Jamais fâché, toujours en belle humeur, donnant le présent à la joie, et s'inquiétant de l'avenir tout aussi peu que du passé; semillant, généreux! généreux.... BARTHOLO. Comme un voleur. MARCELINE. Comme un seigneur. Charmant enfin; mais c'est le plus grand monstre! BARTHOLO. Et sa Suzanne? MARCELINE. Elle ne l'aurait pas la rusée, si vous vouliez m'aider, mon petit Docteur, à faire valoir un engagement que j'ai de lui. BARTHOLO. Le jour de son mariage? MARCELINE. On en rompt de plus avancés: et si je ne craignais d'éventer un petit secret des femmes!... BARTHOLO. En ont-elles pour le médecin du corps? MARCELINE. Ah! vous savez que je n'en ai pas pour vous. Mon sexe est ardent, mais timide: un certain charme a beau nous attirer vers le plaisir, la femme la plus aventurée sent en elle une voix qui lui dit: sois belle si tu peux, sage si tu veux; mais sois considérée, il le faut. Or, puisqu'il faut être au moins considérée; que toute femme en sent l'importance; effrayons d'abord la Suzanne sur la divulgation des offres qu'on lui fait. BARTHOLO. Où cela mènera-t-il? MARCELINE. Que la honte la prenant au collet, elle continuera de refuser le Comte, lequel pour se venger appuiera l'opposition que j'ai faite à son mariage: alors le mien devient certain. BARTHOLO. Elle a raison. Parbleu, c'est un bon tour que de faire épouser ma vieille gouvernante au coquin qui fit enlever ma jeune maîtresse. MARCELINE, _vîte_. Et qui croit ajouter à ses plaisirs, en trompant mes espérances. BARTHOLO, _vîte_. Et qui m'a volé dans le temps cent écus que j'ai sur le coeur. MARCELINE. Ah quelle volupté!... BARTHOLO. De punir un scélérat.... MARCELINE. De l'épouser, Docteur, de l'épouser! _SCÈNE V._ MARCELINE, BARTHOLO, SUZANNE. SUZANNE, _un bonnet de femme avec un large ruban dans la main, une robe de femme sur le bras_. L'épouser! l'épouser! qui donc? mon Figaro? MARCELINE, _aigrement_. Pourquoi non? vous l'épousez bien! BARTHOLO, _riant_. Le bon argument de femme en colère! nous parlions, belle Suzon, du bonheur qu'il aura de vous posséder. MARCELINE. Sans compter Monseigneur dont on ne parle pas. SUZANNE, _une révérence_. Votre servante, Madame; il y a toujours quelque chose d'amer dans vos propos. MARCELINE, _une révérence_. Bien la vôtre, Madame; où donc est l'amertume? n'est-il pas juste qu'un libéral seigneur partage un peu la joie qu'il procure à ses gens? SUZANNE. Qu'il procure? MARCELINE. Oui, madame. SUZANNE. Heureusement la jalousie de Madame est aussi connue, que ses droits sur Figaro sont légers. MARCELINE. On eût pu les rendre plus forts, en les cimentant à la façon de Madame. SUZANNE. Oh cette façon, Madame, est celle des dames savantes. MARCELINE. Et l'enfant ne l'est pas du tout! Innocente comme un vieux juge! BARTHOLO, _attirant Marceline_. Adieu, jolie fiancée de notre Figaro. MARCELINE, _une révérence_. L'accordée secrète de Monseigneur. SUZANNE, _une révérence_. Qui vous estime beaucoup, Madame. MARCELINE, _une révérence_. Me fera-t-elle aussi l'honneur de me chérir un peu, Madame? SUZANNE, _une révérence_. À cet égard Madame n'a rien à désirer. MARCELINE, _une révérence_. C'est une si jolie personne que Madame! SUZANNE, _une révérence_. Hé mais assez pour désoler Madame. MARCELINE, _une révérence_. Surtout bien respectable! SUZANNE, _une révérence_. C'est aux duègnes à l'être. MARCELINE, _outrée_. Aux duègnes! aux duègnes! BARTHOLO, _l'arrêtant_. Marceline! MARCELINE. Allons, Docteur; car je n'y tiendrais pas. Bon jour, Madame. (_une révérence_.) _SCÈNE VI._ SUZANNE _seule_. Allez, Madame! allez, pédante! je crains aussi peu vos efforts, que je méprise vos outrages.--Voyez cette vieille sibylle! parce qu'elle a fait quelques études et tourmenté la jeunesse de Madame, elle veut tout dominer au château! (_elle jette la robe qu'elle tient sur une chaise_.) Je ne sais plus ce que je venais prendre. _SCÈNE VII_. SUZANNE, CHÉRUBIN. CHÉRUBIN, _accourant_. Ah, Suzon! depuis deux heures j'épie le moment de te trouver seule. Hélas! tu te maries, et moi je vais partir. SUZANNE. Comment mon mariage éloigne-t-il du château le premier Page de Monseigneur? CHÉRUBIN, _piteusement_. Suzanne, il me renvoie. SUZANNE _le contrefait_. Chérubin, quelque sottise! CHÉRUBIN. Il m'a trouvé hier au soir chez ta cousine Fanchette à qui je fesais répéter son petit rôle d'innocente, pour la fête de ce soir: il s'est mis dans une fureur en me voyant!--_sortez_, m'a-t-il dit, _petit_.... Je n'ose pas prononcer devant une femme le gros mot qu'il a dit: _sortez; et demain vous ne coucherez pas au château_. Si Madame, si ma belle marraine ne parvient pas à l'apaiser; c'est fait, Suzon, je suis à jamais privé du bonheur de te voir. SUZANNE. De me voir! moi? c'est mon tour! ce n'est donc plus pour ma maîtresse que vous soupirez en secret? CHÉRUBIN. Ah, Suzon, qu'elle est noble et belle! mais qu'elle est imposante! SUZANNE. C'est-à-dire que je ne le suis pas, et qu'on peut oser avec moi.... CHÉRUBIN. Tu sais trop bien, méchante, que je n'ose pas oser. Mais que tu es heureuse! à tous momens la voir, lui parler, l'habiller le matin et la déshabiller le soir, épingle à épingle.... ah, Suzon! je donnerais.... Qu'est-ce que tu tiens donc là? SUZANNE, _raillant_. Hélas, l'heureux bonnet et le fortuné ruban qui renferment la nuit les cheveux de cette belle marraine.... CHÉRUBIN, _vivement_. Son ruban de nuit! donne-le-moi, mon coeur. SUZANNE, _le retirant_. Hé que non pas.--_Son coeur!_ Comme il est familier donc! si ce n'était pas un morveux sans conséquence.... (_Chérubin arrache le ruban._) Ah, le ruban! CHÉRUBIN _tourne autour du grand fauteuil_. Tu diras qu'il est égaré, gâté; qu'il est perdu. Tu diras tout ce que tu voudras. SUZANNE _tourne après lui_. Oh! dans trois ou quatre ans, je prédis que vous serez le plus grand petit vaurien!... Rendez-vous le ruban? (_elle veut le reprendre._) CHÉRUBIN _tire une romance de sa poche_. Laisse, ah, laisse-le-moi, Suzon; je te donnerai ma romance, et pendant que le souvenir de ta belle maîtresse attristera tous mes momens, le tien y versera le seul rayon de joie qui puisse encore amuser mon coeur. SUZANNE _arrache la romance_. Amuser votre coeur, petit scélérat! vous croyez parler à votre Fanchette: on vous surprend chez elle; et vous soupirez pour Madame; et vous m'en contez à moi, par-dessus le marché! CHÉRUBIN _exalté_. Cela est vrai, d'honneur! Je ne sais plus ce que je suis; mais depuis quelque temps je sens ma poitrine agitée; mon coeur palpite au seul aspect d'une femme; les mots _amour_ et _volupté_ le font tressaillir et le troublent. Enfin le besoin de dire à quelqu'un _je vous aime_, est devenu pour moi si pressant que je le dis tout seul, en courant dans le parc, à ta maîtresse, à toi, aux arbres, aux nuages, au vent qui les emporte avec mes paroles perdues.--Hier je rencontrai Marceline.... SUZANNE _riant_. Ha, ha, ha, ha! CHÉRUBIN. Pourquoi non? elle est femme! elle est fille! une fille! une femme! ah que ces noms sont doux! qu'ils sont intéressans! SUZANNE. Il devient fou! CHÉRUBIN. Fanchette est douce; elle m'écoute au moins: tu ne l'es pas, toi! SUZANNE. C'est bien dommage; écoutez donc monsieur! (_Elle veut arracher le ruban._) CHÉRUBIN _tourne en fuyant_. Ah! ouiche! on ne l'aura, vois-tu, qu'avec ma vie, Mais si tu n'es pas contente du prix, j'y joindrai mille baisers. (_Il lui donne chasse à son tour_.) SUZANNE _tourne en fuyant_. Mille soufflets si vous approchez. Je vais m'en plaindre à ma maîtresse; et loin de supplier pour vous, je dirai moi-même à Monseigneur: c'est bien fait, Monseigneur; chassez-nous ce petit voleur: renvoyez à ses parens un petit mauvais sujet qui se donne les airs d'aimer Madame, et qui veut toujours m'embrasser par contre-coup. CHÉRUBIN _voit le Comte entrer; il se jette derrière le fauteuil avec effroi_. Je suis perdu. SUZANNE. Quelle frayeur? _SCÈNE VIII._ SUZANNE, LE COMTE, CHÉRUBIN _caché_. SUZANNE _aperçoit le Comte_. Ah!... (_elle s'approche du fauteuil pour masquer Chérubin_.) LE COMTE _s'avance_. Tu es émue, Suzon! tu parlais seule, et ton petit coeur paraît dans une agitation.... bien pardonnable, au reste, un jour comme celui-ci. SUZANNE, _troublée_. Monseigneur, que me voulez-vous? Si l'on vous trouvait avec moi.... LE COMTE. Je serais désolé qu'on m'y surprît; mais tu sais tout l'intérêt que je prends à toi. Bazile ne t'a pas laissé ignorer mon amour. Je n'ai rien qu'un instant pour t'expliquer mes vues: écoute. (_il s'assied dans le fauteuil_.) SUZANNE, _vivement_. Je n'écoute rien. LE COMTE _lui prend la main_. Un seul mot. Tu sais que le roi m'a nommé son ambassadeur à Londres. J'emmène avec moi Figaro; je lui donne un excellent poste; et comme le devoir d'une femme est de suivre son mari.... SUZANNE. Ah, si j'osais parler! LE COMTE _la rapproche de lui_. Parle, parle, ma chère: use aujourd'hui d'un droit que tu prends sur moi pour la vie. SUZANNE, _effrayée_. Je n'en veux point, Monseigneur, je n'en veux point. Quittez-moi, je vous prie. LE COMTE. Mais dis auparavant. SUZANNE, _en colère_. Je ne sais plus ce que je disais. LE COMTE. Sur le devoir des femmes. SUZANNE. Hé bien! lorsque Monseigneur enleva la sienne de chez le Docteur, et qu'il l'épousa par amour; lorsqu'il abolit pour elle un certain affreux droit du seigneur.... LE COMTE, _gaiement_. Qui fesait bien de la peine aux filles! ah Suzette! Ce droit charmant! si tu venais en jaser sur la brune au jardin, je mettrais un tel prix à cette légère faveur.... BAZILE _parle en dehors_. Il n'est pas chez lui, Monseigneur. LE COMTE _se lève_. Quelle est cette voix? SUZANNE. Que je suis malheureuse! LE COMTE. Sors, pour qu'on n'entre pas. SUZANNE, _troublée_. Que je vous laisse ici? BAZILE _crie en dehors_. Monseigneur était chez Madame, il en est sorti: je vais voir. LE COMTE. Et pas un lieu pour se cacher! ah! derrière ce fauteuil.... assez mal: mais renvoie le bien vîte. SUZANNE _lui barre le chemin, il la pousse doucement, elle recule, et se met ainsi entre lui et le petit Page; mais pendant que le Comte s'abaisse et prend sa place, Chérubin tourne et se jette effrayé sur le fauteuil à genoux, et s'y blottit. Suzanne prend la robe qu'elle apportait, en couvre le Page et se met devant le fauteuil._ _SCÈNE IX._ LE COMTE et CHÉRUBIN _cachés_, SUZANNE, BAZILE. BAZILE. N'auriez-vous pas vu Monseigneur, Mademoiselle? SUZANNE, _brusquement_. Hé pourquoi l'aurais-je vu? Laissez-moi. BAZILE _s'approche_. Si vous étiez plus raisonnable, il n'y aurait rien d'étonnant à ma question. C'est Figaro qui le cherche. SUZANNE. Il cherche donc l'homme qui lui veut le plus de mal après vous! LE COMTE _à part_. Voyons un peu comme il me sert. BAZILE. Désirer du bien à une femme, est-ce vouloir du mal à son mari? SUZANNE. Non, dans vos affreux principes, agent de corruption. BAZILE. Que vous demande-t-on ici que vous n'alliez prodiguer à un autre? Grace à la douce cérémonie, ce qu'on vous défendait hier, on vous le prescrira demain. SUZANNE. Indigne! BAZILE. De toutes les choses sérieuses, le mariage étant la plus bouffonne, j'avais pensé.... SUZANNE _outrée_. Des horreurs. Qui vous permet d'entrer ici? BAZILE. Là, là, mauvaise! Dieu vous apaise! il n'en sera que ce que vous voulez: mais ne croyez pas non plus que je regarde monsieur Figaro comme l'obstacle qui nuit à Monseigneur; et sans le petit Page.... SUZANNE _timidement_. Don Chérubin? BAZILE _la contrefait_. _Cherubino di amore_, qui tourne autour de vous sans cesse, et qui ce matin encore rôdait ici pour y entrer quand je vous ai quittée. Dites que cela n'est pas vrai? SUZANNE. Quelle imposture! allez-vous-en, méchant homme! BAZILE. On est un méchant homme parce qu'on y voit clair. N'est-ce pas pour vous aussi cette romance dont il fait mystère? SUZANNE _en colère_. Ah! oui, pour moi!... BAZILE. À moins qu'il ne l'ait composée pour Madame! En effet, quand il sert à table on dit qu'il la regarde avec des yeux!... mais peste, qu'il ne s'y joue pas; Monseigneur est _brutal_ sur l'article. SUZANNE _outrée_. Et vous bien scélérat, d'aller semant de pareils bruits pour perdre un malheureux enfant tombé dans la disgrace de son maître. BAZILE. L'ai-je inventé? je le dis parce que tout le monde en parle. LE COMTE _se lève_. Comment, tout le monde en parle! SUZANNE. Ah Ciel! BAZILE. Ha, ha! LE COMTE. Courez, Bazile, et qu'on le chasse. BAZILE. Ah, que je suis fâché d'être entré! SUZANNE _troublée_. Mon Dieu! mon Dieu! LE COMTE, _à Bazile_. Elle est saisie. Asseyons-la dans ce fauteuil. SUZANNE _le repousse vivement_. Je ne veux pas m'asseoir. Entrer ainsi librement, c'est indigne! LE COMTE. Nous sommes deux avec toi, ma chère. Il n'y a plus le moindre danger. BAZILE. Moi je suis désolé de m'être égayé sur le Page puisque vous l'entendiez: je n'en usais ainsi que pour pénétrer ses sentimens, car au fond.... LE COMTE. Cinquante pistoles, un cheval, et qu'on le renvoie à ses parens. BAZILE. Monseigneur, pour un badinage? LE COMTE. Un petit libertin que j'ai surpris encore hier avec la fille du jardinier. BAZILE. Avec Fanchette? LE COMTE. Et dans sa chambre. SUZANNE _outrée_. Où Monseigneur avait sans doute affaire aussi! LE COMTE _gaiement_. J'en aime assez la remarque. BAZILE. Elle est d'un bon augure. LE COMTE _gaiement_. Mais non: j'allais chercher ton oncle Antonio mon ivrogne de jardinier, pour lui donner des ordres. Je frappe, on est long-temps à m'ouvrir; ta cousine a l'air empêtré; je prends un soupçon, je lui parle, et tout en causant j'examine. Il y avait derrière la porte une espèce de rideau, de porte-manteau, de je ne sais pas quoi qui couvrait des hardes; sans faire semblant de rien je vais doucement, doucement lever ce rideau, (_pour imiter le geste il lève la robe du fauteuil_) et je vois.... (_il aperçoit le Page._) Ah!... BAZILE. Ha, ha! LE COMTE. Ce tour-ci vaut l'autre. BAZILE. Encore mieux. LE COMTE _à Suzanne_. À merveilles, Mademoiselle: à peine fiancée vous faites de ces aprêts? C'était pour recevoir mon Page que vous désiriez d'être seule? Et vous, Monsieur, qui ne changez point de conduite; il vous manquait de vous adresser, sans respect pour votre marraine, à sa première camariste, à la femme de votre ami! mais je ne souffrirai pas que Figaro, qu'un homme que j'estime et que j'aime soit victime d'une pareille tromperie; était-il avec vous, Bazile? SUZANNE _outrée_. Il n'y a tromperie ni victime; il était là lorsque vous me parliez. LE COMTE _emporté_. Puisses-tu mentir en le disant! son plus cruel ennemi n'oserait lui souhaiter ce malheur. SUZANNE. Il me priait d'engager Madame à vous demander sa grace. Votre arrivée l'a si fort troublé qu'il s'est masqué de ce fauteuil. LE COMTE _en colère_. Ruse d'enfer! je m'y suis assis en entrant. CHÉRUBIN. Hélas, Monseigneur, j'étais tremblant derrière. LE COMTE. Autre fourberie! je viens de m'y placer moi-même. CHÉRUBIN. Pardon, mais c'est alors que je me suis blotti dedans. LE COMTE _plus outré_. C'est donc une couleuvre que ce petit.... serpent là! il nous écoutait! CHÉRUBIN. Au contraire, Monseigneur, j'ai fait ce que j'ai pu pour ne rien entendre. LE COMTE. O perfidie! (_à Suzanne_) tu n'épouseras pas Figaro. BAZILE. Contenez-vous; on vient. LE COMTE _tirant Chérubin du fauteuil et le mettant sur ses pieds_. Il resterait-là devant toute la terre! _SCÈNE X._ CHÉRUBIN, SUZANNE, FIGARO, LA COMTESSE, LE COMTE, FANCHETTE, BAZILE, beaucoup de valets, paysannes, paysans vêtus en habits de fête. FIGARO _tenant une toque de femme, garnie de plumes blanches et de rubans blancs, parle à la Comtesse_. Il n'y a que vous, Madame, qui puissiez nous obtenir cette faveur. LA COMTESSE. Vous les voyez, monsieur le Comte: ils me supposent un crédit que je n'ai point; mais comme leur demande n'est pas déraisonnable.... LE COMTE _embarrassé_. Il faudrait qu'elle le fût beaucoup.... FIGARO _bas à Suzanne_. Soutiens bien mes efforts. SUZANNE _bas à Figaro_. Qui ne mèneront à rien. FIGARO _bas_. Va toujours. LE COMTE _à Figaro_. Que voulez-vous? FIGARO. Monseigneur, vos vassaux touchés de l'abolition d'un certain droit fâcheux que votre amour pour Madame.... LE COMTE. Hé bien, ce droit n'existe plus: que veux-tu dire? FIGARO _malignement_. Qu'il est bien temps que la vertu d'un si bon maître éclate; elle m'est d'un tel avantage aujourd'hui, que je désire être le premier à la célébrer à mes noces. LE COMTE _plus embarrassé_. Tu te moques, ami! l'abolition d'un droit honteux n'est que l'acquit d'une dette envers l'honnêteté. Un Espagnol peut vouloir conquérir la beauté par des soins; mais en exiger le premier le plus doux emploi comme une servile redevance, ah! c'est la tyrannie d'un Vandale, et non le droit avoué d'un noble Castillan. FIGARO _tenant Suzanne par la main_. Permettez donc que cette jeune créature, de qui votre sagesse a préservé l'honneur, reçoive de votre main publiquement, la toque virginale, ornée de plumes et de rubans blancs, symbole de la pureté de vos intentions:--adoptez-en la cérémonie pour tous les mariages, et qu'un quatrain chanté en choeur rappelle à jamais le souvenir.... LE COMTE _embarrassé_. Si je ne savais pas qu'amoureux, poëte, et musicien sont trois titres d'indulgence pour toutes les folies.... FIGARO. Joignez-vous à moi, mes amis. _Tous ensemble._ Monseigneur! Monseigneur! SUZANNE _au Comte_. Pourquoi fuir un éloge que vous méritez si bien? LE COMTE _à part_. La perfide! FIGARO. Regardez-la donc, Monseigneur; jamais plus jolie fiancée ne montrera la grandeur de votre sacrifice. SUZANNE. Laisse-là ma figure, et ne vantons que sa vertu. LE COMTE _à part_. C'est un jeu que tout ceci. LA COMTESSE. Je me joins à eux, monsieur le Comte; et cette cérémonie me sera toujours chère, puisqu'elle doit son motif à l'amour charmant que vous aviez pour moi. LE COMTE. Que j'ai toujours, Madame; et c'est à ce titre que je me rends. _Tous ensemble._ Vivat. LE COMTE _à part_. Je suis pris. (_haut_) Pour que la cérémonie eût un peu plus d'éclat, je voudrais seulement qu'on la remît à tantôt. (_à part_) Fesons vîte chercher Marceline. FIGARO _à Chérubin_. Hé bien, espiègle! vous n'applaudissez pas? SUZANNE. Il est au désespoir; Monseigneur le renvoie. LA COMTESSE. Ah! Monsieur, je vous demande sa grace. LE COMTE. Il ne la mérite point. LA COMTESSE. Hélas! il est si jeune! LE COMTE Pas tant que vous le croyez. CHÉRUBIN _tremblant_. Pardonner généreusement, n'est pas le droit du seigneur auquel vous avez renoncé en épousant Madame. LA COMTESSE. Il n'a renoncé qu'à celui qui vous affligeait tous. SUZANNE. Si Monseigneur avait cédé le droit de pardonner, ce serait surement le premier qu'il voudrait racheter en secret. LE COMTE _embarrassé_. Sans doute. LA COMTESSE. Hé, pourquoi le racheter? CHÉRUBIN _au Comte_. Je fus léger dans ma conduite, il est vrai, Monseigneur; mais jamais la moindre indiscrétion dans mes paroles.... LE COMTE _embarrassé_. Hé bien, c'est assez.... FIGARO. Qu'entend-il? LE COMTE _vivement_. C'est assez, c'est assez, tout le monde exige son pardon, je l'accorde, et j'irai plus loin. Je lui donne une compagnie dans ma légion. _Tous ensemble._ Vivat. LE COMTE. Mais c'est à condition qu'il partira sur le champ pour joindre en Catalogne. FIGARO. Ah! Monseigneur, demain. LE COMTE _insiste_. Je le veux. CHÉRUBIN. J'obéis. LE COMTE. Saluez votre marraine, et demandez sa protection. CHÉRUBIN _met un genou en terre devant la Comtesse, et ne peut parler_. LA COMTESSE _émue_. Puisqu'on ne peut vous garder seulement aujourd'hui, partez, jeune homme. Un nouvel état vous appelle; allez le remplir dignement. Honorez votre bienfaiteur. Souvenez-vous de cette maison, où votre jeunesse a trouvé tant d'indulgence. Soyez soumis, honnête et brave; nous prendrons part à vos succès. (_Chérubin se relève, et retourne à sa place._) LE COMTE. Vous êtes bien émue, Madame! LA COMTESSE. Je ne m'en défends pas. Qui sait le sort d'un enfant jeté dans une carrière aussi dangereuse? il est allié de mes parens; et de plus, il est mon filleul. LE COMTE, _à part_. Je vois que Bazile avait raison. (_haut_) Jeune homme, embrassez Suzanne.... pour la dernière fois. FIGARO. Pourquoi cela, Monseigneur? il viendra passer ses hivers. Baise-moi donc aussi, Capitaine. (_il l'embrasse_.) Adieu, mon petit Chérubin. Tu vas mener un train de vie bien différent, mon enfant: dame! tu ne roderas plus tout le jour au quartier des femmes: plus d'échaudés, de goûtés à la crême; plus de main chaude ou de colin-maillard. De bons soldats, morbleu! bazanés, mal vêtus; un grand fusil bien lourd; tourne à droite, tourne à gauche; en avant, marche à la gloire; et ne vas pas broncher en chemin, à moins qu'un bon coup de feu.... SUZANNE. Fi donc, l'horreur! LA COMTESSE. Quel pronostic! LE COMTE. Où donc est Marceline? il est bien singulier qu'elle ne soit pas des vôtres! FANCHETTE. Monseigneur, elle a pris le chemin du Bourg, par le petit sentier de la ferme. LE COMTE. Et elle en reviendra? BAZILE. Quand il plaira à Dieu. FIGARO. S'il lui plaisait qu'il ne lui plût jamais.... FANCHETTE. Monsieur le Docteur lui donnait le bras. LE COMTE _vivement_. Le Docteur est ici? BAZILE. Elle s'en est d'abord emparé.... LE COMTE, _à part_. Il ne pouvait venir plus à propos. FANCHETTE. Elle avait l'air bien échauffé, elle parlait tout haut en marchant, puis elle s'arrêtait, et fesait comme ça, de grand bras.... et monsieur le Docteur lui fesait comme ça de la main, en l'apaisant: elle paraissait si courroucée! elle nommait mon cousin Figaro. LE COMTE _lui prend le menton_. Cousin.... futur. FANCHETTE _montrant Chérubin_. Monseigneur, nous avez-vous pardonné d'hier?... LE COMTE _interrompt_. Bon jour, bon jour, petite. FIGARO. C'est son chien d'amour qui la berce; elle aurait troublé notre fête. LE COMTE, _à part_. Elle la troublera je t'en répons. (_haut_) Allons, Madame, entrons. Bazile, vous passerez chez moi. SUZANNE, _à Figaro_. Tu me rejoindras, mon fils? FIGARO, _bas à Suzanne_. Est-il bien enfilé? SUZANNE _bas_. Charmant garçon! (_Ils sortent tous._) _SCÈNE XI._ CHÉRUBIN, FIGARO, BAZILE. (_Pendant qu'on sort, Figaro les arrête tous deux et les ramène_.) FIGARO. Ah çà, vous autres! la cérémonie adoptée, ma fête de ce soir en est la suite; il faut bravement nous recorder: ne fesons point comme ces acteurs qui ne jouent jamais si mal que le jour où la critique est le plus éveillée. Nous n'avons point de lendemain qui nous excuse, nous. Sachons bien nos rôles aujourd'hui. BAZILE _malignement_. Le mien est plus difficile que tu ne crois. FIGARO, _fesant sans qu'il le voie le geste de le rosser_. Tu es loin aussi de savoir tout le succès qu'il te vaudra. CHÉRUBIN. Mon ami, tu oublies que je pars. FIGARO. Et toi tu voudrais bien rester! CHÉRUBIN. Ah! si je le voudrais! FIGARO. Il faut ruser. Point de murmure à ton départ. Le manteau de voyage à l'épaule; arrange ouvertement ta trousse, et qu'on voie ton cheval à la grille: un temps de galop jusqu'à la Ferme: reviens à pied par les derrières; Monseigneur te croira parti; tiens-toi seulement hors de sa vue; je me charge de l'apaiser après la fête. CHÉRUBIN. Mais Fanchette qui ne sait pas son rôle! BAZILE. Que diable lui apprenez-vous donc, depuis huit jours que vous ne la quittez pas? FIGARO. Tu n'as rien à faire aujourd'hui, donne-lui par grace une leçon. BAZILE. Prenez garde, jeune homme, prenez garde! le père n'est pas satisfait; la fille a été souffletée; elle n'étudie pas avec vous: Chérubin! Chérubin! vous lui causerez des chagrins! _tant va la cruche à l'eau_.... FIGARO. Ah voilà notre imbécille, avec ses vieux proverbes! Hé bien, pédant! que dit la sagesse des nations? _tant va la cruche à l'eau, qu'à la fin_.... BAZILE. Elle s'emplit. FIGARO _en s'en allant_. Pas si bête, pourtant, pas si bête.... _Fin du premier Acte._ ACTE II. _Le théâtre représente une chambre à coucher superbe, un grand lit en alcove, une estrade au-devant. La porte pour entrer s'ouvre et se ferme à la troisième coulisse à droite, celle d'un cabinet à la première coulisse à gauche. Une porte dans le fond va chez les femmes. Une fenêtre s'ouvre de l'autre côté._ _SCÈNE PREMIÈRE._ SUZANNE, LA COMTESSE, _entrent par la porte à droite_. LA COMTESSE _se jette dans une bergère_. Ferme la porte, Suzanne, et conte-moi tout dans le plus grand détail. SUZANNE. Je n'ai rien caché à Madame. LA COMTESSE. Quoi, Suzon, il voulait te séduire? SUZANNE. Oh que non. Monseigneur n'y met pas tant de façon avec sa servante: il voulait m'acheter. LA COMTESSE. Et le petit Page était présent? SUZANNE. C'est-à-dire, caché derrière le grand fauteuil. Il venait me prier de vous demander sa grace. LA COMTESSE. Hé, pourquoi ne pas s'adresser à moi-même? est-ce que je l'aurais refusé, Suzon? SUZANNE. C'est ce que j'ai dit: mais ses regrets de partir, et surtout de quitter Madame! _Ah! Suzon, qu'elle est noble et belle! mais qu'elle est imposante!_ LA COMTESSE. Est-ce que j'ai cet air-là, Suzon? moi qui l'ai toujours protégé. SUZANNE. Puis il a vu votre ruban de nuit que je tenais, il s'est jeté dessus.... LA COMTESSE _souriant_. Mon ruban?... quelle enfance! SUZANNE. J'ai voulu le lui ôter; Madame, c'était un lion; ses yeux brillaient.... tu ne l'auras qu'avec ma vie, disait-il, en forçant sa petite voix douce et grêle. LA COMTESSE _rêvant_. Hé bien, Suzon? SUZANNE. Hé bien, Madame, est-ce qu'on peut faire finir ce petit démon-là? ma marraine par-ci; je voudrais bien par l'autre; et parce qu'il n'oserait seulement baiser la robe de Madame, il voudrait toujours m'embrasser moi. LA COMTESSE _rêvant_. Laissons.... laissons ces folies.... Enfin, ma pauvre Suzanne, mon époux a fini par te dire? SUZANNE. Que si je ne voulais pas l'entendre, il allait protéger Marceline. LA COMTESSE _se lève et se promène, en se servant fortement de l'éventail_. Il ne m'aime plus du tout. SUZANNE. Pourquoi tant de jalousie? LA COMTESSE. Comme tous les maris, ma chère! uniquement par orgueil. Ah je l'ai trop aimé! je l'ai lassé de mes tendresses, et fatigué de mon amour; voilà mon seul tort avec lui; mais je n'entends pas que cet honnête aveu te nuise, et tu épouseras Figaro. Lui seul peut nous aider; viendra-t-il? SUZANNE. Dès qu'il verra partir la chasse. LA COMTESSE _se servant de l'éventail_. Ouvre un peu la croisée sur le jardin. Il fait une chaleur ici!... SUZANNE. C'est que Madame parle et marche avec action. (_Elle va ouvrir la croisée du fond._)! LA COMTESSE _rêvant long-temps_. Sans cette constance à me fuir.... les hommes sont bien coupables! SUZANNE _crie de la fenêtre_. Ah! voilà Monseigneur qui traverse à cheval le grand potager, suivi de Pédrille, avec deux, trois, quatre levriers. LA COMTESSE. Nous avons du temps devant nous. (_elle s'assied._) On frappe, Suzon? SUZANNE _court ouvrir en chantant_. Ah, c'est mon Figaro! ah, c'est mon Figaro! _SCÈNE II._ FIGARO, SUZANNE, LA COMTESSE _assise_. SUZANNE Mon cher ami! viens donc, Madame est dans une impatience!... FIGARO. Et toi, ma petite Suzanne?--Madame n'en doit prendre aucune. Au fait, de quoi s'agit-il? d'une misère. Monsieur le Comte trouve notre jeune femme aimable, il voudrait en faire sa maîtresse; et c'est bien naturel. SUZANNE. Naturel? FIGARO. Puis il m'a nommé courrier de dépêches, et Suzon conseiller d'ambassade. Il n'y a pas là d'étourderie. SUZANNE. Tu finiras? FIGARO. Et parce que Suzanne, ma fiancée, n'accepte pas le diplôme, il va favoriser les vues de Marceline; quoi de plus simple encore? Se venger de ceux qui nuisent à nos projets en renversant les leurs; c'est ce que chacun fait; ce que nous allons faire nous mêmes. Hé bien, voilà tout pourtant. LA COMTESSE. Pouvez-vous, Figaro, traiter si légèrement un dessein qui nous coûte à tous le bonheur? FIGARO. Qui dit cela, Madame? SUZANNE. Au lieu de t'affliger de nos chagrins.... FIGARO. N'est-ce pas assez que je m'en occupe? Or, pour agir aussi méthodiquement que lui, tempérons d'abord son ardeur de nos possessions, en l'inquiétant sur les siennes. LA COMTESSE. C'est bien dit; mais comment? FIGARO. C'est déjà fait, Madame; un faux avis donné sur vous.... LA COMTESSE. Sur moi! la tête vous tourne. FIGARO. Oh! c'est à lui qu'elle doit tourner. LA COMTESSE. Un homme aussi jaloux!... FIGARO. Tant mieux: pour tirer parti des gens de ce caractère, il ne faut qu'un peu leur fouetter le sang; c'est ce que les femmes entendent si bien! Puis les tient-on fâchés tout rouge, avec un brin d'intrigue on les mène où l'on veut, par le nez, dans le Guadalquivir. Je vous ai fait rendre à Bazile un billet inconnu, lequel avertit Monseigneur qu'un galant doit chercher à vous voir aujourd'hui pendant le bal. LA COMTESSE. Et vous vous jouez ainsi de la vérité sur le compte d'une femme d'honneur.... FIGARO. Il y en a peu, Madame, avec qui je l'eusse osé, crainte de rencontrer juste. LA COMTESSE. Il faudra que je l'en remercie! FIGARO. Mais dites-moi s'il n'est pas charmant de lui avoir taillé ses morceaux de la journée, de façon qu'il passe à rôder, à jurer après sa dame, le temps qu'il destinait à se complaire avec la nôtre? Il est déjà tout dérouté: galopera-t-il celle-ci? surveillera-t-il celle-là? dans son trouble d'esprit, tenez, tenez, le voilà qui court la plaine, et force un lièvre qui n'en peut mais. L'heure du mariage arrive en poste; il n'aura pas pris de parti contre; et jamais il n'osera s'y opposer devant Madame. SUZANNE. Non; mais Marceline, le bel esprit, osera le faire, elle. FIGARO. Brrrr. Cela m'inquiète bien, ma foi! Tu feras dire à Monseigneur que tu te rendras sur la brune au jardin. SUZANNE. Tu comptes sur celui-là? FIGARO. O dame! écoutez donc; les gens qui ne veulent rien faire de rien, n'avancent rien et ne sont bons à rien. Voilà mon mot. SUZANNE. Il est joli! LA COMTESSE. Comme son idée; vous consentiriez qu'elle s'y rendît? FIGARO. Point du tout. Je fais endosser un habit de Suzanne à quelqu'un: surpris par nous au rendez-vous, le Comte pourra-t-il s'en dédire? SUZANNE. À qui mes habits? FIGARO. Chérubin. LA COMTESSE. Il est parti. FIGARO. Non pas pour moi: veut-on me laisser faire? SUZANNE. On peut s'en fier à lui pour mener une intrigue. FIGARO. Deux, trois, quatre à la fois; bien embrouillées, qui se croisent. J'étais né pour être courtisan. SUZANNE. On dit que c'est un métier si difficile! FIGARO. Recevoir, prendre, et demander; voilà le secret en trois mots. LA COMTESSE. Il a tant d'assurance, qu'il finit par m'en inspirer. FIGARO. C'est mon dessein. SUZANNE. Tu disais donc? FIGARO. Que pendant l'absence de Monseigneur, je vais vous envoyer le Chérubin: coiffez-le, habillez-le; je le renferme et l'endoctrine; et puis dansez, Monseigneur. _(Il sort.)_ _SCÈNE III._ SUZANNE, LA COMTESSE _assise_. LA COMTESSE, _tenant sa boîte à mouches_. Mon Dieu, Suzon, comme je suis faite!... ce jeune homme qui va venir! SUZANNE. Madame ne veut donc pas qu'il en réchappe? LA COMTESSE _rêve devant sa petite glace_. Moi?... tu verras comme je vais le gronder. SUZANNE. Fesons-lui chanter sa romance. (_Elle la met sur la Comtesse_.) LA COMTESSE. Mais, c'est qu'en vérité, mes cheveux sont dans un désordre.... SUZANNE _riant_. Je n'ai qu'à reprendre ces deux boucles. Madame le grondera bien mieux. LA COMTESSE _revenant à elle_. Qu'est-ce que vous dites donc, Mademoiselle? _SCÈNE IV._ CHÉRUBIN, _l'air honteux_; SUZANNE, LA COMTESSE _assise_. SUZANNE. Entrez, monsieur l'Officier; on est visible. CHÉRUBIN _avance en tremblant_. Ah, que ce nom m'afflige, Madame! il m'apprend qu'il faut quitter des lieux.... une marraine si.... bonne!... SUZANNE. Et si belle! CHÉRUBIN _avec un soupir_. Ah! oui. SUZANNE _le contrefait_. _Ah! oui._ Le bon jeune homme! avec ses longues paupières hypocrites. Allons, bel oiseau bleu, chantez, la romance à Madame. LA COMTESSE _la déplie_. De qui.... dit-on qu'elle est? SUZANNE. Voyez la rougeur du coupable; en a-t-il un pied sur les joues? CHÉRUBIN. Est-ce qu'il est défendu... de chérir.... SUZANNE _lui met le poing sous le nez_. Je dirai tout, vaurien! LA COMTESSE. Là.... chante-t-il? CHÉRUBIN. O Madame, je suis si tremblant!... SUZANNE _en riant_. Et gnian, gnian, gnian, gnian, gnian, gnian, gnian; dès que Madame le veut, modeste auteur! je vais l'accompagner. LA COMTESSE. Prends ma guitare. (_La Comtesse assise, tient le papier pour suivre. Suzanne est derrière son fauteuil, et prélude en regardant la musique par-dessus sa maîtresse. Le petit page est devant elle, les yeux baissés. Ce tableau est juste la belle estampe d'après Vanloo, appelée_ la Conversation espagnole.) ROMANCE. AIR: _Marlbroug s'en vat-en guerre_. PREMIER COUPLET. Mon coursier hors d'haleine, (Que mon coeur, mon coeur a de peine!) J'errais de plaine en plaine Au gré du destrier. IIe COUPLET. Au gré du destrier, Sans varlet, n'écuyer; [A]Là près d'une fontaine, (Que mon coeur, mon coeur a de peine!) Songeant à ma marraine, Sentais mes pleurs couler. IIIe COUPLET. Sentais mes pleurs couler, Prêt à me désoler; Je gravais sur un frêne, (Que mon coeur, mon coeur a de peine!) Sa lettre sans la mienne; Le Roi vint à passer. IVe COUPLET. Le Roi vint à passer; Ses Barons, son Clergier. Beau Page, dit la Reine, (Que mon coeur, mon coeur a de peine!) Qui vous met à la gêne? Qui vous fait tant plorer? Ve COUPLET. Qui vous fait tant plorer? Nous faut le déclarer. Madame et Souveraine, (Que mon coeur, mon coeur a de peine!) J'avais une marraine Que toujours adorai.[B] VIe COUPLET. Que toujours adorai; Je sens que j'en mourrai. Beau Page, dit la Reine, (Que mon coeur, mon coeur a de peine!) N'est-il qu'une marraine? Je vous en servirai. VIIe COUPLET. Je vous en servirai; Mon Page vous ferai; puis à ma jeune Hélène, (Que mon coeur, mon coeur a de peine!) Fille d'un Capitaine, Un jour vous marierai. VIIIe COUPLET. Un jour vous marierai.-- Nenni n'en faut parler; Je veux, traînant ma chaîne, (Que mon coeur, mon coeur a de peine!) Mourir de cette peine; Mais non m'en consoler. [Note A: Au spectacle on a commencé la romance à ce vers, en disant: _Auprès d'une fontaine_.] [Note B: Ici la Comtesse arrête le Page en fermant le papier. Le reste ne se chante pas au théâtre.] LA COMTESSE. Il y a de la naïveté.... du sentiment même. SUZANNE _va poser la guitare sur un fauteuil._ O! pour du sentiment, c'est un jeune homme qui.... Ah çà, monsieur l'Officier, vous a-t-on dit que pour égayer la soirée, nous voulons savoir d'avance si un de mes habits vous ira passablement? LA COMTESSE. J'ai peur que non. SUZANNE _se mesure avec lui_. Il est de ma grandeur. Ôtons d'abord le manteau. (_elle le détache_.) LA COMTESSE. Et si quelqu'un entrait? SUZANNE. Est-ce que nous fesons du mal donc? je vais fermer la porte: (_elle court_) mais c'est la coiffure que je veux voir. LA COMTESSE. Sur ma toilette, une baigneuse à moi. (_Suzanne entre dans le cabinet dont la porte est au bord du théâtre_.) _SCÈNE V_. CHÉRUBIN, LA COMTESSE _assise_. LA COMTESSE. Jusqu'à l'instant du bal le Comte ignorera que vous soyez au château. Nous lui dirons après, que le temps d'expédier votre brevet nous a fait naître l'idée.... CHÉRUBIN _le lui montre_. Hélas, Madame, le voici; Bazile me l'a remis de sa part. LA COMTESSE. Déjà? l'on a craint d'y perdre une minute. (_elle lit_.) Ils se sont tant pressés, qu'ils ont oublié d'y mettre son cachet. (_elle le lui rend_.) _SCÈNE VI_. CHÉRUBIN, LA COMTESSE, SUZANNE. SUZANNE _entre avec un grand bonnet_. Le cachet, à quoi? LA COMTESSE. À son brevet. SUZANNE. Déjà? LA COMTESSE. C'est ce que je disais. Est-ce là ma baigneuse? SUZANNE _s'assied près de la Comtesse_. Et la plus belle de toutes. (_elle chante avec des épingles dans sa bouche._) Tournez-vous donc envers ici, Jean de Lyra, mon bel ami. Chérubin se met à genoux. (_elle le coiffe_.) Madame, il est charmant! LA COMTESSE. Arrange son collet d'un air un peu plus féminin. SUZANNE _l'arrange_. Là.... mais voyez donc ce morveux, comme il est joli en fille! j'en suis jalouse, moi! (_elle lui prend le menton_.) Voulez-vous bien n'être pas joli comme çà? LA COMTESSE. Qu'elle est folle! Il faut relever la manche, afin que l'amadis prenne mieux.... (_elle le retrousse_.) Qu'est-ce qu'il a donc au bras? un ruban! SUZANNE. Et un ruban à vous. Je suis bien aise que Madame l'ait vu. Je lui avais dit que je le dirais, déjà! Oh! si Monseigneur n'était pas venu, j'aurais bien repris le ruban; car je suis presque aussi forte que lui. LA COMTESSE. Il y a du sang! (_elle détache le ruban_.) CHÉRUBIN _honteux_. Ce matin, comptant partir, j'arrangeais la gourmette de mon cheval; il a donné de la tête, et la bossette m'a effleuré le bras. LA COMTESSE. On n'a jamais mis un ruban.... SUZANNE. Et surtout un ruban volé.--Voyons donc ce que la bossette.... la courbette.... la cornette du cheval.... Je n'entends rien à tous ces noms-là.--Ah qu'il a le bras blanc! c'est comme une femme! plus blanc que le mien! regardez donc, Madame? (_elle les compare_.) LA COMTESSE _d'un ton glacé_. Occupez-vous plutôt de m'avoir du taffetas gommé, dans ma toilette. _Suzanne lui pousse la tête, en riant; il tombe sur les deux mains. (Elle entre dans le cabinet au bord du théâtre.)_ _SCÈNE VII._ CHÉRUBIN _à genoux_, LA COMTESSE _assise_. LA COMTESSE _reste un moment sans parler, les yeux sur son ruban, Chérubin la dévore de ses regards_. Pour mon ruban, Monsieur.... comme c'est celui dont la couleur m'agrée le plus.... j'étais fort en colère de l'avoir perdu. _SCÈNE VIII._ CHÉRUBIN _à genoux_, LA COMTESSE _assise_, SUZANNE. SUZANNE _revenant_. Et la ligature à son bras? (_elle remet à la Comtesse du taffetas gommé et des ciseaux_.) LA COMTESSE. En allant lui chercher tes hardes, prends le ruban d'un autre bonnet. (_Suzanne sort par la porte du fond, en emportant le manteau du Page_.) _SCÈNE IX._ CHÉRUBIN _à genoux_, LA COMTESSE _assise_. CHÉRUBIN _les yeux baissés_. Celui qui m'est ôté m'aurait guéri en moins de rien. LA COMTESSE. Par quelle vertu? (_lui montrant le taffetas_) ceci vaut mieux. CHÉRUBIN _hésitant_. Quand un ruban.... a serré la tête.... ou touché la peau d'une personne.... LA COMTESSE _coupant la parole_. ....!Étrangère, il devient bon pour les blessures? J'ignorais cette propriété. Pour l'éprouver, je garde celui-ci qui vous a serré le bras. À la première égratignure.... de mes femmes, j'en ferai l'essai. CHÉRUBIN _pénétré_. Vous le gardez, et moi je pars. LA COMTESSE. Non pour toujours. CHÉRUBIN. Je suis si malheureux! LA COMTESSE _émue_. Il pleure à présent! c'est ce vilain Figaro avec son pronostic! CHÉRUBIN _exalté_. Ah! je voudrais toucher au terme qu'il m'a prédit! sûr de mourir à l'instant, peut-être ma bouche oserait.... LA COMTESSE _l'interrompt et lui essuie les yeux avec son mouchoir_. Taisez-vous, taisez-vous, enfant. Il n'y a pas un brin de raison dans tout ce que vous dites. (_On frappe à la porte, elle élève la voix_.) Qui frappe ainsi chez moi? _SCÈNE X_. CHÉRUBIN, LA COMTESSE, LE COMTE _en dehors_. LE COMTE _en dehors_. Pourquoi donc enfermée? LA COMTESSE _troublée se lève_. C'est mon époux! grands Dieux!... (_à Chérubin qui s'est levé aussi_) vous sans manteau, le col et les bras nus! seul avec moi! cet air de désordre, un billet reçu, sa jalousie!... LE COMTE _en dehors_. Vous n'ouvrez pas? LA COMTESSE. C'est que.... je suis seule. LE COMTE _en dehors_. Seule! avec qui parlez-vous donc? LA COMTESSE _cherchant_. ....Avec vous sans doute. CHÉRUBIN _à part_. Après les scènes d'hier et de ce matin; il me tuerait sur la place! (_il court au cabinet de toilette, y entre et tire la porte sur lui_.) _SCÈNE XI._ LA COMTESSE _seule, en ôte la clef et court ouvrir au Comte_. Ah quelle faute! quelle faute! _SCÈNE XII._ LE COMTE, LA COMTESSE. LE COMTE, _un peu sévère_. Vous n'êtes pas dans l'usage de vous enfermer! LA COMTESSE _troublée_. Je.... je chiffonnais.... oui, je chiffonnais avec Suzanne; elle est passée un moment chez elle. LE COMTE _l'examine_. Vous avez l'air et le ton bien altérés! LA COMTESSE. Cela n'est pas étonnant.... pas étonnant du tout.... je vous assure.... nous parlions de vous.... elle est passée, comme je vous dis. LE COMTE. Vous parliez de moi!... Je suis ramené par l'inquiétude; en montant à cheval, un billet qu'on m'a remis, mais auquel je n'ajoute aucune foi, m'a.... pourtant agité. LA COMTESSE. Comment, Monsieur?... quel billet? LE COMTE. Il faut avouer, Madame, que vous ou moi sommes entourés d'êtres.... bien méchants! On me donne avis que dans la journée quelqu'un, que je crois absent, doit chercher à vous entretenir. LA COMTESSE. Quel que soit cet audacieux, il faudra qu'il pénètre ici; car mon projet est de ne pas quitter ma chambre de tout le jour. LE COMTE. Ce soir, pour la noce de Suzanne? LA COMTESSE. Pour rien au monde; je suis très-incommodée. LE COMTE. Heureusement le Docteur est ici. (_le Page fait tomber une chaise dans le cabinet_.) Quel bruit entends-je? LA COMTESSE _plus troublée_. Du bruit? LE COMTE. On a fait tomber un meuble. LA COMTESSE. Je.... je n'ai rien entendu, pour moi. LE COMTE. Il faut que vous soyez furieusement préoccupée! LA COMTESSE. Préoccupée! de quoi? LE COMTE. Il y a quelqu'un dans ce cabinet, Madame. LA COMTESSE. Hé.... qui voulez-vous qu'il y ait, Monsieur? LE COMTE. C'est moi qui vous le demande; j'arrive. LA COMTESSE. Hé mais.... Suzanne apparemment qui range. LE COMTE. Vous avez dit qu'elle était passée chez elle! LA COMTESSE. Passée.... ou entrée là; je ne sais lequel. LE COMTE. Si c'est Suzanne, d'où vient le trouble où je vous vois? LA COMTESSE. Du trouble pour ma camariste? LE COMTE. Pour votre camariste, je ne sais; mais pour du trouble, assurément. LA COMTESSE. Assurément, Monsieur, cette fille vous trouble et vous occupe beaucoup plus que moi. LE COMTE _en colère_. Elle m'occupe à tel point, Madame, que je veux la voir à l'instant. LA COMTESSE. Je crois en effet que vous le voulez souvent; mais voilà bien les soupçons les moins fondés... _SCÈNE XIII._ LE COMTE, LA COMTESSE, SUZANNE _entre avec des hardes et pousse la porte du fond._ LE COMTE. Ils en seront plus aisés à détruire. (_il parle au cabinet_.)--Sortez Suzon; je vous l'ordonne. (_Suzanne s'arrête auprès de l'alcôve dans le fond._) LA COMTESSE. Elle est presque nue, Monsieur: vient-on troubler ainsi des femmes dans leur retraite? Elle essayait des hardes que je lui donne en la mariant; elle s'est enfuie, quand elle vous a entendu. LE COMTE. Si elle craint tant de se montrer, au moins elle peut parler. (_il se tourne vers la porte du cabinet._) Répondez-moi, Suzanne; êtes-vous dans ce cabinet? (_Suzanne, restée au fond, se jette dans l'alcôve et s'y cache._) LA COMTESSE _vivement, parlant au cabinet_. Suzon, je vous défends de répondre. (_au Comte_) On n'a jamais poussé si loin la tyrannie! LE COMTE _s'avance au cabinet_. Oh bien, puisqu'elle ne parle pas, vêtue ou non, je la verrai. LA COMTESSE _se met au devant_. Par-tout ailleurs je ne puis l'empêcher; mais j'espère aussi que chez moi.... LE COMTE. Et moi j'espère savoir dans un moment quelle est cette Suzanne mystérieuse. Vous demander la clef serait, je le vois, inutile! mais il est un moyen sûr de jeter en dedans cette légère porte. Holà quelqu'un! LA COMTESSE. Attirer vos gens, et faire un scandale public d'un soupçon qui nous rendrait la fable du château? LE COMTE. Fort bien, Madame; en effet j'y suffirai; je vais à l'instant prendre chez moi ce qu'il faut... (_il marche pour sortir et revient._) Mais pour que tout reste au même état, voudrez-vous bien m'accompagner sans scandale et sans bruit, puisqu'il vous déplaît tant?... une chose aussi simple, apparemment, ne me sera pas refusée! LA COMTESSE _troublée_. Eh! Monsieur, qui songe à vous contrarier? LE COMTE. Ah! j'oubliais la porte qui va chez vos femmes; il faut que je la ferme aussi pour que vous soyez pleinement justifiée. (_il va fermer la porte du fond et en ôte la clef._) LA COMTESSE _à part_. O ciel! étourderie funeste! LE COMTE _revenant à elle_. Maintenant que cette chambre est close, acceptez mon bras, je vous prie; (_il élève la voix_) et quant à la Suzanne du cabinet, il faudra qu'elle ait la bonté de m'attendre, et le moindre mal qui puisse lui arriver à mon retour.... LA COMTESSE. En vérité, Monsieur, voilà bien la plus odieuse aventure.... (_le comte l'emmène et ferme la porte à la clef._) _SCÈNE XIV._ SUZANNE, CHÉRUBIN. SUZANNE _sort de l'alcôve, accourt au cabinet et parle à la serrure_. Ouvrez, Chérubin, ouvrez vite, c'est Suzanne; ouvrez et sortez. CHÉRUBIN _sort_. Ah! Suzon, quelle horrible scène! SUZANNE. Sortez, vous n'avez pas une minute. CHÉRUBIN _effrayé_. Eh par où sortir? SUZANNE. Je n'en sais rien, mais sortez. CHÉRUBIN. S'il n'y a pas d'issue? SUZANNE. Après la rencontre de tantôt il vous écraserait! et nous serions perdues.--Courez conter à Figaro... CHÉRUBIN. La fenêtre du jardin n'est peut-être pas bien haute. (_il court y regarder._) SUZANNE _avec effroi_. Un grand étage! impossible! ah ma pauvre maîtresse! et mon mariage, ô Ciel! CHÉRUBIN _revient_. Elle donne sur la melonnière; quitte à gâter une couche ou deux. SUZANNE _le retient et s'écrie_. Il va se tuer! CHÉRUBIN _exalté_. Dans un gouffre allumé, Suzon! oui je m'y jetterais plutôt que de lui nuire... Et ce baiser va me porter bonheur. (_il l'embrasse et court sauter par la fenêtre._) _SCÈNE XV_. SUZANNE _seule, un cri de frayeur_. Ah!... (_Elle tombe assise un moment. Elle va péniblement regarder à la fenêtre et revient._) Il est déjà bien loin. O le petit garnement! aussi leste que joli! si celui-là manque de femmes.... Prenons sa place au plutôt. (_en entrant dans le cabinet._) Vous pouvez à présent, monsieur le Comte, rompre la cloison si cela vous amuse; au diantre qui répond un mot. (_elle s'y enferme._) _SCÈNE XVI._ LE COMTE, LA COMTESSE _rentrent dans la chambre_. LE COMTE, _une pince à la main, qu'il jette sur le fauteuil_. Tout est bien comme je l'ai laissé. Madame, en m'exposant à briser cette porte, réfléchissez aux suites: encore une fois, voulez-vous l'ouvrir? LA COMTESSE. Eh, Monsieur, quelle horrible humeur peut altérer ainsi les égards entre deux époux? Si l'amour vous dominait au point de vous inspirer ces fureurs, malgré leur déraison je les excuserais; j'oublierais, peut-être en faveur du motif, ce qu'elles ont d'offensant pour moi. Mais la seule vanité peut-elle jeter dans cet excès un galant homme? LE COMTE. Amour ou vanité, vous ouvrirez la porte; ou je vais à l'instant.... LA COMTESSE _au devant_. Arrêtez, Monsieur, je vous prie. Me croyez-vous capable de manquer à ce que je me dois? LE COMTE. Tout ce qu'il vous plaira, Madame: mais je verrai qui est dans ce cabinet. LA COMTESSE _effrayée_. Hé bien, Monsieur, vous le verrez. Écoutez-moi... tranquillement. LE COMTE. Ce n'est donc pas Suzanne? LA COMTESSE _timidement_. Au moins n'est-ce pas non plus une personne.... dont vous deviez rien redouter.... nous disposions une plaisanterie.... bien innocente en vérité, pour ce soir.... et je vous jure.... LE COMTE. Et vous me jurez? LA COMTESSE. Que nous n'avions pas plus dessein de vous offenser l'un que l'autre. LE COMTE _vite_. L'un que l'autre? c'est un homme. LA COMTESSE. Un enfant, Monsieur. LE COMTE. Hé qui donc? LA COMTESSE. À peine osai-je le nommer! LE COMTE _furieux_. Je le tuerai. LA COMTESSE. Grands Dieux! LE COMTE. Parlez donc. LA COMTESSE. Ce jeune.... Chérubin.... LE COMTE. Chérubin! l'insolent! voilà mes soupçons et le billet expliqués. LA COMTESSE _joignant les mains_. Ah! Monsieur, gardez de penser.... LE COMTE _frappant du pied_. (_à part_.) Je trouverai par-tout ce maudit Page! (_haut_.) Allons, Madame, ouvrez; je sais tout maintenant. Vous n'auriez pas été si émue en le congédiant ce matin; il serait parti quand je l'ai ordonné; vous n'auriez pas mis tant de fausseté dans votre conte de Suzanne; il ne se serait pas si soigneusement caché, s'il n'y avait rien de criminel. LA COMTESSE. Il a craint de vous irriter en se montrant. LE COMTE _hors de lui, crie au cabinet_. Sors donc, petit malheureux! LA COMTESSE _le prend à bras le corps, en l'éloignant_. Ah! Monsieur, Monsieur, votre colère me fait trembler pour lui. N'en croyez pas un injuste soupçon, de grace; et que le désordre où vous l'allez trouver.... LE COMTE. Du désordre! LA COMTESSE. Hélas oui; prêt à s'habiller en femme, une coiffure à moi sur la tête, en veste et sans manteau, le col ouvert, les bras nus, il allait essayer.... LE COMTE. Et vous vouliez garder votre chambre! Indigne épouse! ah! vous la garderez.... long-temps; mais il faut avant que j'en chasse un insolent, de manière à ne plus le rencontrer nulle part. LA COMTESSE _se jette à genoux les bras élevés_. Monsieur le Comte, épargnez un enfant; je ne me consolerais pas d'avoir causé... LE COMTE. Vos frayeurs aggravent son crime. LA COMTESSE. Il n'est pas coupable, il partait; c'est moi qui l'ai fait appeler. LE COMTE _furieux_. Levez-vous. Ôtez-vous... Tu es bien audacieuse d'oser me parler pour un autre. LA COMTESSE. Eh bien! je m'ôterai, Monsieur, je me lèverai; je vous remettrai même la clef du cabinet; mais au nom de votre amour... LE COMTE. De mon amour! perfide! LA COMTESSE _se lève et lui présente la clef_. Promettez-moi que vous laisserez aller cet enfant sans lui faire aucun mal; et puisse après tout votre courroux tomber sur moi, si je ne vous convainc pas... LE COMTE _prenant la clef_. Je n'écoute plus rien. LA COMTESSE _se jette sur une bergère, un mouchoir sur les yeux_. O ciel! Il va périr! LE COMTE _ouvre la porte et recule_. C'est Suzanne! _SCÈNE XVII._ LA COMTESSE, LE COMTE, SUZANNE. SUZANNE _sort en riant_. _Je le tuerai, je le tuerai_. Tuez-le donc ce méchant Page! LE COMTE _à part_. Ah quelle école! (_regardant la Comtesse qui est restée stupéfaite._) Et vous aussi? vous jouez l'étonnement?... Mais peut-être elle n'y est pas seule. (_il entre._) _SCÈNE XVIII._ LA COMTESSE _assise_, SUZANNE. SUZANNE _accourt à sa maîtresse_. Remettez-vous, Madame, il est bien loin, il a fait un saut.... LA COMTESSE. Ah, Suzon, je suis morte. _SCÈNE XIX._ LA COMTESSE _assise_, SUZANNE, LE COMTE. LE COMTE _sort du cabinet d'un air confus. Après un court silence_. Il n'y a personne, et pour le coup j'ai tort.--Madame... vous jouez fort bien la comédie. SUZANNE _gaiement_. Et moi, Monseigneur? LA COMTESSE, _son mouchoir sur sa bouche pour se remettre, ne parle pas_. LE COMTE _s'approche_. Quoi, Madame, vous plaisantiez? LA COMTESSE _se remettant un peu_. Eh! pourquoi non, Monsieur? LE COMTE. Quel affreux badinage! et par quel motif, je vous prie?... LA COMTESSE. Vos folies méritent-elles de la pitié? LE COMTE. Nommer folies ce qui touche à l'honneur! LA COMTESSE _assurant son ton par degrés_. Me suis-je unie à vous pour être éternellement dévouée à l'abandon et à la jalousie, que vous seul osez concilier? LE COMTE. Ah! Madame, c'est sans ménagement. SUZANNE. Madame n'avait qu'à vous laisser appeler les gens. LE COMTE. Tu as raison, et c'est à moi de m'humilier... Pardon, je suis d'une confusion!... SUZANNE. Avouez, Monseigneur, que vous la méritez un peu! LE COMTE. Pourquoi donc ne sortais-tu pas lorsque je t'appelais? mauvaise! SUZANNE. Je me r'habillais de mon mieux, à grand renfort d'épingles, et Madame qui me le défendait avait bien ses raisons pour le faire. LE COMTE. Au lieu de rappeler mes torts, aide-moi plutôt à l'apaiser. LA COMTESSE. Non, Monsieur; un pareil outrage ne se couvre point. Je vais me retirer aux Ursulines, et je vois trop qu'il en est temps. LE COMTE. Le pourriez-vous sans quelques regrets? SUZANNE. Je suis sure, moi, que le jour du départ serait la veille des larmes. LA COMTESSE. Eh! quand cela serait, Suzon; j'aime mieux le regretter que d'avoir la bassesse de lui pardonner; il m'a trop offensée. LE COMTE. Rosine!... LA COMTESSE. Je ne la suis plus cette Rosine que vous avez tant poursuivie! je suis la pauvre comtesse Almaviva, la triste femme délaissée, que vous n'aimez plus. SUZANNE. Madame! LE COMTE _suppliant_. Par pitié. LA COMTESSE. Vous n'en aviez aucune pour moi. LE COMTE. Mais aussi ce billet... il m'a tourné le sang! LA COMTESSE. Je n'avais pas consenti qu'on l'écrivît. LE COMTE. Vous le saviez? LA COMTESSE. C'est cet étourdi de Figaro... LE COMTE. Il en était? LA COMTESSE. ...Qui l'a remis à Bazile. LE COMTE. Qui m'a dit le tenir d'un paysan. O perfide chanteur! lame à deux tranchans! c'est toi qui paieras pour tous le monde. LA COMTESSE. Vous demandez pour vous un pardon que vous refusez aux autres: voilà bien les hommes! Ah! si jamais je consentais à pardonner en faveur de l'erreur où vous a jeté ce billet, j'exigerais que l'amnistie fût générale. LE COMTE. Hé bien, de tout mon coeur, Comtesse. Mais comment réparer une faute aussi humiliante? LA COMTESSE _se lève_. Elle l'était pour tous deux. LE COMTE. Ah! dites pour moi seul.--Mais je suis encore à concevoir comment les femmes prennent si vite et si juste l'air et le ton des circonstances. Vous rougissiez, vous pleuriez, votre visage était défait.... D'honneur il l'est encore. LA COMTESSE _s'efforçant de sourire_. Je rougissais.... du ressentiment de vos soupçons. Mais les hommes sont-ils assez délicats pour distinguer l'indignation d'une âme honnête outragée, d'avec la confusion qui naît d'une accusation méritée? LE COMTE _souriant_. Et ce Page en désordre, en veste et presque nu.... LA COMTESSE _montrant Suzanne_. Vous le voyez devant vous. N'aimez-vous pas mieux l'avoir trouvé que l'autre? en général, vous ne haïssez pas de rencontrer celui-ci. LE COMTE _riant plus fort_. Et ces prières, ces larmes feintes.... LA COMTESSE. Vous me faites rire, et j'en ai peu d'envie. LE COMTE. Nous croyons valoir quelque chose en politique, et nous ne sommes que des enfans. C'est vous, c'est vous, Madame, que le Roi devrait envoyer en ambassade à Londres! Il faut que votre sexe ait fait une étude bien réfléchie de l'art de se composer pour réussir à ce point! LA COMTESSE. C'est toujours vous qui nous y forcez. SUZANNE. Laissez-nous prisonniers sur parole, et vous verrez si nous sommes gens d'honneur. LA COMTESSE. Brisons là, monsieur le Comte. J'ai peut-être été trop loin; mais mon indulgence, en un cas aussi grave, doit au moins m'obtenir la vôtre. LE COMTE. Mais vous répéterez que vous me pardonnez. LA COMTESSE. Est-ce que je l'ai dit, Suzon? SUZANNE. Je ne l'ai pas entendu, Madame. LE COMTE. Hé bien, que ce mot vous échappe. LA COMTESSE. Le méritez-vous donc, ingrat? LE COMTE. Oui, par mon repentir. SUZANNE. Soupçonner un homme dans le cabinet de Madame! LE COMTE. Elle m'en a si sévèrement puni! SUZANNE. Ne pas s'en fier à elle quand elle dit que c'est sa camariste! LE COMTE. Rosine, êtes-vous donc implacable? LA COMTESSE. Ah! Suzon! que je suis faible! quel exemple je te donne! (_tendant la main au Comte_.) On ne croira plus à la colère des femmes. SUZANNE. Bon! Madame, avec eux ne faut-il pas toujours en venir là? LE COMTE _baise ardemment la main de sa femme_. _SCÈNE XX._ SUZANNE, FIGARO, LA COMTESSE, LE COMTE. FIGARO _arrivant tout essoufflé_. On disait Madame incommodée. Je suis vîte accouru.... je vois avec joie qu'il n'en est rien. LE COMTE _sèchement_. Vous êtes fort attentif! FIGARO. Et c'est mon devoir. Mais puisqu'il n'en est rien, Monseigneur, tous vos jeunes vassaux des deux sexes sont en bas avec les violons et les cornemuses, attendant pour m'accompagner, l'instant où vous permettrez que je mène ma fiancée.... LE COMTE. Et qui surveillera la Comtesse au château? FIGARO. La veiller! elle n'est pas malade. LE COMTE. Non; mais cet homme absent qui doit l'entretenir? FIGARO. Quel homme absent? LE COMTE. L'homme du billet que vous avez remis à Bazile. FIGARO. Qui dit cela? LE COMTE. Quand je ne le saurais pas d'ailleurs, fripon! ta physionomie qui t'accuse me prouverait déjà que tu mens. FIGARO. S'il est ainsi, ce n'est pas moi qui mens, c'est ma physionomie. SUZANNE. Va, mon pauvre Figaro! n'uses pas ton éloquence en défaites; nous avons tout dit. FIGARO. Et quoi dit? vous me traitez comme un Bazile! SUZANNE. Que tu avais écrit le billet de tantôt pour faire accroire à Monseigneur, quand il entrerait, que le petit Page était dans ce cabinet où je me suis enfermée. LE COMTE. Qu'as-tu à répondre? LA COMTESSE. Il n'y a plus rien à cacher, Figaro; le badinage est consommé. FIGARO _cherchant à deviner_. Le badinage... est consommé? LE COMTE. Oui, consommé. Que dis-tu là-dessus? FIGARO. Moi! je dis.... que je voudrais bien qu'on en pût dire autant de mon mariage; et si vous l'ordonnez.... LE COMTE. Tu conviens donc enfin du billet? FIGARO. Puisque Madame le veut, que Suzanne le veut, que vous le voulez vous-même, il faut bien que je le veuille aussi: mais à votre place, en vérité, Monseigneur, je ne croirais pas un mot de tout ce que nous vous disons. LE COMTE. Toujours mentir contre l'évidence! à la fin cela m'irrite. LA COMTESSE _en riant_. Eh, ce pauvre garçon! pourquoi voulez-vous, Monsieur, qu'il dise une fois la vérité? FIGARO _bas à Suzanne_. Je l'avertis de son danger; c'est tout ce qu'un honnête homme peut faire. SUZANNE _bas_. As-tu vu le petit Page? FIGARO _bas_. Encore tout froissé. SUZANNE _bas_. Ah, Pécaïre! LA COMTESSE. Allons, monsieur le Comte, ils brûlent de s'unir: leur impatience est naturelle! entrons pour la cérémonie. LE COMTE _à part_. Et Marceline, Marceline.... (_haut_) je voudrais être.... au moins vêtu. LA COMTESSE. Pour nos gens! est-ce que je le suis? _SCÈNE XXI._ FIGARO, SUZANNE, LA COMTESSE, LE COMTE, ANTONIO. ANTONIO, _demi-gris, tenant un pot de giroflées écrasées_. Monseigneur! Monseigneur! LE COMTE. Que me veux-tu, Antonio? ANTONIO. Faites donc une fois griller les croisées qui donnent sur mes couches. On jette toutes sortes de choses par ces fenêtres; et tout à l'heure encore on vient d'en jeter un homme. LE COMTE. Par ces fenêtres? ANTONIO. Regardez comme on arrange mes giroflées. SUZANNE _bas à Figaro_. Alerte, Figaro! alerte. FIGARO. Monseigneur, il est gris dès le matin. ANTONIO. Vous n'y êtes pas. C'est un petit reste d'hier. Voilà comme on fait des jugemens.... ténébreux. LE COMTE _avec feu_. Cet homme! cet homme! où est-il? ANTONIO. Où il est? LE COMTE. Oui. ANTONIO. C'est ce que je dis. Il faut me le trouver, déjà. Je suis votre domestique; il n'y a que moi qui prends soin de votre jardin; il y tombe un homme, et vous sentez.... que ma réputation en est effleurée. SUZANNE _bas à Figaro_. Détourne, détourne. FIGARO. Tu boiras donc toujours? ANTONIO. Et si je ne buvais pas, je deviendrais enragé. LA COMTESSE. Mais en prendre ainsi sans besoin.... ANTONIO. Boire sans soif et faire l'amour en tout temps, Madame; il n'y a que çà qui nous distingue des autres bêtes. LE COMTE _vivement_. Répons-moi donc, ou je vais te chasser. ANTONIO. Est-ce que je m'en irais? LE COMTE. Comment donc? ANTONIO _se touchant le front_. Si vous n'avez pas assez de çà pour garder un bon domestique, je ne suis pas assez bête, moi, pour renvoyer un si bon maître. LE COMTE _le secoue avec colère_. On a, dis-tu, jeté un homme par cette fenêtre? ANTONIO. Oui, mon Excellence; tout à l'heure, en veste blanche, et qui s'est enfui, jarni, courant.... LE COMTE _impatienté_. Après? ANTONIO. J'ai bien voulu courir après; mais je me suis donné contre la grille une si fière gourde à la main, que je ne peux plus remuer ni pied ni patte de ce doigt-là. (_levant le doigt_.) LE COMTE. Au moins tu reconnaîtrais l'homme? ANTONIO. Oh! que oui-dà!... si je l'avais vu, pourtant. SUZANNE _bas à Figaro_. Il ne l'a pas vu. FIGARO. Voilà bien du train pour un pot de fleurs! combien te faut-il, pleurard! avec ta giroflée? Il est inutile de chercher, Monseigneur; c'est moi qui ai sauté. LE COMTE. Comment c'est vous! ANTONIO. _Combien te faut-il, pleurard?_ Votre corps a donc bien grandi depuis ce temps-là? car je vous ai trouvé beaucoup plus moindre et plus fluet! FIGARO. Certainement; quand on saute on se pelotone.... ANTONIO. M'est avis que c'était plutôt.... qui dirait, le gringalet de Page. LE COMTE. Chérubin, tu veux dire? FIGARO. Oui, revenu tout exprès avec son cheval, de la porte de Séville, où peut-être il est déjà. ANTONIO. O! non, je ne dis pas çà, je ne dis pas çà; je n'ai pas vu sauter de cheval, car je le dirais de même. LE COMTE. Quelle patience! FIGARO. J'étais dans la chambre des femmes en veste blanche: il fait un chaud!... J'attendais là ma Suzanette, quand j'ai ouï tout à coup la voix de Monseigneur et le grand bruit qui se fesait; je ne sais quelle crainte m'a saisi à l'occasion de ce billet; et s'il faut avouer ma bêtise, j'ai sauté sans réflexion sur les couches, où je me suis même un peu foulé le pied droit. (_il frotte son pied._) ANTONIO. Puisque c'est vous, il est juste de vous rendre ce brinborion de papier qui a coulé de votre veste en tombant. LE COMTE _se jette dessus_. Donne-le-moi. (_il ouvre le papier et le referme._) FIGARO, _à part_. Je suis pris. LE COMTE _à Figaro_. La frayeur ne vous aura pas fait oublier ce que contient ce papier ni comment il se trouvait dans votre poche? FIGARO _embarrassé fouille dans ses poches et en tire des papiers_. Non sûrement.... mais c'est que j'en ai tant; il faut répondre à tout.... (_il regarde un des papiers._) Ceci? ah! c'est une lettre de Marceline en quatre pages; elle est belle!... Ne serait-ce pas la requête de ce pauvre braconnier en prison?... non, la voici... J'avais l'état des meubles du petit château dans l'autre poche.... (_Le Comte r'ouvre le papier qu'il tient._) LA COMTESSE, _bas à Suzanne_. Ah dieux! Suzon, c'est le brevet d'officier. SUZANNE, _bas à Figaro_. Tout est perdu, c'est le brevet. LE COMTE _replie le papier_. Hé bien! l'homme aux expédiens, vous ne devinez pas? ANTONIO _s'approchant de Figaro_. Monseigneur dit si vous ne devinez pas? FIGARO _le repousse_. Fi donc, vilain, qui me parle dans le nez! LE COMTE. Vous ne vous rappelez pas ce que ce peut être? FIGARO. Ah ah ah ah! _Povero!_ ce sera le brevet de ce malheureux enfant qu'il m'avait remis, et que j'ai oublié de lui rendre. Oh oh oh oh! étourdi que je suis! que fera-t-il sans son brevet? Il faut courir.... LE COMTE. Pourquoi vous l'aurait-il remis? FIGARO _embarrassé_. Il.... désirait qu'on y fît quelque chose. LE COMTE _regarde son papier_. Il n'y manque rien. LA COMTESSE, _bas à Suzanne_. Le cachet. SUZANNE, _bas à Figaro_. Le cachet y manque. LE COMTE _à Figaro_. Vous ne répondez pas? FIGARO. C'est.... qu'en effet il y manque peu de chose. Il dit que c'est l'usage. LE COMTE. L'usage! l'usage! l'usage de quoi? FIGARO. D'y apposer le sceau de vos armes. Peut-être aussi que cela ne valait pas la peine. LE COMTE _r'ouvre le papier et le chiffonne de colère_. Allons, il est écrit que je ne saurai rien. (_à part_) C'est ce Figaro qui les mène, et je ne m'en vengerais pas! (_il veut sortir avec dépit._) FIGARO _l'arrêtant_. Vous sortez sans ordonner mon mariage? _SCÈNE XXII._ BAZILE, BARTHOLO, MARCELINE, FIGARO, LE COMTE, GRIPE-SOLEIL, LA COMTESSE, SUZANNE, ANTONIO, _Valets du Comte, ses Vassaux_. MARCELINE _au Comte_. Ne l'ordonnez pas, Monseigneur; avant de lui faire grace, vous nous devez justice. Il a des engagemens avec moi. LE COMTE, _à part_. Voilà ma vengeance arrivée. FIGARO. Des engagemens? de quelle nature? expliquez-vous? MARCELINE. Oui, je m'expliquerai, malhonnête! (_La Comtesse s'assied sur une bergère; Suzanne est derrière elle_.) LE COMTE. De quoi s'agit-il, Marceline? MARCELINE. D'une obligation de mariage. FIGARO. Un billet, voilà tout, pour de l'argent prêté. MARCELINE _au Comte_. Sous condition de m'épouser. Vous êtes un grand seigneur, le premier juge de la province.... LE COMTE. Présentez-vous au tribunal; j'y rendrai justice à tout le monde. BAZILE _montrant Marceline_. En ce cas, votre grandeur permet que je fasse aussi valoir mes droits sur Marceline? LE COMTE, _à part_. Ah! voilà mon fripon du billet. FIGARO. Autre fou de la même espèce! LE COMTE _en colère à Bazile_. Vos droits! vos droits! il vous convient bien de parler devant moi, maître sot! ANTONIO _frappant dans sa main_. Il ne l'a, ma foi, pas manqué du premier coup: c'est son nom. LE COMTE. Marceline, on suspendra tout jusqu'à l'examen de vos titres, qui se fera publiquement dans la grand'salle d'audience. Honnête Bazile! agent fidèle et sûr! allez au bourg chercher les gens du siége. BAZILE. Pour son affaire? LE COMTE. Et vous m'amènerez le paysan du billet. BAZILE. Est-ce que je le connais? LE COMTE. Vous résistez! BAZILE. Je ne suis pas entré au château pour en faire les commissions. LE COMTE. Quoi donc? BAZILE. Homme à talent sur l'orgue du village, je montre le clavecin à Madame, à chanter à ses femmes, la mandoline aux pages; et mon emploi, surtout, est d'amuser votre compagnie avec ma guitare, quand il vous plaît me l'ordonner. GRIPE-SOLEIL _s'avance_. J'irai bien, Monsigneu, si cela vous plaira? LE COMTE. Quel est ton nom et ton emploi? GRIPE-SOLEIL. Je suis Gripe-Soleil, mon bon signeu; le petit patouriau des chèvres, commandé pour le feu d'artifice. C'est fête aujourd'hui dans le troupiau; et je sais ous-ce-qu'est toute l'enragée boutique à procès du pays. LE COMTE. Ton zèle me plaît; vas-y; mais vous, (_à Bazile_) accompagnez Monsieur en jouant de la guitare, et chantant pour l'amuser en chemin; il est de ma compagnie. GRIPE-SOLEIL _joyeux_. Oh, moi, je suis de la... (_Suzanne l'apaise de la main en lui montrant la Comtesse_.) BAZILE _surpris_. Que j'accompagne Gripe-Soleil en jouant? LE COMTE. C'est votre emploi! partez, ou je vous chasse. (_Il sort._) _SCÈNE XXIII._ _Les Acteurs précédens, excepté le Comte._ BAZILE _à lui-même_. Ah! je n'irai pas lutter contre le pot de fer, moi qui ne suis... FIGARO. Qu'une cruche. BAZILE _à part_. Au lieu d'aider à leur mariage, je m'en vais assurer le mien avec Marceline. (_à Figaro_) Ne conclus rien, crois-moi, que je ne sois de retour. (_il va prendre la guitare sur le fauteuil du fond._) FIGARO _le suit_. Conclure! oh! va, ne crains rien; quand même tu ne reviendrais jamais... tu n'as pas l'air en train de chanter; veux-tu que je commence?... allons, gai! haut la-mi-la pour ma fiancée. (_il se met en marche à reculons, danse en chantant la Séguedille suivante; Bazile accompagne, et tout le monde le suit._) SÉGUEDILLE: air noté. Je préfère à richesse La sagesse De ma Suzon, Zon, zon, zon, Zon, zon, zon, Zon, zon, zon, Zon, zon, zon. Aussi sa gentillesse Est maîtresse De ma raison; Zon, zon, zon, Zon, zon, zon, Zon, zon, zon, Zon, zon, zon. (_Le bruit s'éloigne, on n'entend pas le reste._) _SCÈNE XXIV._ SUZANNE, LA COMTESSE. LA COMTESSE _dans sa bergère_. Vous voyez, Suzanne, la jolie scène que votre étourdi m'a value avec son billet. SUZANNE. Ah! Madame, quand je suis rentrée du cabinet, si vous aviez vu votre visage! il s'est terni tout à coup; mais ce n'a été qu'un nuage; et par degrés vous êtes devenue rouge, rouge, rouge! LA COMTESSE. Il a donc sauté par la fenêtre? SUZANNE. Sans hésiter, le charmant enfant! léger... comme une abeille. LA COMTESSE. Ah ce fatal jardinier! Tout cela m'a remuée au point... que je ne pouvais rassembler deux idées. SUZANNE. Ah! Madame, au contraire; et c'est-là que j'ai vu combien l'usage du grand monde donne d'aisance aux dames comme il faut, pour mentir sans qu'il y paraisse. LA COMTESSE. Crois-tu que le Comte en soit la dupe? et s'il trouvait cet enfant au château! SUZANNE. Je vais recommander de le cacher si bien... LA COMTESSE. Il faut qu'il parte. Après ce qui vient d'arriver, vous croyez bien que je ne suis pas tentée de l'envoyer au jardin à votre place. SUZANNE. Il est certain que je n'irai pas non plus. Voilà donc mon mariage encore une fois... LA COMTESSE _se lève_. Attends... Au lieu d'un autre ou de toi, si j'y allais moi-même. SUZANNE. Vous, Madame? LA COMTESSE. Il n'y aurait personne d'exposé... le Comte alors ne pourrait nier... Avoir puni sa jalousie et lui prouver son infidélité! cela serait... Allons, le bonheur d'un premier hasard m'enhardit à tenter le second. Fais-lui savoir promptement que tu te rendras au jardin; mais surtout que personne... SUZANNE Ah! Figaro. LA COMTESSE. Non, non; il voudrait mettre ici du sien... Mon masque de velours et ma canne, que j'aille y rêver sur la terrasse. (_Suzanne entre dans le cabinet de toilette_.) _SCÈNE XXV._ LA COMTESSE _seule_. Il est assez effronté mon petit projet! (_elle se retourne._) Ah le ruban! mon joli ruban! je t'oubliais! (_elle le prend sur sa bergère et le roule._) Tu ne me quitteras plus... tu me rappelleras la scène où ce malheureux enfant... Ah! monsieur le Comte, qu'avez-vous fait?... et moi, que fais-je en ce moment? _SCÈNE XXVI._ LA COMTESSE, SUZANNE. (_La Comtesse met furtivement le ruban dans son sein._) SUZANNE. Voici la canne et votre loup. LA COMTESSE. Souviens-toi que je t'ai défendu d'en dire un mot à Figaro. SUZANNE _avec joie_. Madame, il est charmant votre projet. Je viens d'y réfléchir. Il rapproche tout, termine tout, embrasse tout; et quelque chose qui arrive, mon mariage est maintenant certain. (_elle baise la main de sa maîtresse._) (_Elles sortent._) _Fin du second Acte._ _Pendant l'entr'acte, des valets arrangent la salle d'audience: on apporte les deux banquettes à dossier des avocats, que l'on place aux deux côtés du théâtre, de façon que le passage soit libre par derrière. On pose une estrade à deux marches dans le milieu du théâtre vers le fond, sur laquelle on place le fauteuil du Comte. On met la table du greffier et son tabouret de côté sur le devant, et des siéges pour Brid'oison et d'autres juges, des deux côtés de l'estrade du Comte._ ACTE III. _Le théâtre représente une salle du château, appelée salle du trône, et servant de salle d'audience, ayant sur le côté une impériale en dais, et dessous, le portrait du roi._ _SCÈNE PREMIÈRE._ LE COMTE, PEDRILLE _en veste et botté, tenant un paquet cacheté._ LE COMTE, _vîte_. M'as-tu bien entendu? PEDRILLE. Excellence, oui. (_il sort._) _SCÈNE II._ LE COMTE _seul, criant_. Pédrille? _SCÈNE III_ LE COMTE, PEDRILLE _revient_. PEDRILLE. Excellence? LE COMTE. On ne t'a pas vu? PEDRILLE. Âme qui vive. LE COMTE. Prenez le cheval barbe. PEDRILLE. Il est à la grille du potager, tout sellé. LE COMTE. Ferme, d'un trait, jusqu'à Séville. PEDRILLE. Il n'y a que trois lieues, elles sont bonnes. LE COMTE. En descendant, sachez si le Page est arrivé. PEDRILLE. Dans l'hôtel? LE COMTE. Oui; surtout depuis quel temps? PEDRILLE. J'entends. LE COMTE. Remets-lui son brevet, et reviens vîte. PEDRILLE. Et s'il n'y était pas? LE COMTE. Revenez plus vîte, et m'en rendez compte: allez. _SCÈNE IV._ LE COMTE _seul, marche en rêvant_. J'ai fait une gaucherie en éloignant Bazile!... la colère n'est bonne à rien.--Ce billet remis par lui, qui m'avertit d'une entreprise sur la Comtesse; la Camariste enfermée quand j'arrive; la maîtresse affectée d'une terreur fausse ou vraie; un homme qui saute par la fenêtre, et l'autre après qui avoue... ou qui prétend que c'est lui... le fil m'échappe. Il y a là-dedans une obscurité... Des libertés chez mes vassaux, qu'importe à gens de cette étoffe? Mais la Comtesse! si quelque insolent attentait... où m'égarai-je? En vérité quand la tête se monte, l'imagination la mieux réglée devient folle comme un rêve!--Elle s'amusait; ces ris étouffés, cette joie mal éteinte!--Elle se respecte, et mon honneur... où diable on l'a placé! De l'autre part où suis-je? Cette friponne de Suzanne a-t-elle trahi mon secret? comme il n'est pas encore le sien... Qui donc m'enchaîne à cette fantaisie? j'ai voulu vingt fois y renoncer... Étrange effet de l'irrésolution! si je la voulais sans débat, je la désirerais mille fois moins.--Ce Figaro se fait bien attendre! il faut le sonder adroitement. (_Figaro paraît dans le fond; il s'arrête._) et tâcher, dans la conversation que je vais avoir avec lui, de démêler, d'une manière détournée, s'il est instruit ou non de mon amour pour Suzanne. _SCÈNE V._ LE COMTE, FIGARO. FIGARO, _à part_. Nous y voilà. LE COMTE. ...s'il en sait par elle un seul mot... FIGARO, _à part_. Je m'en suis douté. LE COMTE. ...je lui fais épouser la vieille. FIGARO, _à part_. Les amours de monsieur Bazile. LE COMTE. ...et voyons ce que nous ferons de la jeune. FIGARO, _à part_. Ah! ma femme, s'il vous plaît. LE COMTE _se retourne_. Hein? quoi? qu'est-ce que c'est? FIGARO _s'avance_. Moi, qui me rends à vos ordres. LE COMTE. Et pourquoi ces mots? FIGARO. Je n'ai rien dit. LE COMTE _répète_. _Ma femme, s'il vous plaît?_ FIGARO. C'est.... la fin d'une réponse que je fesais: _allez le dire à ma femme, s'il vous plaît_. LE COMTE _se promène_. _Sa femme!_.... Je voudrais bien savoir quelle affaire peut arrêter Monsieur, quand je le fais appeler? FIGARO _feignant d'assurer son habillement_. Je m'étais sali sur ces couches en tombant; je me changeais. LE COMTE. Faut-il une heure? FIGARO. Il faut le temps. LE COMTE. Les domestiques ici.... sont plus longs à s'habiller que les maîtres! FIGARO. C'est qu'ils n'ont point de valets pour les y aider. LE COMTE. ....Je n'ai pas trop compris ce qui vous avait forcé tantôt de courir un danger inutile, en vous jetant.... FIGARO. Un danger! on dirait que je me suis engouffré tout vivant.... LE COMTE. Essayez de me donner le change, en feignant de le prendre, insidieux valet! vous entendez fort bien que ce n'est pas le danger qui m'inquiéte, mais le motif. FIGARO. Sur un faux avis, vous arrivez furieux, renversant tout, comme le torrent de _la Moréna_; vous cherchez un homme; il vous le faut, ou vous allez briser les portes, enfoncer les cloisons; je me trouve-là par hasard; qui sait dans votre emportement si... LE COMTE _interrompant_. Vous pouviez fuir par l'escalier. FIGARO. Et vous, me prendre au corridor. LE COMTE _en colère_. Au corridor! (_à part_) je m'emporte, et nuis à ce que je veux savoir. FIGARO, _à part_. Voyons-le venir, et jouons serré. LE COMTE _radouci_. Ce n'est pas ce que je voulais dire, laissons cela. J'avais... oui, j'avais quelqu'envie de t'emmener à Londres, courrier de dépêches... mais toutes réflexions faites... FIGARO. Monseigneur a changé d'avis? LE COMTE. Premièrement, tu ne sais pas l'anglais. FIGARO. Je sais _God-dam_. LE COMTE. Je n'entends pas. FIGARO. Je dis que je sais _God-dam_. LE COMTE. Hé bien? FIGARO. Diable! c'est une belle langue que l'anglais; il en faut peu pour aller loin: avec _God-dam_ en Angleterre, on ne manque de rien nulle part.--Voulez-vous tâter d'un bon poulet gras? entrez dans une taverne, et faites seulement ce geste au garçon; (_il tourne la broche_) _God-dam!_ on vous apporte un pied de boeuf salé sans pain. C'est admirable! Aimez-vous à boire un coup d'excellent Bourgogne ou de Clairet? rien que celui-ci; (_il débouche une bouteille_) _God-dam!_ on vous sert un pot de bierre en bel étain, la mousse aux bords: quelle satisfaction! Rencontrez vous une de ces jolies personnes qui vont trottant menu, les yeux baissés, coudes en arrière, et tortillant un peu des hanches? mettez mignardement tous les doigts unis sur la bouche; ah! _God-dam!_ elle vous sangle un soufflet de crocheteur: preuve qu'elle entend. Les Anglais, à la vérité, ajoutent par-ci, par-là quelques autres mots en conversant; mais il est bien aisé de voir que God-dam est le fond de la langue; et si Monseigneur n'a pas d'autre motif de me laisser en Espagne... LE COMTE, _à part_. Il veut venir à Londres; elle n'a pas parlé. FIGARO, _à part_. Il croit que je ne sais rien; travaillons-le un peu dans son genre. LE COMTE. Quel motif avait la Comtesse pour me jouer un pareil tour? FIGARO. Ma foi, Monseigneur, vous le savez mieux que moi. LE COMTE. Je la préviens sur tout, et la comble de présens. FIGARO. Vous lui donnez, mais vous êtes infidèle. Sait-on gré du superflu à qui nous prive du nécessaire? LE COMTE. ...Autrefois tu me disais tout. FIGARO. Et maintenant je ne vous cache rien. LE COMTE. Combien la Comtesse t'a-t-elle donné pour cette belle association? FIGARO. Combien me donnâtes-vous pour la tirer des mains du Docteur! tenez, Monseigneur; n'humilions pas l'homme qui nous sert bien, crainte d'en faire un mauvais valet. LE COMTE. Pourquoi faut-il qu'il y ait toujours du louche en ce que tu fais? FIGARO. C'est qu'on en voit par-tout quand on cherche des torts. LE COMTE. Une réputation détestable! FIGARO. Et si je vaux mieux qu'elle? y a-t-il beaucoup de seigneurs qui puissent en dire autant? LE COMTE. Cent fois je t'ai vu marcher à la fortune, et jamais aller droit. FIGARO. Comment voulez-vous? la foule est là: chacun veut courir, on se presse, on pousse, on coudoie, on renverse, arrive qui peut; le reste est écrasé. Aussi, c'est fait; pour moi j'y renonce. LE COMTE. À la fortune? (_à part_) Voici du neuf. FIGARO. (_à part_) À mon tour maintenant. (_haut_) Votre Excellence m'a gratifié de la conciergerie du château; c'est un fort joli sort: à la vérité je ne serai pas le courtier étrenné des nouvelles intéressantes; mais en revanche, heureux avec ma femme au fond de l'Andalousie... LE COMTE. Qui t'empêcherait de l'emmener à Londres? FIGARO. Il faudrait la quitter si souvent, que j'aurais bientôt du mariage par-dessus la tête. LE COMTE. Avec du caractère et de l'esprit, tu pourrais un jour t'avancer dans les bureaux. FIGARO. De l'esprit pour s'avancer? Monseigneur se rit du mien. Médiocre et rampant; et l'on arrive à tout. LE COMTE. ...Il ne faudrait qu'étudier un peu sous moi la politique. FIGARO. Je la sais. LE COMTE. Comme l'anglais, le fond de la langue! FIGARO. Oui, s'il y avait de quoi se vanter. Mais feindre d'ignorer ce qu'on sait, de savoir tout ce qu'on ignore; d'entendre ce qu'on ne comprend pas, de ne point ouïr ce qu'on entend; surtout de pouvoir au-delà de ses forces; avoir souvent pour grand secret de cacher qu'il n'y en a point; s'enfermer pour tailler des plumes, et paraître profond quand on n'est, comme on dit, que vide et creux; jouer bien ou mal un personnage; répandre des espions et pensionner des traîtres; amolir des cachets; intercepter des lettres; et tâcher d'anoblir la pauvreté des moyens par l'importance des objets: voilà toute la politique, ou je meure! LE COMTE. Eh! c'est l'intrigue que tu définis! FIGARO. La politique, l'intrigue, volontiers; mais comme je les crois un peu germaines, en fasse qui voudra. _J'aime mieux ma mie au gué_, comme dit la chanson du bon roi. LE COMTE _à part_. Il veut rester. J'entends... Suzanne m'a trahi. FIGARO _à part_. Je l'enfile, et le paye en sa monnaie. LE COMTE. Ainsi tu espères gagner ton procès contre Marceline? FIGARO. Me feriez-vous un crime de refuser une vieille fille, quand votre Excellence se permet de nous souffler toutes les jeunes? LE COMTE _raillant_. Au tribunal, le magistrat s'oublie, et ne voit plus que l'ordonnance. FIGARO. Indulgente aux grands, dure aux petits... LE COMTE. Crois-tu donc que je plaisante? FIGARO. Eh! qui le sait, Monseigneur? _Tempo e galant'uomo_, dit l'italien; il dit toujours la vérité; c'est lui qui m'apprendra qui me veut du mal ou du bien. LE COMTE _à part_. Je vois qu'on lui a tout dit; il épousera la duègne. FIGARO, _à part_. Il a joué au fin avec moi; qu'a-t-il appris? _SCÈNE VI._ LE COMTE, UN LAQUAIS, FIGARO. LE LAQUAIS _annonçant_. Dom Gusman Brid'oison. LE COMTE. Brid'oison? FIGARO. Eh! sans doute. C'est le juge ordinaire; le lieutenant du siége; votre prud'homme. LE COMTE. Qu'il attende. (_Le laquais sort._) _SCÈNE VII._ LE COMTE, FIGARO. FIGARO _reste un moment à regarder le Comte qui rêve_. ...Est-ce-là ce que Monseigneur voulait? LE COMTE _revenant à lui_. Moi?... je disais d'arranger ce salon pour l'audience publique. FIGARO. Hé, qu'est-ce qu'il manque? le grand fauteuil pour vous, de bonnes chaises aux prud'hommes, le tabouret du greffier, deux banquettes aux avocats, le plancher pour le beau monde, et la canaille derrière. Je vais renvoyer les frotteurs. (_Il sort_) _SCÈNE VIII._ LE COMTE _seul_. Le maraut m'embarrassait! en disputant, il prend son avantage, il vous serre, vous enveloppe.... Ah friponne et fripon! vous vous entendez pour me jouer? soyez amis, soyez amans, soyez ce qu'il vous plaira, j'y consens; mais, parbleu, pour époux... _SCÈNE IX._ SUZANNE, LE COMTE. SUZANNE _essoufflée_. Monseigneur... pardon, Monseigneur. LE COMTE _avec humeur_. Qu'est-ce qu'il y a, Mademoiselle? SUZANNE. Vous êtes en colère! LE COMTE. Vous voulez quelque chose apparemment? SUZANNE _timidement_. C'est que ma maîtresse a ses vapeurs. J'accourais vous prier de nous prêter votre flacon d'éther. Je l'aurais rapporté dans l'instant. LE COMTE _le lui donne_. Non, non, gardez-le pour vous-même. Il ne tardera pas à vous être utile. SUZANNE. Est-ce que les femmes de mon état ont des vapeurs, donc? c'est un mal de condition qu'on ne prend que dans les boudoirs. LE COMTE. Une fiancée bien éprise, et qui perd son futur... SUZANNE. En payant Marceline, avec la dot que vous m'avez promise... LE COMTE. Que je vous ai promise, moi? SUZANNE _baissant les yeux._ Monseigneur, j'avais cru l'entendre. LE COMTE. Oui, si vous consentiez à m'entendre vous-même. SUZANNE _les yeux baissés_. Et n'est-ce pas mon devoir d'écouter son Excellence? LE COMTE. Pourquoi donc, cruelle fille! ne me l'avoir pas dit plutôt? SUZANNE. Est-il jamais trop tard pour dire la vérité? LE COMTE. Tu te rendrais sur la brune au jardin? SUZANNE. Est-ce que je ne m'y promène pas tous les soirs? LE COMTE. Tu m'as traité ce matin si durement! SUZANNE. Ce matin?--et le Page derrière le fauteuil? LE COMTE. Elle a raison, je l'oubliais. Mais pourquoi ce refus obstiné, quand Bazile, de ma part?... SUZANNE. Quelle nécessité qu'un Bazile?... LE COMTE. Elle a toujours raison. Cependant il y a un certain Figaro à qui je crains bien que vous n'ayez tout dit! SUZANNE. Dame! oui, je lui dis tout,--hors ce qu'il faut lui taire. LE COMTE _en riant_. Ah charmante! et tu me le promets? si tu manquais à ta parole, entendons-nous, mon coeur: point de rendez-vous; point de dot, point de mariage. SUZANNE _fesant la révérence_. Mais aussi; point de mariage, point de droit du seigneur, Monseigneur. LE COMTE. Où prend-elle ce qu'elle dit? d'honneur j'en rafollerai! mais ta maîtresse attend le flacon... SUZANNE _riant et rendant le flacon_. Aurais-je pu vous parler sans un prétexte? LE COMTE _veut l'embrasser_. Délicieuse créature! SUZANNE _s'échappe_. Voilà du monde. LE COMTE _à part_. Elle est à moi. (_il s'enfuit._) SUZANNE. Allons vîte rendre compte à Madame. _SCÈNE X._ SUZANNE, FIGARO. FIGARO. Suzanne, Suzanne! où cours-tu donc si vîte en quittant Monseigneur? SUZANNE. Plaide à présent, si tu le veux; tu viens de gagner ton procès. (_elle s'enfuit._) FIGARO _la suit_. Ah! mais, dis donc... _SCÈNE XI._ LE COMTE _rentre seul_. _Tu viens de gagner ton procès_!--Je donnais-là dans un bon piége! O mes chers insolens! je vous punirai de façon... Un bon arrêt, bien juste... mais s'il allait payer la duègne... avec quoi?... s'il payait... Eeeeh! n'ai-je pas le fier Antonio, dont le noble orgueil dédaigne en Figaro un inconnu pour sa nièce? En caressant cette manie... pourquoi non? dans le vaste champ de l'intrigue, il faut savoir tout cultiver, jusqu'à la vanité d'un sot. (_il appelle_) Anto... (_il voit entrer Marceline, &c._) (_Il sort._) _SCÈNE XII._ BARTHOLO, MARCELINE, BRID'OISON. MARCELINE _à Brid'oison_. Monsieur, écoutez mon affaire. BRID'OISON _en robe, et bégayant un peu_. Eh bien! pa-arlons-en verbalement. BARTHOLO. C'est une promesse de mariage. MARCELINE Accompagnée d'un prêt d'argent. BRID'OISON. J'en-entends, _et cætera_, le reste. MARCELINE. Non, Monsieur, point d'_et cætera_. BRID'OISON. J'en-entends; vous avez la somme? MARCELINE. Non, Monsieur, c'est moi qui l'ai prêtée. BRID'OISON. J'en-entends bien, vou-ous redemandez l'argent? MARCELINE. Non, Monsieur; je demande qu'il m'épouse. BRID'OISON. Hé mais, j'en-entends fort bien; et lui, veu-eut-il vous épouser? MARCELINE. Non, Monsieur; voilà tout le procès! BRID'OISON. Croyez-vous que je ne l'en-entende pas, le procès? MARCELINE. Non, Monsieur; (_à Bartholo_) où sommes-nous! (_à Brid'oison_) Quoi! c'est vous qui nous jugerez? BRID'OISON. Est-ce que j'ai a-acheté ma charge pour autre chose? MARCELINE, _en soupirant_. C'est un grand abus que de les vendre! BRID'OISON. Oui, l'on-on ferait mieux de nous les donner pour rien. Contre qui plai-aidez-vous? _SCÈNE XIII._ BARTHOLO, MARCELINE, BRID'OISON, FIGARO _rentre en se frottant les mains_. MARCELINE, _montrant Figaro_. Monsieur, contre ce malhonnête-homme. FIGARO, _très gaiement, à Marceline_. Je vous gêne, peut-être.--Monseigneur revient dans l'instant, monsieur le Conseiller. BRID'OISON. J'ai vu ce ga-arçon-là quelque part. FIGARO. Chez madame votre femme, à Séville, pour la servir, monsieur le Conseiller. BRID'OISON. Dan-ans quel temps? FIGARO. Un peu moins d'un an avant la naissance de monsieur votre fils le cadet, qui est un bien joli enfant, je m'en vante. BRID'OISON. Oui, c'est le plus jo-oli de tous. On dit que tu-u fais ici des tiennes? FIGARO. Monsieur est bien bon. Ce n'est-là qu'une misère. BRID'OISON. Une promesse de mariage! A-ah! le pauvre benêt! FIGARO. Monsieur... BRID'OISON. A-t-il vu mon-on secrétaire, ce bon garçon? FIGARO. N'est-ce pas Double-main, le greffier? BRID'OISON. Oui, c'est qu'il mange à deux rateliers. FIGARO. Manger! je suis garant qu'il dévore. Oh que oui, je l'ai vu, pour l'extrait et pour le supplément d'extrait; comme cela se pratique, au reste. BRID'OISON. On-on doit remplir les formes. FIGARO. Assurément, Monsieur: si le fond des procès appartient aux plaideurs, on sait bien que la forme est le patrimoine des tribunaux. BRID'OISON. Ce garçon-là n'è-est pas si niais que je l'avais cru d'abord. Hé bien, l'ami, puisque tu en sais tant; nou-ous aurons soin de ton affaire. FIGARO. Monsieur, je m'en rapporte à votre équité, quoique vous soyez de notre justice. BRID'OISON. Hein?... Oui, je suis de la-a justice. Mais si tu dois, et que tu-u ne payes pas?... FIGARO. Alors Monsieur voit bien que c'est comme si je ne devais pas. BRID'OISON. San-ans doute.--Hé mais, qu'est-ce donc qu'il dit? _SCÈNE XIV._ BARTHOLO, MARCELINE, LE COMTE, BRID'OISON, FIGARO, UN HUISSIER. L'HUISSIER _précédant le Comte, crie_. Monseigneur, Messieurs. LE COMTE. En robe ici, seigneur Brid'oison! ce n'est qu'une affaire domestique: l'habit de ville était trop bon. BRID'OISON. C'è-est vous qui l'êtes, monsieur le Comte. Mais je ne vais jamais san-ans elle; parce que la forme, voyez-vous; la forme! Tel rit d'un juge en habit court, qui-i tremble au seul aspect d'un procureur en robe. La forme, la-a forme! LE COMTE, _à l'huissier_. Faites entrer l'audience. L'HUISSIER _va ouvrir en glapissant_. L'audience. _SCÈNE XV._ LES ACTEURS PRÉCÉDENS, ANTONIO, LES VALETS DU CHÂTEAU, LES PAYSANS ET PAYSANNES, _en habits de fête_, LE COMTE _s'assied sur le grand fauteuil_, BRID'OISON _sur une chaise à côté_, LE GREFFIER _sur le tabouret derrière sa table_; LES JUGES, LES AVOCATS _sur les banquettes_; MARCELINE _à côté de_ BARTHOLO; FIGARO _sur l'autre banquette_; LES PAYSANS ET VALETS _debout derrière_. BRID'OISON _à Double-main_. Double-main, a-appelez les causes. DOUBLE-MAIN _lit un papier_. Noble, très-noble, infiniment noble, _dom Pedro George, Hidalgo, baron de Los altos, y montes fieros, y otros montes_; contre _Alonzo Calderon_, jeune auteur dramatique. Il est question d'une comédie mort-née, que chacun désavoue et rejette sur l'autre. LE COMTE. Ils ont raison tous deux. Hors de cour. S'ils font ensemble un autre ouvrage, pour qu'il marque un peu dans le grand monde, ordonné que le noble y mettra son nom, le poëte son talent. DOUBLE-MAIN _lit un autre papier_. _André Pétrutchio_, laboureur; contre le receveur de la province. Il s'agit d'un forcement arbitraire. LE COMTE. L'affaire n'est pas de mon ressort. Je servirai mieux mes vassaux, en les protégeant près du roi. Passez. DOUBLE-MAIN _en prend un troisième_. (_Bartholo et Figaro se lèvent._) _Barbe-Agar-Raab-Magdelène-Nicole-Marceline de Verte-allure_, fille majeure; (_Marceline se lève et salue_) contre _Figaro_... nom de baptême en blanc? FIGARO. Anonyme. BRID'OISON. A-anonyme! Què-el patron est-ce-là? FIGARO. C'est le mien. DOUBLE-MAIN _écrit_. Contre anonyme _Figaro_. Qualités? FIGARO. Gentilhomme. LE COMTE. Vous êtes gentilhomme? (_le greffier écrit_) FIGARO. Si le ciel l'eût voulu, je serais fils d'un prince. LE COMTE, _au Greffier_. Allez. L'HUISSIER, _glapissant_. Silence, Messieurs. DOUBLE-MAIN _lit_. ...Pour cause d'opposition faite au mariage dudit _Figaro_, par ladite _de Verte-allure_. Le docteur _Bartholo_ plaidant pour la demanderesse, et ledit _Figaro_ pour lui-même; si la cour le permet, contre le voeu de l'usage, et la jurisprudence du siége. FIGARO. L'usage, maître Double-main, est souvent un abus; le client un peu instruit sait toujours mieux sa cause que certains avocats, qui, suant à froid, criant à tue tête, et connaissant tout, hors le fait, s'embarrassent aussi peu de ruiner le plaideur, que d'ennuyer l'auditoire et d'endormir Messieurs; plus boursoufflés après que s'ils eussent composé l'_oratio pro Murena_; moi je dirai le fait en peu de mots. Messieurs... DOUBLE-MAIN. En voilà beaucoup d'inutiles, car vous n'êtes pas demandeur, et n'avez que la défense; avancez, Docteur, et lisez la promesse. FIGARO. Oui, promesse! BARTHOLO, _mettant ses lunettes_. Elle est précise. BRID'OISON. I-il faut la voir. DOUBLE-MAIN. Silence donc, Messieurs. L'HUISSIER, _glapissant_. Silence. BARTHOLO _lit_. _Je soussigné, reconnais avoir reçu de damoiselle, &c.... Marceline de Verte-allure, dans le château d'Aguas-Frescas, la somme de deux mille piastres fortes cordonnées; laquelle somme je lui rendrai à sa réquisition, dans ce château; et je l'épouserai, par forme de reconnaissance, &c._ signé _Figaro_, tout court. Mes conclusions sont au payement du billet, et à l'exécution de la promesse, avec dépens. (_il plaide_) Messieurs.... jamais cause plus intéressante ne fut soumise au jugement de la cour! et depuis _Alexandre le grand_, qui promit mariage à la belle _Thalestris_.... LE COMTE, _interrompant_. Avant d'aller plus loin, Avocat, convient-on de la validité du titre? BRID'OISON, _à Figaro._ Qu'oppo... qu'oppo-osez-vous à cette lecture? FIGARO. Qu'il y a, Messieurs, malice, erreur, ou distraction dans la manière dont on a lu la pièce; car il n'est pas dit dans l'écrit: _laquelle somme je lui rendrai, ET je l'épouserai; mais, laquelle somme je lui rendrai, OU je l'épouserai_; ce qui est bien différent. LE COMTE. Y a-t-il ET dans l'acte, ou bien OU? BARTHOLO. Il y a ET. FIGARO. Il y a OU. BRID'OISON. Dou-ouble-main, lisez vous-même. DOUBLE-MAIN, _prenant le papier_. Et c'est le plus sûr; car souvent les parties déguisent en lisant. (_il lit_) E e e _damoiselle_ e e e _de Verte-allure_ e e e, Ha! _laquelle somme je lui rendrai à sa réquisition, dans ce château_... ET... OU... ET... OU... Le mot est si mal écrit... il y a un pâté. BRID'OISON. Un pâ-âté? je sais ce que c'est. BARTHOLO, _plaidant_. Je soutiens, moi, que c'est la conjonction copulative ET qui lie les membres co-relatifs de la phrase: je paierai la demoiselle, ET je l'épouserai. FIGARO _plaidant_. Je soutiens, moi, que c'est la conjonction alternative OU qui sépare lesdits membres; je paierai la donzelle, OU je l'épouserai: à pédant, pédant et demi; qu'il s'avise de parler latin, j'y suis grec; je l'extermine. LE COMTE. Comment juger pareille question? BARTHOLO. Pour la trancher, Messieurs, et ne plus chicaner sur un mot, nous passons qu'il y ait OU. FIGARO. J'en demande acte. BARTHOLO. Et nous y adhérons. Un si mauvais refuge ne sauvera pas le coupable: examinons le titre en ce sens. (_il lit_) _Laquelle somme je lui rendrai dans ce château où je l'épouserai_; c'est ainsi qu'on dirait, Messieurs: _Vous vous ferez saigner dans ce lit_ où _vous resterez chaudement_, c'est dans lequel. _Il prendra deux gros de rhubarbe_ où _vous mêlerez un peu de tamarin_, dans lesquels on mêlera. Ainsi, _château_ où _je l'épouserai_, Messieurs, _c'est château dans lequel...._ FIGARO. Point du tout: la phrase est dans le sens de celle-ci; Ou _la maladie vous tuera_, ou _ce sera le médecin_; ou bien _le médecin_; c'est incontestable. Autre exemple: Ou _vous n'écrirez rien qui plaise_, ou _les sots vous dénigreront_; ou bien _les sots_; le sens est clair; car, audit cas, _sots ou méchans_ sont le substantif qui gouverne. Maître Bartholo croit-il donc que j'aye oublié ma syntaxe? ainsi, je la paierai dans ce château, _virgule, ou_ je l'épouserai.... BARTHOLO, _vîte_. Sans virgule. FIGARO, _vîte_. Elle y est. C'est, _virgule_, Messieurs, ou bien je l'épouserai. BARTHOLO, _regardant le papier: vîte_. Sans virgule, Messieurs. FIGARO, _vîte_. Elle y était, Messieurs. D'ailleurs, l'homme qui épouse est-il tenu de rembourser? BARTHOLO, _vîte_. Oui; nous nous marions séparés de biens. FIGARO, _vîte_. Et nous de corps, dès que mariage n'est pas quittance. (_les juges se lèvent et opinent tout bas._) BARTHOLO. Plaisant acquittement! DOUBLE-MAIN. Silence, Messieurs. L'HUISSIER, _glapissant_. Silence. BARTHOLO. Un pareil fripon appelle cela payer ses dettes! FIGARO. Est-ce votre faute, Avocat, que vous plaidez? BARTHOLO. Je défends cette demoiselle. FIGARO. Continuez à déraisonner; mais cessez d'injurier. Lorsque, craignant l'emportement des plaideurs, les tribunaux ont toléré qu'on appelât des tiers, ils n'ont pas entendu que ces défenseurs modérés deviendraient impunément des insolens privilégiés. C'est dégrader le plus noble institut. (_Les juges continuent d'opiner bas._) ANTONIO, _à Marceline, montrant les juges_. Qu'ont-ils tant à balbucifier? MARCELINE. On a corrompu le grand juge, il corrompt l'autre, et je perds mon procès. BARTHOLO, _bas, d'un ton sombre_. J'en ai peur. FIGARO, _gaiement_. Courage, Marceline. DOUBLE-MAIN _se lève; à Marceline_. Ah, c'est trop fort! je vous dénonce; et pour l'honneur du tribunal, je demande qu'avant faire droit sur l'autre affaire, il soit prononcé sur celle-ci. LE COMTE _s'assied_. Non, Greffier, je ne prononcerai point sur mon injure personnelle; un juge espagnol n'aura point à rougir d'un excès, digne au plus, des tribunaux asiatiques; c'est assez des autres abus! J'en vais corriger un second en vous motivant mon arrêt: tout juge qui s'y refuse, est un grand ennemi des lois! Que peut requérir la demanderesse? mariage à défaut de paiement; les deux ensemble impliqueraient. DOUBLE-MAIN. Silence, Messieurs. L'HUISSIER, _glapissant_. Silence. LE COMTE. Que nous répond le défendeur? qu'il veut garder sa personne; à lui permis. FIGARO, _avec joie_. J'ai gagné. LE COMTE. Mais comme le texte dit: _laquelle femme je paierai à la première réquisition, ou bien j'épouserai, &c_. La cour condamne le défendeur à payer deux mille piastres fortes à la demanderesse, ou bien à l'épouser dans le jour. (_il se lève._) FIGARO _stupéfait_. J'ai perdu. ANTONIO, _avec joie_. Superbe arrêt. FIGARO. En quoi superbe? ANTONIO. En ce que tu n'es plus mon neveu. Grand merci, Monseigneur. L'HUISSIER, _glapissant_. Passez, Messieurs. (_le peuple sort._) ANTONIO. Je m'en vas tout conter à ma nièce. (_il sort._) _SCÈNE XVI._ LE COMTE, _allant de côté et d'autre_; MARCELINE, BARTHOLO, FIGARO, BRID'OISON. MARCELINE _s'assied_. Ah! je respire. FIGARO. Et moi, j'étouffe. LE COMTE, _à part_. Au moins je suis vengé, cela soulage. FIGARO, _à part_. Et ce Bazile qui devait s'opposer au mariage de Marceline, voyez comme il revient!--(_au Comte qui sort_) Monseigneur, vous nous quittez? LE COMTE. Tout est jugé. FIGARO, _à Brid'oison_. C'est ce gros enflé de Conseiller... BRID'OISON. Moi, gro-os enflé! FIGARO. Sans doute. Et je ne l'épouserai pas: je suis gentilhomme une fois. (_le Comte s'arrête._) BARTHOLO. Vous l'épouserez. FIGARO. Sans l'aveu de mes nobles parens? BARTHOLO. Nommez-les, montrez-les. FIGARO. Qu'on me donne un peu de temps: je suis bien près de les revoir; il y a quinze ans que je les cherche. BARTHOLO. Le fat! c'est quelqu'enfant trouvé! FIGARO. Enfant perdu, Docteur; ou plutôt enfant volé. LE COMTE _revient_. _Volé_, _perdu_, la preuve? il crierait qu'on lui fait injure! FIGARO. Monseigneur, quand les langes à dentelles, tapis brodés et joyaux d'or trouvés sur moi par les brigands, n'indiqueraient pas ma haute naissance, la précaution qu'on avait prise de me faire des marques distinctives, témoignerait assez combien j'étais un fils précieux: et cet hiéroglyphe à mon bras... (_il veut se dépouiller le bras droit._) MARCELINE, _se levant vivement_. Une spatule à ton bras droit? FIGARO. D'où savez-vous que je dois l'avoir? MARCELINE. Dieux! c'est lui! FIGARO. Oui, c'est moi. BARTHOLO, _à Marceline_. Et qui? lui! MARCELINE, _vivement_. C'est Emmanuel. BARTHOLO, _à Figaro_. Tu fus enlevé par des Bohémiens? FIGARO, _exalté_. Tout près d'un château. Bon Docteur, si vous me rendez à ma noble famille, mettez un prix à ce service; des monceaux d'or n'arrêteront pas mes illustres parens. BARTHOLO, _montrant Marceline_. Voilà ta mère. FIGARO. ...Nourrice? BARTHOLO. Ta propre mère. LE COMTE. Sa mère! FIGARO. Expliquez-vous. MARCELINE, _montrant Bartholo_. Voilà ton père. FIGARO, _désolé_. Oh oh oh! aye de moi. MARCELINE. Est-ce que la nature ne te l'a pas dit mille fois? FIGARO. Jamais. LE COMTE, _à part_. Sa mère! BRID'OISON. C'est clair, i-il ne l'épousera pas. [C]BARTHOLO. Ni moi non plus. [Note C: Ce qui suit, enfermé entre ces deux index, a été retranché par les Comédiens français aux représentations de Paris.] MARCELINE. Ni vous! et votre fils? vous m'aviez juré... BARTHOLO. J'étais fou. Si pareils souvenirs engageaient, on serait tenu d'épouser tout le monde. BRID'OISON. E-et si l'on y regardait de si près, per-ersonne n'épouserait personne. BARTHOLO. Des fautes si connues! une jeunesse déplorable! MARCELINE, _s'échauffant par degrés_. Oui, déplorable, et plus qu'on ne croit! je n'entends pas nier mes fautes, ce jour les a trop bien prouvées! mais qu'il est dur de les expier après trente ans d'une vie modeste! j'étais née, moi, pour être sage, et je la suis devenue sitôt qu'on m'a permis d'user de ma raison. Mais dans l'âge des illusions, de l'inexpérience et des besoins, où les séducteurs nous assiégent, pendant que la misère nous poignarde, que peut opposer une enfant à tant d'ennemis rassemblés? Tel nous juge ici sévèrement, qui, peut-être, en sa vie a perdu dix infortunées! FIGARO. Les plus coupables sont les moins généreux! c'est la règle. MARCELINE, _vivement_. Hommes plus qu'ingrats, qui flétrissez par le mépris les jouets de vos passions, vos victimes! c'est vous qu'il faut punir des erreurs de notre jeunesse; vous et vos magistrats, si vains du droit de nous juger, et qui nous laissent enlever, par leur coupable négligence, tout honnête moyen de subsister. Est-il un seul état pour les malheureuses filles? Elles avaient un droit naturel à toute la parure des femmes; on y laisse former mille ouvriers de l'autre sexe. FIGARO, _en colère_. Ils font broder jusqu'aux soldats! MARCELINE _exaltée_. Dans les rangs mêmes plus élevés, les femmes n'obtiennent de vous qu'une considération dérisoire; leurées de respects apparens, dans une servitude réelle; traitées en mineures pour nos biens, punies en majeures pour nos fautes! ah! sous tous les aspects, votre conduite avec nous fait horreur ou pitié! FIGARO. Elle a raison! LE COMTE, _à part_. Que trop raison! BRID'OISON. Elle a, mon-on Dieu, raison. MARCELINE. Mais que nous sont, mon fils, les refus d'un homme injuste? ne regarde pas d'où tu viens, vois où tu vas; cela seul importe à chacun. Dans quelques mois, ta fiancée ne dépendra plus que d'elle-même; elle t'acceptera, j'en réponds: vis entre une épouse, une mère tendres, qui te chériront à qui mieux mieux. Sois indulgent pour elles, heureux pour toi, mon fils; gai, libre; et bon pour tout le monde: il ne manquera rien à ta mère. FIGARO. Tu parles d'or, maman, et je me tiens à ton avis. Qu'on est sot en effet! il y a des mille mille ans que le monde roule; et dans cet océan de durée où j'ai par hasard attrapé quelques chétifs trente ans qui ne reviendront plus, j'irais me tourmenter pour savoir à qui je les dois! tant pis pour qui s'en inquiète. Passer ainsi la vie à chamailler, c'est peser sur le collier sans relâche, comme les malheureux chevaux de la remonte des fleuves, qui ne reposent pas, même quand ils s'arrêtent, et qui tirent toujours quoiqu'ils cessent de marcher. Nous attendrons.... LE COMTE. Sot événement qui me dérange! BRID'OISON, _à Figaro_. Et la noblesse et le château? vous impo-osez à la justice? FIGARO. Elle allait me faire faire une belle sottise, la justice! après que j'ai manqué, pour ces maudits cent écus, d'assommer vingt fois Monsieur, qui se trouve aujourd'hui mon père! mais, puisque le ciel à sauvé ma vertu de ces dangers, mon père, agréez mes excuses... Et vous, ma mère, embrassez-moi... le plus maternellement que vous pourrez. (_Marceline lui saute au cou._) _SCÈNE XVII._ BARTHOLO, FIGARO, MARCELINE, BRID'OISON, SUZANNE, ANTONIO, LE COMTE. SUZANNE, _accourant une bourse à la main_. Monseigneur, arrêtez; qu'on ne les marie pas: je viens payer Madame avec la dot que ma maîtresse me donne. LE COMTE, _à part_. Au diable la maîtresse! Il semble que tout conspire... (_Il sort._) _SCÈNE XVIII._ BARTHOLO, ANTONIO, SUZANNE, FIGARO, MARCELINE, BRID'OISON. ANTONIO, _voyant Figaro embrasser sa mère, dit à Suzanne_. Ah! oui, payer! Tiens, tiens. SUZANNE _se retourne_. J'en vois assez; sortons, mon oncle. FIGARO, _l'arrêtant_. Non, s'il vous plaît. Que vois-tu donc? SUZANNE. Ma bêtise et ta lâcheté. FIGARO. Pas plus de l'une que de l'autre. SUZANNE _en colère_. Et que tu l'épouses à gré, puisque tu la caresses. FIGARO, _gaiement_. Je la caresse; mais je ne l'épouse pas. (_Suzanne veut sortir, Figaro la retient._) SUZANNE _lui donne un soufflet_. Vous êtes bien insolent d'oser me retenir! FIGARO, _à la compagnie_. C'est-il çà de l'amour? Avant de nous quitter, je t'en supplie, envisage bien cette chère femme-là. SUZANNE. Je la regarde. FIGARO. Et tu la trouves? SUZANNE. Affreuse. FIGARO. Et vive la jalousie! elle ne vous marchande pas. MARCELINE, _les bras ouverts_. Embrasse ta mère, ma jolie Suzanette. Le méchant qui te tourmente est mon fils. SUZANNE _court à elle_. Vous sa mère! (_elles restent dans les bras l'une de l'autre._) ANTONIO. C'est donc de tout à l'heure? FIGARO. ...Que je le sais. MARCELINE _exaltée_. Non, mon coeur entraîné vers lui ne se trompait que de motif; c'était le sang qui me parlait. FIGARO. Et moi, le bon sens, ma mère, qui me servait d'instinct quand je vous refusais, car j'étais loin de vous haïr; témoin l'argent... MARCELINE _lui remet un papier_. Il est à toi: reprends ton billet, c'est ta dot. SUZANNE _lui jette la bourse_. Prends encore celle-ci. FIGARO. Grand merci. MARCELINE _exaltée_. Fille assez malheureuse, j'allais devenir la plus misérable des femmes, et je suis la plus fortunée des mères! Embrassez-moi, mes deux enfans; j'unis dans vous toutes mes tendresses. Heureuse autant que je puis l'être, ah! mes enfans, combien je vais aimer! FIGARO _attendri; avec vivacité_. Arrête donc, chère mère! arrête donc! voudrais-tu voir se fondre en eau mes yeux noyés des premières larmes que je connaisse? elles sont de joie, au moins. Mais quelle stupidité! j'ai manqué d'en être honteux: je les sentais couler entre mes doigts, regarde; (_il montre ses doigts écartés_) et je les retenais bêtement! vas te promener la honte! je veux rire et pleurer en même temps; on ne sent pas deux fois ce que j'éprouve. (_il embrasse sa mère d'un côté, Suzanne de l'autre._) MARCELINE. O mon ami! SUZANNE. Mon cher ami! BRID'OISON _s'essuyant les yeux d'un mouchoir_. Eh bien! moi! je suis donc bê-ête aussi! FIGARO _exalté_. Chagrin, c'est maintenant que je puis te défier; atteins-moi, si tu l'oses, entre ces deux femmes chéries. ANTONIO, _à Figaro_. Pas tant de cajoleries, s'il vous plaît. En fait de mariage dans les familles, celui des parens va devant, savez. Les vôtres se baillent-ils la main? BARTHOLO. Ma main! puisse-t-elle se dessécher et tomber, si jamais je la donne à la mère d'un tel drôle! ANTONIO, _à Bartholo_. Vous n'êtes donc qu'un père marâtre? (_à Figaro_) En ce cas, not' galant, plus de parole. SUZANNE. Ah! mon oncle... ANTONIO. Irai-je donner l'enfant de not' soeur à sti qui n'est l'enfant de personne? BRID'OISON. Est-ce que cela-a se peut, imbécille? on-on est toujours l'enfant de quelqu'un. ANTONIO. Tarare!... il ne l'aura jamais. (_il sort._) _SCÈNE XIX._ BARTHOLO, SUZANNE, FIGARO, MARCELINE, BRID'OISON. BARTHOLO, _à Figaro_. Et cherche à présent qui t'adopte. (_il veut sortir._) MARCELINE _courant prendre Bartholo à bras le corps, le ramène_. Arrêtez, Docteur, ne sortez pas. FIGARO, _à part_. Non, tous les sots d'Andalousie sont, je crois, déchaînés contre mon pauvre mariage! SUZANNE, _à Bartholo_. Bon petit papa, c'est votre fils. MARCELINE, _à Bartholo_. De l'esprit, des talens, de la figure. FIGARO, _à Bartholo_. Et qui ne vous a pas coûté une obole. BARTHOLO. Et les cent écus qu'il m'a pris? MARCELINE, _le caressant_. Nous aurons tant de soin de vous, papa! SUZANNE, _le caressant_. Nous vous aimerons tant, petit papa! BARTHOLO, _attendri_. Papa! bon papa! petit papa! voilà que je suis plus bête encore que Monsieur, moi. (_montrant Brid'oison_) Je me laisse aller comme un enfant. (_Marceline et Suzanne l'embrassent_) Oh! non, je n'ai pas dit oui. (_il se retourne_) Qu'est donc devenu Monseigneur? FIGARO. Courons le joindre; arrachons-lui son dernier mot. S'il machinait quelqu'autre intrigue, il faudrait tout recommencer. TOUS ENSEMBLE. Courons, courons. (_Ils entraînent Bartholo dehors._) _SCÈNE XX._ BRID'OISON _seul_. Plus bê-ête encore que Monsieur! on peut se dire à soi-même ces-es sortes de choses-là, mais... i-ils ne sont pas polis du tout dan-ans cet endroit-ci. (_il sort._) _Fin du troisième Acte._ ACTE IV. _Le théâtre représente une galerie ornée de candélabres, de lustres allumés, de fleurs, de guirlandes; en un mot, préparée pour donner une fête. Sur le devant à droite est une table avec une écritoire, un fauteuil derrière._ _SCÈNE PREMIÈRE._ FIGARO, SUZANNE. FIGARO, _la tenant à bras le corps_. Hé bien! amour, es-tu contente? elle a converti son Docteur, cette fine langue dorée de ma mère! malgré sa répugnance il l'épouse, et ton bourru d'oncle est bridé; il n'y a que Monseigneur qui rage; car enfin notre hymen va devenir le prix du leur. Ris donc un peu de ce bon résultat. SUZANNE. As-tu rien vu de plus étrange? FIGARO. Ou plutôt d'aussi gai. Nous ne voulions qu'une dot arrachée à l'Excellence; en voilà deux dans nos mains qui ne sortent pas des siennes. Une rivale acharnée te poursuivait; j'étais tourmenté par une furie; tout cela s'est changé, pour nous, dans _la plus bonne_ des mères. Hier j'étais comme seul au monde, et voilà que j'ai tous mes parens, pas si magnifiques, il est vrai, que je me les étais galonnés; mais assez bien pour nous, qui n'avons pas la vanité des riches. SUZANNE. Aucune des choses que tu avais disposées, que nous attendions, mon ami, n'est pourtant arrivée! FIGARO. Le hasard a mieux fait que nous tous, ma petite; ainsi va le monde; on travaille, on projette, on arrange d'un côté; la fortune accomplit de l'autre: et depuis l'affamé conquérant qui voudrait avaler la terre, jusqu'au paisible aveugle qui se laisse mener par son chien, tous sont le jouet de ses caprices; encore l'aveugle au chien est-il souvent mieux conduit, moins trompé dans ses vues, que l'autre aveugle avec son entourage.--Pour cet aimable aveugle, qu'on nomme Amour... (_il la reprend tendrement à bras le corps._) SUZANNE. Ah! c'est le seul qui m'intéresse! FIGARO. Permets donc que, prenant l'emploi de la folie, je sois le bon chien qui le mène à ta jolie mignone porte; et nous voilà logés pour la vie. SUZANNE, _riant_. L'Amour et toi? FIGARO. Moi et l'Amour. SUZANNE. Et vous ne chercherez pas d'autre gîte? FIGARO. Si tu m'y prends, je veux bien que mille millions de galans.... SUZANNE. Tu vas exagérer; dis ta bonne vérité. FIGARO. Ma vérité la plus vraie! SUZANNE. Fi donc, vilain! en a-t-on plusieurs? FIGARO. Oh! que oui. Depuis qu'on a remarqué qu'avec le temps vieilles folies deviennent sagesse, et qu'anciens petits mensonges assez mal plantés ont produit de grosses, grosses vérités; on en a de mille espèces: et celles qu'on sait, sans oser les divulguer: car toute vérité n'est pas bonne à dire: et celles qu'on vante, sans y ajouter foi; car toute vérité n'est pas bonne à croire: et les sermens passionnés, les menaces des mères, les protestations des buveurs, les promesses des gens en place, le dernier mot de nos marchands; cela ne finit pas. Il n'y a que mon amour pour Suzon qui soit une vérité de bon aloi. SUZANNE. J'aime ta joie, parce qu'elle est folle; elle annonce que tu es heureux. Parlons du rendez-vous du Comte. FIGARO. Ou plutôt n'en parlons jamais; il a failli me coûter Suzanne. SUZANNE. Tu ne veux donc plus qu'il ait lieu? FIGARO. Si vous m'aimez, Suzon; votre parole d'honneur sur ce point: qu'il s'y morfonde; et c'est sa punition. SUZANNE. Il m'en a plus coûté de l'accorder, que je n'ai de peine à le rompre: il n'en sera plus question. FIGARO. Ta bonne vérité? SUZANNE. Je ne suis pas comme vous autres savans; moi, je n'en ai qu'une. FIGARO. Et tu m'aimeras un peu? SUZANNE. Beaucoup. FIGARO. Ce n'est guère. SUZANNE. Et comment? FIGARO. En fait d'amour, vois-tu, trop n'est pas même assez. SUZANNE. Je n'entends pas toutes ces finesses; mais je n'aimerai que mon mari. FIGARO. Tiens parole, et tu feras une belle exception à l'usage. (_il veut l'embrasser._) _SCÈNE II._ FIGARO, SUZANNE, LA COMTESSE. LA COMTESSE. Ah! j'avais raison de le dire; en quelque endroit qu'ils soient, croyez qu'ils sont ensemble. Allons donc, Figaro, c'est voler l'avenir, le mariage et vous-même, que d'usurper un tête à tête. On vous attend, on s'impatiente. FIGARO. Il est vrai, Madame, je m'oublie. Je vais leur montrer mon excuse. (_Il veut emmener Suzanne._) LA COMTESSE _la retient_. Elle vous suit. _SCÈNE III._ SUZANNE, LA COMTESSE. LA COMTESSE. As-tu ce qu'il nous faut pour troquer de vêtement? SUZANNE. Il ne faut rien, Madame; le rendez-vous ne tiendra pas. LA COMTESSE. Ah! vous changez d'avis? SUZANNE. C'est Figaro. LA COMTESSE. Vous me trompez. SUZANNE. Bonté divine! LA COMTESSE. Figaro n'est pas homme à laisser échapper une dot. SUZANNE. Madame! eh! que croyez-vous donc? LA COMTESSE. Qu'enfin, d'accord avec le Comte, il vous fâche à présent de m'avoir confié ses projets. Je vous sais par coeur. Laissez-moi. (_elle veut sortir._) SUZANNE _se jette à genoux_. Au nom du Ciel espoir de tous! vous ne savez pas, Madame, le mal que vous faites à Suzanne! après vos bontés continuelles et la dot que vous me donnez!... LA COMTESSE _la relève_. Hé mais... je ne sais ce que je dis! en me cédant ta place au jardin, tu n'y vas pas, mon coeur; tu tiens parole à ton mari; tu m'aides à ramener le mien. SUZANNE. Comme vous m'avez affligée! LA COMTESSE. C'est que je ne suis qu'une étourdie. (_elle la baise au front_) Où est ton rendez-vous? SUZANNE _lui baise la main_. Le mot de jardin m'a seul frappée. LA COMTESSE, _montrant la table_. Prends cette plume, et fixons un endroit. SUZANNE. Lui écrire! LA COMTESSE. Il le faut. SUZANNE. Madame! au moins, c'est vous... LA COMTESSE. Je mets tout sur mon compte. (_Suzanne s'assied; la Comtesse dicte._) _Chanson nouvelle, sur l'air:... Qu'il fera beau ce soir sous les grands maronniers!... Qu'il fera beau ce soir..._ SUZANNE _écrit_. _Sous les grands maronniers!_... après? LA COMTESSE. Crains-tu qu'il ne t'entende pas? SUZANNE _relit_. C'est juste. (_elle plie le billet_) Avec quoi cacheter? LA COMTESSE. Une épingle, dépêche; elle servira de réponse. Écris sur le revers: _renvoyez-moi le cachet_. SUZANNE _écrit en riant_. Ah!... _le cachet_... celui-ci, Madame, est plus gai que celui du brevet. LA COMTESSE, _avec un souvenir douloureux_. Ah! SUZANNE _cherche sur elle_. Je n'ai pas d'épingle à présent! LA COMTESSE _détache sa lévite_. Prends celle-ci. (_le ruban du Page tombe de son sein à terre_) Ah! mon ruban! SUZANNE _le ramasse_. C'est celui du petit voleur! vous avez eu la cruauté!... LA COMTESSE. Fallait-il le laisser à son bras? c'eût été joli! donnez donc. SUZANNE. Madame ne le portera plus, taché du sang de ce jeune homme. LA COMTESSE _le reprend_. Excellent pour Fanchette... le premier bouquet qu'elle m'apportera. _SCÈNE IV._ UNE JEUNE BERGÈRE, CHÉRUBIN _en fille_; FANCHETTE, _et beaucoup de jeunes filles habillées comme elle et tenant des bouquets._ LA COMTESSE, SUZANNE. FANCHETTE. Madame, ce sont les filles du bourg qui viennent vous présenter des fleurs. LA COMTESSE _serrant vîte son ruban_. Elles sont charmantes: je me reproche, mes belles petites, de ne pas vous connaître toutes. (_montrant Chérubin_) Quelle est cette aimable enfant qui a l'air si modeste? UNE BERGÈRE. C'est une cousine à moi, Madame, qui n'est ici que pour la noce. LA COMTESSE. Elle est jolie. Ne pouvant porter vingt bouquets, fesons honneur à l'étrangère. (_elle prend le bouquet de Chérubin, et le baise au front_) Elle en rougit! (_à Suzanne_) Ne trouves-tu pas, Suzon... qu'elle ressemble à quelqu'un? SUZANNE. À s'y méprendre, en vérité. CHÉRUBIN, _à part, les mains sur son coeur_. Ah! ce baiser-là m'a été bien loin! _SCÈNE V._ LES JEUNES FILLES, CHÉRUBIN _au milieu d'elles_, FANCHETTE, ANTONIO, LE COMTE, LA COMTESSE, SUZANNE. ANTONIO. Moi je vous dis, Monseigneur, qu'il y est; elles l'ont habillé chez ma fille; toutes ses hardes y sont encore, et voilà son chapeau d'ordonnance que j'ai retiré du paquet. (_il s'avance, et regardant toutes les filles il reconnaît Chérubin, lui enlève son bonnet de femme, ce qui fait retomber ses longs cheveux en cadenette; il lui met sur la tête le chapeau d'ordonnance, et dit:_) Eh! parguenne, v'là notre officier. LA COMTESSE _recule_. Ah! Ciel! SUZANNE. Ce friponneau! ANTONIO. Quand je disais là-haut que c'était lui!... LE COMTE, _en colère_. Hé bien, Madame! LA COMTESSE. Hé bien, Monsieur! vous me voyez plus surprise que vous, et, pour le moins, aussi fâchée. LE COMTE. Oui; mais tantôt, ce matin? LA COMTESSE. Je serais coupable, en effet, si je dissimulais encore. Il était descendu chez moi. Nous entamions le badinage que ces enfans viennent d'achever; vous nous avez surprises l'habillant; votre premier mouvement est si vif! il s'est sauvé, je me suis troublée; l'effroi général a fait le reste. LE COMTE, _avec dépit, à Chérubin_. Pourquoi n'êtes-vous pas parti? CHÉRUBIN _ôtant son chapeau brusquement_. Monseigneur... LE COMTE. Je punirai ta désobéissance. FANCHETTE _étourdiment_. Ah! Monseigneur, entendez-moi. Toutes les fois que vous venez m'embrasser, vous savez bien que vous dites toujours: _Si tu veux m'aimer, petite Fanchette, je te donnerai ce que tu voudras_. LE COMTE, _rougissant_. Moi! j'ai dit cela? FANCHETTE. Oui, Monseigneur. Au lieu de punir Chérubin, donnez-le-moi en mariage, et je vous aimerai à la folie. LE COMTE, _à part_. Être ensorcelé par un page! LA COMTESSE. Hé bien! Monsieur, à votre tour; l'aveu de cette enfant, aussi naïf que le mien, atteste enfin deux vérités: que c'est toujours sans le vouloir, si je vous cause des inquiétudes, pendant que vous épuisez tout, pour augmenter et justifier les miennes. ANTONIO. Vous aussi, Monseigneur? Dame! je vous la redresserai comme seule sa mère, qui est morte... Ce n'est pas pour la conséquence; mais c'est que Madame sait bien que les petites filles, quand elles sont grandes... LE COMTE _déconcerté, à part_. Il y a un mauvais génie qui tourne tout ici contre, moi! _SCÈNE VI._ LES JEUNES FILLES, CHÉRUBIN, ANTONIO, FIGARO, LE COMTE, LA COMTESSE, SUZANNE. FIGARO. Monseigneur, si vous retenez nos filles, on ne pourra commencer ni la fête ni la danse. LE COMTE. Vous, danser! vous n'y pensez pas. Après votre chûte de ce matin, qui vous a foulé le pied droit! FIGARO, _remuant la jambe_. Je souffre encore un peu; ce n'est rien. (_aux jeunes filles_) Allons, mes belles, allons. LE COMTE _le retourne_. Vous avez été fort heureux que ces couches ne fussent que du terreau bien doux! FIGARO. Très-heureux, sans doute; autrement... ANTONIO _le retourne_. Puis il s'est pelotonné en tombant jusqu'en bas. FIGARO. Un plus adroit, n'est-ce pas, serait resté en l'air! (_aux jeunes filles_) Venez-vous, Mesdemoiselles? ANTONIO _le retourne_. Et pendant ce temps le petit Page galopait sur son cheval à Séville? FIGARO. Galopait, ou marchait au pas... LE COMTE _le retourne_. Et vous aviez son brevet dans la poche? FIGARO _un peu étonné_. Assurément; mais quelle enquête? (_aux jeunes filles_) Allons donc, jeunes filles! ANTONIO, _attirant Chérubin par le bras_. En voici une qui prétend que mon neveu futur n'est qu'un menteur. FIGARO _surpris_. Chérubin!... (_à part_) peste du petit fat! ANTONIO. Y es-tu maintenant? FIGARO, _cherchant_. J'y suis... j'y suis... Hé! qu'est-ce qu'il chante? LE COMTE _sèchement_. Il ne chante pas; il dit que c'est lui qui a sauté sur les giroflées. FIGARO, _rêvant_. Ah! s'il le dit.... cela se peut; je ne dispute pas de ce que j'ignore. LE COMTE. Ainsi vous et lui?... FIGARO. Pourquoi non? la rage de sauter peut gagner: voyez les moutons de Panurge; et quand vous êtes en colère, il n'y a personne qui n'aime mieux risquer.... LE COMTE. Comment, deux à la fois!... FIGARO. On aurait sauté deux douzaines; et qu'est-ce que cela fait, Monseigneur, dès qu'il n'y a personne de blessé? (_aux jeunes filles_) Ah ça, voulez-vous venir, ou non? LE COMTE _outré_. Jouons-nous une comédie? (_on entend un prélude de fanfare._) FIGARO. Voilà le signal de la marche. À vos postes, les belles, à vos postes. Allons, Suzanne, donne-moi le bras. (_Tous s'enfuient, Chérubin reste seul la tête baissée._) _SCÈNE VII._ CHÉRUBIN, LE COMTE, LA COMTESSE. LE COMTE, _regardant aller Figaro_. En voit-on de plus audacieux? (_au Page_) Pour vous, monsieur le sournois, qui faites le honteux, allez vous rhabiller bien vîte; et que je ne vous rencontre nulle part de la soirée. LA COMTESSE. Il va bien s'ennuyer. CHÉRUBIN _étourdiment_. M'ennuyer! j'emporte à mon front du bonheur pour plus de cent années de prison. (_Il met son chapeau et s'enfuit._) _SCÈNE VIII._ LE COMTE, LA COMTESSE. (_La Comtesse s'évente fortement, sans parler._) LE COMTE. Qu'a-t-il au front de si heureux? LA COMTESSE, _avec embarras_. Son... premier chapeau d'officier, sans doute; aux enfans tout sert de hochet. (_Elle veut sortir._) LE COMTE. Vous ne nous restez pas, Comtesse? LA COMTESSE. Vous savez que je ne me porte pas bien. LE COMTE. Un instant pour votre protégée, ou je vous croirais en colère. LA COMTESSE. Voici les deux noces, asseyons-nous donc pour les recevoir. LE COMTE, _à part_. La noce! il faut souffrir ce qu'on ne peut empêcher. (_Le Comte et la Comtesse s'asseyent vers un des côtés de la galerie._) _SCÈNE IX._ LE COMTE, LA COMTESSE, _assis; l'on joue les folies d'Espagne d'un mouvement de marche_. (Symphonie notée.) _MARCHE._ LES GARDES-CHASSE, _fusil sur l'épaule_. L'ALGUAZIL, LES PRUD'HOMMES, BRID'OISON. LES PAYSANS ET PAYSANNES, _en habits de fête_. DEUX JEUNES FILLES _portant la toque virginale, à plumes blanches_. DEUX AUTRES, _le voile blanc_. DEUX AUTRES, _les gants et le bouquet de côté_. ANTONIO _donne la main à_ SUZANNE, _comme étant celui qui la marie à_ FIGARO. D'AUTRES JEUNES FILLES _portent une autre toque, un autre voile, un autre bouquet blanc, semblables aux premiers, pour_ MARCELINE. FIGARO _donne la main à_ MARCELINE, _comme celui qui doit la remettre au_ DOCTEUR, _lequel ferme la marche, un gros bouquet au côté. Les jeunes filles, en passant devant le Comte, remettent à ses valets tous les ajustemens destinés à_ SUZANNE _et à_ MARCELINE. LES PAYSANS ET PAYSANNES _s'étant rangés sur deux colonnes à chaque côté du sallon, on danse une reprise du fendango_ (air noté) _avec des castagnettes; puis on joue la ritournelle du_ duo, _pendant laquelle_ ANTONIO _conduit_ SUZANNE _au_ COMTE; _elle se met à genoux devant lui._ _Pendant que le Comte lui pose la toque, le voile, et lui donne le bouquet, deux jeunes filles chantent le_ duo _suivant._ (Air noté.) Jeune épouse, chantez les bienfaits et la gloire D'un maître qui renonce aux droits qu'il eut sur vous: Préférant au plaisir la plus noble victoire, Il vous rend chaste et pure aux mains de votre époux. SUZANNE _est à genoux, et pendant les derniers vers du_ duo, _elle tire le Comte par son manteau et lui montre le billet qu'elle tient; puis elle porte la main qu'elle a du côté des spectateurs à sa tête, où le Comte a l'air d'ajuster sa toque; elle lui donne le billet._ LE COMTE _le met furtivement dans son sein; on achève de chanter le_ duo; _la fiancée se relève, et lui fait une grande révérence._ FIGARO _vient la recevoir des mains du Comte et se retire avec elle, à l'autre côté du sallon, près de Marceline._ (_On danse une autre reprise du fendango pendant ce temps._) LE COMTE, _pressé de lire ce qu'il a reçu, s'avance au bord du théâtre et tire le papier de son sein; mais en le sortant il fait le geste d'un homme qui s'est cruellement piqué le doigt; il le secoue, le presse, le suce, et regardant le papier cacheté d'une épingle, il dit:_ LE COMTE. (_Pendant qu'il parle, ainsi que Figaro, l'orchestre joue pianissimo._) Diantre soit des femmes, qui fourent des épingles par-tout! (_il la jette à terre, puis il lit le billet et le baise._) FIGARO, _qui a tout vu, dit à sa mère et à Suzanne_: C'est un billet doux, qu'une fillette aura glissé dans sa main en passant. Il était cacheté d'une épingle, qui l'a outrageusement piqué. _La danse reprend; le Comte qui a lu le billet le retourne; il y voit l'invitation de renvoyer le cachet pour réponse. Il cherche à terre, et retrouve enfin l'épingle qu'il attache à sa manche._ FIGARO, _à Suzanne et à Marceline_. D'un objet aimé tout est cher. Le voilà qui ramasse l'épingle. Ah! c'est une drôle de tête! _Pendant ce temps, Suzanne a des signes d'intelligence avec la Comtesse. La danse finit; la ritournelle du_ duo _recommence._ (_Figaro conduit Marceline au Comte, ainsi qu'on a conduit Suzanne; à l'instant où le Comte prend la toque, et où l'on va chanter le_ duo, _on est interrompu par les cris suivans._) L'HUISSIER, _criant à la porte_. Arrêtez donc, Messieurs, vous ne pouvez entrer tous... Ici les gardes! les gardes! (_Les gardes vont vîte à cette porte._) LE COMTE, _se levant_. Qu'est-ce qu'il y a? L'HUISSIER. Monseigneur, c'est monsieur Bazile entouré d'un village entier, parce qu'il chante en marchant. LE COMTE. Qu'il entre seul. LA COMTESSE. Ordonnez-moi de me retirer. LE COMTE. Je n'oublie pas votre complaisance. LA COMTESSE. Suzanne?... elle reviendra. (_à part à Suzanne_) Allons changer d'habits. (_elle sort avec Suzanne._) MARCELINE. Il n'arrive jamais que pour nuire. FIGARO. Ah! je m'en vais vous le faire déchanter! _SCÈNE X._ TOUS LES ACTEURS PRÉCÉDENS, _excepté la Comtesse et Suzanne_; BAZILE _tenant sa guitare_, GRIPE-SOLEIL. BAZILE _entre en chantant sur l'air du Vaudeville de la fin_. (Air noté.) "Coeurs sensibles, coeurs fidèles, Qui blâmez l'Amour léger, Cessez vos plaintes cruelles; Est-ce un crime de changer? Si l'Amour porte des ailes, N'est-ce pas pour voltiger? N'est-ce pas pour voltiger? N'est-ce pas pour voltiger? FIGARO _s'avance à lui_. Oui, c'est pour cela justement qu'il a des ailes au dos; notre ami, qu'entendez-vous par cette musique? BAZILE, _montrant Gripe-soleil_. Qu'après avoir prouvé mon obéissance à Monseigneur, en amusant Monsieur, qui est de sa compagnie, je pourrai à mon tour réclamer sa justice. GRIPE-SOLEIL. Bah! Monsigneu! il ne m'a pas amusé du tout: avec leux guenilles d'ariettes.... LE COMTE. Enfin, que demandez-vous, Bazile? BAZILE. Ce qui m'appartient, Monseigneur, la main de Marceline; et je viens m'opposer.... FIGARO _s'approche_. Y a-t-il long-temps que Monsieur n'a vu la figure d'un fou? BAZILE. Monsieur, en ce moment même. FIGARO. Puisque mes yeux vous servent si bien de miroir, étudiez-y l'effet de ma prédiction. Si vous faites mine seulement d'approximer Madame.... BARTHOLO, _en riant_. Eh pourquoi? laisse-le parler. BRID'OISON _s'avance entre deux_. Fau-aut-il que deux amis?... FIGARO. Nous amis! BAZILE. Quelle erreur! FIGARO, _vîte_. Parce qu'il fait de plats airs de chapelle? BAZILE, _vîte_. Et lui, des vers comme un journal? FIGARO, _vîte_. Un musicien de guinguette! BAZILE, _vîte_. Un postillon de gazette! FIGARO, _vîte_. Cuistre d'oratorio! BAZILE, _vîte_. Jockey diplomatique! LE COMTE _assis_. Insolens tous les deux! BAZILE. Il me manque en toute occasion. FIGARO. C'est bien dit, si cela se pouvait! BAZILE. Disant par-tout que je ne suis qu'un sot. FIGARO. Vous me prenez donc pour un écho? BAZILE. Tandis qu'il n'est pas un chanteur que mon talent n'ait fait briller. FIGARO. Brailler. BAZILE. Il le répète! FIGARO. Et pourquoi non, si cela est vrai? es-tu un prince, pour qu'on te flagorne? souffre la vérité, coquin! puisque tu n'as pas de quoi gratifier un menteur: ou si tu la crains de notre part, pourquoi viens-tu troubler nos noces? BAZILE, _à Marceline_. M'avez-vous promis, oui ou non, si dans quatre ans vous n'étiez pas pourvue, de me donner la préférence? MARCELINE. À quelle condition l'ai-je promis? BAZILE. Que si vous retrouviez un certain fils perdu, je l'adopterais par complaisance. _Tous ensemble._ Il est trouvé. BAZILE. Qu'à cela ne tienne. _Tous ensemble, montrant Figaro._ Et le voici. BAZILE, _reculant de frayeur_. J'ai vu le diable! BRID'OISON, _à Bazile_. Et vou-ous renoncez à sa chère mère! BAZILE. Qu'y aurait-il de plus fâcheux que d'être cru le père d'un garnement? FIGARO. D'en être cru le fils; tu te moques de moi! BAZILE, _montrant Figaro_. Dès que Monsieur est de quelque chose ici, je déclare, moi, que je n'y suis plus de rien. (_Il sort._) _SCÈNE XI._ LES ACTEURS PRÉCÉDENS, _excepté_ BAZILE. BARTHOLO, _riant_. Ha! ha! ha! ha! FIGARO, _sautant de joie_. Donc à la fin j'aurai ma femme! LE COMTE, _à part_. Moi, ma maîtresse. (_Il se lève._) BRID'OISON, _à Marceline_. Et tou-out le monde est satisfait. LE COMTE. Qu'on dresse les deux contrats; j'y signerai. _Tous ensemble._ Vivat! (_Ils sortent._) LE COMTE. J'ai besoin d'une heure de retraite. (_Il veut sortir avec les autres._) _SCÈNE XII._ GRIPE-SOLEIL, FIGARO, MARCELINE, LE COMTE. GRIPE-SOLEIL, _à Figaro_. Et moi, je vas aider à ranger le feu d'artifice sous les grands maronniers, comme on l'a dit. LE COMTE _revient en courant_. Quel sot a donné un tel ordre? FIGARO. Où est le mal? LE COMTE, _vivement_. Et la Comtesse, qui est incommodée, d'où le verra-t-elle l'artifice? c'est sur la terrasse qu'il le faut, vis-à-vis son appartement. FIGARO. Tu l'entends, Gripe-soleil? la terrasse. LE COMTE. Sous les grands maronniers! belle idée! (_en s'en allant, à part_) Ils allaient incendier mon rendez-vous! _SCÈNE XIII._ FIGARO, MARCELINE. FIGARO. Quel excès d'attention pour sa femme! (_Il veut sortir._) MARCELINE _l'arrête_. Deux mots, mon fils. Je veux m'acquitter avec toi; un sentiment mal dirigé m'avait rendue injuste envers ta charmante femme: je la supposais d'accord avec le Comte, quoique j'eusse appris de Bazile qu'elle l'avait toujours rebuté. FIGARO. Vous connaissiez mal votre fils, de le croire ébranlé par ces impulsions féminines. Je puis défier la plus rusée de m'en faire accroire. MARCELINE. Il est toujours heureux de le penser, mon fils; la jalousie.... FIGARO. ....N'est qu'un sot enfant de l'orgueil, ou c'est la maladie d'un fou. Oh! j'ai là-dessus, ma mère, une philosophie.... imperturbable; et si Suzanne doit me tromper un jour, je lui pardonne d'avance; elle aura long-temps travaillé.... (_Il se retourne et aperçoit Fanchette qui cherche de côté et d'autre._) _SCÈNE XIV._ FIGARO, FANCHETTE, MARCELINE. FIGARO. Eeeh.... ma petite cousine qui nous écoute! FANCHETTE. Oh! pour ça non: on dit que c'est malhonnête. FIGARO. Il est vrai; mais comme cela est utile, on fait aller souvent l'un pour l'autre. FANCHETTE. Je regardais si quelqu'un était là. FIGARO. Déjà dissimulée, friponne! vous savez bien qu'il n'y peut être. FANCHETTE. Et qui donc? FIGARO. Chérubin. FANCHETTE. Ce n'est pas lui que je cherche, car je sais fort bien où il est; c'est ma cousine Suzanne. FIGARO. Et que lui veut ma petite cousine? FANCHETTE. À vous, petit cousin, je le dirai.--C'est... ce n'est qu'une épingle que je veux lui remettre. FIGARO, _vivement_. Une épingle! une épingle!... et de quelle part, coquine? à votre âge vous faites déjà un mét... (_il se reprend, et dit d'un ton doux_) Vous faites déjà très-bien tout ce que vous entreprenez, Fanchette; et ma jolie cousine est si obligeante.... FANCHETTE. À qui donc en a-t-il de se fâcher? je m'en vais. FIGARO, _l'arrêtant_. Non, non, je badine; tiens, ta petite épingle est celle que Monseigneur t'a dit de remettre à Suzanne, et qui servait à cacheter un petit papier qu'il tenait; tu vois que je suis au fait. FANCHETTE. Pourquoi donc le demander, quand vous le savez si bien? FIGARO, _cherchant_. C'est qu'il est assez gai de savoir comment Monseigneur s'y est pris pour t'en donner la commission. FANCHETTE, _naïvement_. Pas autrement que vous ne dites: _tiens, petite Fanchette, rends cette épingle à ta belle cousine, et dis-lui seulement que c'est le cachet des grands maronniers_. FIGARO. Des grands?... FANCHETTE. _Maronniers._ Il est vrai qu'il a ajouté: _prends garde que personne ne te voie_. FIGARO. Il faut obéir, ma cousine: heureusement personne ne vous a vue. Faites donc joliment votre commission; et n'en dites pas plus à Suzanne que Monseigneur n'a ordonné. FANCHETTE. Et pourquoi lui en dirais-je? il me prend pour un enfant, mon cousin. (_Elle sort en sautant._) _SCÈNE XV._ FIGARO, MARCELINE. FIGARO. Hé bien, ma mère! MARCELINE. Hé bien, mon fils! FIGARO, _comme étouffé_. Pour celui-ci!... il y a réellement des choses... MARCELINE. Il y a des choses! hé! qu'est-ce qu'il y a? FIGARO, _les mains sur la poitrine_. Ce que je viens d'entendre, ma mère, je l'ai là comme un plomb. MARCELINE, _riant_. Ce coeur plein d'assurance n'était donc qu'un ballon gonflé? une épingle a tout fait partir! FIGARO _furieux_. Mais cette épingle, ma mère, est celle qu'il a ramassée!... MARCELINE, _rappelant ce qu'il a dit_. La jalousie! oh, j'ai là-dessus, ma mère, une philosophie.... imperturbable; et si Suzanne m'attrape un jour, je le lui pardonne.... FIGARO, _vivement_. Oh, ma mère! on parle comme on sent: mettez le plus glacé des juges à plaider dans sa propre cause, et voyez-le expliquer la loi!--Je ne m'étonne plus s'il avait tant d'humeur sur ce feu!--Pour la mignonne aux fines épingles, elle n'en est pas où elle le croit, ma mère, avec ses maronniers! si mon mariage est assez fait pour légitimer ma colère, en revanche, il ne l'est pas assez pour que je n'en puisse épouser une autre, et l'abandonner... MARCELINE. Bien conclu! abymons tout sur un soupçon. Qui t'a prouvé, dis-moi, que c'est toi qu'elle joue, et non le Comte? L'as-tu étudiée de nouveau, pour la condamner sans appel? sais-tu si elle se rendra sous les arbres, à quelle intention elle y va, ce qu'elle y dira, ce qu'elle y fera? je te croyais plus fort en jugement. FIGARO, _lui baisant la main avec respect_. Elle a raison, ma mère, elle a raison, raison, toujours raison! mais accordons, maman, quelque chose à la nature; on en vaut mieux après. Examinons en effet, avant d'accuser et d'agir. Je sais où est le rendez-vous. Adieu, ma mère. (_Il sort._) _SCÈNE XVI._ MARCELINE _seule_. Adieu: et moi aussi, je le sais. Après l'avoir arrêté, veillons sur les voies de Suzanne; ou plutôt avertissons-la; elle est si jolie créature! Ah! quand l'intérêt personnel ne nous arme pas les unes contre les autres, nous sommes toutes portées à soutenir notre pauvre sexe opprimé, contre ce fier, ce terrible.... (_en riant_) et pourtant un peu nigaud de sexe masculin. (_Elle sort._) _Fin du quatrième Acte._ ACTE V. _Le théâtre représente une salle de maronniers, dans un parc; deux pavillons, kiosques, ou temples de jardins, sont à droite et à gauche; le fond est une clarière ornée, un siège de gazon sur le devant. Le théâtre est obscur._ _SCÈNE PREMIÈRE._ FANCHETTE _seule, tenant d'une main deux biscuits et une orange, et de l'autre une lanterne de papier allumée_. Dans le pavillon à gauche, a-t-il dit. C'est celui-ci:--s'il allait ne pas venir à présent; mon petit rôle.... Ces vilaines gens de l'office qui ne voulaient pas seulement me donner une orange et deux biscuits!--Pour qui, Mademoiselle?--Hé bien, Monsieur! c'est pour quelqu'un.--Oh! nous savons;--et quand ça serait; parce que Monseigneur ne veut pas le voir, faut-il qu'il meure de faim?--Tout ça pourtant m'a coûté un fier baiser sur la joue!... que sait-on? il me le rendra peut-être! (_elle voit Figaro qui vient l'examiner; elle fait un cri._) Ah!... (_Elle s'enfuit, et elle entre dans le pavillon à sa gauche._) _SCÈNE II._ FIGARO, _un grand manteau sur les épaules, un large chapeau rabattu_. BAZILE, ANTONIO, BARTHOLO, BRID'OISON, GRIPE-SOLEIL, TROUPE DE VALETS ET DE TRAVAILLEURS. FIGARO, _d'abord seul_. C'est Fanchette! (_il parcourt des yeux les autres à mesure qu'ils arrivent, et dit d'un ton farouche:_) bon jour, Messieurs; bon soir; êtes-vous tous ici? BAZILE. Ceux que tu as pressés d'y venir. FIGARO. Quelle heure est-il bien à peu-près? ANTONIO _regarde en l'air_. La lune devrait être levée. BARTHOLO. Eh quels noirs apprêts fais-tu donc? Il a l'air d'un conspirateur! FIGARO, _s'agitant_. N'est-ce pas pour une noce, je vous prie, que vous êtes rassemblés au château? BRID'OISON. Cè-ertainement. ANTONIO. Nous allions là bas dans le parc, attendre un signal pour ta fête. FIGARO. Vous n'irez pas plus loin, Messieurs; c'est ici, sous ces maronniers, que nous devons tous célébrer l'honnête fiancée que j'épouse, & le loyal Seigneur qui se l'est destinée. BAZILE, _se rappelant la journée_. Ah! vraiment je sais ce que c'est. Retirons-nous, si vous m'en croyez: il est question d'un rendez-vous: je vous conterai cela près d'ici. BRID'OISON, _à Figaro_. Nou-ous reviendrons. FIGARO. Quand vous m'entendrez appeler, ne manquez pas d'accourir tous, et dites du mal de Figaro, s'il ne vous fait voir une belle chose. BARTHOLO. Souviens-toi qu'un homme sage ne se fait point d'affaire avec les grands. FIGARO. Je m'en souviens. BARTHOLO. Qu'ils ont quinze et bisque sur nous, par leur état. FIGARO. Sans leur industrie, que vous oubliez. Mais souvenez-vous aussi que l'homme qu'on fait timide, est dans la dépendance de tous les fripons. BARTHOLO. Fort bien. FIGARO. Et que j'ai nom _de Verte-allure_, du chef honoré de ma mère. BARTHOLO. Il a le diable au corps. BRID'OISON. I-il l'a. BAZILE, _à part_. Le Comte et sa Suzanne se sont arrangés sans moi? Je ne suis pas fâché de l'algarade. FIGARO, _aux Valets_. Pour vous autres, coquins, à qui j'ai donné l'ordre, illuminez-moi ces entours; ou, par la mort que je voudrais tenir aux dents, si j'en saisis un par le bras... (_Il secoue le bras de Gripe-Soleil._) GRIPE-SOLEIL _s'en va en criant et pleurant_. Ah, ah, oh, oh! damné brutal! BAZILE, _en s'en allant_. Le ciel vous tienne en joie, monsieur du marié! (_Ils sortent._) _SCÈNE III._ FIGARO _seul, se promenant dans l'obscurité, dit du ton le plus sombre_. O femme! femme! femme! créature faible et décevante!... nul animal créé ne peut manquer à son instinct; le tien est-il donc de tromper?... Après m'avoir obstinément refusé, quand je l'en pressais devant sa maîtresse; à l'instant qu'elle me donne sa parole; au milieu de la même cérémonie.... Il riait en lisant, le perfide! et moi, comme un benêt!... non, monsieur le Comte, vous ne l'aurez pas.... vous ne l'aurez pas. Parce que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie!... noblesse, fortune, un rang, des places; tout cela rend si fier! qu'avez-vous fait pour tant de biens? vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus; du reste homme assez ordinaire! tandis que moi, morbleu! perdu dans la foule obscure, il m'a fallu déployer plus de science et de calculs pour subsister seulement, qu'on n'en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes; et vous voulez joûter.... On vient.... c'est elle.... ce n'est personne.--La nuit est noire en diable, et me voilà fesant le sot métier de mari, quoique je ne le sois qu'à moitié! (_Il s'assied sur un banc_) Est-il rien de plus bizarre que ma destinée! fils de je ne sais pas qui, volé par des bandits, élevé dans leurs moeurs, je m'en dégoûte et veux courir une carrière honnête; et par-tout je suis repoussé! J'apprends la chimie, la pharmacie, la chirurgie; et tout le crédit d'un grand seigneur peut à peine me mettre à la main une lancette vétérinaire!--Las d'attrister des bêtes malades, et pour faire un métier contraire, je me jette à corps perdu dans le théâtre; me fussé-je mis une pierre au cou! Je broche une comédie dans les moeurs du sérail; auteur espagnol, je crois pouvoir y fronder Mahomet, sans scrupule: à l'instant, un envoyé.... de je ne sais où, se plaint que j'offense dans mes vers, la sublime Porte, la Perse, une partie de la Presqu'Isle de l'Inde, toute l'Egypte, les royaumes de Barca, de Tripoli, de Tunis, d'Alger et de Maroc: et voilà ma comédie flambée, pour plaire aux princes mahométans, dont pas un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l'omoplate, en nous disant: _Chiens de chrétiens!_--Ne pouvant avilir l'esprit, on se venge en le maltraitant.--Mes joues creusaient; mon terme était échu: je voyais de loin arriver l'affreux recors, la plume fichée dans sa perruque; en frémissant je m'évertue. Il s'élève une question sur la nature des richesses; et, comme il n'est pas nécessaire de tenir les choses, pour en raisonner, n'ayant pas un sou, j'écris sur la valeur de l'argent, et sur son produit net; si-tôt je vois du fond d'un fiacre, baisser pour moi le pont d'un Château-fort, à l'entrée duquel je laissai l'espérance et la liberté. (_il se lève._) Que je voudrais bien tenir un de ces Puissans de quatre jours; si légers sur le mal qu'ils ordonnent; quand une bonne disgrace a cuvé son orgueil! je lui dirais.... que les sottises imprimées n'ont d'importance qu'aux lieux où l'on en gêne le cours; que sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur; et qu'il n'y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits.--(_il se rassied._) Las de nourrir un obscur pensionnaire, on me met un jour dans la rue; et, comme il faut dîner; quoiqu'on ne soit plus en prison, je taille encore ma plume, et demande à chacun de quoi il est question; on me dit que pendant ma retraite économique, il s'est établi dans Madrid un système de liberté sur la vente des productions, qui s'étend même à celles de la presse; et que, pourvu que je ne parle en mes écrits, ni de l'autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la morale, ni des gens en place, ni des corps en crédit, ni de l'opéra, ni des autres spectacles, ni de personne qui tienne à quelque chose, je puis tout imprimer librement, sous l'inspection de deux ou trois censeurs. Pour profiter de cette douce liberté, j'annonce un écrit périodique, et croyant n'aller sur les brisées d'aucun autre, je le nomme _Journal inutile_. Pou-ou! je vois s'élever contre moi, mille pauvres diables à la feuille; on me supprime; et me voilà derechef sans emploi!--Le désespoir m'allait saisir; on pense à moi pour une place; mais par malheur j'y étais propre: il fallait un calculateur, ce fut un danseur qui l'obtint. Il ne me restait plus qu'à voler; je me fais banquier de Pharaon: alors, bonne gens! je soupe en ville, et les personnes dites _comme il faut_, m'ouvrent poliment leur maison, en retenant pour elles les trois quarts du profit. J'aurais bien pu me remonter; je commençais même à comprendre que pour gagner du bien, le savoir-faire vaut mieux que le savoir. Mais, comme chacun pillait autour de moi, en exigeant que je fusse honnête, il fallut bien périr encore. Pour le coup je quittais le monde, et vingt brasses d'eau m'en allaient séparer, lorsqu'un Dieu bienfesant m'appelle à mon premier état. Je reprends ma trousse et mon cuir anglais; puis, laissant la fumée aux sots qui s'en nourrissent, et la honte au milieu du chemin, comme trop lourde à un piéton, je vais rasant de ville en ville, et je vis enfin sans souci. Un grand seigneur passe à Séville; il me reconnaît, je le marie; et, pour prix d'avoir eu par mes soins son épouse, il veut intercepter la mienne! intrigue, orage à ce sujet. Prêt à tomber dans un abyme, au moment d'épouser ma mère, mes parens m'arrivent à la file. (_il se lève en s'échauffant._) On se débat; c'est vous, c'est lui, c'est moi, c'est toi, non ce n'est pas nous, eh mais qui donc? (_il retombe assis._) O bizarre suite d'événemens! Comment cela m'est-il arrivé? Pourquoi ces choses et non pas d'autres? qui les a fixées sur ma tête? Forcé de parcourir la route où je suis entré sans le savoir, comme j'en sortirai sans le vouloir, je l'ai jonchée d'autant de fleurs que ma gaieté me l'a permis; encore je dis ma gaieté, sans savoir si elle est à moi plus que le reste, ni même quel est ce _Moi_ dont je m'occupe: un assemblage informe de parties inconnues; puis un chétif être imbécille; un petit animal folâtre; un jeune homme ardent au plaisir; ayant tous les goûts pour jouir; fesant tous les métiers pour vivre; maître ici, valet là, selon qu'il plaît à la fortune! ambitieux par vanité, laborieux par nécessité, mais paresseux... avec délices! orateur selon le danger, poëte par délassement, musicien par occasion, amoureux par folles bouffées, j'ai tout vu, tout fait, tout usé. Puis l'illusion s'est détruite; et trop désabusé.... désabusé!... Suzon, Suzon, Suzon, que tu me donnes de tourmens!--J'entends marcher.... on vient. Voici l'instant de la crise. (_Il se retire près de la première coulisse à sa droite._) _SCÈNE IV._ FIGARO, LA COMTESSE _avec les habits de Suzon_, SUZANNE _avec ceux de la Comtesse_, MARCELINE. SUZANNE, _bas, à la Comtesse_. Oui, Marceline m'a dit que Figaro y serait. MARCELINE. Il y est aussi; baisse la voix. SUZANNE. Ainsi l'un nous écoute, et l'autre va venir me chercher; commençons. MARCELINE. Pour n'en pas perdre un mot, je vais me cacher dans le pavillon. (_Elle entre dans le pavillon où est entrée Fanchette._) _SCÈNE V._ FIGARO, LA COMTESSE, SUZANNE. SUZANNE, _haut_. Madame tremble! est-ce qu'elle aurait froid? LA COMTESSE, _haut_. La soirée est humide, je vais me retirer. SUZANNE, _haut_. Si Madame n'avait pas besoin de moi, je prendrais l'air un moment sous ces arbres. LA COMTESSE, _haut_. C'est le serein que tu prendras. SUZANNE, _haut_. J'y suis toute faite. FIGARO, _à part_. Ah oui, le serein! (_Suzanne se retire près de la coulisse, du côté opposé à Figaro._) _SCÈNE VI._ FIGARO, CHÉRUBIN, LE COMTE, LA COMTESSE, SUZANNE. _Figaro et Suzanne retirés de chaque côté sur le devant._ CHÉRUBIN _en habit d'officier arrive en chantant gaiement la reprise de l'air de la romance._ La, la, la, &c. J'avais une marraine, Que toujours adorai. LA COMTESSE, _à part_. Le petit Page! CHÉRUBIN _s'arrête_. On se promène ici; gagnons vîte mon asyle, où la petite Fanchette.... C'est une femme! LA COMTESSE _écoute_. Ah grands Dieux! CHÉRUBIN _se baisse en regardant de loin_. Me trompé-je? à cette coiffure en plumes qui se dessine au loin dans le crépuscule, il me semble que c'est Suzon. LA COMTESSE, _à part_. Si le comte arrivait!... (_Le Comte paraît dans le fond._) CHÉRUBIN _s'approche et prend la main de la Comtesse, qui se défend_. Oui, c'est la charmante fille qu'on nomme Suzanne; eh, pourrais-je m'y m'éprendre à la douceur de cette main, à ce petit tremblement qui l'a saisie, surtout au battement de mon coeur! (_Il veut y appuyer le dos de la main de la Comtesse; elle la retire._) LA COMTESSE, _bas_. Allez-vous-en. CHÉRUBIN. Si la compassion t'avait conduite exprès dans cet endroit du parc, où je suis caché depuis tantôt? LA COMTESSE. Figaro va venir. LE COMTE, _s'avançant, dit à part_. N'est-ce pas Suzanne que j'aperçois? CHÉRUBIN _à la Comtesse_. Je ne crains point du tout Figaro, car ce n'est pas lui que tu attends. LA COMTESSE. Qui donc? LE COMTE, _à part_. Elle est avec quelqu'un. CHÉRUBIN. C'est Monseigneur, friponne, qui t'a demandé ce rendez-vous, ce matin, quand j'étais derrière le fauteuil. LE COMTE, _à part avec fureur_. C'est encore le Page infernal! FIGARO, _à part_. On dit qu'il ne faut pas écouter! SUZANNE, _à part_. Petit bavard! LA COMTESSE, _au Page_. Obligez-moi de vous retirer. CHÉRUBIN. Ce ne sera pas au moins sans avoir reçu le prix de mon obéissance. LA COMTESSE _effrayée_. Vous prétendez?... CHÉRUBIN, _avec feu_. D'abord vingt baisers, pour ton compte, et puis cent, pour ta belle maîtresse. LA COMTESSE. Vous oseriez? CHÉRUBIN. Oh que oui, j'oserai; tu prends sa place auprès de Monseigneur; moi, celle du Comte auprès de toi: le plus attrapé, c'est Figaro. FIGARO, _à part_. Ce brigandeau! SUZANNE, _à part_. Hardi comme un page. (_Chérubin veut embrasser la Comtesse._) (_Le Comte se met entre deux et reçoit le baiser._) LA COMTESSE, _se retirant_. Ah ciel! FIGARO, _à part, entendant le baiser_. J'épousais une jolie mignonne! (_Il écoute._) CHÉRUBIN, _tâtant les habits du Comte_. (_à part._) C'est Monseigneur. (_il s'enfuit dans le pavillon où sont entrées Fanchette et Marceline._) _SCÈNE VII._ FIGARO, LE COMTE, LA COMTESSE, SUZANNE. FIGARO _s'approche_. Je vais.... LE COMTE, _croyant parler au Page_. Puisque vous ne redoublez pas le baiser.... (_Il croit lui donner un soufflet._) FIGARO _qui est à portée, le reçoit_. Ah! LE COMTE. ....Voilà toujours le premier payé. FIGARO, _à part, s'éloigne en se frottant la joue_. Tout n'est pas gain non plus en écoutant. SUZANNE _riant tout haut, de l'autre côté_. Ha, ha, ha, ha! LE COMTE, _à la Comtesse qu'il prend pour Suzanne_. Entend-on quelque chose à ce Page! il reçoit le plus rude soufflet, et s'enfuit en éclatant de rire. FIGARO, _à part_. S'il s'affligeait de celui-ci!... LE COMTE. Comment! je ne pourrai faire un pas.... (_à la Comtesse_) mais laissons cette bizarrerie; elle empoisonnerait le plaisir que j'ai de te trouver dans cette salle. LA COMTESSE, _imitant le parler de Suzanne_. L'espériez-vous? LE COMTE. Après ton ingénieux billet.... (_Il lui prend la main._) Tu trembles? LA COMTESSE. J'ai eu peur. LE COMTE. Ce n'est pas pour te priver du baiser, que je l'ai pris. (_Il la baise au front._) LA COMTESSE. Des libertés! FIGARO, _à part_. Coquine! SUZANNE, _à part_. Charmante! LE COMTE _prend la main de sa femme_. Mais quelle peau fine et douce, et qu'il s'en faut que la Comtesse, ait la main aussi belle! LA COMTESSE, _à part_. Oh! la prévention! LE COMTE. A-t-elle ce bras ferme et rondelet? ces jolis doigts pleins de grâce et d'espiéglerie? LA COMTESSE, _de la voix de Suzanne_. Ainsi l'amour?... LE COMTE. L'amour.... n'est que le roman du coeur: c'est le plaisir qui en est l'histoire; il m'amène à tes genoux. LA COMTESSE. Vous ne l'aimez plus? LE COMTE. Je l'aime beaucoup; mais trois ans d'union, rendent l'hymen si respectable! LA COMTESSE. Que vouliez-vous en elle? LE COMTE, _la caressant_. Ce que je trouve en toi, ma beauté.... LA COMTESSE. Mais dites donc. LE COMTE. ....Je ne sais: moins d'uniformité peut-être; plus de piquant dans les manières; un je ne sais quoi qui fait le charme; quelquefois un refus, que sais-je? Nos femmes croient tout accomplir en nous aimant: cela dit une fois, elles nous aiment, nous aiment! (quand elles nous aiment) et sont si complaisantes, et si constamment obligeantes, et toujours, et sans relâche, qu'on est tout surpris un beau soir de trouver la satiété où l'on recherchait le bonheur. LA COMTESSE, _à part_. Ah! quelle leçon! LE COMTE. En vérité, Suzon, j'ai pensé mille fois que si nous poursuivons ailleurs ce plaisir qui nous fuit chez elles, c'est qu'elles n'étudient pas assez l'art de soutenir notre goût, de se renouveler à l'amour, de ranimer, pour ainsi dire, le charme de leur possession par celui de la variété. LA COMTESSE _piquée_. Donc elles doivent tout.... LE COMTE, _riant_. Et l'homme rien? changerons-nous la marche de la nature? notre tâche, à nous, fut de les obtenir; la leur... LA COMTESSE. La leur? LE COMTE. Est de nous retenir: on l'oublie trop. LA COMTESSE. Ce ne sera pas moi. LE COMTE. Ni moi. FIGARO, _à part_. Ni moi. SUZANNE, _à part_. Ni moi. LE COMTE _prend la main de sa femme_. Il y a de l'écho ici; parlons plus bas. Tu n'as nul besoin d'y songer, toi que l'amour a faite et si vive et si jolie! avec un grain de caprice tu feras la plus agaçante maîtresse! (_il la baise au front_) Ma Suzanne, un Castillan n'a que sa parole. Voici tout l'or promis pour le rachat du droit que je n'ai plus sur le délicieux moment que tu m'accordes. Mais comme la grâce que tu daignes y mettre est sans prix, j'y joindrai ce brillant, que tu porteras pour l'amour de moi. LA COMTESSE, _une révérence_. Suzanne accepte tout. FIGARO, _à part_. On n'est pas plus coquine que cela. SUZANNE, _à part_. Voilà du bon bien qui nous arrive. LE COMTE, _à part_. Elle est intéressée; tant mieux. LA COMTESSE _regarde au fond_. Je vois des flambeaux. LE COMTE. Ce sont les apprêts de ta noce: entrons-nous un moment dans l'un de ces pavillons pour les laisser passer? LA COMTESSE. Sans lumière? LE COMTE _l'entraîne doucement_. À quoi bon? nous n'avons rien à lire. FIGARO, _à part_. Elle y va, ma foi! je m'en doutais. (_il s'avance._) LE COMTE _grossit sa voix en se retournant_. Qui passe ici? FIGARO, _en colère_. Passer! on vient exprès. LE COMTE, _bas à la Comtesse_. C'est Figaro!... (_il s'enfuit._) LA COMTESSE. Je vous suis. (_Elle entre dans le pavillon à sa droite, pendant que le Comte se perd dans le bois, au fond._) _SCÈNE VIII._ FIGARO, SUZANNE, _dans l'obscurité_. FIGARO _cherche à voir où vont le Comte, et la Comtesse qu'il prend pour Suzanne_. Je n'entends plus rien; ils sont entrés; m'y voilà. (_d'un ton altéré_) Vous autres époux mal-adroits, qui tenez des espions à gages, et tournez des mois entiers autour d'un soupçon, sans l'asseoir; que ne m'imitez-vous? dès le premier jour je suis ma femme, et je l'écoute; en un tour de main on est au fait: c'est charmant, plus de doutes; on sait à quoi s'en tenir. (_marchant vivement_) Heureusement que je ne m'en soucie guère, et que sa trahison ne me fait plus rien du tout. Je les tiens donc enfin. SUZANNE, _qui s'est avancée doucement dans l'obscurité_. (_à part._) Tu vas payer tes beaux soupçons. (_du ton de voix de la Comtesse._) Qui va là? FIGARO, _extravagant_. _Qui va là?_ Celui qui voudrait de bon coeur que la peste eût étouffé en naissant.... SUZANNE, _du ton de la Comtesse_. Eh! mais, c'est Figaro! FIGARO _regarde, et dit vivement_. Madame la Comtesse! SUZANNE. Parlez bas. FIGARO, _vîte_. Ah! Madame, que le ciel vous amène à propos! où croyez-vous qu'est Monseigneur? SUZANNE. Que m'importe un ingrat? Dis-moi.... FIGARO, _plus vîte_. Et Suzanne mon épousée, où croyez-vous qu'elle soit? SUZANNE. Mais parlez bas. FIGARO, _très-vîte_. Cette Suzon qu'on croyait si vertueuse, qui fesait la réservée! Ils sont enfermés là-dedans. Je vais appeler. SUZANNE, _lui fermant la bouche avec la main, oublie de déguiser sa voix_. N'appelez pas. FIGARO, _à part_. Eh c'est Suzon! God-dam! SUZANNE, _du ton de la Comtesse_. Vous paraissez inquiet. FIGARO, _à part_. Traîtresse! qui veut me surprendre! SUZANNE. Il faut nous venger, Figaro. FIGARO. En sentez-vous le vif désir? SUZANNE. Je ne serais donc pas de mon sexe! Mais les hommes en ont cent moyens. FIGARO, _confidemment_. Madame, il n'y a personne ici de trop, celui des femmes... les vaut tous. SUZANNE, _à part_. Comme je le souffleterais! FIGARO, _à part_. Il serait bien gai qu'avant la noce! SUZANNE. Mais qu'est-ce qu'une telle vengeance, qu'un peu d'amour n'assaisonne pas? FIGARO. Par-tout où vous n'en voyez point, croyez que le respect dissimule. SUZANNE, _piquée_. Je ne sais si vous le pensez de bonne foi, mais vous ne le dites pas de bonne grâce. FIGARO, _avec une chaleur comique, à genoux_. Ah! Madame, je vous adore. Examinez le temps, le lieu, les circonstances; et que le dépit supplée en vous, aux grâces qui manquent à ma prière. SUZANNE, _à part_. La main me brûle. FIGARO, _à part_. Le coeur me bat. SUZANNE. Mais, Monsieur, avez-vous songé?... FIGARO. Oui, Madame, oui, j'ai songé. SUZANNE. ...Que pour la colère et l'amour... FIGARO. ...Tout ce qui se diffère est perdu. Votre main, Madame? SUZANNE, _de sa voix naturelle, et lui donnant un soufflet_. La voilà. FIGARO. Ah Demonio! quel soufflet! SUZANNE _lui en donne un second_. Quel soufflet! et celui-ci? FIGARO. _Et ques-à-quo!_ de par le diable! est-ce ici la journée des tapes? SUZANNE _le bat à chaque phrase_. Ah! _ques-à-quo?_ Suzanne: voilà pour tes soupçons; voilà pour tes vengeances et pour tes trahisons, tes expédiens, tes injures et tes projets. C'est-il ça de l'amour, dis donc comme ce matin? FIGARO _rit en se relevant_. _Santa barbara!_ oui c'est de l'amour. Ô bonheur! ô délices! ô cent fois heureux Figaro! frappe ma bien aimée, sans te lasser. Mais quand tu m'auras diapré tout le corps de meurtrissures, regarde avec bonté, Suzon, l'homme le plus fortuné, qui fut jamais battu par une femme. SUZANNE. _Le plus fortuné!_ bon fripon, vous n'en séduisiez pas moins la Comtesse, avec un si trompeur babil, que m'oubliant moi-même, en vérité, c'était pour elle que je cédais. FIGARO. Ai-je pu me méprendre, au son de ta jolie voix? SUZANNE, _en riant_. Tu m'as reconnue? Ah comme je m'en vengerai! FIGARO. Bien rosser et garder rancune, est aussi par trop féminin! Mais dis-moi donc par quel bonheur je te vois là, quand je te croyais avec lui; et comment cet habit, qui m'abusait, te montre enfin innocente.... SUZANNE. Eh c'est toi qui es un innocent, de venir te prendre au piége apprêté pour un autre! Est-ce notre faute à nous, si voulant museler un renard, nous en attrapons deux? FIGARO. Qui donc prend l'autre? SUZANNE. Sa femme. FIGARO. Sa femme? SUZANNE. Sa femme. FIGARO, _follement_. Ah Figaro, pends-toi; tu n'as pas deviné celui-là!--Sa femme? Ô douze ou quinze mille fois spirituelles femelles!--Ainsi les baisers de cette salle? SUZANNE. Ont été donnés à Madame. FIGARO. Et celui du Page? SUZANNE, _riant_. À Monsieur. FIGARO. Et tantôt, derrière le fauteuil? SUZANNE. À personne. FIGARO. En êtes-vous sûre? SUZANNE, _riant_. Il pleut des soufflets, Figaro. FIGARO _lui baise la main_. Ce sont des bijoux que les tiens. Mais celui du Comte était de bonne guerre. SUZANNE. Allons, Superbe, humilie-toi. FIGARO _fait tout ce qu'il annonce_. Cela est juste; à genoux, bien courbé, prosterné, ventre à terre. SUZANNE, _en riant_. Ah! ce pauvre Comte! quelle peine il s'est donnée... FIGARO _se relève sur ses genoux_. ...Pour faire la conquête de sa femme! _SCÈNE IX._ LE COMTE _entre par le fond du théâtre, et va droit au pavillon à sa droite_. FIGARO, SUZANNE. LE COMTE, _à lui-même_. Je la cherche en vain dans le bois, elle est peut-être entrée ici. SUZANNE, _à Figaro, parlant bas_. C'est lui. LE COMTE, _ouvrant le pavillon_. Suzon, es-tu là-dedans? FIGARO, _bas_. Il la cherche, et moi je croyais.... SUZANNE, _bas_. Il ne l'a pas reconnue. FIGARO. Achevons-le, veux-tu? (_Il lui baise la main._) LE COMTE _se retourne_. Un homme aux pieds de la Comtesse!... Ah! je suis sans armes. (_il s'avance._) FIGARO _se relève tout-à-fait en déguisant sa voix_. Pardon, Madame, si je n'ai pas réfléchi que ce rendez-vous ordinaire était destiné pour la noce. LE COMTE, _à part_. C'est l'homme du cabinet de ce matin. (_il se frappe le front._) FIGARO _continue_. Mais il ne sera pas dit qu'un obstacle aussi sot aura retardé nos plaisirs. LE COMTE, _à part_. Massacre, mort, enfer! FIGARO, _la conduisant au cabinet_. (_bas._) Il jure. (_haut._) Pressons-nous donc, Madame, et réparons le tort qu'on nous a fait tantôt, quand j'ai sauté par la fenêtre. LE COMTE, _à part_. Ah! tout se découvre enfin. SUZANNE, _près du pavillon à sa gauche_. Avant d'entrer, voyez si personne n'a suivi. (_il la baise au front._) LE COMTE _s'écrie_. Vengeance! (_Suzanne s'enfuit dans le pavillon où sont entrés Fanchette, Marceline et Chérubin._) _SCÈNE X._ LE COMTE, FIGARO. (_Le Comte saisit le bras de Figaro._) FIGARO, _jouant la frayeur excessive_. C'est mon maître. LE COMTE _le reconnaît_. Ah scélérat, c'est toi! Holà, quelqu'un, quelqu'un! _SCÈNE XI._ PEDRILLE, LE COMTE, FIGARO. PEDRILLE _botté_. Monseigneur, je vous trouve enfin. LE COMTE. Bon, c'est Pédrille. Es-tu tout seul? PEDRILLE. Arrivant de Séville à étripe cheval. LE COMTE. Approche-toi de moi, et crie bien fort. PEDRILLE, _criant à tue tête_. Pas plus de Page que sur ma main. Voilà le paquet. LE COMTE _le repousse_. Eh, l'animal! PEDRILLE. Monseigneur me dit de crier. LE COMTE, _tenant toujours Figaro_. Pour appeler.--Holà quelqu'un; si l'on m'entend, accourez tous! PEDRILLE. Figaro et moi, nous voilà deux; que peut-il donc vous arriver? _SCÈNE XII._ LES ACTEURS PRÉCÉDENS, BRID'OISON, BARTHOLO, BAZILE, ANTONIO, GRIPE-SOLEIL, _toute la noce accourt avec des flambeaux_. BARTHOLO, _à Figaro_. Tu vois qu'à ton premier signal.... LE COMTE, _montrant le pavillon à sa gauche_. Pédrille, empare-toi de cette porte. (_Pédrille y va._) BAZILE, _bas à Figaro_. Tu l'as surpris avec Suzanne? LE COMTE, _montrant Figaro_. Et vous, tous mes vassaux, entourez-moi cet homme, et m'en répondez sur la vie. BAZILE. Ha! Ha! LE COMTE _furieux_. Taisez-vous donc. (_à Figaro d'un ton glacé._) Mon Cavalier, répondez-vous à mes questions? FIGARO, _froidement_. Eh! qui pourrait m'en exempter, Monseigneur? Vous commandez à tout ici, hors à vous-même. LE COMTE, _se contenant_. Hors à moi-même! ANTONIO. C'est çà parler. LE COMTE _reprend sa colère_. Non, si quelque chose pouvait augmenter ma fureur! ce serait l'air calme qu'il affecte. FIGARO. Sommes-nous des soldats qui tuent et se font tuer, pour des intérêts qu'ils ignorent? je veux savoir, moi, pourquoi je me fâche. LE COMTE _hors de lui_. O rage! (_se contenant._) Homme de bien qui feignez d'ignorer! Nous ferez-vous au moins la faveur de nous dire quelle est la dame actuellement par vous amenée dans ce pavillon? FIGARO, _montrant l'autre avec malice_. Dans celui-là? LE COMTE, _vîte_. Dans celui-ci? FIGARO, _froidement_. C'est différent. Une jeune personne qui m'honore de ses bontés particulières. BAZILE _étonné_. Ha, ha! LE COMTE, _vîte_. Vous l'entendez, Messieurs. BARTHOLO _étonné_. Nous l'entendons? LE COMTE, _à Figaro_. Et cette jeune personne a-t-elle un autre engagement que vous sachiez? FIGARO, _froidement_. Je sais qu'un grand seigneur s'en est occupé quelque temps; mais, soit qu'il l'ait négligée ou que je lui plaise mieux qu'un plus aimable, elle me donne aujourd'hui la préférence. LE COMTE, _vivement_. La préf.... (_se contenant._) Au moins il est naïf! car ce qu'il avoue, Messieurs, je l'ai ouï, je vous jure, de la bouche même de sa complice. BRID'OISON _stupéfait_. Sa-a complice! LE COMTE _avec fureur_. Or quand le déshonneur est public, il faut que la vengeance le soit aussi. (_Il entre dans le pavillon._) _SCÈNE XIII._ TOUS LES ACTEURS PRÉCÉDENS, _hors_ LE COMTE. ANTONIO. C'est juste. BRID'OISON, _à Figaro_. Qui-i donc a pris la femme de l'autre? FIGARO, _en riant_. Aucun n'a eu cette joie là. _SCÈNE XIV._ LES ACTEURS PRÉCÉDENS, LE COMTE, CHÉRUBIN. LE COMTE _parlant dans le pavillon, et attirant quelqu'un qu'on ne voit pas encore_. Tout vos efforts sont inutiles; vous êtes perdue, Madame; et votre heure est bien arrivée! (_il sort sans regarder._) Quel bonheur qu'aucun gage d'une union aussi détestée!... FIGARO _s'écrie_. Chérubin! LE COMTE. Mon Page? BAZILE. Ha, ha! LE COMTE, _hors de lui_. (_à part._) Et toujours le Page endiablé! (_à Chérubin._) Que fesiez-vous dans ce sallon? CHÉRUBIN, _timidement_. Je me cachais, comme vous l'avez ordonné. PEDRILLE. Bien la peine de crever un cheval! LE COMTE. Entres-y toi, Antonio; conduis devant son juge, l'infame qui m'a déshonoré. BRID'OISON. C'est Madame que vous y-y cherchez? ANTONIO. L'y a parguenne, une bonne Providence; vous en avez fait tant dans le pays.... LE COMTE _furieux_. Entre donc. (_Antonio entre._) _SCÈNE XV._ LES ACTEURS PRÉCÉDENS, _excepté_ ANTONIO. LE COMTE. Vous allez voir, Messieurs, que le Page n'y était pas seul. CHÉRUBIN, _timidement_. Mon sort eût été trop cruel, si quelqu'ame sensible n'en eût adouci l'amertume. _SCÈNE XVI._ LES ACTEURS PRÉCÉDENS, ANTONIO, FANCHETTE. ANTONIO, _attirant par le bras quelqu'un qu'on ne voit pas encore_. Allons, Madame, il ne faut pas vous faire prier pour en sortir, puisqu'on sait que vous y êtes entrée. FIGARO _s'écrie_. La petite cousine! BAZILE. Ha, ha! LE COMTE. Fanchette! ANTONIO _se retourne et s'écrie_. Ah palsembleu! Monseigneur, il est gaillard de me choisir pour montrer à la compagnie que c'est ma fille qui cause tout ce train-là! LE COMTE, _outré_. Qui la savait là-dedans? (_Il veut rentrer._) BARTHOLO, _au-devant_. Permettez, monsieur le Comte, ceci n'est pas plus clair. Je suis de sang froid, moi. (_Il entre._) BRID'OISON Voilà une affaire au-aussi trop embrouillée. _SCÈNE XVII._ LES ACTEURS PRÉCÉDENS, MARCELINE. BARTHOLO, _parlant en dedans, et sortant_. Ne craignez rien, Madame, il ne vous sera fait aucun mal; j'en répons. (_il se retourne et s'écrie:_) Marceline!... BAZILE. Ha, ha! FIGARO, _riant_. Hé quelle folie! ma mère en est? ANTONIO. À qui pis fera. LE COMTE, _outré_. Que m'importe à moi? La Comtesse.... _SCÈNE XVIII._ LES ACTEURS PRÉCÉDENS, SUZANNE. (_Suzanne, son éventail sur le visage._) LE COMTE. ....Ah! la voici qui sort. (_Il la prend violemment par le bras._) Que croyez-vous, Messieurs, que mérite une odieuse.... (_Suzanne se jette à genoux, la tête baissée._) LE COMTE, _fort_. Non, non. (_Figaro se jette à genoux de l'autre côté._) LE COMTE, _plus fort_. Non, non. (_Marceline se jette à genoux devant lui._) LE COMTE, _plus fort_. Non, non. (_Tous se mettent à genoux, excepté Brid'oison._) LE COMTE, _hors de lui_. Y suffiez-vous un cent! _SCÈNE XIX et dernière._ TOUS LES ACTEURS PRÉCÉDENS, LA COMTESSE _sort de l'autre pavillon_. LA COMTESSE _se jette à genoux_. Au moins je ferai nombre. LE COMTE _regardant la Comtesse et Suzanne_. Ah, qu'est-ce que je vois! BRID'OISON, _riant_. Eh pardi c'è-est Madame. LE COMTE _veut relever la Comtesse_. Quoi c'était vous, Comtesse? (_d'un ton suppliant._) Il n'y a qu'un pardon bien généreux.... LA COMTESSE, _en riant_. Vous diriez, _non, non_, à ma place; et moi pour la troisième fois d'aujourd'hui, je l'accorde sans condition. (_Elle se relève._) SUZANNE _se relève_. Moi aussi. MARCELINE _se relève_. Moi aussi. FIGARO _se relève_. Moi aussi; il y a de l'écho ici! (_Tous se relèvent._) LE COMTE. De l'écho!--J'ai voulu ruser avec eux; ils m'ont traité comme un enfant! LA COMTESSE, _en riant_. Ne le regrettez pas, monsieur le Comte. FIGARO, _s'essuyant les genoux avec son chapeau_. Une petite journée comme celle-ci, forme bien un ambassadeur! LE COMTE _à Suzanne_. Ce billet fermé d'une épingle?... SUZANNE. C'est Madame qui l'avait dicté. LE COMTE. La réponse lui en est bien due. (_Il baise la main de la Comtesse._) LA COMTESSE. Chacun aura ce qui lui appartient. (_Elle donne la bourse à Figaro et le diamant à Suzanne._) SUZANNE, _à Figaro_. Encore une dot. FIGARO, _frappant la bourse dans sa main_. Et de trois. Celle-ci fut rude à arracher! SUZANNE. Comme notre mariage. GRIPE-SOLEIL. Et la jarretière de la mariée, l'aurons-je? LA COMTESSE _arrache le ruban qu'elle a tant gardé dans son sein, et le jette à terre_. La jarretière? Elle était, avec ses habits; la voilà. (_Les garçons de la noce veulent la ramasser._) CHÉRUBIN, _plus alerte, court la prendre et dit:_ Que celui qui la veut, vienne me la disputer. LE COMTE _en riant, au Page_. Pour un Monsieur si chatouilleux, qu'avez-vous trouvé de gai à certain soufflet de tantôt? CHÉRUBIN _recule en tirant à moitié son épée_. À moi, mon Colonel? FIGARO, _avec une colère comique_. C'est sur ma joue qu'il l'a reçu: voilà comme les grands font justice! LE COMTE, _riant_. C'est sur sa joue? ha, ha, ha, qu'en dites-vous donc, ma chère Comtesse? LA COMTESSE _absorbée revient à elle, et dit avec sensibilité_. Ah! oui, cher Comte, et pour la vie, sans distraction, je vous le jure. LE COMTE, _frappant sur l'épaul du Juge_. Et vous, Don-Brid'oison, votre avis maintenant? BRID'OISON. Su-ur tout ce que je vois, monsieur le Comte.... ma-a foi, pour moi je-e ne sais que vous dire: voilà ma façon de penser. TOUS ENSEMBLE. Bien jugé! FIGARO. J'étais pauvre, on me méprisait. J'ai montré quelque esprit, la haine est accourue. Une jolie femme et de la fortune.... BARTHOLO, _en riant_. Les coeurs vont te revenir en foule. FIGARO. Est-il possible? BARTHOLO. Je les connais. FIGARO, _saluant les Spectateurs_. Ma femme et mon bien mis à part, tous me feront honneur et plaisir. _On joue la ritournelle du Vaudeville._ (Air noté.) VAUDEVILLE. BAZILE. PREMIER COUPLET. Triple dot, femme superbe, Que de biens pour un époux! D'un Seigneur, d'un Page imberbe, Quelque sot serait jaloux, Du latin d'un vieux proverbe, L'homme adroit fait son parti, FIGARO. Je le sais... (_Il chante._) _Gaudeant bene_ nanti. BAZILE. Non.... (_Il chante._) _Gaudeat bene_ nanti. SUZANNE. IIe COUPLET. Qu'un mari sa foi trahisse, Il s'en vante, et chacun rit; Que sa femme ait un caprice, S'il l'accuse, on la punit. De cette absurde injustice, Faut-il dire le pourquoi? Les plus forts ont fait la loi.... _bis_. FIGARO. IIIe COUPLET. Jean-Jeannot, jaloux risible, Veut unir femme et repos; Il achète un chien terrible, Et le lâche en son enclos. La nuit, quel vacarme horrible! Le chien court, tout est mordu, Hors l'amant qui l'a vendu.... _bis_. LA COMTESSE. IVe COUPLET. Telle est fière et répond d'elle, Qui n'aime plus son mari; Telle autre presque infidelle, Jure de n'aimer que lui. La moins folle, hélas! est celle Qui se veille en son lien, Sans oser jurer de rien.... _bis_. LE COMTE. Ve COUPLET. D'une femme de province, À qui ses devoirs sont chers, Le succès est assez mince; Vive la femme aux bons airs! Semblable à l'écu du prince, Sous le coin d'un seul époux, Elle sert au bien de tous.... _bis_. MARCELINE. VIe COUPLET. Chacun sait la tendre mère Dont il a reçu le jour; Tout le reste est un mystère, C'est le secret de l'amour. FIGARO _continue l'air_. Ce secret met en lumière Comment le fils d'un butor Vaut souvent son pesant d'or.... _bis_. VIIe COUPLET. Par le sort de la naissance, L'un est roi, l'autre est berger; Le hasard fit leur distance; L'esprit seul peut tout changer, De vingt rois que l'on encense Le trépas brise l'autel; Et Voltaire est immortel.... _bis_. CHÉRUBIN. VIIIe COUPLET. Sexe aimé, sexe volage, Qui tourmentez nos beaux jours; Si de vous chacun dit rage, Chacun vous revient toujours. Le parterre est votre image; Tel paraît le dédaigner, Qui fait tout pour le gagner.... _bis_. SUZANNE. IXe COUPLET. Si ce gai, ce fol ouvrage, Renfermait quelque leçon, En faveur du badinage, Faites grace à la raison. Ainsi la nature sage Nous conduit, dans nos désir, À son but par les plaisirs.... _bis_. BRID'OISON. Xe COUPLET. Or, Messieurs, la co-omédie Que l'on juge en cè-et instant, Sauf erreur, nous pein-eint la vie Du bon peuple qui l'entend. Qu'on l'opprime, il peste, il crie, Il s'agite en cent fa-açons; Tout fini-it par des chansons.... _bis_. BALLET GENERAL. _Fin du cinquième et dernier Acte._ _S'adresser, pour la musique de l'ouvrage, à M. BAUDRON, chef d'orchestre du théâtre français._ _APPROBATIONS._ J'ai lu, par ordre, de M. le Lieutenant de Police, la pièce intitulée: _La folle journée_, ou _le Mariage de Figaro_; et je n'y ai rien trouvé qui m'ait paru devoir en empêcher l'impression et la représentation. À Paris, ce vingt-huit février mil sept cent quatre-vingt-quatre. _Signé_, COQUELEY DE CHAUSSEPIERRE. J'ai lu, par ordre de M. le Lieutenant général de Police, la pièce intitulée: _La folle journée_, ou _le Mariage de Figaro_; et je n'y ai rien trouvé qui m'ait paru devoir en empêcher la représentation et l'impression. À Paris, ce vingt-un mars mil sept cent quatre-vingt-quatre, _Signé_, BRET. Vu les approbations; permis d'imprimer et représenter. À Paris, ce vingt-neuf mars mil sept cent quatre-vingt-quatre. _Signé_, LENOIR. * * * _ERRATA._ (déjà corrigés) PRÉFACE. _Page_ 9, _ligne_ 8, ces fantômes, _lisez_, ses fantômes. 10, _ligne dernière_, n'existe, _lisez_, existe. 11, 2, les bons et les mauvais, _lisez_, bons et mauvais. _ibid._ 24, ces grands coups, _lisez_, ses grands coups. 13, 9, de l'oeil de boeuf ou des carrosses, _lisez_, de l'OEil-de-boeuf et des Carrosses. 26, 7, la coquette ou la coquine, _lisez_, la coquette ou coquine. 49, 6, espagnole, _lisez_, espagnol. COMÉDIE. _Page_ 116, _ligne_ 2, dans lesquels vous mêlerez, _lisez_, dans lesquels on mêlera. 175, 94, poursuivions, _lisez_, poursuivons. 178, 5, sont rentrés, _lisez_, sont entrés. 183, 23, les bois, _lisez_, le bois. End of the Project Gutenberg EBook of La Folle Journée ou le Mariage de Figaro, by Pierre Augustin Caron de Beaumarchais *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA FOLLE JOURNÉE *** ***** This file should be named 20577-8.txt or 20577-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/2/0/5/7/20577/ Produced by Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit http://pglaf.org While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.