The Project Gutenberg EBook of Sérénissime, by Ernest La Jeunesse This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have to check the laws of the country where you are located before using this ebook. Title: Sérénissime roman contemporain Author: Ernest La Jeunesse Release Date: November 30, 2015 [EBook #50580] Language: French Character set encoding: UTF-8 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SÉRÉNISSIME *** Produced by Clarity, Christian Boissonnas and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) ┌───────────────────────────────────────────────────────────────────┐ │ Note de transcription: │ │ │ │ Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été │ │ corrigées. L'orthographe et la ponctuation d'origine ont été │ │ conservée et n'ont pas été harmonisées. │ │ │ │ Les mots en italiques sont _soulignés_. │ └───────────────────────────────────────────────────────────────────┘ _Il a été tiré de cet ouvrage_: _Dix exemplaires numérotés sur papier de Hollande. Cinq — — — papier du Japon._ SÉRÉNISSIME DU MÊME AUTEUR Les Nuits, les Ennuis et les Ames de nos plus notoires contemporains. Paris, Librairie académique, 1896. L'Imitation de Notre Maître Napoléon. Fasquelle, 1897. L'Holocauste, roman contemporain. Fasquelle, 1898. L'Inimitable, roman contemporain. Fasquelle, 1899. Demi-Volupté, roman. Offenstadt, 1900. Les Ruines, comédie en quatre actes. L'Huis clos malgré lui, un acte. Madame est morte, un acte. POUR PARAITRE CES TEMPS-CI: Vivant, roman contemporain. Les Mémoires de M. le Comte X (1761-1835.) Sur, autour et parmi. Le Fossé de Bethléem. Servedieu, roman. Les infiniment petits, roman. Les Petites Icônes. ERNEST LA JEUNESSE SÉRÉNISSIME — ROMAN CONTEMPORAIN — PARIS BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR 11, RUE DE GRENELLE, 11 1900 Tous droits réservés _POUR VOUS DEUX..._ SÉRÉNISSIME I UN LIT —Ainsi, c'est aujourd'hui que tu tournes? —Que je tourne? répéta la jeune fille. Elle ne comprenait pas. D'un geste cruel, le jeune homme indiqua le lit où elle se faisait petite et chatte. —Oui, précisa-t-il mauvaisement, que tu tournes mal! —Mon ami! Le jeune homme s'emporta: —Je ne suis pas ton ami. Je ne te connais pas. Tout à l'heure, je croyais que tu vendais deux heures à toi, une nuit à toi, que j'achetais de la chair, de la peau, du plaisir. Idiot! Tu te donnais! A moi! Ah! c'est du propre! —Mais tu me disais tout à l'heure que tu m'aimais... —C'est le malheur! Je disais ça parce qu'on dit ça, dans ces moments-là. Bonjour, bonsoir, un homme, une fille... On se tutoie, puis on ne se rencontre plus... Et voilà que c'est moi le premier!... On prévient! Tu m'aurais avoué que tu étais trop malheureuse, que tu ne pouvais pas durer comme ça, que, puisque _la Presse_ ne se vendait plus, tu te décidais à vendre autre chose, je t'aurais répondu: «Ma petite, je sais ce que c'est d'être malheureux, je le suis moi-même, mais attends encore! ou du moins cherche ailleurs! je n'aime pas les saletés», et je t'aurais donné mes cent sous, pour rien, entends-tu? pour rien! Il se rhabillait avec fureur. Il aurait voulu déchirer ses vêtements sur soi, et il lui fallait l'inconscient souvenir de leur usure pour qu'il les tirât seulement comme on tire l'oreille à une vieille pauvresse. Il se rappelait le décor de tout à l'heure, pour le rayer, les Champs-Élysées vagues et troubles comme une forêt de légende, une forêt méchante où vont se perdre les omnibus, ses massifs, ses motifs d'ombre où se tassent les vagabonds qui, entre la nature arrêtée aux confins du Bois de Boulogne, à la Porte-Maillot,—en raison des droits d'octroi,—et la pierre nue des cachots, trouvent cette transition où ils traînent, les arbres consolateurs, les soirs libres, les nuits effeuillées, chantantes et sanglotantes et les feux rouges de joie, les feux verts d'espoir, jetés par les tramways au travers de la verdure, des étoiles et des palissades. —Je te jure... commença la jeune fille. —Tu me jures? Ne mens pas! Tu es... tu étais vierge! Et c'est moi que tu as pris, bon Dieu! C'est moi qui t'ai pris... Ah! malheureuse! malheureuse! Elle ne pleurait point. —Souviens-toi! reprit-il moins durement. Tu m'as offert _la Presse_. Je t'ai montré que je n'avais pas de monnaie, que je n'avais qu'une pièce de cinq francs. Pourquoi m'as-tu dit que je pouvais te laisser toute la pièce? Je croyais que tu savais... Il n'y a qu'une qui sait pour dire des choses pareilles. —Je t'ai expliqué que j'avais faim... —Ça n'est pas une raison. Au contraire. Quand je t'ai offert un verre de vin et un petit pain, tu bus, tu mangeas de si bon cœur que je me dis: «Ça y est! Elle n'ose se présenter nulle part. Je suis sûr qu'elle sort de Saint-Lazare!» —Oh! —Même que j'ajoutai, pour moi: «Ça n'empêche pas qu'elle est belle fille!» Et quand nous avons cherché un hôtel, dans toutes ces petites rues d'enfer, quand je demandais une chambre à vingt sous, sans bougie, et que tu voyais qu'on rigolait, les probloques et les garçons, ça ne te faisait rien? tu ne rougissais pas? tu trouvais que c'était honorable? —J'ai pourtant eu de la chance en tombant sur toi. Tu es beau. Et tu as du cœur. Il était un peu étonné. —Et tu sais aussi ce que c'est, du cœur? Et tu as pu?... Tu n'as donc pas d'amoureux? Elle prit un air hautain. Des draps minces, son buste se dressa: elle troussa, tordit, attacha en une seconde ses cheveux sur son front, comme un diadème d'or à reflet d'opale et d'acier, croisa sa chemise sur ses seins, et, les yeux sans flamme, mais lumineux de leur lumière propre, le nez droit, elle cracha, d'une moue sans recours: —Non, jamais. Le jeune homme, soudainement sourd, en restait à l'attitude stupéfiée; il murmura: —Tu n'es pas d'ici? Dédaigneuse maintenant, assurée, volontaire, elle interrogea: —Qu'appelles-tu _ici_? Cet hôtel, le quartier, les Champs-Élysées ou les rues du Temple où tu m'as raconté que tu vendais des savons, au détail? Tu veux connaître mon village natal? Aurais-tu l'intention de faire venir mes papiers? et de m'épouser, par exemple? Il s'assit sur la chaise boiteuse, regarda sa maîtresse, en silence, un moment, et fondit en larmes. —Vous êtes toutes les mêmes, sanglota-t-il. Te voici déjà fière, comme les autres. Et tu insultes le mariage, les femmes honnêtes, tout, tout. Je suis un misérable, moi! Je t'ai déshonorée et tu ne comprends pas! Ah! on ne devrait jamais coucher que dans les b..., mais c'est trop cher. Eh bien! voilà! j'aurais préférer attraper la maladie! Si, au moins, je t'avais rencontrée quelquefois, avant... —Pourquoi? Il sanglota mieux: —Tu ne comprends donc pas? Je t'aime! —Et puis? —Et tu t'es jetée à ma tête, à la tête du premier venu, tu t'es laissé faire, on ne s'est pas promené ensemble, on n'a pas eu faim ensemble, on ne s'est pas dit des bêtises. C'est comme si nous étions mari et femme sans fiançailles! —Mari et femme!... —Eh oui! puisque tu es vierge! Je te dois ma vie en échange. —Si je veux! Il arrêta net ses lamentations. —Ah oui! il te faut de l'argent! te voilà femme: il ne te faut plus rien pour être fille. Tu peux te vendre maintenant que tu t'es donnée. Eh bien! écoute: tu vas me jurer que tu ne coucheras jamais avec un riche. Une cicatrice de sourire glissait sur des lèvres pétrifiées, dans une face pâle. Le jeune homme se précipita sur le lit. —Pardonne-moi, dit-il, je t'aime, vois-tu, je t'aime! Il arrive toujours que les riches profitent, qu'ils violent, qu'ils abusent, qu'ils attirent à eux les vierges et qu'ils nous jettent après, pêle-mêle, de la chair, de la boue, des larmes. Moi, je ne veux rien avoir fait pour eux, pas même de la honte, puisqu'il y resterait de la volupté. Je ne veux pas t'avoir goûtée pour eux: je voudrais recracher ta virginité. Je te garderai. Oui, je sais, je suis pauvre. Mais toi aussi, tu es pauvre. As-tu tellement besoin d'avoir des sous? Je t'en gagnerai. Je t'aime. —Moi aussi, je t'aime, mon petit. Tu es sauvage et tu es propre. Tu as une odeur de pauvre et une odeur d'enfant. Pourquoi es-tu amer? Les gens qui sont riches, ce n'est pas leur faute, va!... —Qu'en sais-tu? Il se défiait. —Quand je te disais que tu n'étais pas d'ici! Il lui prit les mains, la tourna vers lui, dans le jour qui se levait, la regarda dans les yeux. —Oh! tes yeux! on croirait de la mer!... —Tu as vu la mer? —Non. Mais ça doit être de l'eau comme des pierres précieuses qui se fondraient ensemble et qu'on voit se fondre, un grouillis d'étoiles de toutes les couleurs, un tourbillon de soleil, de lune, d'acier, d'or, d'argent avec de l'écume: ça saute, ça se met en colère, ça retombe, ça crie... —Et mes yeux, c'est tout ça? —C'est plus: je ne sais pas, je ne peux pas dire. Elle l'interrompit, véhémente, attendrie: —Eh bien! mon pauvre petit, je l'aime, moi aussi. Je me suis offerte et c'est comme si tu m'avais prise et que _j'aurais_ bien voulu, en même temps. Tu as été mon maître et mon frère. Tu m'as brisée et j'ai souffert et je crois n'avoir rien senti qu'un long baiser chaud, humide, une larme infinie qui m'aurait baignée, enveloppée, emportée vers un océan d'émotion, d'affection et d'infortune. Tu as été malheureux sur moi, tu m'as donné ta peine et nous nous sommes possédés en sachant que nous n'avions pas autre chose à avoir. Tu as été si sincère, si enfant, si câlin, tu as presque gémi et tu as grondé comme on se révolte dans l'agonie. Et tout cela, mon petit, ta franchise dans la caresse, ta force, ta douceur, tu les regrettes? Tu aurais été le même avec n'importe qui, avec une femme qui aurait eu l'habitude? Je n'ai rien été pour toi qu'un corps, pas même un corps? Ah! mon petit! mon petit! La belle crise, jeune et fière! Elle l'avait pris à l'épaule, tirait toute sa face vers ses lèvres, le réprimandait goulûment de ses yeux à demi-fermés et d'un pli qui glissait sur son front, sans oser le toucher et s'y arrêter. Maternelle, en petite sœur qui sait mal, mais qui y met de la bonne volonté, elle était à la fois ingénue et coquette, quasi-divine. C'était l'instant délicieux et unique où la femme, sacrée femme, hésite encore et ne retrouve plus son chemin, la mauvaise route où elle minaude encore avec le vice et la vertu, où il y a un dernier espoir de miracle, du miracle qui effacerait le péché, qui recréerait l'enfant et qui, au besoin, ressusciterait à jamais l'ange dans la bête. Si touchante que le jeune homme se remit à pleurer. —Voilà, dit-il. Tu parles bien, tu fais trembler et tu arraches je ne sais quoi en moi, une chose qui serait mon cœur, mais plus grand et qui m'emplirait tout, avec mes nerfs et mes veines. Tu es belle, tu n'as pas l'air méchant et c'est tout ça que tu as donné à n'importe qui. Ç'a été moi: nous sommes bien à plaindre tous les deux! Nous serons malheureux toute notre vie parce que nous y penserons toujours. Il s'attendait à la voir sourire; elle ne sourit pas. Elle le regardait. Ses yeux bruns, brouillés de larmes, ses traits arqués et dessinés, gravés dans du désespoir et de la colère, sa lèvre un peu lasse en sa volonté, son menton vainement autoritaire, sa barbe frisée et légère, ses cheveux abandonnés, sa haute taille maigre,... mon Dieu! comme c'était d'ensemble, comme ça se tenait, comme c'était peu oubliable! C'était d'une telle humanité, mieux qu'un modèle d'atelier, pis qu'une statue: il lui sembla qu'elle avait encore contre sa chair ses articulations souples et nettes, ses artères en fièvre et tout ce sang chaud et frais à la fois qu'elle entendait, à coups pressés, couler régulièrement, généreusement, sa vie enfin, sa vie chère de tout à l'heure, qu'il mêlait à sa vie dolente, à elle. Il crut qu'elle allait crier vers lui. Un grand silence était tombé. A travers les cloisons illusoires, l'hôtel jetait seulement le sommeil de ses six étages à l'insomnie des deux enfants: l'hôtel devenait une massive prison de soupirs, d'anéantissement geignant, de misère ronflante; les anonymes qui, accouplés ou solitaires, s'étaient allongés, à la suite, séparés à peine par des paravents de plâtre, avaient l'air de dormir ironiquement contre les jeunes gens, leur rêve et leur noble navrement. Le sommeil, tueur d'énergies, tombeau de projets, le sommeil qui courbe, qui prostre, qui résigne, se faisait plus rythmique, plus tyrannique, plus railleur; il ramassait en sa sourde chanson l'horreur quotidienne des métiers, de la précaire oisiveté, des besoins, des courses, des efforts et des tristesses des hôtes d'en bas et d'en haut, leur obscurité, leurs ambitions cassées, leur néant et leur secret—pour en faire une masse crissante, glapissante, un râle et un plain-chant religieux, un hoquet et un _de profundis_: ces souffles rauques d'inquiétude, ces souffles qui se retiennent devant des cauchemars et des souvenirs, ces voix qui, indistinctement, se plaignent, pendant la trêve nocturne, de la journée qui est partie et de celle qui la suivra, ces souffles sans âge, sans sexe, s'en venaient faire la leçon aux tristes amoureux, leur enjoindre d'aller l'un à droite, l'autre à gauche, par les sentiers où l'on se rencontre sans se reconnaître, tant on a à souffrir pour soi et à y songer! Ce fut une gêne si vraie que la jeune fille n'y tint pas: elle ne voulut pas rester dans ce lit, de songer qu'il y avait d'autres lits autour d'elle et sous elle. Alors, pour ne pas revoir ce corps ou pour sacrifier à quelque pudeur, le jeune homme se mit à la fenêtre. L'aurore tombait plus qu'elle ne se levait, engluée d'un jour lourd et d'une lumière sans éclat. Il n'était que trouble et tumulte. Il rêvait d'une nuit qu'il ne connaissait pas, où l'on se recueille dans la campagne, à même la nature, et où, dans la ténèbre effrangée et découpée des feuillages, sous la voûte obscure et pailletée du ciel, les reflets de verdure se gravent en relief, où l'on a des routes à suivre qui vous confessent et qui se confessent, doucement, où l'immensité se fait intime, où la terre se fait caressante et divinatrice, où le mystère s'explique un instant dans le chant des oiseaux, où les étoiles—et l'étoile du destin—traînent le long des forêts, au travers des cimes. Il entendait des oiseaux, des oiseaux n'ayant qu'une note et qui, parmi son agitation, lui apparaissaient les yeux crevés, captifs, et vrillant leur cri en plainte. Les rares arbres qui s'alignaient là-bas étaient muets et graves, exilés. Il avait mal, n'avait pas ce qu'il lui fallait, un gémissoir, le confessionnal à ciel ouvert des panthéistes et ces lueurs, qui éclatent au passage dans votre méditation, d'une rose à demi entrevue ou d'un ruisseau suavement infléchi; il n'avait pas ces joyaux de sensibilité qui brillent dans un bosquet courbé comme pour poser sur votre front une couronne qui pense. La nuit qui montait à lui était la nuit de cet hôtel sale, d'une sale rue où le quartier des Champs-Élysées venait suer et se vider. C'était la nuit courte du sommeil sans haleine qui vous abandonne lâchement et qui vous laisse démailloté de votre repos, mauvaisement nu, au seuil du jour. Et il avait à se décider, à décider. Mais déjà une étoffe déchirée jouait avec l'étoffe usée de son épaule et une petite main frôlait le duvet tiède de son menton. Il eut un frisson de déplaisir en s'entendant appeler: —Chéri. —Quoi? —Fais-moi un peu de place. Je veux voir, moi aussi. La fenêtre n'était pas une lucarne: c'était une vraie fenêtre, écrasée, couchée elle-même en longueur, sous l'arête du toit. Il y avait place pour deux, à condition de se pencher en dehors. Il se poussa. —Ah! dit-elle. Ils étaient un peu haut. Elle se demanda comment elle avait pu grimper tant de marches qu'elle ne se rappelait plus: ça devait être roide, glissant, branlant. Elle commençait à mesurer sa fièvre. Et puis? Elle allait mieux et aurait à redescendre; voilà tout. Elle contempla, domina. —C'est Paris, ça? —Ah! maintenant, tu ne nieras plus; tu n'es pas d'ici! Il la ramena dans la pièce, la toisa dans ses vêtements ou soi-disant tels. Ils étaient plutôt frais mais largement souillés et déchirés: taches de même âge, accrocs amassés, une dévastation universelle, quasi régulière et frénétique. —Comme tu es arrangée! fit-il. On dirait que c'est exprès!... —Et ça? répondit-elle. Est-ce que c'est exprès, aussi? Elle indiquait Paris, la croûte de Paris, la coiffe du ciel sur des détritus de cheminées ou des carcasses de colonnes et de bâtiments, une aube mal habillée et hagarde, un effort, sans âme encore, de montée, de construction, des édifices pas éveillés, une folie de travail, au repos, pour l'Exposition incertaine. Ça se levait de partout, se dressait, s'arrêtait, attendant l'ouvrier; ça se tordait en fantaisie ou ça se tenait droit, chancelant sans en avoir l'air, avant la confirmation de la scie, du rabot et l'investiture des mains plébéiennes. Palais en corset et même avant le corset, maisons riches avant la richesse: c'était sinistre, le désert en hauteur, les piliers mal équarris, le fer rouillé, l'acier terne, la terre meuble. Des cailloux se devinaient dans la poussière: architecture d'abattoir et d'usine misérable, chaotique, dans les palissades trop courtes. L'admirable et pure avenue ne jetait pas jusque-là l'ombre et la ligne de ses arbres, la courbe de ses jardins et jusqu'à sa blessure, au milieu. Il n'y avait que les échafaudages, les outils, les treuils, un arsenal muet d'entrepreneurs et de tâcherons, de la machinerie, de la métallurgie et de la pierre, du ciment, échoués en bas, comme en tas. Et la Seine, ensuite, se précipitait entre les trous. Ruban industriel et de fatigue, il en restait juste assez pour nouer une cravate bleue autour de lourds bateaux immobilisés: on ne l'entendait pas de si loin et c'était un agrément au pied d'autres palais en gestation, au-dessous d'un dôme ruisselant d'or, en bordure de ferrailles et de ferronneries, de gares projetées, de barrages dessinés, de panoramas et d'établissements de plaisir qui ne montraient, pour le moment, qu'un squelette incomplet et laborieux, que des dessous assez secs et que la misère générale, la misère-type, la misère, base et ressort qui est au centre de tout, dans l'essence de tout,—telle la mort. Paris? Paris était ailleurs. Là, ce n'était que Demain. Demain sans plus, sans le jour qui suivrait, le demain immédiat d'une époque impatiente qui veut la joie tout de suite et qui, pour le surplus, pour l'éternité, s'en remet à la nuit et à ses rêves ou à son bon plaisir. Paris, en avant, en arrière, étendait ses larges ailes d'oiseau écartelé, Paris saignait, se recroquevillait ou s'ouvrait ailleurs, immense, énorme et menu, en des détails de maladie, en des prurits, en des sanies; Paris laissait là, isolés, ces pièges à provinciaux, à étrangers, ce miroir à alouettes de Panurge qui viendraient considérer de loin la magnificence de l'effort, de la réussite, de la merveille et qui iraient ensuite mourir dans leur trou obscur si cette petite Seine qui coulait là ne les attirait point en son leurre de néant fluide. La jeune fille se tourna vers Paris, de l'autre côté. Mais il n'y avait rien à voir. La rue était un couloir étroit, engorgé, qui arrivait à un faubourg sans oser le regarder, qui y entrait par la porte de service et qui s'arrêtait, morte subitement de lumière, d'air, de facilité! Les toits qui s'étageaient, toits d'hôtels particuliers ou de palais nationaux supposaient des piliers, des pilastres, des pylônes, un luxe d'Empire ou une renaissance vaine de Grèce à chapiteaux. Du vide, avec des cheminées. Elle rêva par-dessus, vers le ciel bas. —Non, disait gravement une voix, ce n'est pas exprès, tout ça, c'est de la peine. —Tu vois bien! triompha-t-elle, sans y penser. Mais le jeune homme s'emportait. —Oui, mais tout ça, tout ça, ce n'est pas toi. Tu n'es pas d'ici. Elle eut un rire clair. Il insistait: —Si tu étais d'ici, tu ne remarquerais rien. Tu ne regarderais rien. On ne regarde pas, à Paris. Si je me suis mis à la fenêtre, c'était pour avoir un peu d'air. J'ai mal au cœur, à tout. Et aussi pour ne pas te voir parce que, mon Dieu! je serais retombé sur toi, simplement. Mais tu te trahis! tu t'intéresses à ça? Tu n'es pas d'ici, vois-tu, je te le jure. Est-ce que c'est pour toi, ça? Est-ce que tu as besoin de savoir, de connaître? Tu es femme et tu n'es pas d'ici, non, non. Elle le toisa, et toisa en lui son essence, son pays, tout le mystère de la race, la sève du sol, la semence de l'air natal. —Est-ce que tu serais patriote? —Je ne suis pas assez riche, ricana-t-il. Je n'ai pas de terres et je n'ai pas assez d'argent pour acheter un drapeau. La patrie, c'est la vie,—et je veux vivre. Mais, tout de même, il y a quelque chose qui me gêne: je ne sais pas si tu aurais tourné—si tu étais d'ici. L'audace, l'aventure! Enfin, on n'ose pas ici, et voilà, tu oses, toi,—et je t'aime... Hautaine, elle interrompit: —Oui, tu te devais à une fiancée de ton village, une promise, n'est-ce pas? La connais-tu ou l'attends-tu? Mais je ne veux pas te voler, moi. Il éclata: —Mon village, le voilà, mon village, c'est ce tas sur quoi tu uses tes yeux, c'est ce que tu appelles Paris, cette prison de maisons, de quais, de pavés qui crachent de la boue, d'hôpitaux qui nourrissent des malades, de prisons qui se déversent sur des bagnes et de cimetières qu'on force à manger des cadavres, vite, vite, pour trouver un trou (pour pas longtemps) à d'autres morts. Et ça t'amuse à voir! moi pas. Moi, j'en suis: ça n'est pas à moi, je passe. Est-ce que nous avons le temps, le droit de nous attacher à rien? Il faut marcher, vois-tu, vendre à des gens dont la figure te sera toujours inconnue et ne voir que les sous, dans leurs mains, les sous qui se ressemblent tous et dont tu pourras faire du pain pour le jour suivant et pour l'autre nuit. Je ne suis pas badaud, je ne suis pas curieux, je vais, je viens et si je ne me tue pas, c'est parce qu'on ne m'a pas appris. Elle interrompit: —On t'a beaucoup appris? —Rien, cria-t-il, rien, tu entends? —Et tu penses? —Je ne pense pas, je sens. Mes idées, ce n'est pas à moi, non plus. Elles montent des pavés, des trottoirs, de la boue, des flaques, du sang, de moins. Ça me vient des gens qui souffrent sans qu'on les voie, de la misère qui est partout, des ventres vides, des yeux qui se sont rabattus sur des cauchemars... —Et ça t'amuse? Il prit un air terrible: il lui promit, d'un sourire, des revanches, des chevauchées, une reprise, une dévastation: —Laisse faire: ça m'amusera. Il fouillait maintenant de ses yeux aigus les toits méfiants, comme de mains fiévreuses. Il agitait des espoirs actifs et violents comme des drapeaux de pillage, il remuait les convoitises comme de l'or volé sur du sang. Elle posa la main sur son épaule et écouta bouillonner son sang à lui, son sang noir. Elle s'étonnait d'avoir subi son choc: ses baisers lui revenaient en morsures de furie: il avait pourtant été si tendre, il avait caressé et pleuré! le voilà maintenant qui griffait à même la société! Il lui sembla qu'il retirait son étreinte, qu'il lui arrachait ses bras, qu'il voulait se reprendre tout entier pour être plus fort, plus brutal contre les gens, la troupe, les préjugés et les scrupules. Elle avait l'impression d'être dépouillée vive. Elle ne sourit qu'en l'entendant dire: —Je te donnerai tout ça, tout. —Nous nous associons alors? Il grimaça: —Écoute-moi bien. Je ne suis rien, non pas ce qu'on appelle rien, mais encore moins, ce qui n'a pas de nom, ce qu'on n'appelle pas. Je n'ai pas de nom. —Moi non plus. —Bon! Je ne suis pas anarchiste. Je suis pauvre; je ne veux rien, mais il me faut tout, parce que je n'ai rien. Je ne regarde pas, je ne veux pas savoir. Ça m'est égal qu'on taille les pierres et les diamants, parce que je les aurai bruts, plus gros. Je marche devant moi. Un jour je tomberai dans un trou ou dans le ciel, et comme il faudra que je me démène, je me démènerai: j'attends. Toi, c'est autre chose, c'est la même chose. Je ne t'attendais pas. Tu m'es venue. C'est donc toi que j'attendais, car il faut une femme à un homme. —Tu es fou! articula-t-elle. Tu dis des bêtises. —Tu mens! tu mens. Je ne suis pas fou! je ne dis pas de bêtises. Tu veux être une fille. Tu vas prétendre que c'est moi qui suis cause, parce que j'ai bien voulu de toi. On appelle ça lancer une femme, oui? Eh bien! je ne veux pas. J'ai bien voulu de toi. Je te veux maintenant, toujours. Il allait: —Oui, je sais. Tu as vu des restaurants où l'on mange la nuit, comme si on avait besoin quand on a mangé le jour, et où l'on boit, comme si c'était permis! Tu as vu des épaules qui se montrent quand elles pourraient être au chaud et qui se figent sous des colliers, des perles et du vert ou du rouge coupé en petits morceaux!... —Une fille, oui, dit-elle, oui, oui! Elle se révoltait contre son éloquence. Elle se dressait, subitement volontaire, tyrannique en sa résignation, imposant son abaissement. Elle se précipita, le toucha aux épaules, le courba, impudique, magnifique et simple. Ce fut autour des yeux du jeune homme, fermés d'autorité, comme une source chaude de baisers, comme des caresses en cataracte, jaillissantes, enveloppantes, sautelantes, gouttes d'azur et de feu tout ensemble, comme une souple armature de piques, de chatouilles, de caresses aiguës et de ces fouilles aimantes qui prennent l'âme et qui la goûtent avidement; ce fut une chaîne infinie et voluptueusement brisée d'emprises, de marques de possession, des drapeaux de joie fichés à vif dans la chair, la passion conquérante, aguichante, puissante, menue, ne laissant rien: tout l'océan de la tendresse humaine se rua. Et le jeune homme n'était que proie. Il tâcha à se débattre. —Ah! tu sais bien, dit-il, tu sais trop. —Quoi? Elle continuait. Elle le ployait maintenant, l'attirait à soi, entre ses seins. Elle ne dit qu'un mot: —Pleure! Il ne pleura pas. Elle répéta: —Pleure encore, un tout petit peu, pour moi. —Non: tu sais trop. —C'est pour toi, déclara-t-elle, pour toi seul. Il éclata de rire: —Pour moi, ces soins, pour moi, cette perfection, pour moi ces câlineries? Non! non! On appelle ça une vocation, je crois? Tu étais née pour. Mais je te jure! Ça ne sera pas. Tu seras à moi, à moi seul. Il s'était détaché et dressé. La volonté se levait contre la destinée, le jeune homme dominait la femme, son avenir, l'obscure trame de son sort: ses dents serrées, ses yeux, ses poings menaçaient, ordonnaient, défendaient. Elle sourit. —Quand je te le disais! Mais il la prenait à son tour. Il lui saisit les cheveux et, d'une voix d'enfant, étonné en sa colère, et calmé: —Oh! on croirait qu'ils ont la fièvre, tes cheveux! Elle n'avait pas la fièvre. Ses cheveux brûlaient, par habitude. Solennelle, elle mit sa main dans la main du jeune homme: —Je te jure que je ne serai jamais à un autre que toi. —Mais alors... —Alors ce n'est pas dire que je serai à toi toujours ou que je serai encore à toi. Tu ne comprends pas. Ne comprends pas. Viens. Il ne bougeait pas. Elle indiqua: —Nous nous en allons. Ils descendirent, en silence. Les escaliers criaient, se fendaient et se refermaient à mesure, car le bois, aussi, apprend à être pauvre et à mourir sans fin: ça s'appelle jouer. Le jeune homme sentait qu'il n'avait plus ni tête, ni corps, ni cœur, qu'il n'était que combat et que trouble: la sensualité, l'indignation, le sentiment du futur, le désir et la responsabilité morale, la joie toute proche de la rancœur, de la misère, c'était tout choc, tout chaos, tout malaise, une horreur excitée et lasse, une angoisse d'après et une étreinte obstinée, la griffe latente de la caresse, l'envers du baiser, la morsure—et la morsure qui dure. L'autre allait devant lui, inexperte et légère, se risquant et redoutant la chute de cette cage fragile et fantaisiste de bois et de fer, trébuchant de marches en couloirs et retenant son pas, jusqu'à son souffle, par respect pour les bottes étagées et le vague garçon de l'hôtel qui errait on ne savait où. Elle gardait de la grâce et une grâce unique. A son aise en sa gaucherie, chez soi en cette fuite de hasard, elle tournait comme à la parade. Évadée du bouge, elle se redressa encore. Puis elle eut l'air de se voir et de se voir pour la première fois: elle frémit,—ou presque. Elle regarda le jeune homme avec impatience et héla un fiacre qui passait. Le jeune homme s'affolait: —Que fais-tu? Nous n'avons plus d'argent. Sans répondre, elle fouillait sa loque de robe et mettait une large pièce d'argent dans la main du cocher, lui jetait une adresse qui échappait à la stupeur de son compagnon et ajoutait: —Vite, surtout! vite! Le sapin se ramassait en un essai de galop sur place. Le jeune homme considéra cette caisse noire mal lavée: c'était son cœur et son rêve; tout allait filer, tout filait. Il ne s'écouta pas défaillir, il ne réfléchit pas, se rassembla, se lança. Il lui fallait cette femme, et son refuge et son nom: elle le trompait, déjà! Elle lui avait volé son pain, sa nuit, son amour: il la retrouverait, il ne la lâcherait pas. Il n'abandonnerait rien de son rêve, de ses projets, de sa douceur même de cœur, en sa furie. Il se suspendit, s'aggriffa à la balustrade du vieux fiacre, se refit une insouciance dans son tumulte et un jeu d'enfant parmi sa haine d'amant. Il se recroquevilla, se tassa, fit balle de sa passion, de son angoisse, de sa curiosité et se sentit entraîner vers des destins inconnus. Le cheval piaffait, ruait, tombait à mesure, sans force, sans courage, en cette aurore aiguisée. Des rues le secouèrent au passage, tendu, concentré, atroce. Enfin, après l'Arc-de-Triomphe, très loin dans l'avenue Kléber, devant une grande bâtisse grise et nostalgique qui avait l'air de receler des mystères et de cacher des splendeurs après des enceintes et des enceintes, la jeune fille se glissa, creusa d'une clef préparée la serrure d'une porte de service. Mais elle entendit à son oreille un cri de reproche, une injure serrée, crachée: —Messaline! Messaline! C'était un mot au hasard: le jeune homme ne savait pas d'histoire. Elle pâlit, ne regarda pas, défia, à vide, d'un port de tête, et s'engouffra. Le jeune homme restait seul. Il considéra longuement la maison triste—et ricana. Le fiacre relayait. Le jeune homme erra, avisa un balayeur et lui demanda ce que c'était, cette baraque-là sans fenêtres. Le balayeur était renseigné. —Tu ne sais pas? c'est le palais de la grande-duchesse de Schmerz-Traurig. —Elle n'est pas d'ici, n'est-ce pas? Le balayeur rit de bon cœur. —Bien sûr! c'est allemand comme père et mère. Tu sais bien! Le jeune homme ne savait pas. Ce qu'il savait, c'est qu'il avait possédé la grande-duchesse. Pas plus, car il n'hésita pas. La femme s'était ouvert une porte de service; mais il était sûr que ce n'était pas une fille de cuisine, ni une femme de chambre, ni une suivante: c'était elle, elle seule, la grande-duchesse. Il éclata d'un rire douloureux, et confus, haletant, hoquetant, crispé, il dit: «Messaline! Non! pas encore! puisqu'elle était vierge!» II UNE COUR On en était resté chez la grande-duchesse au beau langage, au parler des temps où l'on causait encore. Un souper se fût appelé médianoche s'il avait eu quelque raison d'être ou quelque occasion. Le _five o'clock_ se nommait goûter, comme de juste, et les gens qui y étaient priés semblaient sortir des castes, compagnies et corporations que les talents ont su faire respecter parmi les hommes. On n'y paraissait point sans apporter sur son visage la consécration du génie ou de la naissance, ce qu'une affectation d'art décora du terme de patine: on arrivait élu ou prédestiné, on s'en allait charmé, on revenait fidèle. Les diverses académies, les plus éminents de l'ancien corps diplomatique, quelques officiers généraux en position de disponibilité ou passés dans la deuxième section de l'état-major, des ducs et pairs lassés de songer à une chambre héréditaire, des agents secrets qui avaient bien servi coudoyaient sans hauteur des poètes, des philosophes, des conspirateurs d'âme et d'esprit, des politiques de mansardes et des réformateurs d'utopies. La grande-duchesse souffrait tout le monde et n'encourageait personne. Dans l'exil, dans l'abandon, héroïque en son archaïsme qui ne voulait pas condescendre à des subventions, confiante mélancoliquement en son droit divin qui laissait leurs consciences aux traîtres et qui n'achetait rien, elle patientait, dissertait, souriait comme elle eût signé des décrets et refusé des grâces: elle n'attendait pas et ne songeait point qu'on l'attendît. Le malheur public a ce privilège d'unir autour de son objet les dévouements les plus disparates et ces fleurs ennemies que le mécontentement fait germer et courbe vers une même infortune. Le grand-duc de Schmerz-Traurig, détrôné après plus d'excentricités que de revers, n'avait regretté ni son peuple, ni la couronne. Il appartenait à cette époque constitutionnelle qui permettait à peine la débauche aux princes exaltés et les vertus privées aux monarques magnanimes. Cette folie bâtarde qui souffla sur les meilleures maisons après la Révolution gigogne de la France, ne s'était point arrêtée aux vieux burgs du pays. Les diètes et Parlements avaient sévi: le souverain acceptait tout, avec sa liste civile, et paradait dans le désert non sans défier le puritanisme de ses sujets: ses maîtresses faisaient scandale et lui, dans le tas. Artiste, par catastrophe, criminellement passionné pour la musique et les arts plastiques, il échoua dans la danse. C'était le temps où les danseuses avaient cet avantage d'être ou honnêtes ou célèbres: les premières devenaient princesses morganatiques et les autres les imitaient dans la mesure de leurs moyens, en mieux. Otfried Gutbert fit la cour aux unes et emplit sa cour des autres: les impôts, sarcasmes, scandales, condamnations qui suivirent mirent le souverain au ban de sa patrie et de l'Europe: les événements de 1866 eurent, en ce qui le concerne personnellement, plus l'air d'une épuration et d'une exécution que d'une conquête méthodique et raisonnée: il quitta ses états avec aussi peu de chagrin qu'il en laissait. Le pouvoir était devenu pour lui un exercice de volupté dont il ne percevait plus que la fatigue. Il restait de bonne maison, riche, auréolé de fatalité, inspirant juste assez de pitié pour piquer les curiosités et pour ne toucher personne. Il avait la félicité de n'être pas un roi d'opérette, et, à la fin du second empire, les grands-ducs se pouvaient honnêtement divertir à la _Grande-Duchesse_: ce n'était pas pour eux, il y en avait trop ou trop peu. Il choqua par habitude, révolta, pour ne pas être tout à fait déchu. Il épuisa toutes les nuances de la noce et les marqua de son chiffre. Ce n'était ni barbare, ni ignoble, et sa cruauté passionnelle ne manquait pas de race. Je n'ai pas à retracer, même au trait, ses débauches: elles sont d'histoire. La guerre franco-allemande le trouva ou ne le retrouva pas en Italie, loin de la prise de Rome. Il s'y rencontra avec Thiers, en déplacement diplomatique. Le petit homme d'État français lui promit ses possessions perdues au cas d'un triomphe qu'il n'entrevoyait point: c'était en considération des relations, si j'ose dire, que l'exilé avait su garder dans tous les mondes, même augustes. Ces relations firent respecter le palais de l'avenue Kléber dans les plus désespérées éruptions de la Commune. Mais Otfried-Gutbert ne revint pas tout de suite à Paris. Il entreprit un long voyage. Il se vengeait de sa ruine politique. Il parcourut les pays les plus divers pour en noter les fondrières, les ulcères, les défauts de situation, les fissures, les brèches, les vices de gouvernement. Jouissant de l'envers de son imprévoyance, doué soudainement (ou plutôt par le lent effort d'un atavisme contenu, d'une hérédité qui avait amassé par l'absurde) d'une sagacité, d'un génie stratégique, voire d'une science de création, il refit la carte d'Europe, idéale, donna le coup de pouce du démiurge qui peut changer le cours d'un fleuve et du Destin, poussa jusqu'en Perse et publia enfin cet _Itinéraire de Paris par Jérusalem_[1] qui, tiré à très petit nombre, devint aussitôt plus rare que le «vrai» _Traité des trois imposteurs_, c'est-à-dire qu'il disparut ou à peu près. Otfried sourit: il n'aimait pas les gens qui lisent: ils lui avaient coûté trop cher. Il était arrivé au résultat qu'il souhaitait sans l'espérer; on l'estimait. Il eut l'exigence et la coquetterie de se faire élire membre libre de l'Académie des sciences morales et politiques; c'est, pour le diable, la dernière façon de devenir ermite. L'âge venait. Otfried Gutbert ne pouvait plus tomber aux pires excès et aux paroxymes séniles: il avait pris ses précautions dès son adolescence et avait goûté à ces effroyables voluptés qui pourrissent honteusement de leur essai sans plus nous tenter d'ores en avant. Il devait d'ailleurs cette politesse à sa race de faire souche d'honnêtes gens. Une famille de perpétuels prétendants, qui lâche de temps en temps une fille sur un trône étranger ou qui englue pour un mâle la triste descendance d'un roi trop prolifique, lui offrit son ultime héritière qu'il épousa non sans pompe et qu'il rendit mère d'un enfant du sexe féminin à laquelle il imposa les prénoms de Marie-Sophie-Augusta-Sévère-Clémentine-Alessandra. La naissance de cette enfant remonte aux derniers jours de l'année 1878. Otfried Gutbert vécut encore quelque peu. Devenu impotent, il se souvint qu'il était prince, qu'il appartenait à une Académie et convia chez soi des confrères et des frères. Les souverains dépossédés firent cour à part, arguèrent de protocole: les plus gueux se décidèrent à grand'peine et quelques-uns parce qu'ils avaient des enfants en bas âge dont les jeux requéraient un ou une partenaire de rang égal. Les corps savants se haussèrent à ces réceptions et les causeurs vinrent y prendre une autorité séculaire, du ton et du style, comme le vin des hanaps. On n'y médit pas plus qu'on n'y conspira: crispé, le visage pâli et congestionné à la fois des suprêmes titillations de la vie et des affres de l'au-delà, l'œil clair d'une ironie obstinée et d'on ne sait quelle dédaigneuse sérénité de l'âme devant les supplices proches de l'enfer, souriant et pénible, oppressé, retenu en son agonie, majestueux parmi sa décomposition, il discutait, semait sans l'étaler une érudition volée on ne sait où, innée ou adventice, corrigeait des opinions, redressait des hypothèses, taillait dans des utopies ou amplifiait des plans, des systèmes, ne gardant son sérieux que sur les sujets badins ou joyeux et plaidant gravement, grandement, l'incompétence. NOTE: [1] L'auteur ne croit pas trop s'avancer ici en promettant une édition nouvelle de cet ouvrage introuvable. A part quelques coupures exigées par la bienséance internationale, ce sera, avec ses incorrections de langage, ses archaïsmes et néologismes, le pamphlet même d'O.-G. IV. Il disparut ainsi à mesure, se donnant par lambeaux au démon, où plutôt se dégageant, se perdant, se fondant dans le néant et devenant lui-même néant, comme les empereurs romains devenaient dieux, en une apothéose moderne, et d'un orgueil si effrayant qu'il se peut survivre à jamais. Il n'avait plus de terres à léguer à sa fille: il lui légua la terre, sans plus. Du haut de son exil et de son doute, il la sacra impératrice et lui assura des destinées, la munissant par avance d'un conseil de régence unique: c'étaient les académiciens, artistes, anarchistes et mécaniciens qu'il avait assemblés. La veuve du grand-duc, Marie-Albertine de Gothie était parfaite comme le sont toutes les princesses de sa famille lorsqu'elles échappent à leur ancestrale fatalité. Elle s'était mariée parce que son père s'acharnait à demeurer prétendant et que les plus fortes alliances, celles qui pèsent dans les congrès, se contractent avec des souverains déchus et que les familles comptent toujours plus, sur le papier, que les territoires. Elle avait perdu son père presqu'en même temps que son mari, et deux mois après que sa sœur cadette, enlevant un sculpteur napolitain, le trompait d'abord avec son modèle, puis se réfugiait au harem du sultan de Tripoli pour échouer, de cafés-concerts en bazars, à un couvent peu dégoûté où elle mourut de la poitrine. Ses frères portaient l'épée un peu partout, placés dans toutes les cours comme des gages d'amitié d'une dynastie malheureuse et pour appeler sur elle, en cas de vacance, l'attention des frères et cousins plus avantagés. Marie était à Paris aussi seule qu'on peut l'être et s'en trouvait bien. Elle ne vécut plus que pour son enfant. Elle l'aima en princesse. Avant tout, elle pria pour elle. Puis elle l'éleva suivant son rang, et pour ses destins. Elle ne connaissait de son duché que ce qu'elle en avait lu dans les almanachs de Gotha et ce qu'elle en avait entendu soit à l'époque de ses courtes fiançailles, soit dans la suite et par hasard. Elle voulut que sa fille possédât sa patrie et sa propriété dans son histoire et dans son âme. Les savants de son époux s'y employèrent. Marie était de cette école de souveraines qu'on fait grandir pour régner et auxquelles on n'apprend rien, la grâce et la naissance suppléant à tout et la seule occupation d'une princesse, étant, comme chacun sait, la charité qui ne s'apprend pas, qui ne se mesure pas et que les ministres, chambellans et budgets peuvent réglementer, en outre. Elle en était restée à la théorie des bals de la Restauration, à la frénésie de représentation et de droit divin qui se déchaîna à cette époque, aux promenades encensées, aux voyages de fleurs et de cantiques, aux saluts et génuflexions qui sont de tradition, d'usage, de bienséance et d'ordre. Elle n'avait pu épuiser sa réserve de révérences et n'avait jamais dansé—ou presque. Elle ne croyait pas à la science, croyant en Dieu, et méprisait l'histoire, cette fille qui avait si souvent et depuis si longtemps trompé les siens. Mais elle considérait son enfant comme une Schmerz-Traurig: elle était si peu à elle! Et à voir ses yeux pâles, ses cheveux blonds, ce sang allemand qui rêvait, chantait et grondait en elle, qui se gerçait parfois sous la peau et apparaissait âprement, la veuve ressentait le respect et la terreur qui l'avaient enchaînée à son mari. Son affection resta digne, et sa sollicitude froide et stricte veilla passionnément. L'esprit et le cœur de Clémentine-Alessandra s'ouvrirent peu à peu aux paysages du pays perdu: ses légendes lui tinrent lieu de contes de fées et ses fées furent des fées vassales, des fées bien à elle; les héros et les ogres, tout ensemble, les archanges casqués et les bourreaux mitrés étaient ses grands-pères; les forêts lui appartenaient—et les gnomes et les Elfes: elle prit ainsi quelque habitude du merveilleux, acquit d'écouter des prouesses sans défaillir et de ne pas trop s'indigner des forfaits les plus noirs. On lui dénombra les fleurs et les étoiles de Schmerz-Traurig et ses poupées furent ses aïeules reconstituées, si j'ose dire, et souriant, sur nature, couronnées ainsi que les couronnèrent les légats d'antan et les antipapes. Ses éducateurs étaient excellents: ce n'étaient pas des professionnels. Ils se piquèrent, apprirent eux-mêmes ou réapprirent, firent ainsi des découvertes et se poussèrent plus avant dans les diverses classes de l'institut. Ils avaient deux joies à instruire l'enfant: celle de retrouver du passé et de le rendre à sa propriétaire légitime, d'entrer dans le passé, de voir ce passé revivre, se mouvoir à peine, hésiter, lutter contre le présent,—et la joie aussi de préparer l'avenir, d'armer chevalière de la chevalerie moderne et de la seule chevalerie possible, une élève auguste et infortunée. On a rarement les disciples qu'on mérite. Tomber du bout des lèvres sur une petite fille qui est l'héritière et l'héritière idéale de pays d'hérédités, d'héroïsmes et de crimes sans exemples, avoir à lui apprendre qui elle est, ce qu'elle aurait pu être, la former, préciser, diriger sa nature, la faire femme et la faire déesse, c'est une fortune inouïe. Ces vieux hommes se sentirent, à son usage, pères et nourrices. Ils la choyèrent artistement et eurent, enfin, le génie de la science. Ils coupaient, tordaient, sculptaient leur érudition en gâteaux, en jouets, l'amusaient de batailles brandies comme des hochets et l'accoutumaient aux victoires ainsi qu'à des répons. Elle s'amusait et se rappelait à mesure. Les savants avaient l'air de traduire, par fragments, des rêves ou ces remembrances qui se lèvent la nuit, parées et armées, des retours de passé, car le passé ne se résigne point et a des vivants qu'il aime et auxquels il revient, fidèle et empressé. La petite avait déjà entendu ceci et cela: ces géants, ces cuirasses, ces glaives, ces burgs, elle les avait dans le sang. Dans les petits salons, l'hiver, chauds et jolis, beaux pourtant, elle s'instruisait en vaguant, en taquinant ses maîtres, sautant d'un renseignement à une idée, car, au cours d'un récit, subitement, elle avisait un tableau, une image, un meuble, un incident et interrogeait, allait plus loin, montait aux sources, à une cause, à un précédent. L'été, elle assemblait ses éducateurs dans le jardin et c'était un groupe d'enfants qui mordaient aux arbres, aux fleurs, qui s'égratignaient en parlant, riant, pleurant, jacassant, courant, dans un charme. C'est ainsi que grandirent ses robes à trois plis d'infante, c'est ainsi qu'elle se prépara à savoir et à savoir tout. Rien ne la dérangea, pas même des bruits de restauration. La douairière sembla entrer toute vive dans sa niche de sainte et joindre ses mains pour le marbre de son tombeau—jusqu'à l'holocauste du bazar de la Charité où elle périt, en esprit et de cœur. Elle ne mourut que huit jours après, de n'y être point morte. Elle fut martyre de son désir et cela suffit au Seigneur. Clémentine-Alessandra fut donc parfaitement orpheline en mai 1897. Elle avait atteint l'âge de sa majorité légale: dix-huit ans. Elle régnait. Elle renonça aux tabourets qui l'avaient dressée jusque-là, s'accorda le droit de lire, de vivre, de voir. Et elle se sentit vraiment en deuil. Les fragments d'histoire, de philosophie, d'esthétique, de morale, de politique et de littérature qu'on lui avait raboutés et cousus, les fantaisies, subtilités, théorèmes et autres à peu près ne pouvaient rien contre l'existence, n'étaient rien qu'un reflet menteur et déchiré, sans aucune relation avec la réalité: elle se promena, regarda, et, de la rue, la vérité entra en elle, la blessa, la troua et la prit. Elle eut honte des délicatesses qu'on avait eues envers elle: on lui avait mâché de l'âpreté, de la cruauté, de la bassesse; on lui avait coupé l'infini en petits morceaux, on avait enlevé à l'épopée ses os et sa moelle: sadismes à l'usage de la dauphine, flatteries, réticences, pudeurs! Elle se plaignit à ses maîtres, on recommença: elle plongea dans la science comme une pauvresse d'étudiante polonaise et sut enfin, contre tous. Donc ce furent dans son salon non plus des causettes de crèche, mais des conversations profondes, pleines, mûres, audacieuses, dignes de la princesse, dignes des gens qui lui parlaient. Ce jour-là, la réunion était très brillante. Un chacun s'était signalé par des chefs-d'œuvre ou des attitudes: toutes les cohortes de la gloire étaient représentées,—et le scandale. Le célèbre Achille Hérat coudoyait l'illustre Morive; le premier entré obscurément à l'Académie française par l'effort d'une coalition hostile au romancier Hubly, avait, le jour de sa réception, gravi tous les échelons qui, de l'honorable médiocrité, conduisent à la popularité universelle: sa femme y était venue avec son petit dernier sur le bras et, comme l'enfant criait un peu plus que de raison, elle s'était bravement dégrafée et lui avait donné le sein qui était beau. Le geste devint prémédité, classique: on l'aima. L'_Émile_ de J.-J. Rousseau fut cité, à ce propos, et M. Hérat fut promu réformateur, patriarcal, révolutionnaire, chef du parti de la simplicité violente. Il se piqua, se révéla dans l'éducation et siégea au Conseil supérieur de l'instruction publique. Il faisait autorité, depuis, pour les choses de la nature et c'est à ce titre qu'il fréquentait chez la jeune Clémentine-Alessandra qui avait eu besoin du sein, comme une autre. Morive était ou avait été homme d'État. Après des exils, et d'autres exils dans des préfectures de province, après des élections difficiles et de brillantes invalidations, il avait en un an conquis le fauteuil de président du Sénat et le fauteuil que l'Académie, cette année-là, offrait à la politique. Depuis, la vie publique s'était retirée de lui et, pour ne paraître point cultiver, dans sa retraite, les jardins sablés de jetons de présence qui se creusent de mines congolaises et se fleurissent d'arbres-caoutchoucs et de cimetières d'ivoire, il écrivait des mémoires, études, parallèles, dans le format in-8⁰. Des auteurs dramatiques se fuyaient et se réfugiaient au centre d'économistes. Et Clémentine-Alessandra écoutait Eusèbe Gaël. C'était son confesseur laïque. Il ne faisait pas profession de psychologie. Il était venu à la connaissance des hommes en disséquant des époques et des légendes, en interrogeant les étoiles, sans souci d'astronomie et en musant à travers les siècles, au bord de la Seine, au hasard des livres trouvés et des anecdotes surprises. Il s'était doucement adonné à un pyrrhonisme câlin. Il aimait Dieu cependant et lui pardonnait ses miracles pour les récits contradictoires et charmants qui les avaient commentés. Il ne séparait pas plus la foi des aventures et des coutumes d'antan que leurs armes ou leurs bijoux: ça entrait dans le tas, ça faisait partie du trésor. Archéologue qui ne veut pas approfondir, qui en sait assez quand il a vu et senti, qui prend partout le fin, le joli et le délice, il était merveilleux de sensualité, goûtait, buvait les siècles, le passé, le présent, à même, en laissant l'amertume et la lie. Les saintes et les héros lui avaient appris les secrets et le secret d'aujourd'hui. Il ne se trompait pas, scrutait, en se jouant, et devinait comme si Apollon, touché du délicat hommage de son amour, lui avait accordé ses dons et lui départageait ce qui n'avait pas servi à Delphes. Il caressait sa barbe grise, se penchait, se cassait un peu et la princesse suivait ses paroles, non sans un soupçon de fièvre et de malaise: —Je suis malheureux, disait-il. Je reste béant devant les catalogues de bouquins: tant et tant que je n'ai pas faits! Et quand il me faut une bonne leçon d'humilité, je lis non les vies des grands hommes, ces recueils d'anas et ces scénarios de mélodrames, mais les journaux, vieux et jeunes, débordant de faits et de faits divers, de comptes rendus de théâtre, de toutes ces actions, de toutes ces pensées qui vous sont volées par d'autres, qui font partie intégrante d'autres destinées, qui existent, contre nous. Ah! ne pouvoir pas avoir une vie immense, la résultante et le résultat de toutes les autres vies, ne jouir des efforts qui nous ont précédés qu'en ce qui nous entoure, avoir une vie résumée, concentrée, plus facile et non plus grande, avoir moins à travailler et n'en avoir pas plus de vie à soi, plus d'intensité dans l'air qu'on respire, voir que la vie, c'est l'homme dont parle Pascal, et qui vieillit à mesure, non une série ininterrompue, un bloc sans cesse enrichi, un _magma_ infini de molécules, d'atomes, de monades vivantes et pensantes qui s'amoncellent et qui amoncellent leur vigueur et leur vertu de toute éternité pour vous, ne pouvoir pas être tout, tout avoir, tout sentir frémir en soi, être immense, enfin,—et calme! Être un être et non l'homme, le dieu homme, définitif, comme on dit, le triomphe, quoi! Passer en des manifestations déjà connues, ne pas aller plus avant dans la victoire, ne pouvoir pas exprimer autrement et mieux la vie, ne pas la posséder, l'étreindre, la jeter en pâture, totale, aux yeux et aux âmes des gens, être un chaînon, une ficelle à racontars, se résigner à la manière, se résigner à tout, quel sort! Il s'animait: —Voyez! on simplifie tout, on a des synthèses plus exactes, plus complètes, plus brèves; en chimie, en physique, dans la science, partout, dans des applications, on réduit à sa dernière expression; dans une sorte d'algèbre qui envahit l'industrie et la mathématique, on réduit au plus petit volume, on arrive au strict de moyens et nous, la pensée, la phrase, la vie lyrique, la vie vraie, pas de progrès, pas de conquête, rien! Le verbe se refuse. Ah! j'envie les Titans, j'envie la pierre même qui est un tout, bien à soi, à qui pas un éclat n'échappe avant d'être brisée et qui est, à peu près, éternelle. —C'est sa revanche, dit la grande-duchesse. Mais vous avez un homme parfait: c'est mon frère et cousin, l'empereur allemand. —Ne raillez pas, continua Gaël. L'empereur Guillaume est intéressant, mais il en abuse. Il ne se parfait pas, il se disperse, car on peut se disperser en une étude trop forte de l'unité et de l'autorité. Il ne rappelle pas à lui les grands exemples et les siècles ou les légendes comme des vassaux, des dames d'honneur ou des parents pauvres, il va vers eux, se courbe devant eux, court, s'éloigne de soi vers eux, comme Louis de Bavière: il est poète plus qu'empereur. Il ne faudrait pas qu'il fût un jour Lohengrin, pour être un autre jour l'amiral Dewey et un jour encore Edison ou Tennyson, il faut qu'il soit tout cela continûment, en mieux, et mieux, et autre chose, et tout, tout,—et soi. Il allait. «Considérez Napoléon. Je n'admire rien tant en lui que son effort pour ramasser tout l'effort des siècles, et tous les siècles en son temps de vie à lui; il ressuscite des titres, des charges, des cérémonies de toutes les époques, s'offre des batailles anciennes (et plus lointaines encore) presqu'ensemble, comme un carrousel épique, fait mourir autour de lui autant qu'en des rêves, et, de son génie, souffle une essence d'empire, une âme en fusion de puissance, de création, de domination, de conquête, et d'emprise qui rayonne à l'infini, qui jette des reflets étranges sur la réalité, qui devient la réalité et l'univers,—en passant.» —Si je vous comprends, dit quelqu'un, vous prétendez que Napoléon a su posséder le passé et le présent, les morts et les vivants, qu'il a posé sa griffe sur Charlemagne, sur Annibal, sur les civilisations et les empires de toujours, qu'il a tout tiré à soi, qu'il a réveillé les cadavres pour les avoir à son service ou plutôt à ses ordres, qu'il a voulu, qu'il a pu être non l'homme de son jour mais l'homme de toujours. —Oui, répondit Gaël, simplement. —Et l'avenir, il ne l'a pas eu, pas voulu? —Il l'a voulu et il l'a. Victor Hugo a écrit, à son adresse: Non, l'avenir n'est à personne, Sire, l'avenir est à Dieu, et il a dit une sottise. Il n'était pas sincère d'ailleurs, car, il se l'accordait à soi, l'avenir. Mais il ne voulait pas faire semblant. On s'aperçut que ç'allait être une conférence. Mais on ne pouvait l'éviter. Déjà la voix de Gaël s'était élevée et avait assemblé les groupes et les esprits. Les poètes ne discutaient plus, les mathématiciens s'étaient arrêtés de rêver à deux et les philosophes ne parlaient pas cuisine. Et puis, dans ce salon un peu mangé d'ombre, dans ce salon d'exil et de nostalgie, dans cette société de vieillards, devant l'enfant qui attendait un trône, il était décent d'évoquer une divinité propice, d'appeler un vainqueur, un dompteur de couronnes. —L'avenir, souriait Gaël, est commandé par le passé, il est fonction de ce qui est devant lui, comme tout. Quand on s'est bien assuré le temps, on a le reste à soi. L'Empire a été un exode continu et un héroïsme passif. On lit dans la Constitution: «Le gouvernement de la République est confié à un Empereur.» Lettre morte des papiers officiels! C'est la vie de la nation et d'un chacun qui est confiée non à _un_ Empereur mais à l'Empereur. Je m'épargnerai la vaine tâche de rappeler ses campagnes. Mais à part quelques ciseleurs, peintres, statuaires et faiseurs de cantates, on laissa les armées impériales se battre en rase campagne, assiéger et investir en ne les gênant que d'une admiration lisse et constante, on lut d'une âme vibrante _le Bulletin_ et on ne le commenta pas. C'est seulement lorsque le drapeau blanc flotta sur la France apaisée, contenue, abrutie que la France rêva à ce qu'elle avait fait sans comprendre, en mettant un pied devant l'autre, en croisant la baïonnette et en mâchant la cartouche, à mesure. Et la France _imagina_ l'Empereur qu'elle avait perdu. Elle ne l'avait pas vu. Dans un nimbe, dans un halo, il avait paru, apparition, blanc ici, jaune là, vert de son habit d'uniforme, et bleu, parfois, lorsqu'il s'habillait en grenadier. Ses traits véritables n'étaient pas demeurés dans la mémoire des hommes, plus attachés à ses médailles et à ses monnaies. Lorsqu'il eut vidé les Tuileries, lorsque son ombre même, après la Terreur blanche, s'en fut le retrouver par-delà les mers, la France, délivrée et inquiète de sa délivrance, le chercha en ses souvenirs et en ses hallucinations. Elle ne retrouva que soi—et ce qu'elle eût dû ressentir sous lui: c'était beaucoup, c'était trop pour ce qu'elle était devenue, à genoux devant la Chambre introuvable. Elle s'obstina: son frisson ne lui suffisait pas. Elle voulait le froncement des maigres sourcils de son maître exilé, le sursaut de son ambition, le droit et vite éclair de sa volonté. Elle en fut pour son tardif regret. Ni les ministres, ni Béranger, ni Ségur ne lui rendirent l'aventurier, le souverain qu'elle comprenait, qu'elle désirait après l'avoir subi et adoré, par ordre. Et ce fut le passe-temps, la passion du siècle: retrouver Napoléon. C'est l'histoire entière du règne de Louis-Philippe, c'est Balzac, c'est Hugo, c'est le coup d'État de 1851. On voulait ravoir, avoir Napoléon. On fit crédit en son honneur, à son neveu, on attendait sans cesse qu'il ressuscitât et on l'attend encore, chez d'autres neveux, sous un képi, n'importe où. Ah! l'avenir n'est pas à lui? qu'en pensez-vous, Madame? Eusèbe Gaël était le seul homme dont la princesse souffrît une question. —Je pense, dit-elle, que cet avenir est peut-être le royaume qui n'est pas de ce monde ou des provinces de ce royaume. Les âmes inquiètes reviennent inquiéter d'autres âmes et se révéler à elles, car on ne les comprend pas et ce leur est douloureux. On n'aime les rois que longtemps après leur mort et c'est alors seulement qu'ils trouvent des sujets passionnés et des ministres de génie. Mais ce n'est pas l'heure. —L'heure, n'est-ce pas? ajouta Gaël, c'est celle du Jugement? —Oui, répondit Clémentine-Alessandra. Et les âmes se grouperont autour des maîtres et des amis qu'elles auront choisi, en dehors des temps. Ce sera un parterre admirable de sympathies, de tendresse, de charme et d'amour lumineux. Et Dieu aura le courage de ne damner personne. Il y eut un murmure d'extase. C'était joli, vraiment, et d'un optimisme si haut, d'une indulgence si sereine, d'une grâce si sûre qu'on crut la jeune fille, que, pour la première fois, on la sentit puissante, régnante, de la famille des rois,—et de Dieu, leur père à tous. Et quel corollaire heureux de la vie totale proposée par Gaël, le délice conquis aussi pour l'au-delà! Il ne restait qu'à travailler ici-bas et à mériter de continuer ailleurs. Mais un vieillard protestait: —Votre Altesse est quiétiste. Il affirmait. C'était M. Lévy-Wlarmeh de l'Académie des Inscriptions. On lui connaissait une figure d'évêque, une nature de bénédictin et un cœur d'inquisiteur. Il se mourait de cette maladie incurable et longanime de n'être pas prêtre. «Il me manque, soupirait-il, non la vocation, mais le baptême», et il souriait des sourires que cette phrase éveillait toujours. Intraitable sur toutes les questions de dogme et de liturgie, savant, infaillible, tyrannique, il anathématisait _in partibus infidelium_, et, de son siège d'Institut, agissait en antipape, plus saint, plus certain que le pape, choisi dans le troupeau complet des hommes, sans ordination, sans sacrement—et la science lui avait apporté avec le secret de la foi, son autorité et sa majesté. —Je ne suis pas quiétiste, affirma la jeune fille, je suis protestante. M. Lévy-Wlarmeh ricana respectueusement sans répondre. —Je vous comprends, lui dit Eusèbe Gaël. Vous pensez que le protestantisme allemand est une religion d'État, une religion de militaires disciplinés, de camp sans désordre, un ciment sobre de places fortes et de murailles guerrières, un Code strict et pratique plus que des litanies... —«Ne parlons pas religion, interrompit Clémentine-Alessandra. Ma mère était catholique, j'ai eu des aïeux qui étaient chefs de la milice sacrée. Si l'orgueil poussa Othon II de Schmerz-Traurig à faire creuser pour sa dépouille mortelle un pilier de la cathédrale de Zeusnacht, à y faire déposer son cercueil debout, pour ne pas être foulé aux pieds par ses sujets, s'il ordonna de faire tailler son image casquée sur le pilier et de tailler plus bas, à genoux, deux figures de varlets, dont l'une devait être le pape et l'autre le pape précédent, c'est qu'il avait été ployé par ces deux évêques de Rome et qu'il avait droit à une revanche. Et c'était un bon homme de guerre. Mon ancêtre Rupert V désira que les cheveux de son cadavre fussent brûlés, ses dents broyées et le corps jeté dans la chaux: mais cette humilité lui venait de son suzerain l'empereur Maximilien Ier. Quoi qu'il en soit, je suis d'assez bonne famille. Je n'ai pas de nom.» Elle rougit à ce mot, d'un souvenir, mais se remit: —Nous nous appelons Schmerz-Traurig. Et c'est tout. Son émotion n'avait pas échappé à Gaël. Il la regarda longuement. Ce fut sur son fauteuil comme un effondrement. Il découvrait des rides, des cernures, tout un acte d'accusations et les accusations de l'acte, un réquisitoire moral et charnel qui se levait de son sourire, qui, des fossettes, des mouvements de paupière, des jeux de sourcils, se dressait, criait et jetait aux peuples des reflets fripés de joie criminelle, des relents de jouissance, un je ne sais quoi d'humide et molle volupté. Il pensa gémir. La voix lui manqua. La conversation qu'il ne dirigeait plus vira, oscilla. Et la jeune fille qui sentait le regard du vieux philosophe sans oser le voir, la jeune fille plus troublée, plus allante, parla, prolongea le dialogue, tira sur des répliques pour fuir le tête à tête qui la guettait, qui s'approchait avec les ténèbres, qui devait tomber quand les hôtes prendraient congé, puisqu'on ne dînait pas. Et les gens prirent congé. Gaël avait incliné sa tête songeuse: «J'aurais à parler à Votre Altesse.» Elle le précéda dans sa chambre... Déjà, avant qu'elle eût pu offrir un siège à l'académicien, avant qu'elle se fût assise, Gaël lui avait saisi les mains et, sans souci du protocole, bousculant de son indignation, de sa stupeur, de sa pitié toutes règles et toutes distances, d'un souffle, d'un râle, il lui lançait un seul mot: «Malheureuse!» Elle comprit, ne lutta pas, ne nia pas, se retira un peu et s'assit, calme. Et elle commença: «M. Gaël, vous n'aviez pas à prendre la peine de deviner. Je vous aurais tout appris, comme c'est mon droit. Vous m'insultez. Pourquoi? Je me suis donnée, oui. Mais j'étais à moi. —Malheureuse! malheureuse! —Vous êtes républicain, Monsieur. Vous ne pouvez pas juger. Vous vous êtes mis, à plusieurs, à me faire princesse, à me donner une âme royale. Ce que vous ne pouviez m'offrir, je me le suis accordé. Je suis complète, parfaite (je n'ai pas besoin d'humilité en ce moment, n'est-ce pas?) il ne me manquait que mon empire. Ce n'est rien, car ça se trouve. Et, en apportant chacun votre pierre de vie à l'édifice, en construisant un être, une entité, en soufflant de la pensée, vous n'avez pas pris garde à la petite chose de chair qui tremblait au-dessous de cette beauté idéale, de ces réflexions armées, de cette force, de cette puissance qui devait venir puisqu'elle se créait à mesure. Vous ne m'aviez épargné aucune des infirmités, des gênes de la femme, je restais femme, je restais vierge, petitement. De la vierge, je souffrais les désirs étroits, les besoins, la menue somme de tracas et de chatouilles qui montent au cerveau, qui paralysent la volonté, qui, cruellement, tyranniquement, jettent l'esprit, l'ambition, les immenses convoitises de terre et de ciel à bas, qui les descendent à la place même où l'on cache, dans un cercueil d'opprobre, la tête d'une guillotinée. Je devais être petite fille ou reine: j'ai choisi.» Gaël leva la tête, et l'œil en larmes, il dit seulement: —Pardonnez-moi. J'ai une fille. Il avait une fille, en effet qui lui était restée, à la suite d'un divorce mystérieux. Il l'avait laissée en un couvent, sans en savoir rien que la laideur de l'âge ingrat jusqu'au jour où elle s'était imposée à lui, des mille gentillesses que souffle à une enfant le désir de n'être plus enfermée entre cent, et du secret des cœurs qui s'engendrèrent. Elle l'amusait depuis, le charmait, l'intéressait, tenait le milieu entre un animal délicieux et un livre: il surprenait la vie à ses gestes, s'enfonçait en son innocence ainsi qu'en une forêt primitive, cueillait des répliques, des étonnements, des questions, des remarques, à même la fraîcheur, la candeur, le feu plein et pur de ses dix-sept ans. Il n'avait jamais imaginé qu'elle pût changer. Et voilà qu'il trouvait de l'inquiétude au creux des meurtrissures de la princesse, qu'il craignait, qu'il sentait sourdre des appétits, du sang trouble, un essaim de besoins, des soifs de besogne, toutes les souillures possibles que jusque-là il avait étudiées de très loin, pour les autres, chez les autres. Il percevait en soi le ravissement du père qui naît tardivement à ses soucis et les soucis l'assaillaient, depuis leur naissance, en troupe, en horde. Il redoutait rétrospectivement et sa terreur prenait corps: c'était cette grande fille devant qui il s'émouvait, cette fille qui se défendait, qui se glorifiait et où la déchéance, le vice, l'orgueil, le défi avaient élu domicile. —Monsieur Gaël, dit Clémentine-Alessandra, vous avez une fille, mais moi, je n'ai pas de père. Ce n'est pas la même chose. Et ne me reprochez point de manquer de pudeur. La pudeur! ce n'est pas un manteau, ce n'est pas un masque, c'est un maillot menteur! Et la virginité, mon ami! Un fiancé bourgeois a droit à la virginité de sa fiancée: c'est tout ce qu'il épouse en elle, c'est le contrepoids d'une existence aveuglée, murée, médiocre, âcre: mais moi, moi, ai-je un fiancé? Je suis fiancée au destin et le destin n'est pas chaste: il faut qu'un Empereur se prostitue à une armée entière de prétoriens avant qu'elle lui jette son sceptre et son trône; il faut choisir, vous dis-je, j'avais la tête trop lourde: elle a emporté le reste. Gaël eut un mot désolé: —Ce n'est pas moi qui!... Elle se fit plus impérieuse. —Non, ce n'est pas vous. Je ne vous dois pas mon sang, à vous. C'est un sacrifice humain, un sacrifice horrible, que je devais à ma race, à mon père, un sacrifice expiatoire pour des crimes, au hasard, sur les routes et dans les burgs du Schmerz-Traurig. Vous avez été mes officiers de tête, comme nous eûmes des officiers de bouche. J'ai agi en princesse. Voilà. Gaël interrogea: —Mais qui? Qui? —Personne. Je ne me suis pas donnée, Monsieur. Je n'ai permis à personne la vanité de m'avoir possédée. Eusèbe Gaël ne l'écoutait plus. Il considérait les murs de la chambre, sondait leur profondeur, et, des yeux des portraits qui s'y succédaient, descendait à leurs âmes. Il évoquait les mauvais esprits. Ces hommes avaient tué et volé, ils avaient ployé des peuples et leur peuple. Et les pauvres femmes qui avaient été leurs femmes, que de larmes, elles avaient pleuré sur les perles, les pierres et les diamants de leur cassette! C'était entre ces témoins et ces conseillers que Clémentine-Alessandra s'était décidée,—et les siècles ne l'avaient point arrêtée. Il se reprochait tout, à lui et à ses confrères. Ils avaient enseigné les sciences et les lettres à l'enfant: ils avaient sous-entendu la vertu, incluse dans l'ensemble des connaissances humaines, ils lui avaient appris le bien et le mal, le néant des plaisirs: c'était son chef-d'œuvre à lui, il en attendait des chefs-d'œuvre, c'était la merveille féconde, la gloire du siècle nouveau; il ne se demandait même pas si elle serait reine, l'imaginant impératrice et déesse, lui prêtant des réformes, des révolutions et des miracles,—et elle avait trahi sa confiance, ses espoirs, elle avait des paroles de fille! Pour un peu, elle se fût mise nue! Et elle était belle. Derrière les meurtrissures de son visage, il la retrouvait fine, haute, idéale. Elle n'avait pas de sensualité. Elle avait certainement cédé à un vertige. Le démon l'avait poussée. Elle était trop pure, trop grande. Elle avait donné sa virginité comme une petite donne la fortune de sa mère, gentiment... C'était plus affreux, c'était l'horreur même. Un instant la douleur de Gaël fut telle qu'il eût offert sa fille pour réparer l'irréparable, pour rendre à la créature parfaite qu'il avait formée ce qui la ruinait à jamais, mais il se détacha de son affolement et de sa préoccupation des empires. Clémentine-Alessandra lui contait son aventure, les Champs-Élysées, l'hôtel, les discours du jeune homme, sa poursuite et l'injure finale: «Messaline.» —Je n'ai vraiment pas de chance, conclut-elle. Gaël se consulta un instant, rassembla ses idées, son courage et, simplement: —Vous l'aimez, affirma-t-il. Il sursauta. La grande-duchesse ne protestait pas: doucement, naturellement, elle s'abîmait en sanglots. Jamais Gaël n'avait eu autant envie de pleurer. Son accablement d'éducateur et d'ami, la vieille observance des principes moraux et sociaux qui résistait à ses paradoxes, son retour sur lui-même, son involontaire religion, son loyalisme, l'irritation même des discours de Clémentine-Alessandra le tenaient à la gorge: une oppression certaine s'éternisait en lui: il fut pourtant assez respectueux de la tristesse princière pour ne s'y associer point. Il pesa les larmes à distance, sans avoir l'air de les entendre. Et la paix entrait en son cœur, de remarquer que la jeune fille revenait à l'humanité, qu'elle se repentait, qu'elle s'énervait,—c'est tout un,—qu'elle n'était plus ce monstre d'autorité qui dispose de sa virginité comme d'une province, qui regrette seulement la possibilité de ne se pouvoir livrer encore pour la première fois et la totalité de la honte. Elle s'excusait: —Je ne l'aime pas. C'est votre faute. Vous auriez dû m'amener des pauvres ici, qui m'auraient parlé, longuement. Il m'a touchée. Vous ne m'aviez amené, d'ailleurs, pas un jeune homme, pas un amoureux. Les petits princes qui ont joué avec moi font la noce, oui, la noce. Je devrais être mariée depuis cinq ans, au moins. J'ai vingt ans. Ah! mon Dieu! mon Dieu! si j'avais pu ne pas savoir. Et comment penser que je tomberais sur lui? Il est beau et féroce. Il m'a humiliée. Elle était bête. Gaël ne poussa pas à bout sa confusion: —Que Votre Altesse me pardonne, répéta-t-il. J'ai eu tort. C'est pour elle que j'ai parlé, que je me suis ému. J'ignore vos fiancés, s'ils existent. Les reines ne doivent être vierges que politiquement. Ne pleurez plus. —Je vous remercie de m'avoir fait pleurer, dit-elle. Je vais mieux. Gaël la laissait doucement se remettre. Il considérait les murs encore, et les armes qui s'y tassaient, des épées de toutes sortes et des sabres, des épées de cour et des épées de bourreau, quelques oripeaux, quelques trophées, pêle-mêle emportés avec des objets précieux, des bijoux, des pierres, par Otfried-Gutbert lors de sa fuite, pour envelopper. Reliquaire nostalgique! Dangereuses épaves! Il était resté de la cruauté, de la convoitise et quelle sensualité dans ces plis, dans cette rouille et jusque dans les froncements massifs des étoffes et des métaux d'église! Et ces drapeaux inertes qui pendaient en berne, en une berne perpétuelle, ils étaient en deuil aujourd'hui. Quel aboutissement d'une race complexe, grosse de gloire et d'horreur, d'une race inquiète, trouble, engluée de meurtres, de rapines, dévorée de désirs—et forte parmi son cancer et sa manie. Clémentine-Alessandra était décidément prisonnière de sa race, de sa fatalité: pour qu'elle s'en fût allée au Champs-Élysées proposer un journal, pour qu'elle s'en fût allée cherchant du sexe et du rut où il y en avait, il lui fallait un instinct de Paris qu'elle ne possédait pas; pour avoir joué de la faim et de la misère comme elle avait fait, il lui fallait un sourd trésor de mensonge, de dissimulation, le talent de comédien qui, jadis, aux jours les plus laborieux du Schmerz-Traurig, avait trompé les papes, les diètes et les empereurs. Et puis, y avait-il jamais eu de vierges chez les Schmerz-Traurig? Elle tenait de son père, voilà tout. C'était chez elle un coup d'État, naturel, sa manière de se déclarer majeure! Sincèrement, profondément, il lui pardonna. —Vous ne regrettez rien? demanda-t-il. —Si. Lui. Et que ce soit lui. —Mais qui est-ce? —Il vous le dira, à vous. Je sens qu'il vient. Il est là. Elle sonna. —Faites monter, dit-elle simplement. —Votre Altesse... —N'y a-t-il personne? —Que Votre Altesse Sérénissime m'excuse: il y a un pauvre qui veut voir Son Altesse. Il insiste. —Qu'il monte. Il monta. Il entra. Il ne jeta pas un regard sur la princesse, dévisagea Gaël et, d'une voix brisée, hagarde, il interrogea: —Ah! c'est vous? vous êtes le père? Il avait, depuis le matin, vécu plusieurs vies. Il était dès l'extrême aurore resté attaché au palais de l'Avenue Kléber, s'enfuyant et y courant à nouveau, craignant d'oublier sa place ou de le voir s'écrouler, rentrer sous terre comme un cauchemar. Puis lorsque la masse de pierre l'avait une fois de plus aveuglé de fureur, il retournait aux autres avenues, celles qui n'avaient pas _le_ palais, il se brisait les nerfs, le cœur autour de l'Arc-de-Triomphe. Il tournait en une cage de haine et de désir. Des maisons de riches le cernaient à gauche et à droite: un essor de valets et de femmes de chambre l'emprisonnaient en leurs courses et leur babil; des voitures croisaient. Au centre, l'Arc-de-Triomphe, livide d'un soleil naissant, se dressait pareil à une guillotine. Un tape-cul de dressage filait et se rattrapait au vol, à mesure: le jeune homme le retrouvait toujours à ses côtés, aussi vite, aussi retenu, le cocher abrutissant le cheval, dans un cercle. Pour ne plus le voir, le jeune homme regarda l'Arc-de-Triomphe. Confusément, il s'attacha à des détails de lumière, à ces caprices du soleil sur la gloire qui arrachent un œil, un relief de chair, un mouvement héroïque à l'ensemble terne et serein, en son éclat sûr comme l'éternité: il lui sembla que le soleil lui présentait, à lui, des soldats et des victoires, que la nature l'initiait à des gestes inhumains, que son seul ami, le ciel, lui apprenait l'histoire. Et Celle qu'il avait tenue, qu'il avait eue, c'était bien une de ces créatures à escorte et à cliquetis qui font sortir des gestes et des vivats. On s'était battu pour elle, d'avance, et, ignorant, jaloux du passé de cette race qui s'était mêlée à son sang, il lut sur le monument ce que c'étaient, des combats, ce que c'étaient, des triomphes, ce que c'étaient ces mômeries, ces tueries, ces sacrilèges et ces miracles dont se construit un empire; il lut le droit divin et le droit de conquête. Il avait la fièvre, il regardait couler des rayons de lumière, durer et se jouer, puis disparaître, aller de cette pierre gigantesquement et pieusement gaufrée à des tas de pierres, autour, à des terrassements, à des fondations de chalets et de kiosques, tomber des généraux, à des manœuvres, des filles et des chiens qui, de ci de là causaient à l'entrée des avenues. «Le soleil luit pour tout le monde!» La phrase lui venait avec le soleil, dans le soleil. Et il lui semblait que le soleil doit luire, alternativement pour celui-ci et pour celui-là, qu'il y avait des tours et des revanches de soleil, et que le jour des terrassiers venait après celui des généraux, que le soleil était à eux, exclusivement. Pas à lui. Il avait dans la bouche un goût de terre, mâchée à vide, de sable, de tourbe, de boue mordue, une âcreté vibrante et une faim d'autre boue, d'autre sable, d'autre tourbe. Il se crispait, des entrailles aux glandes; ses muscles se nouaient, son cerveau se tendait: c'était un effort. Il frissonna: un effort vers elle, évidemment! Il eut honte. Mais il ne pouvait retrouver aucune énergie. Il devint toute honte. Le soleil, lui qui léchait les angles des avenues, qui traînait sur le sol et qui lentement remontait au ciel en une tache paresseuse et lâche, les passants, les voitures, cet espace autour du monument, élargi, tournant sur lui-même, mort sous les tramways et les omnibus, cette place meuble et nue, dominée, écrasée par l'Arc rêveur, tout était du Passé, tout était sommeil, tout était attente. Les maisons, les hôtels, les rues qui s'étaient soudées pour bloquer l'Arc-de-Triomphe le bloquaient respectueusement et, gagnées à sa tristesse, songeaient et espéraient avec lui: ce n'était que nostalgie et éternité. «Je suis chez elle», pensa le jeune homme, évoquant d'un mot les siècles qui avaient été royaux, où l'on avait obéi. Quelque chose bougea en lui. C'était son quartier, le Temple, atroce de vie, de bousculades, de hâtes, d'effrois, de soucis, d'âpreté de détail, le Temple en chasse vers un sou, tout en vieilleries, en loques, en ordures qui peuvent servir encore, débordant de cette existence de rebut, plus violente, plus acharnée, se reprenant, se nourrissant de sa misère et de son abjection, ruelles noires, crevées de portes et de fenêtres, soupentes ahannantes, trous populeux, culs-de-sacs grouillant, dépotoir et réserves où des activités s'épuisent pour les sous-sols de la société toujours et pour les fonds d'ateliers, pour des besognes, quartier qui s'habille et qui se nourrit des restes refusés, de la seconde mouture du mal et où les Archives mêmes, les papiers qui ne servent plus qu'à l'immortalité s'en viennent se coucher à côté des matelas, des montres et des bicyclettes qui attendent et sont attendus, qui manquent et qui consolent cependant, en précisant l'espoir des jours meilleurs. Il ne voulait pas y retourner. Son existence était cassée et déboîtée, il ne voulait plus offrir sa marchandise et s'entendre dédaigner avec elle. Il avait eu des joies à acheter deux sous de pain dans cette petite baraque qui se pose comme une guérite au travers du pont, devant Notre-Dame, et à manger, appuyé au parapet de la Seine, se partageant entre l'eau jolie et la masse grise de l'église énorme et menue, choisissant des amoureuses parmi les saintes en relief. Il avait bien choisi! tout le ramenait à sa maîtresse de la nuit. Elle aurait pu être, elle aussi, taillée dans la pierre sainte: elle ressemblait aux patronnes d'antan et c'était elle qui... Il ne mangea pas, ce jour-là. Ce n'était pas nouveau pour lui, mais il prit presque garde à la privation: c'était un châtiment qu'il s'infligeait; il jeûnait pour son péché, à elle. Puis il erra. Il était poussé vers les Champs-Élysées. Il ne les reconnut pas. La forêt sinistre, tortueuse, protégée par des constructions brèves, la forêt de vice, de pauvreté et de méchanceté, la carrière d'ombres et de feuilles, de mystère broussailleux et de fuite s'était faite jardin d'enfants. Délice tissé de balbutiements ou ces cris, au pis, sous les arbres qui intercèdent, rythmiques, en une hymne barbare, vers les anges tout proches, pour les gens trop âgés qui n'osent plus crier. C'était comme un chemin de petites âmes que des nourrices, pieusement, causant bas ou riant sans outrage, portaient ainsi que des saints-sacrements, les berçant de ci, de là, dans des reposoirs de verdure et les balançant en des ressouvenirs de limbes et en des songes d'en-deçà. Les omnibus et les voitures filaient droit, en bordure de cette procession: les petits se souriaient, s'appelaient dans la camaraderie d'avant la vie, dans la fraternité de leurs deux ans: d'autres, au sein, échangeaient les regards de deux séraphins qui se reposent l'un sur l'autre, se charment et se consolent l'un l'autre, parmi un décor mortel, et retournent à leur lait, résignés à leur long supplice. Le jeune homme aurait éprouvé une amère et profonde satisfaction à voir souffrir les nourrices et les servantes: il les observa et ne découvrit en elles que ruminerie. La complexité des Champs-Élysées leur offrait leurs champs et leur paysage: l'atmosphère, fraîche, gonflée de lait, c'étaient leurs jeunes ans, à elles, en mieux. Des ballons légers flottaient, voletant à peine dans l'air lourd. Les deux guignols rivaux battaient le commissaire, à l'envi, et la petite corbeille à chèvre vaguait sur ses deux roues. Air où l'on ne pouvait respirer ni haine ni colère. Le jeune homme résistait encore: «Enfants de riches!» protesta-t-il. Mais aussitôt son émotion grandit. Il pensa à son enfant, à celui qui pouvait naître de son baiser. Enfant de riche! Il irait aux Champs-Élysées, dans des rubans et des dentelles, il aurait des bonnes et des bonnes. Il se détesta, détesta sa nuit et son étreinte, mais ne put détester ces petits qui passaient, dans l'harmonie de leur sourire et de leur mutisme caressant. Il louvoya autour de ces petites mains, le long de ces yeux qui semblent lire des plaies et panser les chagrins, il attendit le soir dans le soleil, le soleil qui le suivait, qui dorait devant lui des pylônes, des fontaines, le soleil conseiller des extases et de la sérénité somptueuse. C'était une de ces merveilleuses journées qui, avant de s'envelopper de ténèbres s'agrafent d'une boucle de feu où tous les métaux viennent amonceler et fondre ensemble leur paroxysme d'intensité et où les pierres précieuses se varient, s'entassent et s'enflamment l'une l'autre en une coulée plus que divine, en un éclat où l'enfer se marie tout brûlant au ciel, pour offrir au monde aveugle l'unité et l'entité de la flamme et de la lumière. Le soleil couchant saigna de la pourpre, une pourpre filée d'or et surfilée d'émeraude royalement tachée d'opale, puis la pourpre glissa et découvrit une infinie tunique d'améthyste qui emplit le firmament; l'or s'étala sur elle en plaque, pâlissant à mesure, déchirant le tissu violet et mauve, s'étirant, se rétrécissant jusqu'à un mur de turquoise, qui soudain tomba, envahit tout et boucha le ciel. Le jeune homme en avait assez vu. Il n'avait plus son soleil et sa pourpre: le courage l'avait abandonné depuis longtemps. Il ne s'irritait plus d'être vide de ses idées, de ses sentiments, de ses instincts. Il se précipita chez la grande-duchesse. Nous avons vu qu'il avait été reçu. —Vous êtes le père? répéta-t-il à Gaël qui ne répondait pas. Sa douceur tombait. Il se retrouvait tel qu'il s'était montré la nuit, brutal, cruel, ivre d'avenir. —Non, mon garçon, dit Gaël. Et vous? Involontaire facétie! Gaël ne le voyait pas. Ce qu'il voyait, c'était l'autre nuit, la scène, la robe usée, déchirée. Il regarda Clémentine-Alessandra. Il ne remarqua pas sa robe. Elle lui apparut blanche et droite, sans âge, jeune effroyablement, chevauchant, piétinant les époques et les destins. Il revenait à la robe décousue. —Je n'ai pas de nom, déclara le jeune homme. Les deux êtres se rejoignaient. C'était d'une union semblable qu'avait dû se conclure jadis le rapt d'un pays, la fondation du Schmerz-Traurig, la naissance d'un peuple et d'un peuple esclave. Il les enviait tous deux, ensemble, non pour leur jeunesse et l'éclat de leur vigueur, mais parce qu'ils incarnaient, en force, la vie totale dont il avait parlé deux heures auparavant. Il trouvait ici l'amas, l'union des siècles, en harmonie, leur essence et leur détail, l'effort recommençant après le succès, après l'échec, la chaîne enfin entre les conditions sociales les plus lointaines, les années les plus éloignées, le cercle même de l'infini. La fatalité était là, en robe blanche et en jaquette usée; il n'y avait plus à discuter la folie de Christine-Alessandra et sa chance: la rencontre devait avoir lieu—et à ce moment. Ils souffraient tous deux, atrocement, ne se regardant pas pour ne pas voir se lever de leur chair à tous deux les baisers de la nuit et pour n'avoir pas honte de soi. Il les envia davantage. Comme ils simplifiaient, comme ils résumaient, comme ils possédaient l'existence! Le jeune homme parlait: —Voilà. Je ne sais pas si vous savez. Ce sont des choses dont on ne se vante pas. —Je sais, déclara Gaël. Le jeune homme ne trouvait plus rien. Du désir et de l'horreur lui venaient aux lèvres. —Vous êtes venu, trancha la princesse, me réclamer cinq francs que je vous dois. Je vous les ferai donner. —Tu ne me dois rien! je t'ai payée! Le jeune homme avait empli la chambre de cette phrase. Elle rebondissait du creux des armures au gonflement des étoles et des drapeaux, faisant trembler les épées et les casques. En même temps, de son œil de fièvre, soudain plus calme, il inventoria. Il avait payé tout cela aussi. De quelques sous il avait acheté la femme, sa richesse, sa race, tout cela, car tout cela n'avait plus cours. Elle pâlit. Profondément, atrocement elle saignait, humiliée. Payée! Les millions menus, les miettes de gloire et de splendeur, le ruissellement contenu des gemmes et des ors, l'âme précieuse des siècles conservée en beauté, les témoignages des légendes, les gardes ciselées, bourrées d'émeraudes, les dentelles, les lames, des trésors de guerre et des châsses, les bannières et les atours, tout était allé à cet homme mendier un peu de pain et des baisers, lui demander la vie que donne le pain, la vie que veut la chair; il était son maître à elle et le maître de sa race. Il s'attachait à elle, elle croyait avoir aux flancs la piqûre d'invisibles éperons. Et il la méprisait. Elle crut défaillir. Mais déjà Eusèbe Gaël intervenait. —Je sais. Mais je ne sais pas qui vous êtes. Vous n'avez pas de nom, soit. Mais vous êtes obligé d'avoir un nom, pour la police. Voilà qu'on parlait de police, dans ce sanctuaire! Le jeune homme parlait: —On m'appelle Antony. Je ne suis pas tout à fait enfant trouvé. J'ai eu une mère, pas très longtemps, qui n'était pas bien forte. Elle n'avait pas dû être toujours pauvre: elle ne pouvait pas s'habituer. Elle s'étonnait un peu des gros ouvrages de l'ouvrage, quoi! en le faisant. Elle m'aimait beaucoup. Elle me berçait en rêvant tout haut, elle me trouvait joli, intelligent et elle pleurait. Elle se racontait des choses sur moi dans des espèces de chansons qui n'étaient pas gaies. Elle se mettait dans des états terribles parce qu'elle ne pouvait pas tout me donner. Il lui fallait que j'aie de l'instruction, de l'air, que je sache tout, que je puisse commander, acheter, régner,—des bêtises! Elle me prenait sur ses genoux, me débrouillait les cheveux, me regardait dans les yeux et puis elle les embrassait et puis elle pleurait encore. Une paix tombait dans la chambre ducale: le trouble, l'émotion douloureuse, saccadée, contradictoire qui l'avait trouée et déchirée comme à coups de couteau, les sauts brusques de l'orgueil à la haine, de la honte à la passion, les sursauts, les cris de colère se fondaient dans un immense attendrissement. On ne badine pas avec la misère. La jeune fille y avait touché: elle en était prisonnière. Il semblait que les murs somptueux, les murs épais de merveilles se fussent reculés: les trois êtres se penchaient ensemble sur l'âme pure d'une infortunée, d'une mère. —Elle est morte? demanda Gaël. —Je ne sais pas. Quand j'ai eu sept ans, elle n'est pas revenue, un soir. Peut-être qu'elle s'était noyée. On n'a pas jugé utile de me l'apprendre. Ou bien elle est retournée dans son pays. Elle était Corse. —Comment s'appelait-elle? —Je sais pas. Je l'appelais maman. —Et depuis? —Depuis, rien. J'ai été à l'école. Je n'ai pas joué. Je n'ai pas essayé de métiers, à cause de l'apprentissage qui coûte trop cher et parce qu'il faut trop longtemps être petit garçon chez les patrons. Et j'aime voir le soleil, marcher, me raconter des choses, comme ma mère. —Vous pensez? —Si vous voulez. Ça n'est pas gai, non plus,comme ma mère. Mais c'est comme si je mangeais, comme si ça me nourrissait. On entend de si drôles de choses, on voit de si drôles de gens. Quand je me raconte que je suis moins que cela, ça m'amuse. —Vous n'avez pas d'amis? —Où ça? Ceux que je pourrais avoir me dégoûtent. Les autres aussi. —Et que voulez-vous maintenant? Une flamme lui vint aux yeux, nouvelle: —Rien, fit-il. Ça. Elle ne bondit pas. Elle était heureuse de l'outrage. Elle se reprochait son émotion. Et elle parla très simplement. —C'est bien. Mais si vous vous obstinez, il faut que vous soyez à moi complètement, que vous ne sortiez pas d'ici et que vous m'apparteniez. A quel titre? Vous ne savez rien: vous ne pouvez pas servir de secrétaire. Je vous offre une place d'aide à l'argenterie. Elle avait prononcé ces paroles d'une voix blanche. Elle se dégradait avec lui, devant ce Gaël qui était son maître et son juge. Elle acceptait l'ignominie des assauts serviles, l'éclaboussure des eaux grasses, tout de suite. Et elle portait la main à une âme d'homme, la souillait, la brisait. —Larbin? moi? Le jeune homme éclatait de rire. Gaël s'était penché vers la jeune fille. —Prenez garde, disait-il. J'ai regardé cet homme. Il n'est pas de la race des valets. Les valets ont des figures spéciales: c'est une race, je vous le répète, comme les jockeys. De dos, déjà, on voit qu'ils n'ont pas de moustache. On s'aperçoit à leur marche qu'ils ont les genoux usés. Ne contrariez pas la destinée de cet homme. N'avez-vous pas peur de blesser votre destin à vous? Vous êtes faite pour régner, il est fait pour ne pas servir. S'il sert, vous ne régnerez pas. —Larbin? moi? répétait l'éclat de rire. —Regardez-le, continua Gaël, écoutez-le: il est fier. Vous me faites mal. Vous voulez un amant chez vous, en bas? Vous me faites penser à Marie-Louise de Parme. —Marie-Louise était autrichienne, répondit Clémentine-Alessandra. Moi, je suis allemande. L'Autriche, c'était l'Allemagne asservie, elle avait besoin de deux têtes à son aigle: notre aigle à nous a une tête, une seule, comme l'aigle de Napoléon. Marie-Louise s'était mésalliée: moi j'étais vierge hier. En l'humiliant, je m'outrage beaucoup plus que lui. Mais je n'ai pas d'orgueil. Nous autres, il nous faut de l'orgueil, pour nos peuples, nous n'en avons que faire pour nous. J'éprouve ce jeune homme. Il m'a bravée. Ah! que je voudrais ne plus l'aimer! —Vous allez essayer, n'est-ce pas? Vous l'avilissez, pour en rougir. Vous ne rougirez que de vous. Vous me rappelez une chanson de Béranger: _La Marquise de Pretintailles_. Un instant Gaël crut qu'elle se fâchait. Mais elle éclata de rire, elle aussi. Le jeune homme ne riait plus. Il la désirait formidablement. Elle avait dominé sa journée, de haut, dans le soleil et dans les pierres de l'Arc-de-Triomphe—et elle était là! Il avait eu de mauvaises paroles parce qu'il avait le cœur mauvais, trop gonflé de tendresse, tendu à éclater de passion, gros de ne pouvoir pleurer et parce que ses lèvres étaient mordues, en dedans, des baisers qu'elle ne donnait pas; il lui fallait des étreintes et des morsures. Et puis il s'abandonnait. Elle lui avait changé l'âme. Il ne pouvait plus songer à son galetas, à ses tournées. Il ne demandait qu'un refuge, qu'un abîme où la voir. Il n'abdiquait point d'ailleurs: il restait pauvre. Tombant plus bas, l'effort serait plus grand et sa convoitise plus féroce. Il apprendrait. Il s'évaderait plus tard. Il eut des ambitions en considérant son abjection, en face. D'un trou, on aperçoit encore le soleil. Et elle était si belle et si jolie à la fois! Elle ne se faisait plus violence: elle était impérieuse et cynique, elle se torturait, elle riait. Il se donnait à elle pour la prendre. —J'accepte, dit-il. Elle sourit: —Vous n'aviez pas le choix. Mais elle était émue. Elle se retrouvait telle qu'à l'aurore, pâmée, et elle voulait revenir à cet instant, échapper à sa journée de philosophie, de mensonges et de vérité, d'apparat et de confession. Elle ne congédia pas Eusèbe Gaël: l'horreur l'avait chassé. Ils étaient seuls: ils se sourirent, ils n'avaient plus à se dire ni bonnes ni méchantes paroles, ils avaient à jeter sur leurs mots, sur leurs sentiments et sur leur volonté, sur le passé et sur l'avenir le voile frémissant, le voile d'azur et d'or, le voile d'écume de la volupté. Le jeune homme oubliait sa journée, oubliait le décor et le hideux servage où le pliait la jeune fille: Clémentine-Alessandra se prêtait, s'offrait. Elle avait triomphé. Elle voulait la suprême tyrannie: jouir de son esclave dans sa peine et dans tout, l'avoir et peser sur lui du plaisir même qu'elle lui ferait prendre sur soi. Elle indiqua les portraits, les souvenirs, la chambre pleine: c'étaient les témoins de leurs noces, elle exigeait d'être possédée devant eux, de perdre officiellement, royalement sa virginité, de n'être plus la proie du hasard: —Viens, dit-elle, tu ne m'as pas eue, tu ne m'as pas eue vraie. Le jeune homme s'élança. Elle l'arrêta: Elle se donnait pas, ne s'abandonnait pas. Elle se dépouilla avec lenteur. Ce n'était pas une déchéance. Elle enlevait ses atours seule, sans cérémonial et sans chambrière, mais c'était pour les vêtir à nouveau. Elle allait être nue, comme par décret,—et pour cause. Il lui prit les mains et les reconnut longuement. Il identifiait ses ivresses. Et ce fut un cri lorsque l'étreinte renaquit, lorsque leurs jeunesses nerveuses se reconquirent et se confondirent. A même les coussins historiques hâtivement rassemblés, sur un chaos mince de drapeaux, de manteaux, de velours et de soies de blasons, presque sur le sol, ils s'échouèrent en un essor, en une avalanche de baisers. Toutes les angoisses, toute fièvre, tout désir de satiété les pressèrent, les tinrent, les ligotèrent et les enveloppèrent: ils s'aimèrent en détresse, se donnant tout l'un de l'autre, confessant leurs corps et leurs âmes et leur passé, pour le mystère de la veille, en rachat de leur communion de fraude. Parmi leur extase, un bruit les détacha: c'était une panoplie qui tombait à côté d'eux. Un poignard, un petit poignard du XVIᵉ siècle restait fiché dans le sol. Clémentine-Alessandra pâlit, mais elle haussa les épaules. Et, pour se rassurer: —Tiens, dit-elle, je te le donne. —Il faut que je te donne un sou. Ça coupe l'amitié. —Et l'amour? —Je ne sais pas. —Eh bien! non! ça ne coupe rien. Et si tu me donnais un sou, tu me le reprocherais. Tu m'as déjà payé ce matin. —Pardonne-moi. Elle ne lui pardonnait pas. Elle l'embrassa. Ils restaient nus. Et, contre la fatalité, ils se reprirent... Eusèbe Gaël était rentré chez lui. Il alla droit à sa fille et la serra fiévreusement sur son cœur. Puis il ouvrit sa fenêtre. De la rue de Furstemberg il voyait tout le vieux et fantômal quartier de l'Abbaye, il plongeait sur des cours d'hôtels seigneuriaux désaffectés, sur des jardins en morceaux, semés de marbre et de pierres sculptées, sur des couvents sans cloches, des haies, tout un jadis las et n'ayant plus même la force de mourir. Plus haute, pareille à une basilique sarrasine, l'église de Saint-Germain-des-Prés hissait son mur roide vers la voûte du ciel sans lune. Une heure sonna sans écho, une heure impaire, onze heures. Gaël ne l'aimait pas. Il songea violemment, douloureusement à son amie. Dans la rue, une famille de mendiants italiens, qu'il connaissait de par ses aumônes, errait, tuant sous elle la nuit avant de rentrer dans Plaisance, pour revenir. Il songea plus amèrement. Une prière vint à ses lèvres, qu'il n'avait pas marmonnée depuis une crise de sa jeunesse. La prière, des lèvres, lui entra au cœur, dans un sanglot. Et il pria, de toute sa science, de toute son angoisse, de toute sa vie. Puis il se rappela la nationalité corse du jeune homme et son nom «Antony! murmura-t-il. Je sais bien que ça ne prouve rien, que ce n'est rien, qu'un prénom. Mais ces gens-là ont juré de me faire croire au romantisme!» La nuit était fraîche. Des souffles malins venaient. La tour sacrée s'enveloppait de nuages. Eusèbe Gaël sentit les éclairs et le tonnerre tout proches: nuit de fièvre et d'étincelles, nuit électrique, c'était avec son insomnie certaine, du travail et des pensées neuves. Il ferma sa fenêtre et se remit au travail. D'une main ferme, il traça cette ligne: «_Chapitre_ VI. _Erreurs de tous les temps. L'Amour._» III L'ERGASTULE Le garçon coiffeur offrit galamment à la ronde son savon et son rasoir: —Au premier de ces Messieurs..., dit-il. Sa grâce obséquieuse se frottait d'ironie, essentiellement. Il n'y avait là que des clients auxquels le mot: «Monsieur» va comme un chapeau de soie sans cocarde: c'étaient des tabliers bleus et blancs qui se gaufraient à ne rien faire—pour la minute—et à ne se salir point. Antony se leva et s'assit sur le fauteuil canné. —La barbe, n'est-ce pas? devina le coiffeur. —La barbe, oui, répondit Antony. La poudre de savon joua, blanchit, brouilla le blanc, devint crème et mortier, s'épaissit, s'étendit, envahit le visage, noyant les flocons légers, les tordant, les broyant, les couchant sous son néant glaireux. Le garçon s'attachait à respecter la lèvre, mauvaisement. Il attendait. Antony sentit une honte et ajouta: «La moustache aussi.» Le garçon eut un sourire: «Il fallait le dire tout de suite,» et, raffinant, il arrêta son labeur de lessiveuse. Il prit des ciseaux, pinça quelques poils, les serra, les frisa presqu'en pointe et les trancha au pli de la bouche, à même le savon qui crissa avec les poils. Puis, dans un autre rythme, il promena son blaireau sous le nez, comme il eût fait des saintes huiles. Il soupira, pour le patient, et apprêtant son arme de dégradation sur un cuir usé, il plaisanta: «Comme ça, vous entrez dans les ordres?»—«Quels ordres?»—«Les ordres des autres.» Il se sourit. Antony ne sourit point. Il était gêné de la pâte molle qui accablait son visage et qui semblait tourbillonner encore sur lui, terre blanche et lâche. «Ça vous ennuie? continuait le garçon. Je vous comprends. Tenez, moi, mon patron me dirait de couper ma moustache, je ne pourrais pas: ce n'est pas que j'en aie beaucoup, mais on est mieux tout de même, avec. Et puis, c'est ce qu'il y a de plus sensible, dans la figure, bien entendu. Mais vous vous y ferez. C'est un léger sacrifice. Vous avez tant d'avantages, en maison! D'ailleurs si les domestiques portaient la moustache, on ne les distinguerait pas des maîtres, dans la rue: il y en a qui sont si chics!» Antony ne répondait pas: il comprenait peu à peu ce qu'on appelle, chez les barbiers, «endormir le client» et il pensait. A larges coups, son visage se levait dans la glace, pâle sous les poils ratissés et le savon chassé, ferme et nu, réduit à sa vigueur et à son âme. C'était une vie nouvelle pour son visage. Il crut qu'il se regardait pour la première fois et n'eut ni peur ni horreur de sa face glabre. Il jouissait de son humiliation. Lorsque sa maîtresse l'avait laissé tomber de ses bras dans l'antichambre et dans l'escalier de service, il avait pu supposer qu'il acceptait l'esclavage comme l'envers de la caresse, par faiblesse d'amant, par veulerie de vagabond lassé, par calcul sensuel, aussi, pour ramasser un baiser dans les ordures. Sous le rasoir ainsi que sous la hache, il se retrouvait fier, terrible, intact de dessein et de désirs. Il n'abdiquait pas: il demeurait pauvre, mais voulait connaître mieux la manière de s'en servir. Il aimait, soit: c'était un extra. Mais son amour même, n'était-ce pas son œuvre, sa conquête, sa prise? Il en voulait aux riches d'avoir tout et de s'emparer du reste. Il leur en voulait de ce qu'ils lui laissaient voir autour de lui de misères et de désespoirs où il ne pouvait rien. Il n'avait jamais été heureux: c'est pourquoi il voulait le bonheur de tous, le bonheur qui ne chante pas, car c'est la rage qui chante, qui ne parle pas, car c'est l'ennui qui parle, qui ne marche pas trop vite, car on ne se hâte que vers la peine. Aux Champs-Élysées, il était venu passer une revue de la nuit et de ses hontes, des tentations, des abandons, des besoins qu'elle roule en son manteau noir et troué. Il passait, fort de sa misère, voyant, jugeant, s'instruisant. D'un fourré à une clairière, d'un pan d'arbre à l'inflexion d'un tronc d'arbre, d'un pli de pavillon à la fuite d'une allée, tout lui contait des sensualités vagabondes, de la chair meurtrie qui appelle de la chair furieuse, de la faim qui veut se perdre dans le désir, en se cachant des lourdes étoiles. Le rasoir qui passait sur sa face lui enlevait le hâle lentement acquis de l'amertume et de la science humaines, le lavait de ses veillées au Bois-de-Boulogne et aux Tuileries, de ses tournées partout où Paris se détache de son mensonge et vient râler haut ou cracher son saoul ou se griser d'air, de ses galops dans les sentes et les allées où erre le rut pauvre, où l'infini des convulsions et des convoitises de l'infortune s'en vient se briser contre le hasard des enlacements d'une seconde. Il se retrouva, dans le miroir, une face de prêtre, glabre, nue, sans plis, sans reflets: les yeux restaient brillants et fixes sous la masse des cheveux. Le rasoir s'en allait lentement du gouffre de la gorge offerte et de la dépression des mâchoires énergiques: le coiffeur invita Antony à se plonger dans l'eau d'une vasque emplie en hâte, à cette fin de noyer les derniers poils, de dissoudre le savon, de n'avoir plus aucun vestige de sa barbe, aucune trace même de sa destruction. Il le tira sur le fauteuil, ensuite, lui infligea un peignoir de coton et les manches: «Les cheveux, maintenant, pas?» Oui, c'était vrai, les cheveux! Ses cheveux étaient indépendants. Des mèches, çà et là, affirmaient un caractère, du caractère. Il fallait les égaliser, les réduire à rien. Il avait des boucles d'orateur et de poète, des touffes ondulées par le rêve, d'autres gonflées de colère, dressées, droites comme un dessein: il fallait les coucher ainsi que le reste du corps devant le despotisme de l'ordre social. «Comment les voulez-vous? demandait le garçon. En brosse? Non, vous n'avez pas besoin de cette brosse-là? la raie au milieu? sur le côté? à droite, n'est-ce pas? c'est plus convenable. Courts! Ah! il n'y a rien de mauvais pour le pli des cheveux comme le tablier à mettre. Ça défait une coiffure, le cordon du haut. Le plus court, c'est le meilleur, voyez-vous. La poussière... le travail... On ne vous a pas commandé une coupe spéciale?» Commandé! oui! On lui prenait ses cheveux, sa barbe, tout. Tant mieux. On lui laissait son âme. Ah! si on lui avait pris son cœur aussi, son cœur qui s'était fait prendre aux Champs-Élysées, quand il voulait nourrir son fiel! Non, on ne lui avait rien commandé. «Comme vous voulez», dit-il au garçon. Le garçon se récria. Il ne proposait rien que pour le bien du client, pour son plaisir. Il savait bien comme on était tenu, comme on s'appartenait peu. Mais, dans les limites du service, à condition de n'avoir ni moustache ni cheveux trop longs, on avait sa tête à soi, et sa tête, que diable!... Alors, si on aime mieux la raie à droite qu'au milieu, parce que la raie à gauche, ce n'est pas permis à un domestique, on peut ou non?... Antony acquiesçait silencieusement: «Oui, je vois, continua le garçon. Vous n'êtes pas habitué. Vous êtes débutant. Ça vous bouscule un peu, tout à la fois. Mais vous avez raison de vous être placé chez des bourgeois. On n'est pas son maître, mais on a moins de soucis. On n'a à s'occuper que des autres!» Sa tondeuse montait, mordait dans les cheveux, vigoureusement. Il étrillait. Les domestiques, ça connaît les chevaux. Alors pourquoi se gêner? Et, à mesure que la tondeuse lui faisait froid, Antony se sentait plus près de ses nouveaux compagnons qu'il avait à peine entrevus. Clémentine-Alessandra l'avait envoyé présenter par un infime intendant, infatué et rogue. Il avait été toisé par une douzaine de gens mornes, ensommeillés en leur grande livrée du soir. Ils avaient veillé en son honneur. Cinq étaient vieux et allemands. L'un, même, très vieux, l'avait considéré d'un air étrange. Les autres étaient français, à cause des courses, des conversations à tenir et des voitures. Il pouvait leur revenir: il était digne d'eux, il en était, pleinement. Il paya la peine d'avoir été tondu et prit congé par un pourboire qui sonna dans le tronc de zinc comme un tronc dans le panier de la guillotine. «Pas causeur, votre collègue! ricanait le garçon coiffeur.» —C'est de chez la Prussienne, dit un valet. Ça ne sait pas la langue. —Voulez-vous parier que c'est un Parigot? Mais c'est fier. —C'est, peut-être une mouche! Il en faut chez ces femmes-là. —Pourquoi? Ça ne vole pas toujours, les princesses. —Oui, mais ça conspire. Et puis, est-ce qu'on sait ce que c'est? Antony était rentré à l'hôtel par la petite porte. Il y trouva ses camarades. —Ah! vous voilà en tenue! dit un grand maigre. Vous êtes mieux ainsi. J'avais peur que vous ayiez l'air déguisé. —En voilà des manières! tu lui dis: vous! On ne se tutoie plus, alors? —Il est triste, observa un autre. —C'est vrai! Il commence tard. C'est dur, à son âge! —Moi, j'ai débuté à douze ans. J'arrivai un soir de dîner de gala chez la duchesse d'Alais. Par des portes qui s'ouvraient en enfilade, j'apercevais de la lumière comme je n'en avais jamais vu: c'était le commencement de l'électricité, avec des lustres et des couleurs, des globes, des abat-jour sur des tentures, des tapis, des tableaux et des glaces, vous comprenez!... Je faisais attention à ça, à tout; j'aurais voulu voir des belles dames et leur ouvrir les portières de leurs calèches à cause qu'à cette époque-là j'y croyais, aux calèches. Et je ne lavais la vaisselle que des doigts, de toute la main et des bras, même, les manches retroussées, mais pas de la tête, comme il faut. Alors j'ai cassé un verre. Et, d'émotion, de honte, de crainte, je me mis à pleurer. Je me voyais mis à la porte, incapable d'être domestique à tout jamais et de cirer les bottines des dames. «Monsieur, que je dis au maître d'hôtel, ce n'est pas de ma faute, Monsieur. Pardonnez-moi.» Il sourit, cet homme. «Petit imbécile, répondit-il, tu ne vois donc pas que c'est un verre d'office? Ça ne dépareille rien, tiens!» Et, pour me rassurer, il en cassa sept. «Mais que ça ne t'encourage pas! ajouta-t-il, terrible. Je dirais que c'est toi qui les a cassés tous!» Eh bien! cette nuit-là, j'eus un cauchemar où les belles dames dansaient avec le maître d'hôtel, celui que j'avais vu, dans des morceaux de verre où elles se blessaient et où j'étais guillotiné pour. J'en ai été malade trois jours. Mais c'est une belle entrée dans le métier. Je m'étais aguerri tout de suite. Et, aujourd'hui, je suis chez la duchesse. —Moi, se souvint un autre, je me suis dégoûté tout de suite du métier. J'avais de l'amour-propre et de l'ambition. J'appris tout seul, en cachette, je m'appris à faire de la ronde et des règles de trois et je trouvai un emploi dans un bureau. J'étais très fier, je faisais le Monsieur, j'avais des manches en lustrine, sans gilet à raie, sans tablier. Ça dura quelques mois. Un jour je rencontrai mon ancien maître. Il me sembla que je lui disais «Monsieur» comme à personne. Il fut gentil, me ramena chez lui, me prit par les sentiments. Il me montra qu'il m'avait gardé mon tablier, me le fit «essayer». Essayer! je ne le quittai plus. «Ça te va mieux, me dit-il.» Il me tenait solidement. Depuis, il est mort, j'en ai connu d'autres, je mourrai dans une livrée. Ce ne fut pas pénible. Les gens s'attendaient tous à ce linceul-là. Ils l'usaient sur eux, avec eux. Les économies, même, qu'ils engraissaient pour un commerce de retraite, ils n'y croyaient pas. En somme, ils vieillissaient, ils vieilliraient à l'ombre d'une fortune, d'une maison et, ici, d'un drapeau. En cet immense palais, ils figuraient, dans l'office étroit, les piliers honteux, les étais cachés sur quoi reposait tout l'édifice. L'hôtel pavé de chambellans, de filles d'honneur, de secrétaires des commandements et de simples secrétaires, l'hôtel où le cerveau de Paris passait et repassait, c'étaient eux qui le conservaient, qui le gardaient, le protégeaient, qui, de leurs mains noires, le faisaient blanc et pur, c'étaient eux les prêtres humbles des marbres, des soies, qui préparaient des joies aux autres, à voir sourire les tableaux et les bijoux, à voir les siècles resplendir en émaux, en joyaux, c'était eux l'armature invisible, agissante, sur quoi se plaquaient les étoffes, les témoignages de victoires et de voyages, les souvenirs des pèlerinages et des chevauchées, les dépouilles et les reliques. Ils étaient si loin des causeries, des méditations, des rêves de la princesse! Antony les envia. Jamais il ne serait comme eux. —Moi, disait un petit blond, j'ai commencé par travailler chez une comtesse aveugle. On ne s'amusait pas beaucoup. On la sentait, de l'antichambre. Elle ne voyait pas, naturellement, mais c'était pis. Elle se plaignait, au hasard, elle vous reprochait tout, à la file, vous accusait de tout, vous donnait tous les noms. Nous la respections beaucoup à cause de son infirmité. Et puis ça vous fait le caractère. Tous les maîtres, en somme, sont comme s'ils étaient aveugles: ils crient par-dessus leurs lunettes, à l'envers. Les valets français eurent un rire unanime. De la cuisine, à côté, les aides rirent aussi. Le chef, pas: il était allemand. Et les valets allemands demeurèrent graves. Ils appartenaient à la vieille famille des domestiques particuliers des Schmerz-Traurig, levriers et estafiers, exécuteurs et bêtes de somme. Ils avaient successivement porté la barbe longue et la tête rase, à l'inverse des modes existantes, étant l'envers des hommes et le dessous des princes. Leur fidélité n'était pas une vertu: c'était leur sixième sens ou plutôt le premier: ils naissaient pour leurs maîtres avant de mourir pour eux s'ils le leur permettaient. La race avait survécu à la fortune de l'autre race: elle avait servi dans l'exode, dans l'exil. Le plus vieux, celui qui avait regardé Antony la veille, ne le regardait plus: il le possédait. Il l'avait flairé, il avait reconnu l'odeur de ses seigneurs. Il avait eu un frisson véritable, puis il avait souri, d'un sourire où se navrait un passé, une adoration, le servage séculaire—et la foi. Il prit le jeune homme à part et, d'une voix très faible, où les intonations tudesques sortaient en angles, il dit: «Je vois. Tu n'es pas de notre monde. Tu as touché à Son Altesse. Elle te cache au milieu de nous, maintenant. Ce n'est pas bien.» Antony se révolta d'abord. Cette divination lui semblait basse, vile, dégradante. Tout le monde allait savoir, alors! Il considéra le vieillard. Il lut sur sa face non l'histoire seulement des valets les plus lointains mais l'histoire secrète de la maison ducale: ces plis, ces rides, c'étaient les chocs en retour des débauches du vieux prince, les nuits d'escorte, les nuits d'attente, les soucis sur lui, les remords pour lui, de l'affection saignante, du dévouement continu, surhumain et saignant dans des dangers pauvres et de la boue. Quelle hautaine figure, et quel mépris pour le présent, pour la vie, pour la chair! Il tenait du prêtre et du soldat, varlet d'armes, frère confesseur. Antony avait vu des portraits d'ancêtres, en des flâneries au Louvre les jours de pluie et d'autres jours où il lui fallait de la beauté contre les gens et les rues. Le vieux leur ressemblait à tous. Il le respecta: «Ce n'est pas ma faute,» murmura-t-il. Un peu plus de dédain crispa la lèvre rasée du vieux: «Tu n'es pas de notre monde. On n'y entre pas après ces choses-là. Ça se fait dans le service. Et pas ici, pas ici!» Décidément, ce vieux n'était pas de sa race à lui. Il avait des mots de philosophe cynique et une tête de curé. Il affichait toutes les vertus, en creux. Antony eut un peu peur. Il aurait voulu se faire un bouclier de ses haines, de ses désirs pour les autres, de sa vigueur et de son ennui. Mais il ne put que se courber: «Viens, dit le vieux.» Les autres souriaient. —On m'a dit, ricana l'un, que, le premier jour de leur arrivée dans les maisons centrales, on laisse les condamnés comme ça, à causer, sans rien faire. Ça les change, après. —Tu connais ces maisons-là! —Farceur! Attends un peu. Antony avait suivi le vieux le long d'escaliers introuvables, ceux où les valets, pas tous, avaient accès, l'escalier secret de service. Ils avaient pris un long couloir, sous les combles et le vieux avait ouvert sa porte. C'était, cette chambre de domestique, une cellule de moine et je ne sais quel repaire d'alchimiste. Le vieux y vivait avec des fantômes: il y avait enterré ses morts et les gardait autour de soi, pour lui donner des conseils, pour lui rappeler les traditions saintes d'obéissance, d'abnégation, de néant devant les seigneurs. Il avait, pêle-mêle, avec des tabliers et des sabots, des épées de bourreau et des cannes enrubannées de courriers, des bavolets, des bonnets d'antan, des galons de livrée usés et nobles où les armes de Schmerz-Traurig éclataient d'une richesse lasse et où le lion de gueule pleurait de la pourpre et de l'or. Il déroula une vieille carte de 1735 et la lut au jeune homme: «Marquise de Misnie, comtesse de Lusace, princesse d'Hewerswerda, de Mosqua, de Zobelitz, comtesse de Zerbst, de Hall, de Tzahan, de Quedelinburg, baronne de Mesburg, de Torgaw, de Budissen, de Usta, de Friedland, jusqu'à la Saxe, jusqu'à Sagan, jusqu'au Brandebourg, jusqu'à Brunsvick, jusqu'à Iéna, regarde, regarde sur l'Elbe, autour de notre capitale Wittemberg, regarde les montagnes, aussi, et les forêts. C'est tout cela que tu as pris. C'est grand, va! Tiens, regarde: ça, c'est cent lieues de Suisse et de Hesse, notre mesure: c'est grand, c'est grand! J'ai vu tout cela, moi. Il y a des toits dorés, des clochers, des arbres et de jolies filles. Tu as tout pris et tu les as prises et maintenant tu es esclave parce que tu es esclave de ton péché.» Les paroles de reproche venaient à Antony comme d'autres paroles, la veille, dans un décor de passé et d'ailleurs. Mais, la veille, il avait parlé. Le vieux continuait: «Elle est Altesse sérénissime. Tu ne comprends pas ce que c'est? Eh bien! voilà. Il y a des gens, n'est-ce pas? qui sont princes, ducs ou archiducs, parce qu'il y a des rois et des empereurs, à cause d'eux, qui sont ce qu'ils sont rapport aux autres, les rois, les empereurs, sous eux. La grande-duchesse n'a besoin de personne. Elle a son titre, comme cela: ce n'est pas un titre, c'est un nom. Elle est sérénissime, comme on est homme ou femme. Serein, c'est tranquille à la manière des dieux. Le ciel est serein. Elle est mieux que le ciel. Elle n'a à craindre ni la pluie, ni la neige, ni les orages. Elle est princesse, tranquillement, par le fait, de tous les droits. Ça n'a jamais de nuages. —Pourtant, observa dans sa fièvre Antony, il y en a eu des orages. —Ça ne compte pas, dit le vieux. Nous sommes ducs, vois-tu, dans l'exil, nous le serions dans le panier du bourreau. On ne discute pas ces choses-là. Le pays est à nous et nous n'en devons compte qu'à Dieu et au Dieu que nous choisissons, au Dieu que nous voulons bien. Nous nous sommes donnés à Luther, de haut, contre des papes d'avant. Sérénissime! tu entends! Maîtresse de tout, suzeraine de tout, dans la pleine paix de sa conscience, dans l'accord de l'univers autour d'elle, au-dessous d'elle, suzeraine, souveraine, ne dépendant ni de l'empereur, ni des princes. Et tu l'as prise, malheureux, malheureux!» Il se dressa: «Ah! pourquoi mon maître a-t-il survécu à son pouvoir? Moi qui l'ai suivi en tout, qui l'ai servi en tout, je n'ai pas pu faire comme lui quand il a pris femme. Elle était digne de lui, puisqu'elle avait en vertu ce qu'il avait en force de nature, puisqu'elle était d'une belle race. Mais j'étais un valet—et trop vieux. Les princes ne sont jamais vieux, et si j'avais une fille, elle aussi...» Il n'acheva pas. La porte s'était non pas ouverte mais brisée. La grande-duchesse apparaissait. Elle avait entendu. Elle ne voulait plus rien entendre. Son péché l'enveloppait, son péché secret qui s'écrivait dans tous les yeux en lettres de flamme, son péché qui transpirait, qui éclatait, qui se crachait de tous les pores des pierres, de toutes les veines des marbres, son péché dont elle n'avait pas honte et qu'elle voulait porter, poison altier, dans un fleuron creusé de sa couronne. Le vieux valet ne tomba pas à genoux, ne rougit pas, ne se troubla point. Il ne la regarda même point: il la connaissait de toute éternité, il était sa tradition et son ombre. Mais Clémentine-Alessandra le considéra longuement. Elle avait laissé ce dévouement autour de soi sans y prendre garde, elle y était trop habituée. Et voilà que sa patrie, son hérédité, son peuple lui parlaient par cette bouche, sans savoir, voilà que des paroles lui venaient de là-bas; elle toisa le vieux, inventoria le logis: ses galons de livrée qui luisaient çà et là, ses armes à elle, n'était-ce pas aussi beau pour le valet qu'un blason à lui, n'était-il pas le lion de Schmerz-Traurig et le cimier ne lui venait-il pas, mieux qu'à elle? Elle ne trouva qu'une phrase: —Wolfgang, dou bist ein braver kerl. C'était la première fois qu'elle s'exprimait en allemand devant lui. Mais quelle inspiration charmante! Sa voix de famille, ce compliment banal, presque insolent, ce retour à des mots de jadis, au temps de sa première adolescence, ce _tu_ qui, affectueusement, remplaçait le _ihr_ odieux, ce _vous_ pour esclaves, c'était une caresse de mère pour un enfant pas assez gâté, c'était l'absolution, la récompense suprême, la consécration, quelque chose comme un «certificat» à montrer à Dieu. Le vieux ne remercia pas, il sourit: il pardonnait. Clémentine-Alessandra était devant son peuple et son caprice, son caprice vengeur. Ils n'étaient pas ennemis: ils étaient tous deux écrasés sous la même livrée, voués au même labeur. Et la princesse regarda ce qu'elle avait fait de son amant. Elle regarda les mains, d'abord. Elles étaient longues et blanches. Elle se le représenta nettoyant, grattant, s'usant à des polissures inutiles, se déchirant, se déformant, gonflées dans de l'eau chaude, et rouges, prenant toute la honte d'une personnalité condamnée et détruite peu à peu, énormes, devenant outils, perdant leur humanité et poussant aux dépens du cœur, absorbant une vigueur d'esprit proscrite, la délicatesse rayée; elle les imagina tombantes, lourdes, molles et dures à la fois, éponges et fer—et elle eut mal de les avoir senties autour d'elle, elle les eut sur la peau et sur les yeux, la brûlant. Elle regarda les cheveux, ensuite, avec qui elle avait joué, les cheveux longs et fins qui bouclaient: elle aperçut une tête aux bandeaux courts et collés, aux poils rasés, une tête découpée dans des flocons soyeux, roide, rabotée, séchée, où toute la vie se rejetait dans les yeux tristes et dans le pli de la bouche. Alors l'émotion l'emporta: elle avait tué son rêve et elle s'avoua le meurtre prémédité, l'assassinat complet, en détail! le cadavre était devant elle qui allait mourir peu à peu: très loin, très bas, dans des soupentes et des sous-sols, il allait traîner une existence d'ustensile méprisé et inconnu. Elle crut frissonner, c'étaient des oubliettes, des oubliettes volontaires et infâmes. Mais quoi? puisqu'il acceptait, puisqu'il s'y enterrait lui-même, que voulait-il? Il s'était confessé et proclamé dans l'hôtel meublé de la rue des Saussaies, il avait une âme d'énergie, d'ambition, une âme rouge. Alors? Pourquoi n'avait-il pas fui après l'avoir prise, chez elle? Il avait promis. Mais on ne tient pas les sales promesses et le parjure est un devoir quand on a engagé sa dignité. Alors, alors, il voulait l'oublier, elle, dans ces oubliettes! Il voulait un linceul, le mur d'un tombeau contre elle, il voulait se ressaisir, avoir à la haïr, à la tenir en dégoût et en horreur? Non! non! Elle chercha un moyen de le marquer à son chiffre pour le reconnaître et le tenir même dans l'abîme, et, en bête affolée plus qu'en tyran, se précipita. Elle le mordit affreusement, au-dessus de la lèvre, à la place de la moustache qu'elle avait fait tomber. Ses dents de louve des forêts allemandes entrèrent avant dans la chair du jeune homme puis, du sang aux lèvres, à ses lèvres à elle, du sang aux yeux, Clémentine-Alessandra s'enfuit. Antony n'avait pas crié: il était éperdu. Il sentait qu'elle lui infligeait son âme, qu'elle faisait de lui sa chose et que, par ces plaies aiguës, elle prenait sa révolte, sa haine, sa volonté, lui glissait, lui rivait son autorité cruelle et sournoise. Elle avait disparu: le vieil homme et Antony restaient en présence: leurs regards ne se croisèrent pas. Ils n'avaient rien à se dire. Pesamment, simplement, ils descendirent à leur travail; le vieux continuait, le jeune homme commençait: rien de plus. La grande-duchesse était rentrée dans sa chambre: elle se jeta sur des coussins et sanglota rageusement. Elle étouffait des cris d'appel et des supplications, des plaintes de bête blessée. Elle avait du sang qui, à travers ses larmes, demeurait, un sang plus rouge que ses gencives et que ses lèvres et qui séchait à ses dents, lentement. Elle pleura, enfin, sans hurlements, en petite fille, en fille. Puis, les yeux brouillés, parmi le voile de ses larmes, elle passa la revue des armes, des souvenirs de sa famille. Elle souffrait du mal des siècles. Par delà les portraits et les tableaux de bataille, dans les yeux des maîtres, elle voyait le vieux Wolfgang la regardant. Son peuple! ce quelque chose vivant, guenillant, orphelin malgré soi et tourné vers elle dont elle était née mère! Ses aïeux, là, en costume d'apparat, en pourpre et en armures—et ces princes, ce peuple, cette foule, c'était le même être, l'être en livrée qui avait parlé non pour elle mais pour un homme d'une autre race, d'une autre nation, l'homme qu'elle avait pris au hasard, dans une promenade de folie. Qu'était-elle? que pouvait-elle encore? Qui avait-elle trompé? N'avait-elle pas trompé tout le monde, ses pères, ses sujets, son amant lui-même? Elle maudit sa jeunesse vide et violente, elle maudit ses pensées qui certainement s'agitaient vers elle et qui, par contre-coup, avaient excité ses sens mauvaisement. Mais aussi, les princesses doivent se marier avant de savoir qu'elles sont vierges. Un flot de sang lui montait à la tête, l'aveuglait. Elle se réveillait femme et souveraine. Déchue comme femme, déchue comme souveraine, mais en pleine force et en furie. Jusque-là elle avait accepté son exil. Elle trouvait très simple d'habiter Paris, de parler français, de n'avoir à commander qu'à des demoiselles de compagnie promues filles d'honneur, à des intendants nommés chambellans, à un officier démissionnaire qui était grand-maréchal du palais et à deux suisses qui, par hasard, étaient Suisses. Ses droits, ses devoirs envers ses sujets d'hier, c'était du décor, des accessoires pour le vestibule. Comment songer à une restauration, à une tentative? Comment arriver à ses anciennes frontières? Comment soulever un pays qui, de sa famille, ne se rappelait que son père, cet Otfried-Gutbert, le Duc-la-Débauche! Et qu'apporterait-elle à ces Allemands, à ce peuple de pâtres, d'ouvriers, de chasseurs et de bûcherons, à ces horlogers et ces scieurs de long? Un sang inquiet, trouble, un cerveau trop cultivé, trop savant, des doutes, des utopies, un immense désespoir en matière de gouvernement! Elle ne prendrait le pouvoir que pour n'y croire pas, pour laisser aller les choses ou pour être, sur le trône, un philosophe comme son parent Joseph II, empereur d'Allemagne, pour vouloir imposer en vain la raison et la beauté à des ignorants fanatiques, pour être un philosophe en corset, une étudiante arrivée, pour faire des guérisons individuelles, des guérisons de maladies physiques à l'exemple de ses parents de Saxe, et pour ne rien guérir du mal moral, du mal social, pour être souverainement impuissante et magnifiquement battue? Elle imaginait avec horreur les remèdes qu'elle chercherait pour soi, les voluptés endormeuses, les tristes fêtes de chair, les abîmes de sensualité où la bête se pleure,—et l'âme. Et puis, qu'avait-elle affaire avec le Schmerz-Traurig? Son père, en abdiquant, en mourant, lui avait légué le monde. Elle avait à commander à tous et à tout. Son rêve l'emporta. Sérénissime! Sérénissime! son titre lui revint, fulgura sur un rythme. Sérénissimes, les ducs d'Autriche, avant d'être appelés à l'empire, sérénissime l'Électeur de Brandebourg, avant d'ériger son margraviat en royaume et d'étirer son royaume en Empire, sérénissime, le prince d'Orange, avant de bondir sur l'Angleterre et de happer, île par île, royaume par royaume, empire par empire, ce qu'il lui fallait pour constituer son empire. Partout des Empires! Sérénissime, c'était vraiment le titre qui porte bonheur, le titre qui attire les victoires, les acquêts, les conquêtes. Sérénissime aussi, M. le Prince, le Condé de Rocroy, sérénissime comme elle! Mais aussi combien de petits principicules possessionnés ou non, combien de parents pauvres! Non, non, elle était de la race de bataille. C'était à elle que le Destin venait échoir: c'était elle, le couronnement, la revanche. Ses ancêtres n'avaient rien fait que régner sur des soldats et des paysans, qu'être, sans le titre, les rois des anciennes cités grecques, tyrans à la fois et bourgmestres, sanguinaires et patriarches, lansquenets blasonnés, ivrognes à épée. Son père, lavé par la déposition, élevé par le vice, lui donnait les villes et les montagnes, les couchers de soleil où il avait passé; elle avait droit au monde. Elle vit se dessiner devant elle un empire tel qu'il n'avait jamais pu exister, l'empire allemand rejoignant l'empire britannique et l'empire démocratique des États-Unis américains, ressemblant par ses membres énormes et déchiquetés à un monstre à dents, à griffes, dévorant ce qui restait de l'Univers. Elle le reconnaissait, cet empire effrayant: c'était l'empire protestant, la conception géante et inavouée des Elisabeth après Henri VIII, des Hohenzollern après Frédéric et de Cromwell peut-être, le songe mystique des huguenots de tous les pays, l'envers du saint empire romain germanique, son ombre ennemie et plus grande, le royaume qui n'est pas de ce monde parce que le monde est à lui,—et qu'il a plus. Elle ne frissonna pas devant sa pensée: elle l'acheva. Elle errait dans l'Afrique, suscitait les protestants de là-bas, convertissait, conquérait encore, puis elle soumettait çà et là, partout. Mais un découragement la prit: où levait-elle ses soldats? Il avait fallu des soldats à ses pères pour garder leur pauvre duché. Les soldats les avaient, enfin, abandonnés. Et ce rêve d'empire même, n'était-ce pas la condamnation de ses prétentions? Elle admettait les empires, elle admettait cet empire allemand qui avait rejeté sa famille de sa patrie, qui avait brutalement enserré toutes les principautés, fondu en une seule toutes les âmes? Elle n'hésita pas. Oui, elle admettait l'empire des Hohenzollern, oui, elle admirait le vol de leur aigle, et elle la sentait, l'âme allemande, immense et nue, si belle, si vraie, que, à distance, elle l'emplissait toute! Mais elle admettait la conquête aussi et la force. Elle pouvait non reprendre son bien, mais revendiquer l'empire. Comment? Elle éclata d'un rire affreux: elle s'apercevait qu'elle était ridicule, absolument. C'étaient les romans de sa mère et de sa famille, les imaginations de ces pauvres prétendants qui, après avoir été chassés de tous les trônes, les possédaient tous sur le papier, sur parchemins, même, en toute les langues. Exilée et femme, il ne lui restait que le mariage. Elle pouvait, certes, épouser un monarque conquérant. Mais les reines ne sont grandes que dans l'adversité. Les compagnes des illustres pasteurs d'hommes sont des épouses passives qui ne comprennent rien qu'aux futilités, dolentes, négligées d'ailleurs et qui disparaissent dans l'éclat des apothéoses, dépouilles oubliées comme elles ont été les plus insignifiantes des conquêtes! Comment d'ailleurs pouvait-elle songer au mariage? Elle s'était donnée. Elle était à jamais la femme d'Antony. Elle avait beau le jeter dans l'ergastule, elle le tuerait qu'il resterait son époux et son maître. Elle n'avait jamais cru que le mal fût aussi fort. Elle s'humilia devant la vierge Elisabeth, elle s'humilia devant la virile Marie-Thérèse et même devant Catherine II qui avait l'excuse d'être née aventurière et qui devait puiser de la naissance et de la vigueur, alternativement, où il y en avait. Elle repoussa l'évocation de Marie-Stuart: elle ne voulait pas de l'infortune, elle se jetait non dans l'ambition, mais dans la conquête, la conquête dont elle se répétait le nom, dont elle s'étourdissait parmi le resplendissement des armes qui l'entouraient dans sa chambre et qui brillaient, qui vivaient, qui pensaient du reflet de son désir et de sa pensée. Elle ne déjeuna pas ce jour-là, n'eut pas un regard pour ses dames d'honneur, ne donna pas d'ordre au secrétaire des commandements et s'avisa que son aide-de-camp,—le général-lieutenant von Süsserkatz, avait attendu patiemment l'heure de sa retraite, à la tête d'une division de Hambourg avant de se souvenir qu'il se devait à la dynastie de Schmerz-Traurig. Elle convoita plus amèrement, plus passionément des peuples et des territoires. De son état-major scientifique et littéraire, M. Lévy-Wlarmeh arriva le premier. Elle le fit entrer, à sa grande stupeur, dans sa chambre, et, à brûle-pourpoint lui demanda son sentiment sur l'empire protestant. Le vieillard sourit: —Madame, dit-il, Votre Altesse a déjà voulu me rappeler hier qu'elle était protestante. Elle s'irrita: —C'est tout? Vous ne trouvez qu'un mot? Folie, alors? —Non, Madame, ce n'est pas une folie, c'est un acte de foi. Mais un acte de foi ne suffit pas au dessin d'un empire. Il faut un congrès, des accords, des alliances, que sais-je? Et j'aimerais autant un empire catholique. —Vous êtes catholique, Monsieur. —Non, Madame, et je le regrette. Je suis juif. —Et vous n'imaginez pas un empire juif? —Madame, les juifs ont cet avantage sur le reste des hommes d'être morts depuis longtemps. Réfléchissez: n'est-ce pas un cauchemar, une troupe de fantômes, des âmes en peine—et ce ne seront des âmes que si vous le voulez bien. L'esprit de Dieu s'est retiré de leur masse: ils ont le fétichisme de l'or, le somnambulisme du commerce, le vertige de l'avarice. Ce sont maladies de feux follets. Pour moi, je suis un fantôme pensant et dont la vue est bonne. Je vous disais tout à l'heure que je regrettais de ne pas être catholique: pure politesse. Car je ne puis croire non plus à un empire catholique: il fut, en deux fois, en trois fois, Charlemagne, Charles-Quint, Napoléon. Il faut trouver maintenant une autre religion: l'inquiétude et le fanatisme de notre époque,—c'est tout un—annoncent de prochains miracles, une foi nouvelle. —Il ne manque qu'un Dieu martyr. —Et pourquoi, Madame? La religion est fondée sur la souffrance: c'est une religion de pitié, d'indignation et de remords, une tendresse, un regret agissant, une adoration tragique: elle est plus pure, plus profonde, plus subtile que les autres puisqu'elle fond en soi tous les sentiments, depuis la terreur et l'admiration jusqu'aux larmes. Mais si la mort sur la terre apporte à l'idée de l'éternité une force plus grande et comme une consécration mystérieuse, elle n'est pas nécessaire. On peut croire à tout. —Mais, vous, Monsieur, vous ne croyez à rien. —Que Votre Altesse me pardonne. Je crois à un Dieu, le Feu. C'est un peu naïf de la part d'un juif qui a eu des ancêtres perdus dans des autodafés. Mais voyez combien les incendies sont fréquents depuis qu'on n'accorde plus au feu son tribut humain et comme il vient prendre des gens ici et là, lui-même, puisqu'on ne les lui apporte pas. C'est un grand Dieu. —Et l'eau aussi, alors? —Oui, Madame. Et tout. Mais je raille. Je crois en Dieu. J'ai été le chercher en tout, partout, dans les lois qu'on a faites en son nom, dans les actes qu'on a commis en son nom, dans les paroles de ses ministres, dans les anathèmes et les miracles. Je ne l'ai pas trouvé: c'est qu'il est. Mais pourquoi le connaîtrions-nous, nous qui avons des besoins, des caprices, nous qui ne sommes que faiblesse et erreur, qui balbutions quand nous ne glissons pas, qui tremblons quand nous ne sommes pas aveugles? Je vous parlais des juifs, tout à l'heure. Voilà les gens qui ont survécu à tous les peuples, excepté les Hindous, qui leur étaient contemporains. Ils n'ont rien gagné en beauté morale, en beauté d'esprit. Ils se traînent avec le même visage qu'au temps de Roboam, avec des finasseries condamnées par le Talmud, ils se survivent pour mériter la mort, pour défier les hommes et les choses. Vous me parliez, Madame, des empires chrétiens: voyez où ils sont, voyez les chrétiens demander partout non leur pain quotidien, que le Christ veut qu'on lui demande chaque jour pour ce jour-là (puisqu'il dispose du lendemain et qu'il pourvoira au lendemain, à son heure), mais, tout, la fortune du prochain, le champ du prochain, le morcellement de leur pays, pour eux, et ignorer la charité, le renoncement, l'effort vers cette tranquillité de corps et d'âme qui est le souverain bien. Ah! Madame, il faut une nouvelle croyance, un nouveau viatique pour les grandes choses qui sont à faire, pour les héroïsmes qui sont en gestation, pour le sublime qui reste dû à la terre. J'ai foi dans la foi. J'ai soif de foi. Mais où est-elle? Et où est Dieu? C'était le premier soir où la grande-duchesse le voyait ne pas sourire. Il avait eu une éloquence de prophète et une émotion de prophète. Il ne lui manquait que le don de prophétie: ces visions que Dieu dispense à ceux qui les attendent simplement sans raffiner et sans ratiociner. Elle ne sourit pas en répondant: —Je sais, moi, où est Dieu: dans le pouvoir. Le vieillard la regardait. Elle reprit: —Je veux dire: le vrai pouvoir, celui qui gouverne, qui prévoit, qui agit. Il y a prédestination et destination, durée et conservation. C'est un don qui emporte avec lui tous les dons. Et l'exercice du pouvoir est la diffusion de la divinité, la solution au jour le jour du problème de la vie, la divulgation de son secret. Eusèbe Gaël entra. Il était pâle. Il avait passé la plus affreuse journée. Dans toutes ses lectures, il n'avait rencontré que des allusions, des analogies, des présages. Il n'avait pas achevé ses saluts que, au mépris de l'étiquette, M. Lévy-Wlarmeh lui disait: —Mon cher collègue, je vous apprends une grande nouvelle: la grande-duchesse veut régner. —Et gouverner, précisa Clémentine-Alessandra. Gaël sentit l'abîme. La princesse était fatiguée. Elle s'interrogeait pour ne pas se répondre. Pour ne pas entendre même le tumulte de son être, les sursauts de son honneur souillé et de son âme brouillée, pour ne pas entendre son cœur sanglant, pour échapper au débat de la femme et de la jeune fille, pour fuir le cloaque bohème de sa sensualité et ses révoltes de vanité, elle imaginait un branle-bas de trônes et de sceptres, un écroulement de l'Europe, une révolution universelle. Il ne s'étonnait ni de cette crise ni du changement d'attitude de son élève infortunée. Il l'avait quittée pantelante à la fois et sournoise, cruelle et passionnée: il la retrouvait guerrière, toute en élans nobles: c'était dans l'ordre des réactions nerveuses et des misères féminines. A cet instant, il la méprisa plus que de raison. —Que Son Altesse, donc, règne et gouverne!... accepta-t-il d'un grand geste. Elle avait cependant mieux à faire! Le couple, la veille, lui avait si exactement représenté la vie totale, son rêve à lui! C'est à la suite qu'ils auraient à régner. Cette petite était décidément une gâcheuse. Elle était trop pressée. Qu'avait-elle fait de son amant? Il le cherchait dans l'exaltation, dans l'énergie de la jeune fille. Ce n'était pas pour lui qu'elle voulait un trône. Alors? Mais M. Lévy continuait: —Son Altesse ne désire pas seulement régner sur sa patrie. Elle exige l'univers. —Ah! dit Gaël. Il comprenait. L'étrange chose! Ce qui «exigeait», ce n'était pas son sang à elle ou son hérédité: c'était le sang du jeune homme, son âme d'aventurier, son besoin de pauvre. C'était le cri de sa misère, précisé, étendu, traduit dans la langue des cours et la langue des camps. Sa violence anarchiste de parisien et de Corse devenait chez la fille des souverains une soif de souveraineté. Elle voulait imposer le bonheur comme il voulait l'offrir à tous, de bas. Que faisait-il en ce moment? Gaël ne songea qu'à lui pendant la conversation où vinrent donner les Hérat et les Morive. Et, quand tout le monde fut parti, il demanda à Clémentine-Alessandra la permission de le voir. Elle se mordit la lèvre, comme à lui, et haussa les épaules. —Vous me le préférez? Je vous permets. Vous n'avez qu'à descendre. Il descendit. Il erra, exprès. Il se perdit dans des couloirs, des offices, des cuisines. Il découvrit enfin Antony dans une soupente où il s'enfonçait, dans l'ombre. Rien n'apparut de lui que l'argenterie qu'il frottait. Gaël le considéra. Il mettait du désespoir dans son labeur. Gaël plongea en son effort et en son cœur. Cette rage à caresser, à brûler les plats de son torchon, n'était-ce pas une manière d'interroger le métal, de lui faire suer ses secrets, ses hontes, de voir sous la patine renaître le sang des pillages où l'argent avait été volé qui s'était fondu par la suite? N'était-ce point de la haine pour les maîtres, pour les maîtres lointains et ceux d'aujourd'hui? Mais non, Antony n'en voulait pas tant. Il ne pensait pas. Il laissait la masse noire se faire dans son cerveau et dans son âme: il accumulait, dans la ténèbre. Cela redeviendrait, quand il faudrait, de la colère lumineuse, du feu. Il oubliait, longuement, de tout son cœur: il tâchait à oublier son cœur. —Vous rêvez? demanda Gaël. Le jeune homme releva sa tête rasée. —Ah! c'est vous, fit-il. Puis douloureusement: —Ou plutôt, c'est Monsieur. Car il faut vous appeler Monsieur, maintenant. —Ce n'est pas la peine. Ne vous fatiguez pas. Vous rêvez? —Non, j'ai changé de peau. Je change d'estomac. Voilà. —Vous regrettez vos promenades? —Non, Paris vient me trouver ici. Ça se ramasse. Ça se met ensemble. C'est grand, c'est gros. Quand on marche au travers, on ne peut pas, on ne sait pas. Ça ne se suit pas. C'est des rues, des places, des ponts. Ici, ça entre, d'un coup. Et les gens aussi, d'un coup. Alors ça fait une boule, quelque chose comme une idée. Il était sorti de son ombre. Gaël le voyait. Il aperçut la morsure: —C'est elle, n'est-ce pas? —Oui. Antony avait répondu aussi simplement que Gaël avait interrogé. —Elle y vient, dit Gaël. Ces mouvements de chair lui étaient étrangers. Ce geste sauvage, cette férocité amoureuse, ce retour à la barbarie des caresses incisives, au cœur des forêts primitives, cette emprise, cette marque l'étonnaient. L'instinct!... Coquetterie poussée!... L'amour, toujours!... —Et vous? vous l'aimez encore? —Je suis ici pour la haïr, pour n'y plus penser, pour qu'elle n'ait jamais été. —Bon, sourit Gaël. Elle aussi, elle est là-haut pour vous perdre d'instant en instant, vous lâcher dans la nuit du néant. Mais ça n'est pas fait. Il réfléchit. Ces gens-là, ce n'était pas un roman, c'était une épopée, de l'histoire, de la science, une expérience d'humanité et de surhumanité, mais il aimait Clémentine-Alessandra. Et il plaignait, il aimait ce garçon triste. —Écoutez, dit Antony. Je ne vous connais pas. Mais vous parlez comme quelqu'un qui sait. Vous devez être un philosophe. Je n'ai jamais demandé conseil à personne. Mais que dois-je faire pour oublier? Parce que, n'est-ce pas, n'est-ce pas, ce n'était pas ma destinée de la rencontrer, elle, et de l'aimer? —Votre nature, votre désir, non. Votre destinée, peut-être. —Il faut oublier, n'est-ce pas? il faut? Une immense angoisse faisait trembler sa voix. Dans sa soupente, ce valet en sabots et en tablier bleu, les manches retroussées, les doigts écartés sur son torchon de peau, était très noblement tragique. Il souffrait toutes les tortures du plus rare amour, celui contre lequel les âmes se révoltent lorsqu'elles sont uniques. Il n'acceptait que sa déchéance. N'être plus rien qu'un labeur continu, monotone et bas, échapper à tous les regards, être l'anonyme collé à un baquet pour que le baquet puisse servir, c'était une façon de se replier sur lui-même, de peser sur son cœur, de chasser l'affreux, l'impossible sentiment. Gaël ne lui répondit pas, il ne voulait pas mentir. —Je ne sais pas. Je ne puis que vous donner un conseil et un conseil facile. Vivez de la vie où vous vous êtes forcé, de la vie de votre condition, puisque ça s'appelle être en condition. Ayez des camarades, vos camarades. Parlez-leur, tâchez à vous amuser avec eux. —C'est un suicide? interrompit Antony. Le mot déplut à Gaël: c'était de la littérature. —Ah! oui! ricana-t-il, vous voulez vous noyer tout seul. Vous ne voulez pas qu'on vous aide? Vous avez une nature de réclusionnaire et encore, vous savez, les réclusionnaires ne sont seuls que quand on les met au cachot! Faites-vous moine! —Je ne suis pas assez riche. Et puis, et puis! je penserais à elle au lieu de penser à Dieu. Ici, j'espère que ça m'écrasera tant, de la sentir là-haut, tout près, que je ne me la rappellerai plus. —Buvez, dit Gaël. Mais il essuya un tel regard qu'il n'insista pas. Il avait sur le bord des lèvres ce dernier cordial: «Lisez.» Mais il réfléchit. Qu'avait-il à offrir? Ni _l'Imitation de Jésus-Christ_ ni _la Bible_, puisqu'il n'était pas évangéliste. Il lui restait _le Rouge et le Noir_, de M. de Stendhal, _les Confessions_, de J.-J. Rousseau ou,—qui sait?—_Ruy Blas_. Il écarta _Ruy Blas_, d'abord, comme il eût écarté les comédies de Marivaux, où l'état de valet est une gageure, une épreuve, un jeu. Il songea au livre de Stendhal. Il ne l'aimait plus. A sa centième lecture, il s'était senti de l'humeur pour cette roideur d'analyse, pour ces pirouettes sèches, pour cette tension de détail, pour cette hypocrisie même qui offre un dénouement moral et des sous-entendus, une âme éclatante de dessous qui excite plus encore à ce qu'il appelle un crime. Il pesa le danger du roman. Des phrases lui revinrent: «Avec qui mangerai-je?» demande Julien Sorel avant que d'entrer à Verrières. Rapprochement pénible pour un homme qui mange en bas. Et puis, les succès, les changements de position, le romanesque carbonaro qui crée des missions, qui fond des croix, qui engendre des relations et des élégances! Misère encore! Et pourquoi donner de l'intrigue à un garçon qui a du cœur, qui n'est qu'un cœur? La sensibilité de Jean-Jacques l'alarma de la même façon. Ces habits de valet qui sont des habits de ville, ces questions d'aiguillette, c'était du souci pour celui à qui on n'épargnait nul détail de livrée et qui ne se voulait épargner aucune humiliation. Non! pas de lecture! pas d'idée! pas d'émotion en dehors de soi. Il enfermait Antony dans sa destinée. Il lui tendit la main: —Au revoir et courage. Il l'aurait embrassé. Le regard de l'infortuné ne le quitta point. Chez lui, en face de sa fille, il rêva encore. Il aurait voulu interroger l'étoile des deux jeunes gens. Puis il alla à sa bibliothèque. Il ouvrit un tome, au hasard. C'étaient _les Constitutions et règles du couvent de Port-Royal du Chapitre de Mons_. Il lut: «Les grandes se lèvent à quatre heures, les moyennes à quatre heures et demie, les petites à cinq heures, les plus petites suivant l'heure de leurs forces et de leurs besoins. Car nous en avons de l'âge de quatre ans jusqu'à celui de dix-sept. On les réveille en leur disant: _Jésus_. Elles répondent _Marie_ ou _Deo gratias_. Elles doivent se lever sans prendre le temps du réveil pour ne tomber point dans le défaut de paresse. Lorsqu'elles se trouvent mal, elles doivent le déclarer à la surveillante avant de se rendormir...» Il poursuivit sa lecture: «Voilà la vraie éducation, dit-il, la vraie discipline. Mais Clémentine-Alessandra est protestante. Et leur libre examen ne s'accommoderait point de ces règles.» Il ne songea point plus avant sur le petit in-16. Il découvrait des théories de petites filles toutes blanches, de petites filles selon l'Éternel à qui il ne faut ni amants ni trônes. Il eut horreur de la succession des temps. Puis il voulut ne plus rien savoir. La nuit était implacablement belle. Les astres se ramassaient en traînées d'apparat. Nuit de décor, étroite et magnifique où la lune plaquait de lourds reflets d'opale et où un sang bourbeux d'or semblait gicler parfois de sa pâleur immense. Nuit de repos imposé, de néant tyrannique où les maisons se dressaient à peine et s'échouaient dans leur ligne, où les voitures s'étiraient, comme graissées de lassitude et où les appels de tramways, inutiles, symbolisaient un effort court et de la vitesse pour fantômes. Antony était sorti. Il préludait à sa vie de servage par une désobéissance traditionnelle et professionnelle: il «découchait». Le mot lui crispait aux lèvres un sourire stigmate. Il ne se dépêtrait pas de son ironie. Il allait. Il ne croisait que valets et servantes. C'était l'heure où le quartier se coagule en de rares salons ou s'exile vers les restaurants et cafés du Bois, l'heure de la promenade et des arbres, du culte rendu à la nature, de groupe en groupe, cependant que le ciel, les étoiles, le charme de tiédeur et de fraîcheur ensemble, le secret même de la chaleur vitale, le plaisir de vivre et la lente volupté des avenirs certains se perdent, se fondent dans un accord tzigane, un cri de fille et l'aigreur laborieuse d'un mélange américain. L'intérieur, les rangées et les bordures des hôtels, ces coffre-forts, à fenêtres, de millions et d'œuvres d'art, tout était à la valetaille. Les mains sous la bavette de leurs tabliers, élargissant en lippe de bien-aise leur peau rasée, ils allaient à deux, traînant de-ci de-là ce prétexte de promenade, un chien de vitrine, ou vaguant chargés seulement d'un gilet ou d'un pantalon de livrée, massifs gardiens de nuit, désertant leur poste pour n'entendre plus d'ordres, pour n'avoir plus à s'occuper de personne, pour prendre un bain trompeur de liberté. Antony suivit ses camarades, loin, dans un bar de la rue Rhumkorff. Il tomba dans un escadron de cochers, de palefreniers, de valets, de marmitons et de garçons de café qui entouraient un maigre état-major de _lads_ méprisants et plus renseignés que bavards. Les femmes étaient tenues à distance. Rien n'est d'ailleurs rare comme une bonne agréable ou une femme de chambre possible. Leur charme de simplesse et de franchise, leur don de soumission, leur bonne volonté riante, tout en elles devient bientôt «l'habitude», l'effroyable habitude des gens de maison, leur effort pour se confondre avec la pierre d'évier et l'escalier de service, pour être de la même couleur, pour ne point rompre en visière avec leur bonnet, pour ne pas trancher sur leur batterie de cuisine, pour être l'outil à peine vivant mais dur à la peine, n'agissant pas, mais travaillant, propre à tricher sur les heures de vie, à reculer par son sacrifice l'instant de la mort, à prendre sur soi la rouille et la fatigue, la maladie même et l'insalubrité, à s'offrir en holocauste, à accepter l'envers de l'existence,—avec des gages. D'épingles à piquer en ourlets à bâtir, de corsets à serrer en corsets à arracher, les femmes de chambre perdent leur couleur et leurs joies: machines à découdre, machines à échafauder, elles dissolvent peu à peu leur humanité, tombent dans l'immédiateté des plaisirs, échouent au fétichisme vain du bas de laine. C'était la cupidité qui les avait cette nuit-là enfermées dans cette officine. N'était-ce point d'ailleurs un spectacle vengeur que de voir ces cochers, bourreaux professionnels de chevaux, ces mécaniciens d'automobiles, faire de chevaux sauteurs les arbitres de leurs destinées, les divinités protectrices de leurs économies, les fondateurs tutélaires de leur race et de leur dynastie, de leur richesse et de leur gloire? On ne parlait que des chances de Newby dans la première ou du jeune Stern dans la quatrième. Antony avait connu d'autres bars sportifs sur les boulevards! On y avait plus faim et une pire habitude de la soif. Il n'y entrait pas. Mais il regardait jouer à saute-mouton, tout autour. C'étaient des nuits plus claires et plus légères. On attendait doucement le sommeil. On épuisait ce qui vous restait d'agitation, on diluait son épuisement à ces farces, à ces tapes, à ces rires. On se réparait au sommeil comme à une chose sérieuse, à une volupté régulière, à un repos qui veut être mérité. Il n'était pas joueur et n'avait pas d'argent. Il rentra tout seul. Une tentation le prit: voir la princesse sans en être vu. En somme, il était valet et c'était son métier de regarder par le trou de la serrure et d'écouter aux portes. Il glissa le long des escaliers et des couloirs et eut toutes les habiletés, tout le génie d'astuce que la passion et la passion pure peut prêter. _Elle_ travaillait. Il la considéra contre son image, contre l'image qu'il gardait d'elle: il l'évoqua vivante, pensante contre la mauvaise statue de dédain et de tyrannie, contre les gestes, les anéantissements, les caresses et les mots, les soupirs et les mensonges qu'elle avait été pour lui. Elle lui apparut pour la première fois princesse et jeune fille. Elle penchait ses cheveux pâles, ses yeux pâles, son profil dominateur et fier, sa grâce de saphir, sa bouche muette sur une carte plus vieille que celle du vieux Wolfgang, là-haut. Des livres étaient épars autour d'elle, encore ouverts. Elle pensait, pour ne pas rêver. Il l'aima. Non, non, ce n'était pas l'enfer qui lui avait envoyé un charme mauvais: elle était belle, elle était grande. Et c'était son âme, à lui, son âme, «arrivée», son âme, comme elle devait être en son idéal, couronnée, casquée, armée et souriante. Penchée vers les siècles, elle offrait un peu de sa nuque, en une harmonie d'or nacré, d'or délicieux, attendri d'argent et presque d'opale. Sa simple robe bleue lui collait au corps ainsi qu'un voile de ciel. Il crut qu'il allait enfoncer la porte et se pleurer à ses pieds, qu'il allait, de ses larmes, chasser, détruire le méchant passé, qu'il allait mourir pour la délivrer de lui, et, puisque lui-même il était malheureux... Mais il eut honte: il la respecta jusqu'à ne vouloir pas la salir de sa vue. Il oublia tous ses désirs. «Pourvu qu'elle ne sache pas!» Et ce n'était point par fierté qu'il se retira aussitôt. Il ne songeait plus à oublier: sa suprême ambition devenait de ne pas faire de peine à la princesse triste. Dans sa chambre de valet, il ne souffrit pas. Violemment, affreusement, il veilla entre ses deux devoirs. Ah! tuer la réflexion, l'espérance, l'action latente! Être n'importe quoi, ce qui joue aux courses, comme les gens de la rue Rhumkorff, comme tout Paris, mettre sur un cheval, dans un peloton de chevaux, tout son esprit de conquête, d'aventure, l'idée des jours meilleurs, faire courir, faire combattre un cheval pour soi, lui abandonner sa chance, son triomphe, sa fortune, comme on a un député, comme on aurait un banquier ou un représentant à la Bourse, si l'on était riche et s'il ne fallait que se faire plus riche! Il envia ses camarades. Il envia tout le monde. Il n'entendit pas le pas de limbe qui voleta jusqu'à sa porte. Au risque du scandale et du grotesque, la grande-duchesse venait l'espionner comme il l'avait espionnée. Elle le trouva qui regardait étrangement son tablier. Elle se devina en cet affreux miroir. Elle se vit dessinée et se variant dans la trame de la toile, salamandre de feu et de honte, démone mangeuse d'énergie et d'honneur. Elle venait d'appeler tout son peuple à la rescousse: elle n'en avait qu'un peu plus de mélancolie. Oui, oui, elle avait charge d'âmes, mais n'avait-elle pas, plus lourde de soucis, plus avide de remèdes et d'abîmes, la charge de son cœur? Antony demeurait fixe en face de sa dépouille de valet. Elle s'enivra de sa fierté et de son dégoût en bataille, elle frémit devant son doute et son mal, puis elle s'en fut. Ç'avait été très simple et très secret, de ce tragique sans fin que personne ne sait. Ç'avait été ce secret sur quoi on vit, avant d'en mourir. La haute maison retomba dans l'absolu de son silence. Et Clémentine-Alessandra, grande-duchesse de Schmerz-Traurig, palatine des Deux-Saxes, princesse de Torgau, électrice de Zeusberg, laissa venir à sa veillée pensive les sommeils de toute sa demeure. Des soldats, des diplomates, des serviteurs de toutes sortes, des officieux, des espions, des femmes et des jeunes filles, une horde désorganisée de noblesse et de misère, l'état-major de la déroute, étaient venus demander asile à l'exil de sa famille, comme aux beaux jours de Versailles on quémandait un logement au Roi-Soleil. Elle pesa la faiblesse, l'abandon dévoué, le néant attentionné qui l'entouraient: elle eût peur. Pas d'énergie, pas de révolte contre les événements, des plaintes, des sourires à la vie de Paris, un au-jour le-jour de décor, de résignation et de parade, un provisoire doré et galonné, la marche—à l'heure—vers un futur sans avenir, sans issue, l'oubli, le n'importe quoi avec de la tenue, des cravates d'ordres sur des squelettes sans caractère et mous!... Elle avait, l'avant-veille, écouté dormir l'hôtel meublé; elle avait discerné en sa torpeur de la rage, de la faim, du désespoir. Ici, rien: un assoupissement plat comme une carte héraldique; il ne manquait aux pieds des dormeurs que les levriers couchés de leurs tombeaux. Paris allait s'éveiller et jeter autour d'eux un énervement anarchique, son filet d'efforts menus et son besoin et sa fièvre. Des hommes allaient se gouverner et s'entraver l'un l'autre, sans direction, sans but, leurs désirs en avant. Et là-bas, là-bas, des gens rêvaient en une autre langue, des gens décapités de sa tête à elle, des gens à qui elle se devait, pour qui et par qui elle pouvait presque des miracles. Elle trembla de ne pas les aimer, de se jeter parmi eux, ainsi qu'en un couvent. Elle imagina leur masse pour ne pas croire qu'elle les imaginait en l'air: elle les appela par leurs noms, des noms qu'ils avaient reçus, qu'ils gardaient de ses ancêtres à elle: Jean, Auguste, Christian, Georges... Un autre nom l'emplissait, un nom qu'elle ne prononçait pas, qu'elle ne prononcerait jamais, car les amants ne s'appellent point par leur nom. Antony ne l'appelait pas non plus. Elle demeurait plantée devant lui à la fois et fichée en son cœur, immense et si frêle aux doigts! Leurs deux énergies, leur tendresse contrariée, leurs âmes hérissées et sanglantes se dressaient seules dans la maison, dans le quartier, dans cette nuit de Paris qui s'évadait sur des selles de chevaux de course, dans ce repos républicain, dépouillé de toute ambition et ne demandant à Dieu qu'un jour à la fois. Et la veille s'éternisait, plus âpre, plus farouche, de ces deux êtres qui ne dormaient point à cause qu'ils se refusaient à dormir ensemble, d'un seul cœur. IV ICI L'ON DANSE M. Morive se pencha vers son voisin, le général de la Manille. —Très gentil, ce dîner, mais pourquoi ne parle-t-on pas? ça me fatigue. —Toujours philosophe, mon cher président! répondit le général au hasard. Il ne cherchait à comprendre les choses que depuis qu'il briguait, décemment, non sans des reflets de sa gloire passée, un fauteuil à l'Académie. Ses _Mémoires et souvenirs_, dédiés d'abord «à l'honneur des armes spéciales», étaient devenus publics et presque populaires: cinq éditions! Depuis qu'on voulait trouver dans le cadre de l'état-major général un second Marbot, aucun officier n'avait eu pareille chance. Et le général acceptait d'être académicien ainsi qu'il avait espéré être promu sénateur de l'Empire. Or cette candidature patiente ajoutait à son parisianisme héroïque. Morive souffrait un peu de ne s'être point dérobé à une réunion qu'il avait naïvement estimée agréable et sans danger. Il retombait dans la politique et quelle politique! générale, internationale, théorique, théocratique! Il sentait le discours, la coalition, la conspiration. Et c'était une femme, une petite fille qui... Il observa les convives. Les camarillas avaient évolué depuis sa bande. La grande-duchesse de Schmerz-Traurig avait invité des proscrits et des éminences grises, les sous-attachés de cabinet qui dirigent un ministère, les députés des sous-commissions, des comédiennes qui possèdent une ambassade ainsi qu'une écurie, des ducs, des archiducs et des souverains pour rien, pour le plaisir, ses inséparables gens d'Institut, quelques prêtres et quelques financiers, des anarchistes et des soldats. Morive ne connaissait presque plus personne. C'était un dîner qui emplissait la grande salle du _Continental_, repas de corps, aussi compact qu'une fête de bienfaisance: à peine si l'on avait épargné aux invités le velum banal des solennités et si le drapeau ne flottait pas au dessus—et pour cause. Morive n'aimait ni cette manière d'accoupler des nations, et des individus, ni le caprice de la princesse, ni son idée de derrière la tête. Ces gens-là n'auraient jamais à eux tous les pouvoirs qu'il avait détenu, mais c'était du pouvoir et Morive se rappelait deux vers satiriques qui avaient illustré sa dernière chute, déjà vieille: Morive A la dérive. Les hommes en place, les hommes en mal de place le dégoûtaient. Il n'admettait pas qu'on fût ou qu'on pût être: pour son intransigeance, il fallait, sans plus, avoir été. Il se pencha encore vers M. de la Manille. —Mon pauvre général, je flaire la politique. —Je la renifle, accentua le guerrier. Morive eut le sourire de Talleyrand sur Augereau. Et la politique se leva. —Messieurs, dit la grande-duchesse... Les dames furent heureuses de n'être point mises à part. Clémentine-Alessandra les respectait jusqu'à viriliser leur influence. —Messieurs, dit la grande-duchesse, je vous demande mon trône, le mien et un peu plus. Il s'agit bien d'une aventure, d'un coup d'État. Je sais qu'un coup d'État, ce n'est pas de l'histoire, c'est de l'anecdote. Et l'anecdote est moins que rien, c'est-à-dire de l'histoire supérieure, de la quintessence d'histoire et, dans l'espèce, de la fatalité voulue. C'est du détail aussi. Et les détails sont des pierres précieuses qui, liées, se commandent l'une l'autre en une chaîne ininterrompue, s'éclairant de lueurs diverses, se complétant, finissent en leur marche et en leur ordre, par acquérir cette sorte de terne sérénité que l'histoire inflige à tout. Cette suite, c'est le secret de l'éloquence. Mais, depuis Bossuet, l'histoire est devenue plus qu'un discours, plus qu'une science: c'est de la chimie, et alors même que les pays ou les événements se sont dissociés, de la chimie organique puisque les États sont des organismes. Je vous demande une synthèse ou un miracle, de la vie, pour moi, une équation féconde. Étant donné toutes les faiblesses, folies et bassesses des peuples et des individus, étant donné des trahisons et de la sottise, des paniques et de la brutalité, trouver l'inconnue à laquelle obéissent les siècles et l'humanité. C'est d'ailleurs très simple. Toute l'action qui va suivre, si vous le voulez, n'est qu'une résultante, une explosion de l'électricité épandue, ménagée, chargée, de tout le siècle. L'état d'esprit public est moins une gêne et une angoisse qu'un cauchemar: petitesse étouffante, peur précaire, d'une part, folie—forcée—des grandeurs, d'autre part. La faim des pauvres, la crainte vague et généralisée des classes dites dirigeantes et l'odeur, la manie de la poudre qu'on n'entend plus assez. Ce siècle commença à être sublime, sans savoir... —Nous savons, interrompit Morive. Il se leva. On le regardait avec stupeur. Très calme, très brave, rajeuni de cinquante ans, il parla: —Madame, il ne s'agit pas ici de galanterie. Vous ne savez pas. Vous êtes jeune et Allemande. Vous faites une lecture aux cinq classes de l'Institut: de la science, de la philosophie. Ce n'est point pour nous gagner, pour nous charmer, pour nous corrompre: c'est tout un. Pas de science, pas de faits, pas d'histoire. Vous avez fait une faute: ce n'est pas ici que vous deviez nous réunir, c'est dans votre palais de Wittemberg, après. Clémentine-Alessandra sourit: —Je vous remercie, Monsieur, de m'avoir coupé la parole. Nous sommes ici en Congrès, en un de vos clubs de 1848. —Un club de femmes, interrompit Morive. —... Nous sommes enfin entre nous. J'ai parlé pour ne pas avoir l'air... —D'être prétendant pour raisons de famille. Vous voulez être le prétendant scientifique avec d'autres motifs que vos parchemins. Eh! Madame! ne raffinez pas sur le coup de gueule, le coup de force et le coup de fusil: une révolution, ça ne ne se détermine pas, ça s'avale, on en profite, mais on a tout le temps de son règne et de sa déchéance pour la justifier, pour l'expliquer, pour la caser dans l'histoire—après la lui avoir imposée. Du sentiment? des idées? Ici, je suis votre maître, Madame: je connais les révolutions, j'y ai si bien réussi que j'ai trop réussi et que j'ai dépassé le triomphe puisque je suis ici, conseiller déplaisant et momifié en des honneurs posthumes. Le politicien était beau de force et d'impudeur, riche d'actes et d'«agissements», lourd d'intrigues et de menées, pousseur d'hommes, nerf, sinon âme, de la masse, voix populaire, cerveau oblique, mâchant le pouvoir pour qu'il fût moins pesant à son estomac, hypocrite en sa tyrannie, despote masqué de la Déclaration des Droits de l'homme. Clémentine-Alessandra se sentit frémir: elle oubliait qu'elle était à Paris, captive de cette ville maîtresse qui ne comprend pas la domination, la prééminence, de cette ville coquette qui s'offre des jouets et qui les conserve pour les briser, qui s'amuse du sang, des larmes sans y croire, et qui déforme les hommes et les âmes à son image. C'était vraiment le rêve du monde et le sourire du monde, le sourire tantôt bon, tantôt méchant,—mais pas de sérieux, pas de loi, pas d'effort. Autour d'elle, les gens étaient ou étaient devenus parisiens. Le petit prince de Lusace, à sa droite, qui affectait encore de porter sa canne comme un sceptre, le roi d'Aragon à sa gauche qui était roi comme son père et qui avait trouvé une couronne vaine dans un lit d'auberge, tous les déchus, tous les mécontents, tous les prétendants n'étaient ni prétendants, ni mécontents, ni déchus. Ils avaient vers elle de petits coups d'œil complices et gentils: c'était bien à elle de faire la conspiration de l'année, le manifeste nécessaire, le complot de saison! Revendication de table d'hôte, chanson! Il ne manquait que l'hymne national! Morive continuait: —Je respecte le malheur et l'héroïsme. Mais la tentative de la duchesse de Berry n'était-elle pas, tout uniment, une envie de femme grosse? Et elle ne travaillait pas pour elle-même. Elle avait raison d'ailleurs, car la France ne voulait savoir, en fait de code de droit divin que la loi salique. C'est même pour cela que les mâles sont, aujourd'hui, appelés «petits salés». La grande-duchesse n'avait pas entendu la suite de l'argumentation, les derniers mots seuls la frappèrent et lui restèrent au cœur. Elle répondait: —Je ne veux pas de rapprochement historique. Je veux mon peuple, voilà tout. —Votre Altesse est trop intelligente, dit Morive, pour se croire indispensable au bonheur de ses sujets ou pour imaginer qu'elle les pourra mener à la perfection. Tous les prétendants se sont considérés comme les champions du droit divin, comme les émissaires et les représentants de Dieu. Il ne leur a manqué que le miracle, le miracle qui dure. Et les femmes providentielles, Madame, ne se recrutent pas dans les familles princières. Vous ne vous représentez pas Jeanne d'Arc née sur les marches d'un trône. Il leur faut le peuple à la place d'âme, le peuple grouillant, fiévreux, en gros et en microcosme, et, sur la tête, en guise de diadème, les deux ailes de la liberté. —J'ai tout cela, dit la princesse. Je suis peuple, moi aussi, violemment... —Oui, interrompit Morive, mais vous n'êtes pas que cela. Il faut être tout l'un et tout l'autre. Et la liberté, n'est-ce pas? que vous sentez, que vous voulez imposer, c'est une liberté à vous? La liberté, Madame, est impersonnelle, anonyme: elle est presque comme l'eau, incolore, inodore et sans saveur, mais également nécessaire à l'existence. Puis il y a eu des époques où elle sentait la poudre, où elle avait un goût de sang. On n'en fait pas ce que l'on veut: elle est une et indivisible, elle vous emplit, elle vous emporte et, quand elle commence à dormir, c'est pour avoir des réveils terribles. Laissez les peuples et vos peuples où ils sont, regrettez-les, résumez-les, ayez leur âme en beauté, mais, quand vous avez des rêves, ne les rêvez pas tout haut, en public. Il venait de parler devant un parterre de rois. De rois détrônés—et moins. Ces gens de titres et de chartes se courbaient devant l'évocation de la liberté. Le général de la Manille commençait à la comprendre: c'était pour lui le feu à volonté! Mais Eusèbe Gaël se leva: —Je n'ai aucune compétence, dit-il, mais je crois que, dans le dessein de la princesse, il y a comme un désir de sacrifice et comme une expérience à offrir au monde. Son Altesse veut régner pour montrer comment on doit, comment l'on peut régner. Elle a un programme: le pouvoir souverain, bienfaisant, philosophique, rationnel, d'après la loi divine, d'après la morale: le pouvoir social, régulateur. Elle voudrait se faire pardonner sa naissance, l'expliquer par des actes, montrer, enfin, qu'être souveraine, c'est être une sainte, fécondement. —Non, dit Clémentine-Alessandra, j'ai besoin de pouvoir. Mes peuples me manquent comme il pourrait me manquer un bras ou une jambe. —Ça ne repousse pas, observa l'impitoyable Morive. Ce n'était plus un conciliabule. Les gens ne s'observaient plus en dessous, ne se méfiaient plus: désintéressés, pas trop ennuyés, ils attendaient. C'était une faute, un contresens. Une erreur, voilà tout. Dans l'être de la grande-duchesse, un vide infini; un mot surnageait, ironique et grossier: «Petit salé». Elle s'abandonnait. Après des jours de méditation, de promenades, de démarches, après s'être interrogée et avoir interrogé les autres, après avoir demandé conseil au destin, à tout, elle avait réuni des hommes de cœur, des hommes de tête. Condescendant à des compromissions, voulant des concours, des appuis, pointant des secours, traçant une route à son désir à travers l'Europe, dessinant des plans, elle armait un projet gigantesque. Et elle ne voyait que défection d'avance, désœuvrement, ambition de néant! Ah! ce Paris, ce Paris de séduction, de trahison, de destruction qui coule les gens dans sa torpeur et qui leur demande de déserter, de désespérer en sourdine, de se laisser lier les mains avec des serpentins, de rouler une petite réflexion comme une cigarette et de ne point aller plus avant, de devenir Parisien comme on devient forçat, de ne pas bouger de ce bagne léger, doré, mousseux, pétillant! Gloire militaire, énergie, esprit d'aventure, attaque, génie d'intrigue, héroïsmes, habiletés, des noms qui sont le ressort d'un univers et qui galvanisent les morts endormis, qui suscitent une race et son secret, des jeunesses sombres et résolues, tout était là, en habit noir, tout était muet, tout désapprouvait!... Elle ne chercha pas à rallier ces mauvaises volontés: elle se leva et, sans offrir sa main à baiser, en un grand salut de cour à cette cour infidèle, refusant les honneurs, les tardives protestations, les clameurs d'extrême onction, elle s'en fut. Elle se sentait très petite fille. Elle avait été rabrouée par un homme de rien, par un parvenu de la honte, par un éclat de peuple—et de quel peuple! Pourquoi avoir été chercher ces confesseurs, cette foule de confesseurs, au lieu de s'en remettre à son Dieu, au Dieu des batailles? Elle lui demanda pardon de son indiscrétion. Le miracle, eh! oui! Morive avait raison! le miracle! Elle désespéra, en une extase. Tout, autour d'elle, lui parlait de malheur. Drapeaux abolis, armes inutiles, gloire en lambeaux. Elle prit un livre: c'était _Don Carlos et ses défenseurs_, d'Isidoro Moguez. Elle considéra les portraits de ces hommes, le vieil Eguia et son bras d'argent, Zumalacarrégui, l'évêque de Léon; vaincus aussi, mais qui avaient osé. Où étaient-ils, ses défenseurs à elle? Des savants!... Ah! comme elle souhaitait des soldats! Ces philosophes qui lui avaient offert des consolations, des théories, des utopies, ces politiciens pour d'autres, ces théologiens qui commentaient les prières anciennes sans prier pour elle! Elle n'isola du troupeau que Lévy-Wlarmeh qui, avec sa science et sa naissance, correspondant des fakirs de l'Inde et du Thibet, des sectes anabaptistes ignorées, des derniers Vaudois et des Arriens, centralisateur d'hérésies et d'orthodoxies démentes, lié d'ailleurs avec des banques et des jésuites, pouvait beaucoup, mais ne voulait rien, concevant une théocratie pure, Dieu régnant vraiment, en essence, et permettant des religions neuves et de nouveaux gestes. Quant à Eusèbe Gaël, elle voyait qu'il la jugeait femme, qu'il l'avait, en son cœur, dépouillée de sa couronne, de sa pourpre et qu'elle était nue pour lui, éternellement, irrémédiablement. Dans son déchirement, elle songea à Antony. Elle ne rougit pas de sa pensée. Elle sortait d'une réunion de valets. Asservis à Paris, asservis aux mœurs de Paris, à sa sensualité sans cerveau, gagne-petits des plaisirs mesquins, ils avaient trahi sa confiance, menti à son désir. Elle les avaient cherchés contre celui qu'elle avait oublié, esclave, dans les bas-fonds de sa maison, elle avait réclamé contre lui des peuples, l'espace, toute l'activité, toutes les grandeurs du monde: il restait vainqueur. On la lui rendait, plus misérable que jamais. On la lui jetait. Elle n'avait plus qu'à lever la pierre dont elle étouffait son cœur. Une douceur l'envahit: puisqu'elle n'avait pas su le repousser, puisqu'elle n'avait pu être la créature despotique et conquérante, elle s'abandonnait délicieusement. Elle ne se rappela point sa cruauté, son horreur: elle ne se représenta point les besognes où elle avait noyé cet enfant, elle n'imagina que son énergie et sa tendresse, sa force câline et sa caresse, sa volonté et son frisson; elle l'imagina tout entier—et tout entier à elle. Elle avait soif de s'endormir tout de suite, dans ses bras. Elle n'osa pas encore. Elle n'était pas digne de lui. Il lui restait des souvenirs du dîner, des relents de discours: sa déception, son abdication imposée, son isolement, sa misère de chef sans troupes, tant d'amertume pesait, en outre, sur son désir. Le mot de Morive: «petit salé» revenait, à vide, l'obséder. «Petit salé!» Oui, elle aurait dû avouer sa faute à ces gens, leur crier: «Ce n'est pas une petite fille qui demande des jouets animés, c'est une femme, une femme perdue qui veut des aventures après une aventure, qui se jette dans un peuple à gouverner comme dans un couvent de repentir et d'écrasement. Je veux des tâches et des œuvres, je veux un purgatoire où me racheter, un amas d'actions et même de miracles, puisque vous parlez miracle.» On l'aurait prise plus au sérieux, parce que l'on croit au vice et qu'on vénère le crime, mais son humiliation lui donnait-elle des moyens, des concours? Il faut choisir ceux devant qui l'on s'humilie. Et c'était vraiment trop protestant. «Petit salé!» Le refrain scandait la nuit. Clémentine-Alessandra ne se sentait pas le courage de voir lever le jour, le jour sans rêve. Elle monta, comme trois semaines auparavant elle avait été, à la chambre du jeune homme. Elle ne regarda pas. Elle hésita. Son cœur, en battements de folie, l'aveuglait. Elle frappa à la porte en croyant tomber. Elle n'osait pas voir. Antony avait ouvert. —Son Altesse aurait pu me sonner, dit-il, d'une voix sourde. —Antony! supplia-t-elle. Elle le regarda. Il avait une face de meurtre. Toute son énergie s'était figée, gercée, creusée: c'était un feu morne, une lave qui avait cessé de brûler après avoir épuisé toute flamme; et les traces du rasoir autour du sillon de ses lèvres semblaient un cerne affreux, comme autour de ses yeux éclatants et tendus. Il n'avait pas l'air d'être méchant: ce n'était que fatalité. Il ne consentait pas à dormir. Il prenait les nuits comme si on avait voulu les lui voler, avec les jours. Il avait cru penser: il rêva. Rêve contre lequel il se révoltait et qui s'obstinait, rêve odieux et chéri, rêve enfin... Mais ce rêve était là: il parlait. —Pauvre petit! Comme tu es pâle! j'aurais dû venir te bercer. C'était, décidément, décidément, le rêve. Antony avait eu aux lèvres, pêle-mêle, des injures et des anathèmes, les mots qui chassent et qui tuent. Un énorme, un définitif: «Va-t-en!» avait grondé dans sa gorge, des reproches, des récriminations, l'irréparable... Et cette simple phrase, moins qu'une phrase, un regret chantant, un soupir, un rien de maternité le tenait muet, d'une tacite étreinte. Il chancela: elle lui arrachait sa colère, elle supprimait sa détresse, d'un mot, elle le reprenait, sans dignité, sans rancune. Il fondit en larmes. —Ne pleure pas, ne pleure pas! dit la grande-duchesse, je suis malheureuse... Égoïsme sublime! Elle ne voulait pas qu'il souffrît pour qu'il pût la consoler. Elle voulait qu'il conservât toute sa force contre ses ennuis à elle. Et elle se refusait aux remords, sur lui. Elle répétait: —Ne pleure pas. Ne pleure pas. Je n'ai plus que toi. —Ah! dit Antony, pourquoi faut-il que ce ne soit pas vrai! Il n'approchait pas. Il ne lui ouvrait pas les bras. Il avait séché ses larmes mais se contenait affreusement. Il avait fait un trop grand effort pour renoncer à elle, sans lutte. Elle l'avait humilié d'ailleurs, de sa pitié, le traitant en petit garçon qu'on peut endormir. Il était fier de n'avoir pas dormi, d'avoir veillé contre l'ensorcellement. Mais il ne lutta pas longtemps. Il la retrouvait. Il se jeta. C'était un taudis trop neuf, trop sec, trop propre: du bois blanc, deux chaises, un lit étroit. Pas de tapis où s'abandonner, pas de coussins: des angles à tout, même à la tendresse. Et tout leur jetait à la face le crime social et sa faute à elle, contre lui. —Viens! dit-elle. Il ne comprit pas. —Où? Dans ta chambre? —Oh! non! non! si tu savais! Allons-nous-en d'ici. Il la regarda. Elle était nu-tête, un peu dépeignée. Ses cheveux bouffaient, bouclaient, tombaient, sans coquetterie, en un hasard touchant: rien n'était apprêté, pas même sa misère. Sa nuit d'insomnie et de méditation, ses nuits de travail n'altéraient pas sa jeunesse fine et fière: la fatigue avait seulement posé sa patine d'humanité sur ce divin visage. Les yeux étaient plus lents, plus profonds; la bouche était parfaite, de ne plus sourire. La silhouette se levait dans cette aurore, argentine et nacrée: c'était une harmonie blanche en robe blanche et comme une apparition de limbes en cette chambre de valet. —Viens! répéta la princesse. —Tu as mal? _Ils_ t'ont fait du mal? —Oui. Elle comprenait. Ceux qu'il ne nommait pas, _ils_, c'était «la société». Elle l'observa encore. Elle avait voulu l'asservir à cette société, faire de lui un support mobile et anonyme, un morceau de machine: elle l'avait jeté dans un égout pour qu'il y travaillât,—à quoi? Et il était toute sa vie, sa consolation, son espoir. Elle l'avait trouvé comme elle eût trouvé un Dieu de bonté, de grâce, un refuge, toute tendresse, toute caresse, toute force et toute beauté. —Allons-nous-en. —Oui, dit Antony. Il aurait voulu la recoiffer, la coiffer, toucher la masse des cheveux de lin et de soie, s'y perdre et s'y enivrer. Il n'osa pas. C'était encore son état de garçon de chambre,—ou presque. —Allons, dit-il. Ils fuyaient. Ils descendirent l'escalier de service avec les mêmes précautions que l'escalier de l'hôtel meublé, naguère, où leurs destins s'étaient mêlés. La princesse _sentait_ les gens dormir. Un peu de dédain la crispait. Ils descendirent longtemps. Ils arrivèrent enfin à la petite porte par où Antony avait vu disparaître son amante. Elle l'ouvrit de la même clef. Et les deux adolescents furent dans l'avenue. Ils s'en allaient comme ils étaient venus, à l'aurore. Ils s'étaient détestés, ils avaient tout tenté: la haine et l'ambition, la science, l'histoire, la honte et l'épopée les laissaient au bras l'un de l'autre, et leurs lèvres en quête, leurs cœurs en appel. Ils retrouvaient la minute chère de leur abandon. C'était l'amour souverain. L'aurore était large et claire. Elle souriait. Sa magnificence avait du charme et de la légèreté. Elle dispensait la lumière avec caprice et la lumière sautelait avant de se fixer. C'était une aurore républicaine. Le jour ne venait pas pour obéir à un ordre immuable, à un Dieu tout-puissant, il se levait librement, en prenant son temps, en s'amusant: c'était bien une aurore de Paris. Clémentine-Alessandra en souffrit; elle souffrit de la joie de vivre qui lui tombait, parmi son amertume, avec la lumière neuve: elle n'abdiquait pas. D'ailleurs son compagnon n'était pas parisien. Elle se rappelait sa curiosité pour la ville à l'aube de leurs noces et l'horreur du jeune homme pour la ville comme pour une monstrueuse idole trop connue mais bien connue. C'était lui, encore, qui avait raison; c'était lui qui l'avait convertie et qui était son maître. —Tiens! c'est dimanche! dit-il. —A quoi t'en aperçois-tu? —Les laitiers viennent plus tôt. Elle entrait en rapports avec la vie. Elle voyait se préparer le repos de la cité: du travail, encore, des levers en hâte, une précipitation dans la tâche quotidienne pour avoir l'illusion de quelques heures à soi, le leurre de la liberté. Liberté empoisonnée par les soucis revenant en troupe, par Demain vous frappant à la bourse vide, à la tête et au cœur, promenade à travers des coudes, vagabondage entravé, gêné, piétiné! n'importe! le repos! les bras ballants, les mains en sommeil,—comme dans la fosse commune. Ils lisaient en leur silence les mêmes pensées, la même pitié. Et c'était la même impuissance. Mais la misère, ils la devinaient. A part les voitures qui portaient ici et là le lait maigre et le lait joyeux, l'avenue était,—et les rues d'alentour,—le désert le plus docile. Paris était à eux. Clémentine-Alessandra ne se laissait plus aller à son dolent enchantement, à sa grâce simple, à son «prends-moi» tacite qui cache l'abîme. Paris, pour elle, c'était la prison et la prison qui non seulement vous brise, mais qui déconseille l'évasion aux complices choisis. Les rayons précurseurs du soleil, la gentillesse du paysage, la joie contenue, rien ne la touchait. Elle s'appuyait sur le bras de son compagnon. «Ah! dit-elle! les gens! les gens! je les entends! Comme ils souffrent! Il faudrait cependant qu'on soit heureux. —Qui? —Tout le monde. —Ce ne serait plus vivre, alors.» Il y avait tant d'humanité dans son amertume qu'elle le regarda. Elle vit en ses yeux le rêve fou, le rêve fraternel de ce mois obscur. Il s'était, comme elle, offert en holocauste à la destinée. Il avait été toute émotion. Le souvenir de sa volupté, sa tristesse, son désir d'oubli, tout s'était tendu, tout s'était fondu et ç'avait été le mol et immense océan de tendresse, la caresse en largeur, en épaisseur et en infini qui enserre tout et qui laisse tout fuir pour lui permettre un retour et un retour plus passionné. Il avait voulu, avec son baiser, le bonheur universel. Et il avait renoncé au baiser pour que le bonheur public fût plus grand. Il avait certainement demandé—à qui?—d'être né pour des actions sublimes. Et Paris coulait autour d'eux. —Tu as trop pensé, dit-elle. —Pour ne pas penser à toi. —Chéri! Elle était sincère: ils se retrouvaient,—plus beaux. Comme ils étaient loin des deux vagabonds des Champs-Élysées, dévorant le soir et la nuit à même, avides de néant, se prenant, se lâchant, victimes et jouets du moment, mourant à mesure! Mais non! Ils revenaient à cet instant, au geste le plus élémentaire, mentaire, au spasme le moins innocent,—par le plus long. Ils retombaient prisonniers du décor des Champs-Élysées, prisonniers de la chambrette de volupté, abandonnés par leur ambition et leur colère. Il ne leur restait comme désir que leur ancien désir,—apaisé,—et les autres désirs, issus de lui, désavoués, reniés, oubliés. La journée naissait magnifique, en dehors d'eux. Débauche de lumière, de gaîté, de splendeur courtoise. Tout était à point, régulier, parfait. La jeune fille ne se prêta point au ravissement universel: l'émotion d'ailleurs la secourait, qui la liait au bras d'Antony, la fièvre qui lui tenait chaud et qui la brûlait dans la tiédeur de la matinée. Paris s'habillait de gens, se levait sur des rythmes d'orgues de Barbarie, s'habillait, en loques, de ces mendiants du dimanche qui travaillent peut-être la semaine durant et qui veulent tirer un profit de leur lente promenade à travers le libre soleil. Misère qui tire son chapeau, à la bourgeoisie ou à la quasi-bourgeoisie qui passe, sans déclamation, sans supplication, dénûment ingénu. Pas de recours d'ailleurs. Antony regarda la princesse, elle détourna les yeux. Cependant Paris peu à peu laissait éclater en soi ces bijoux soudains: des sourires de petites filles, des yeux de petits garçons. Et le mot de M. Morive revint à l'âme de la jeune fille: «Petit salé». Combien il y avait d'enfants! Vaguant, jouant ou tenus en main, ils tissaient parmi la ville un voile argentin de cris, de rires, de balbutiements harmonieux, de curiosités chantantes: ils s'appelaient ou se repoussaient de la même voix de limbes, aussi tendrement; ils sortaient des portes ou s'y cachaient avec une grâce preste et légère, un peu souris, un peu oiseaux, divins et si jolis de leur pauvreté ou de leur coquetterie, les jambes nues! C'était une forêt, une clairière, un labyrinthe d'enfants se croisant, se remplaçant, se métamorphosant à mesure, charmants et parfaits. —Qu'ils grandissent, ceux-là! demanda Antony. Clémentine-Alessandra eut le cœur gros de cette menace. Ils étaient si gentils comme ça! Mais leur pèlerinage continuait. Paris s'étirait et gambadait, traînant par les rues sa somnolence et son rêve appesanti. Et la princesse ne voulait rien voir: sa déchéance et son réconfort, c'était cet homme et pas un autre homme. Les mouvements autour d'elle, le va-et-vient populaire ne lui devaient paraître que geste d'éventail grouillant, de la fraîcheur, un couloir de tumulte à son trouble, un écho sourd de son horreur. S'ensevelir dans de la tendresse et de la passion... Puis le mot lui revenait: «Petit salé... petit salé». Une émotion les serrait tous les deux: ils pensaient l'un pour l'autre, confusément; ils entraient la main dans la main au fond du mystère, au fond de la somme d'amour qui est le secret du monde et son éternité. Jamais ils ne s'étaient sentis aussi pauvres: il ne leur restait d'eux-mêmes que leurs sens, leur âme et leur foi: ils se donnaient tout, ils échappaient à leurs idées, ils se seraient voulus aveugles, n'entendant plus, blocs de passion et de câlinerie, comme des pierres d'amour écrasées l'une sur l'autre, au hasard des chemins. Ils allaient et ils trouvèrent du plaisir, au seuil du plaisir de la rue. Ils connurent le délice de mal déjeuner, de compagnie, en plein air. L'après-midi les roula en sa molle fournaise. Ils étaient retombés à leurs Champs-Élysées. Ce n'était plus leur domaine fatidique; il y coulait des hommes et des femmes en partance vers un champ de courses. Des jaquettes et des chapeaux s'y pénétraient en agglomérat: les deux jeunes gens furent coudoyés âcrement, poussés et bousculés. —Ah! j'oubliais! dit Antony: c'est le Grand-Prix. Ce ressouvenir amusa franchement Alessandra. Le Grand-Prix! La fête solennelle, la dernière fête de ce peuple, de ce Paris pour qui les fêtes religieuses ou les fêtes nationales sont des chômages et des parades, de ce peuple timide en sa décadence qui n'ose pas s'offrir des cirques civiques, qui boude encore les combats de taureaux et ces luttes de gladiateurs, les guerres civiles, qui sort encore de chez lui pour voir courir ses chevaux au lieu de creuser au centre de ses maisons (quitte à jeter bas les Tuileries, le Louvre et à combler la Seine), un hippodrome géant et consacré où il pourrait mieux précipiter son argent, son génie et son honneur! Le Grand-Prix, date qui coupe l'année, nettement, ainsi que Pâques jadis, dans le recul mondain des saisons, le Grand-Prix, équinoxe et solstice à la fois, triomphe des jours, gloire du temps. On s'y ruait. Toutes les classes et les déclassés, fraternellement, y menaient, en troupe, leurs besoins et leurs «certitudes»; des voitures heurtaient leurs roues et leurs caisses en se disputant, par imitation, la plus flatteuse rapidité. Des bicyclettes et des motocycles erraient où il y avait place pour eux et se broyaient un périlleux passage à grand bruit, à grands cris déchirants, semant de la peur et de l'admiration. La jeune fille regarda ailleurs. Elle aperçut des palissades et de la machinerie: l'Exposition naissait, sans fin, immense et menue, malheureuse en son effort de cailloux, de fer et de plâtre. Des ouvriers s'y perdaient. La princesse eut un instant le désir d'y chercher des gens de son pays et de pleurer avec eux. Mais elle avait renoncé à ses frères comme aux autres fils qu'elle avait espérés: elle considéra cet univers tassé, entravé, interdit au public, elle adressa tacitement un adieu à l'empire du monde. Mais un brouhaha l'arracha à sa tristesse: le pouvoir qu'elle évoquait amèrement s'offrait à elle, au galop. Le Président de la République se rendait à Longchamp. On acclamait peu. Le peuple saluait l'ex-liste civile. Clémentine-Alessandra eut un écœurement. Il lui sembla que l'escorte la souffletait. Ces soldats en grande tenue, ces postillons, ces ors, cette voiture d'apparat, ce vieux magistrat, enfin, en cordon rouge pour une douzaine de jockeys, ce déplacement vers un tour de piste, c'était la sortie du sultan de Stamboul vers sa mosquée, c'était un pèlerinage constitutionnel, un gage au peuple, à sa veulerie et à son vice. C'était cela, le pouvoir? Une fièvre la tint droite au-dessus de la foule. L'équipage était déjà loin: il éventrait, en sa fuite, l'Arc-de-Triomphe de l'Étoile. Et Paris n'avait plus de gouvernement: le gouvernement s'était évadé. Un instant, Clémentine-Alessandra eut la vision de la ville couchée à ses pieds, attendant tout, prête à tout subir, de la ville à ligoter, à embrasser d'un baiser mâle, à qui apporter de la gloire, de l'avenir, de l'aventure et du destin, de la ville à étreindre en fièvre et en sérénité, à qui imposer une fraternité de génie et une sublime communion dans le travail et dans le progressif bonheur. Puis elle retomba à l'amère poésie de l'exode présidentiel au travers de la pierre impériale, entre le Chant du Départ et la Marseillaise grattés à même le roc et éveillés dans la masse comme ils avaient, d'eux-mêmes jailli de l'Instinct, et de l'Inconscient héroïques, elle retomba à cette torpeur insoucieuse des grands mouvements nationaux, ne les saluant pas, n'y pensant pas—et le poison de l'ironie l'emplit à l'étouffer. Que faire? Elle n'était pas française, elle ne pouvait rien nulle part. Pourquoi sentir? Pourquoi être reine et peuple, pourquoi être l'Ame de l'Epoque, puisqu'on la bousculait, puisqu'elle était, «ce qui ne va pas où les autres vont» et qui est dans le chemin banal? Paris n'était que grâce. Elle eut peur de soi et de rien. Elle se serra contre Antony si fort qu'ils se regardèrent. Il avait vu, lui aussi. Mais c'était un spectacle sans importance. Les chefs ou leurs simulacres ne comptaient pas pour ce microcosme de foule. Elle retrouvait le feu pur de ses yeux, intact de tout émoi, l'énergie native de sa face et la grande tendresse infuse de sa volonté. Antony ferma un peu les yeux: Clémentine ne lut plus dans son visage qu'une ligne de ciel; elle tressaillit: elle découvrait le cher opium de passion, le moyen de ne plus rien être qu'une lente et absolue pâmoison. —Prends-moi! dit-elle. —Viens, répondit le jeune homme. C'était la première fois qu'ils y pensaient, de la journée: il fallait qu'ils fussent bien malheureux, et humblement! Jusque-là leur malheur les avait soutenus et guidés et ne leur avait donné l'un à l'autre que le meilleur de soi, ce qu'on ne se donne que par fluide, le plus rare de leur âme: ils descendaient au corps, maintenant. Ils ne boudèrent pas contre leur désir. Ils allèrent, d'inspiration, à l'hôtel, à la chambre qui les avaient enfouis dans une seule destinée. Ils se possédèrent furieusement, se mordirent ainsi qu'ils se seraient mordu les lèvres pour ne pas pleurer. Il y avait des larmes au fond et au bord de leurs baisers. Leurs gestes étaient gauches: ils ne savaient plus! Ils revenaient de si loin,—et où? Ils ne voulaient pas songer, ils refusaient de se souvenir. Si, en un douloureux pèlerinage, ils avaient grimpé ces escaliers vibrants, s'ils avaient redemandé cette chambre, c'était pour lui demander leur secret et leur pratique machinale, c'était pour fuir leur âme, comme naguère, pour n'être, en une étreinte sourde, que le rôdeur et la rôdeuse de l'autre fois. Ils étaient lourds de leur chair, s'avouaient indignes l'un de l'autre. Il leur semblait qu'ils niaient leurs caresses et qu'ils s'en lavaient, à mesure, et que leur âme finirait par se retrouver sous l'amas de leurs rancunes, de leur misère, de leur trouble et qu'elle éclaterait propre et roide comme un os. Leur fougue les enveloppa et les allégea. Et la princesse crut qu'il existait des manteaux de déchéance ainsi que des manteaux de sacre. Ils s'étaient tout raconté, sans un mot, ils avaient crié et pleuré l'un dans l'autre. Elle devenait esclave, il se relevait prince; mais n'avait-il pas toujours été véhémence et domination? L'impression dura. Le soir s'était caché dans la magnificence et s'épandait sournoisement, en une pincée grandissante de cendre dorée d'abord, puis mordorée, puis rouillée dans la pourpre se fonçant du crépuscule. L'obscurité jetait son ombre avant-courrière et brodait son uniforme de résignation, son sarreau à mailles serrées de tous les jours sur cette armure brillante du dimanche. Les gens, déjà, avaient l'air de revenir à leur labeur: c'étaient des mines graves—et tout le monde n'avait pas perdu. La vie les reprenait au rêve de gain et de vitesse, les rejetait dans le peloton, la tête basse. —Comme il y a des domestiques! remarqua Clémentine-Alessandra. Elle rougit. Un regard qu'elle n'osait pas rencontrer la piquait au cœur, la marquait de son feu rouge: elle ne songeait pas à l'enfer où elle avait plongé Antony. Son baiser lui revint, tous les baisers la crispèrent dont elle avait meurtri la lèvre rasée de son amant, elle sentit sur sa chair à la fois les poils courts et fauchés, le grain du tablier, les galons rudes de la livrée et les chaînes symboliques du servage: ses yeux sautaient de l'habit bourgeois d'un cocher au travesti d'une femme de chambre, béatitude de sortie écrasée contre des portes de service, air libre sans maculature d'appel empoisonné par l'approche de la sonnette. La princesse devinait peu à peu, et bientôt ensemble, tous les détails d'atrocité de _la condition_; les gens lui semblaient s'avancer en rangs pressés et, autour d'elle, avec eux, c'était un hourvari cacophonique et pointu, un branle électrique, des besoins traduits en musique, une tyrannie claironnante et frêle, une fanfare monotone—et à une seule note—d'oppression et de géhenne. Elle vivait les tourments qu'elle avait infligés à Antony. Ils n'existaient plus, il les avait chassés de sa mémoire; elle n'était plus pour lui qu'amour—et son amour. Elle se repentait, malgré lui, à son bras, car la faute dépasse toujours la victime. Elle frissonnait d'avoir fait du mal: le devoir souverain est d'élever et non d'abattre. L'obsession dura. Elle interrogeait le jeune homme sur ses ennuis, sur ses camarades, ne prenait pas garde à son malaise et allait, allait dans le torve précipice. Elle trébucha de même au seuil de la nuit, en entrant au bal Wagram. Elle avait désiré ce couronnement du calice: elle l'avait demandé doucement, car elle avait appris, à petits coups, que les valets dansaient. L'œil brillant, la gorge sèche, âcre de la poussière d'une journée de Paris, elle tourna des coudes de couloirs et s'arrêta soudain à un boyau: une petite porte vomissait de la lumière et de la musique. Du bruit, un relent de vin et des crachats de gaz venaient tituber et mourir au-dessus d'un grouillement de rictus, de mains lourdes et de pieds enchevêtrés. Ce n'étaient que bêtes curieuses et que bêtes. Une galerie s'ouvrait, ou presque, encombrée de tables boiteuses, de bancs et de chaises en désordre, de litres, de verres, de toasts étouffés, de jurons patoisants et de ces gros rires où s'évoquent les cupidités et les nostalgies à la fois du même village: on entendait sonner le bas de laine et la sonnette de service dans des chocs de bouteilles. Des ricanements, des accoudements, des tensions de jambe soulignaient des génuflexions ordinaires et des factions sur des sièges pluvieux ou dans les antichambres rigides; des filles de maisons et des souteneurs erraient parmi ces êtres de maison comme en pays de conquête. A angle droit, surélevé, un orchestre faisait du bruit, avec des moustaches. Plus haut, des balcons s'étendaient gorgés de spectateurs: on regardait, on plongeait dans la fournaise. Et, dans un espace concédé à regret, pris sur les buveurs, pris sur l'orchestre, dans du gaz, dans de la sueur, dans de l'horreur, les couples dansaient. C'était atroce. Geste de faucheux, pliés, mécaniques, automatisme terrorisé, bras qui se lèvent timidement, sous des reproches, mains qui se hâtent et qui précipitent de l'ordre comme elles bouleverseraient, doigts qui font des grâces et de la fantaisie de leurs spatules rouges, de leurs ongles rongés, phalanges courtes et utilitaires, mains juste assez bonnes pour le travail, mains d'usage, doigts d'accessoire, se saisissaient et se lâchaient en cadence, pataudement ou nerveusement suivant les aptitudes ou le caprice social; les robes se tendaient, veuves du tablier, et les pieds, gonflés, malades, énormes, erraient comme s'ils avaient à frotter, à promener la cire, comme s'ils avaient à faire retentir, en une commission, toute la rue du poids bégayant de leur sabot, ânonnant, butant, poussant, ruant, cherchant vaguement, très haut dans le souvenir de leur race, de la franchise, de la légèreté, de la liberté. Ces corps en mouvement évoquaient d'autres mouvements, les trois plis du tablier qui essuie ou du tablier de la femme de chambre qui délace ou qui épingle, qui éponge et qui boutonne, c'était le ramassement du travail d'office, le sursaut des plafonds à «faire», la courbe des lavages de voiture, la tête penchée vers l'étrille ou l'examen des fers. La princesse eut, en un éclair, la vision des catacombes. C'était un culte inconnu. Danses sans joie, bourrées de regret, valses pesantes, prétextes à pensées, à ambitions étroites, appel aux divinités serviles. Faces de prêtres, d'ailleurs, ces faces rasées et mauvaises où la moustache semblait avoir été écrasée sur la peau, comme un insecte malpropre, faces de prêtres, ces faces glabres et ascétiques, ces faces violettes et jaunes, ces plis, ces boursouflures, ces yeux effacés ou perçants, en biais, ces narines de nausée, ces bouches fortes. Faces d'empereurs aussi et de forçats, tout un monde se recrutant d'un seul coup. Et ses convulsions chorégraphiques étaient des convulsions de gestation et d'enfantement, c'était un ventre monstrueux, coloré, historié de mille regards, brodé, chamarré, qui avançait, reculait, présentait sa misère et son horreur parmi la tentacule de son immense main, de sa main infinie, lourde de l'obscur, de l'inavoué labeur de tout Paris, c'était le dessous de Paris, le sous-sol de la ville, l'envers de la cité et de la société qui tournait sur soi inlassablement, qui défiait l'ordre des choses, l'habitude, qui, de son rythme et de son tumulte, raillait le rythme des fortunes et la cadence régulière des gestes sociaux. La princesse, perdue dans cette tourbe, tâcha à échapper à cette grimace bouillante et saccadée. Elle étouffa un cri: elle venait d'apercevoir Morive, Morive en mal d'amour, revenu à sa canaille, valet public, valet de bourreau qui trouvait, qui cherchait une servante de sa sorte. Il ne la voyait pas, n'ayant d'yeux que pour son torchon. Mais c'était un cauchemar: ils étaient de nouveau en présence, voisins de déchéance, se raccrochant à du vice et à une atroce humilité! La princesse pâlit plus avant: le mot fatidique de cet homme, son argot l'obsédait, à sa place en cette assemblée: «Petit salé! petit salé...» Elle se répéta d'abord ce mot, sans pensée, puis un cri lui échappa, en un tourbillon. Elle sentait, non! elle ne pouvait encore sentir, elle _devinait_ horriblement qu'elle était enceinte d'Antony. Elle crut qu'elle éprouvait, d'un coup, tous les symptômes de la grossesse, qu'elle les vomissait, que les nausées, les troubles, les froissements, les pinçons, les crampes et les spasmes de la lente création lui montaient au cerveau, qu'elle étouffait, qu'elle enflait jusqu'au néant. Elle était sûre! sûre! sûre! Et son ventre, pour elle, se confondit avec le ventre monstrueux qui avançait vers son navrement, avec ce ventre de trahison, d'accablement, avec ce ventre prostré, sournois de bassesses et de bacchanale, de vengeance longue, de cupidité; elle pensa qu'elle était engrossée, comme une bonne à tout faire, de toute cette valetaille ensemble, pêle-mêle, des hommes, des femmes, de ces grooms eux-mêmes et des enfants de cuisine qui venaient torcher une contre-danse, dans les coins: son crime envers la liberté et la dignité de son amant, son orgueil échoué et déchiré, son désespoir, tout la crevait. Elle avait un cri de bête agonisante en cette joie de bêtes; elle imaginait que toutes les malpropretés de la crapule et les souffrances du peuple, les cruautés de ses frères et l'envers de leurs ambitions, son ambition, sa science, tout était là, à croître obscurément dans son ventre, à s'amasser, à germer comme un polype, comme un mal et comme un monstre. Et la mort souhaitable la fuyait dans ces rondes pis que macabres puisqu'elles étaient parodiques, apocalyptiques et prophétiques. Antony vacilla une seconde, puis sa tendresse et son dévouement l'emportèrent sur la surprise, il saisit son amie à bras-le-corps, la brandit comme un trophée et comme une supplication, l'enleva au travers des groupes et des danses. On ne s'étonna point: une autre fille était plus malade, échouée dans de l'épilepsie à l'entrée du bal. Antony l'enjamba pour arracher son fardeau à ce décor mauvais. Clémentine-Alessandra avait cessé de se plaindre: privée de sentiment, tuée de honte, c'était un cadavre qui pleurait... V DIALOGUE AU BORD DE LA MER —Elle nous regarde, dit Antony. Il parlait de la mer. —Vois, continua-t-il. Ça n'est que des yeux, c'est un seul œil qui ne finit pas, qui sourit et qui pleure ensemble. C'est tous tes regards qui me reviennent, et tu vois: ils vont à moi, maintenant. Tu es à moi, là-dedans, là-dessus, depuis que tu étais toute petite: il y a du vagissement dans ces retroussis de lumière et ces fendillements d'argent; ce sont des grelots et des hochets et c'est de la mousse de lait et de la mousse de larmes; ici, c'est du sable d'enfant et là, ce sont tes cheveux encore, tes cheveux, toujours, qui s'en vont, qui se dénouent, qui sursautent. Je t'aime plus, de te voir dans la mer. —Sans me voir, répondit Clémentine-Alessandra. Car tu ne me regardes pas, moi. —Tu n'es plus toi. Tu es trop triste. Clémentine-Alessandra était triste, en effet. Lorsqu'elle s'était réveillée dans la petite chambre fatidique de cet hôtel meublé où sa destinée avait élu domicile, elle avait vu deux faces rasées se pencher sur sa fièvre: Wolfgang et Antony. Toute son horreur lui était revenue avec la vie. A la pâleur des deux hommes, elle avait compris qu'elle avait craché son secret. Elle le répéta: «Enceinte... Enceinte...» Et le vieux valet avait éclaté en sanglots. Très bas, très bas, pour ne pas arrêter sur leur détresse nationale et exilée l'attention des galetas d'alentour, il avait versé toutes ses larmes, comme à l'église, et son immense navrement avait tâché à s'épancher. Antony n'avait pu s'associer à cette douleur; naïvement, férocement, il était heureux. Il n'en espérait pas tant. Il éclatait d'orgueil et de tendresse. Orgueil de gosse qui joue à l'homme et qui se fait une poupée, sans trop savoir comment: orgueil de gosse qui a deux êtres à aimer au lieu d'un, qui grandit sans vieillir, qui sent s'approcher des délices et de délicieux devoirs, des soirs de mouvement, d'étude, de câlineries, de choses à apprendre qu'on ignore et la tendresse infuse, la lourde et amère tendresse de ceux à qui le sort a enlevé leurs parents, qui ont des caresses et des baisers à placer, des caresses sacrées, des baisers saints d'enfant à père et de père à enfant, baisers qui, comme des hosties, ne peuvent se gâcher, sous peine de sacrilège et de damnation de cœur. On lui avait volé son enfance: on la lui rendait, complète et plus belle. Son petit aurait les langes de dentelle, les broderies, les riens inouïs du berceau qui lui avaient été refusés, tout son saoul de lait, d'air, de jouets, de paroles gentilles, de bercements et de berceuses qui lui avaient, d'avance, été arrachés, une cour d'enfants, des chœurs de nourrices, des arbres et ces spectacles hésitants, bariolés qui disent la vie, en gros, dans un murmure et qui accoutument à la joie vague et indistincte, au bruit, aux pas, aux courses, aux chocs des voitures qui se croisent et qui disparaissent, aux curiosités, au sourire continu fait de tous les sourires, au souci d'amis et d'indifférents, à tout ce qui est l'existence enfin, dans l'âge d'or de l'existence, après qu'on a tourné le carrefour des limbes. Le vieux Wolfgang avait senti se briser en sa gorge la tradition, l'honneur même et l'âme de sa patrie. Il avait vu nettement l'enfant non comme un bâtard à oublier, mais casqué, armé, monstre énorme égorgeant et étranglant la beauté de sa race. Et la princesse songeait. Elle ne se résignait pas. Elle n'acceptait pas le danger. Elle repoussait le présage puisqu'elle n'éprouvait encore ni malaise, ni avertissement: elle savait sans plus et elle voulait commander à l'irrémédiable. Sa nature dominatrice remplissait: elle pesait sur la volupté passée et sur la volupté d'hier, elle chassait de soi le souvenir. Mais le regard du jeune homme tombait sur elle si pur, si grand, qu'il ordonnait en un rayonnement et qu'il était éternel. Elle s'aperçut, atrocement, qu'il l'aimait, qu'il l'aimait à jamais, de cette chose, de cette consécration et que, confusément, incroyant comme il l'était, haïssant Dieu au hasard de sa haine des forces et des puissances, il remerciait la Providence de cette bénédiction. Cette fécondité lui-était un acte de foi, il tremblait d'espérance et il la révérait, elle, malheureuse, ainsi que le tabernacle de son avenir, elle était son cœur et ses flancs, elle était sa pousse et sa fleur, son charme, sa douceur à jamais; il l'aimait étroitement, de l'aveu de la terre et du ciel, par prédestination, elle avait en elle leur chaîne physique et métaphysique, leur chaîne à travers le temps et l'espace et, malgré tout, leurs cheveux blanchiraient ensemble. Elle protesta de tout son être, de tout ce qui n'était pas encore à cet homme, mais tout l'abandonnait, tout la jetait à son étreinte. Un sursaut de haine et de mépris lui apporta ses convives de l'avant-veille: —Allons-nous en! allons-nous en! supplia-t-elle. Sa fièvre lui dessinait les travaux d'en face, les armatures métalliques et leurs masques de plâtre ou de carton, les arabesques et les ogives, l'effort hâtif, pour un été, de l'univers en façade qui s'élevait aux deux rives du fleuve. Il lui passa, sur le ventre et le cœur, des madriers et des pierres, des trains de plaisir, des poutres, des tonneaux géants, des danses et des revues, tout un appareil populaire, une foule sans sexe, une soif de voir, une soif de richesse d'un instant, de mirage et la crainte plébéienne de mourir sans avoir connu par ces images d'un sou que sont les palais de pacotille, l'architecture et l'épiderme des nations lointaines, des contrées bien défendues par les tarifs des chemins de fer. Aujourd'hui, c'était, contre sa noblesse et son énergie, la bassesse et la facilité de Paris, c'était la ville courtisane couchée en travers de son rêve; demain, c'était une invasion de touristes médiocres qui veulent noyer leur inquiétude et la magnificence de leur nostalgie ou de leur songe: il fallait fuir. Au moment de quitter Paris, par une amère courtoisie envers l'esprit du boulevard, elle avait murmuré: —D'ailleurs, il est nécessaire d'aller à la mer au lendemain du Grand-Prix. Et ils étaient allés à la mer.... Le ciel était, ce jour-là, beau d'une beauté métaphysique. La mer, c'est l'enfer des ciels puisqu'elle est la concurrence. Il faut qu'ils soient vraiment le charme et la splendeur, le refuge idéal de l'horreur et des peines, que toute ambition s'y tisse des domaines, que les astres, la nuit, s'y mirent sans ardeur, pour que leur désert de magnificence continue à lutter avec le désert irisé et lent, montueux et bouillonnant qui s'étend, qui se brise, qui renaît, qui se varie, qui se tait pour écouter son âme après avoir écouté son gazouillis et sa colère, avec le désert souple et roide, frémissant et plat, qui peut tout et qui sait n'être rien, dans des vagues, des lames et des flots. Donc, le ciel n'était pas la grise toile d'emballage tirée sur des fantômes mouvants de pierres précieuses, sur l'essence de diamants et la quintessence de nuages, sur l'élixir d'ailes de papillons, sur le secret des reflets, sur les mystères pailletés, sur les dessous de flamme qui jouent ensemble au cœur de l'eau. Il n'avait pas la crudité des apothéoses et la mollesse des élégies: il était lent d'une lenteur divine, intact, immobile sans stupeur, attendant les étoiles sans hâte et sans besoin, pur, noble et bleu. Antony interrogeait: —Pourquoi es-tu triste? Je t'aime. Il n'avait pas de fatuité! Il lui enlevait toute mélancolie comme il s'en était purgé. Il s'était décidé à aimer, à aimer avant tout, à convertir tous ses sentiments, toute sa force—en amour. Il s'était réalisé: il aimait, sans plus. Il était heureux. Pourquoi sa maîtresse souffrait-elle? Pour la première fois, il se laissait aller à la béatitude. La mer lui était ensemble chantante et muette, confidente et décor: elle se faisait personnelle et délicate, miroir magique et fraîcheur. —Je ne veux pas que tu aies mal, dit-il à sa maîtresse. Respire. Tu n'as pas le droit d'étouffer ici. Vois comme la mer est à nous et comme elle est grande, folle et tranquille de vie. C'est la vie même, une réserve de vie énorme, trop puissante pour ce que ce monde,—et les autres,—ont encore à durer. Elle est riche, riche, tiens, comme la misère. Clémentine-Alessandra ne répondit pas tout de suite. Elle pensait. Puis: —Ne parle pas de la misère, prononça-t-elle lentement. La misère est une chose hypocrite qui se fait à toutes les modes puisqu'elle n'est jamais nue, puisqu'elle est la loque, le haillon, le trou. La mer est belle et grande parce qu'on n'en a jamais rien pu faire, puisqu'elle a gardé sa couleur, puisqu'elle ne s'est même pas plié à la forme, qu'elle est changeante, immense, molle et roide comme au temps du chaos, comme le chaos lui-même. Elle n'est humaine en rien. C'est la Divinité pure, lourde de tous les germes et les roulant, ne grandissant pas, n'ayant besoin ni de semence ni de nourriture et emportant les tempêtes dans sa soif de sacrifices, dans sa tradition de victimes à engloutir et à consoler,—ainsi qu'Hylas. Tous les mythes ont été petits devant elle: ils sont faits pour les petits ruisseaux, pour le petit ruisseau de Platon. La mer se moque des pierres, de l'art et de la littérature, elle ne sourit aux hommes que mystérieusement. Je sais bien pourtant qu'elle nous aime: elle nous aime parce que nous nous aimons et qu'on ne nous aime pas. Tu ne peux pas savoir, toi: tu ne crois pas en Dieu. Mais, vois-tu, il y a une chose menue et énorme qui parle pour nous devant Dieu: c'est la source de tous les sarcasmes, de toute l'incompréhension, de la haine des gens, c'est l'amas de leurs rancunes et de leurs mauvais sentiments; c'est de cela qu'est faite la sainteté d'un chacun, parce que c'est sa différence avec la bête, avec le commun, parce que c'est la synthèse de son âme, de reflets en relents, de négatifs en contraires, et parce que c'est notre beauté et notre portrait, notre annonciation, notre présentation au royaume qui n'est pas de ce monde. Antony écoutait avec patience. La mer avait l'air d'approuver et son murmure était un continu répons à ces litanies. Elle avait des tons qui dépassent les mots, ces tons qu'on appelle mourants, à cause que c'est la résurrection même. Emaux d'aube et de crépuscule ensemble, l'infini de la nuance, la pourpre et la flore de lune, des ors se dégradant, s'idéalisant, se virilisant, jusqu'au safran et à l'acier, des jets d'améthyste et des coulées d'émeraude, une incessante agonie de turquoises mortes en des sursauts de vagues, un tourbillon de saphirs et d'opales, des taches papillonnantes de rubis dans des meurtrissures de diamants, une envolée, au loin, de perles et d'ambre, un assaut d'écume marbrée et d'écume laiteuse, c'était une féerie superbe et mélancolique, c'était le trésor intact des anciens âges et c'était le pensif avenir, la contrée promise, l'époque promise, les âges promis aux âmes qui conservent encore l'espérance. La jeune fille poursuivait: —Tu n'as jamais été dans des assemblées ou au théâtre, tu n'as jamais étudié la foule, tu n'as jamais vu ces rangées de têtes plates, de corps tassés, ces apparences de mouvement, ces imitations d'intelligence, d'attention et les petits drames en simili qu'on sert à ce public. L'existence, les âmes, les passions, c'est comme le reste, en toc. Il y a des époques qui ne comptent pas dans l'histoire des temps, qui ne sont pas de l'histoire: nous sommes dans une de ces époques. Et Dieu s'est retiré du monde, laissant les choses aller comme elles peuvent, car Dieu a, lui aussi, le droit de rêver au-dessus de nous. C'est un interrègne, c'est une parodie du chaos et du néant, une tour de Babel morale où les dévouements, les héroïsmes et le génie sont vains. Nous sommes dans une année aussi sombre, aussi vide de tout sauf de terreur que l'An mil, nous sommes à la poterne d'une ère où nous n'entrerons pas et c'est tant pis pour nous quand il nous reste les ambitions et les désirs qui ont survécu à leurs siècles, à leur décor. On parle encore de pouvoir et de liberté! On parle de travail et d'effort. Hélas! —Il y a encore l'amour, dit Antony. Elle pleura. Il lui rappelait son abdication, sa déchéance consentie. Et l'enfant qu'elle entendait presque à son flanc, l'enfant qui lui criait son désespoir, cet enfant d'opprobre, c'était le présent renié et battu, c'était le hideux avenir, c'était une époque moins sourde qui triompherait peut-être, c'était sa force à elle, son principe de victoire, sa beauté, son âme, ce que Dieu avait mis en elle de destin et d'éternité qui s'en allait d'elle, de jour en jour, qui lui prenait sa chair, son sang, qui lui prendrait son lait, ensuite, ses heures et ses nuits, qui lui prendrait goutte à goutte sa tendresse et son émotion pour s'évader d'elle, pour s'éloigner, pour la laisser vieillie et pantelante, exsangue de courage, d'ardeur et de méditation, dépouillée, ruinée sans profit pour les peuples, pour la gloire et le bonheur des hommes. —Je t'aime, dit Antony. Sous ses larmes, elle l'enveloppa d'un regard fou. Celui-là s'abandonnait. Traître à son énergie, traître à sa mission, il acceptait le charme d'une heure et d'une aventure, il se résignait à vivre en son enfant, à lui passer sa vie comme une affaire mauvaise, à l'ajourner, cette vie, à ne pas la vivre lui-même! Il lui avait suffi de la rencontre d'une femme pour replier ses ailes rouges. Et ce couple d'orgueil, de combat et de domination, cette union où le vieux souffle du Graal tombait dans le sang âpre du peuple, dans le plus jeune sang de fureur et d'ardeur, ce couple se figeait dans l'attente d'un balbutiement frêle, de vagissements à calmer et de caresses à enseigner avant de les rendre. Tous les enseignements de ses maîtres, une science unique, un tempérament sans exemple lui seraient inutiles: toutes les leçons de la faim, les humiliations qu'elle lui avait infligées ne lui serviraient pas à lui. Elle frissonna. —Tu as froid, chérie? remarqua Antony. Elle se dressa, furieuse: il l'avait blessée dans sa pensée: —Tu m'as fait peur, jadis, et tu me fais pitié. Tu voulais tout. Tu me semblais un archange de proie, un brigand de grand chemin, du grand chemin de l'épopée. La révolution brûlait en toi, tu étais le meurtre, tu sentais de tout ton être l'avenir, l'avenir de sang et de joie, tu puais la liberté, la fraternité, tu puais l'idéal réalisé, tu puais le ciel fait terre, le fer, le feu et le pain universel, le pain réhabilité. Tu m'aimes, aujourd'hui, et c'est tout? Il y a deux mois que nous sommes dans ce trou de lumière, deux mois que nous pouvons lire en nous, sans compagnons, sans indifférents. Et tu... —Tais-toi, commanda doucement Antony. Il n'y a pas de jour où je n'aie eu l'envie de te tuer, pour me ressaisir, pour pouvoir m'en aller chez moi. Sa barbe avait repoussé. Courte et frisée, elle avait piqué d'abord la grande-duchesse, profondément, délicieusement: ce lui avait été le cilice du baiser, sa punition immédiate, dans la jouissance. Il avait l'air maintenant d'un jeune missionnaire de désordre et de foi sans Dieu. Il ricana. —Femme, femme, croirais-tu que l'action, c'est le tumulte? Les cris épuisent. Je m'instruis. La mer m'apprend à détruire. Elle est patiente. Elle n'obéit qu'à soi. Elle monte, elle s'élance quand elle veut. Moi, je saurai l'heure au tocsin de mon âme. Je t'ai détestée, de t'adorer. J'ai supposé, comme toi, que tu me gênais. Puis j'ai vu que tu étais dans mon apprentissage... Clémentine-Alessandra avait subi sa voix tranchante, mais elle s'écria: —Ton apprentissage... Non! non! ma vie; comme je suis ta vie! Nous agirons ensemble. Je t'aime, je t'aime. Antony hocha la tête: —Vous autres, les rois, vous ne savez voler qu'en bande. —Voler! tu voudrais voler! —Laisse donc, dit Antony. Je plaisantais. Je donne le temps de germer à mon destin en même temps que notre enfant. Nous serons deux, après. —Trois, Antony, trois! Je t'aime. Je t'assure que nous sommes ensemble, liés à jamais et complices. Ce serait abominable de ne me jeter que l'aumône de tes baisers; il me faut ta vie, ta confiance d'esprit et de volonté. Je suis forte, je voulais agir, moi aussi. Mais maintenant, c'est moi qui te prie de rester tranquille. L'époque n'est pas à nous. Attendons. Le spectacle de cette mer, les variations de sa splendeur, ces jeux de soleil, mon amour, où trouver tout cela? C'est un miroir pour le feu de nos cœurs et c'est de la paix pour notre cœur, car elle nous sature de santé et de vie. —Celui, murmura le jeune homme, qui jette deux sous à un pauvre joue à être Dieu puisqu'il lui permet, au pauvre, d'exister un peu encore. La mer nous donnerait la santé des bourgeois, l'élixir des plages. Or ce n'est pas une plage, ici. C'était le paysage le plus intime et le plus large qui fût: pas de sable, pas de galet, pas de falaise: la mer mordait les champs à même et avait l'air de leur accorder une grâce en empêchant l'herbe de pousser. C'était d'une merveilleuse stérilité. Une ville s'étendait, assez près, invisible, retenant dans ses chalets et ses casinos, en contre-bas, les inévitables touristes de l'été: au-dessous, au hasard de vallonnements et de descentes, des villages s'étaient dressés en demi-cercle, face à la mer, des villages ou des hameaux s'étaient dressés plus haut, découronnant les points de vue de leurs arbres centenaires et les remplaçant par des tables, des chaises, du cidre doux et de l'air panoramique en supplément. Les deux jeunes gens habitaient une vieille maison carrée, cachée dans une cour d'honneur taillée au cœur d'une forêt. Les arbres poussaient autour: à peine si deux allées menaient à l'étroite demeure: quinconce de style et route sévère. Ailleurs la forêt poussait et les arbres avaient l'air de grimper l'un vers l'autre parmi les accidents d'une colline tortueuse. Le domaine déjà grand était agrandi d'une paix absolue: pour la première fois, la princesse s'était crue souveraine et avait eu l'idée d'un territoire. De sa plate-forme, après les arbres, dans le zéphir, elle apercevait la mer légère, la mer qui commençait et s'arrêtait à la ligne d'horizon, comme s'arrête ce qui ne finit pas. Elle descendait vers elle avec Antony: le chemin irrégulier, les arbres capricieux la lui dissimulaient parfois et c'était un plaisir pieux pour elle de la reconquérir et de la contempler plus proche comme si les deux altesses jouaient à cache-cache. C'était, décidément, une conquête. La mer ne venait pas jusqu'au grand-duché de Schmerz-Traurig et c'eût été cette mer du Nord, sèche et sans grâce. La mer, ici, souple, d'un gris si discret et se ridant de clarté, se fendant, éclatant de richesse à facettes, se variant de joyaux, courant, glissant, se parant de voiles rousses et de voiles blanches: c'était du nouveau et un nouveau royaume. Antony et Clémentine se baignaient en une complète solitude: les voisins les plus immédiats étaient distants de 3 kilomètres: c'étaient d'autres êtres qui tâchaient à se résigner et qui, derrière un rideau d'arbres, à cent pas de la mer, avaient disposé un paysage de Trianon: des saules penchés, un lac, une mélancolie élégante et le _je ne sais quoi_ du dix-huitième. Ils avaient désiré des honneurs qui n'étaient pas venus: ils se consolaient avec un univers à soi. C'est ainsi que, entre un vieux port et une station de plaisir, deux couples de tristesse, un jeune et un vieux, vivaient leur exil sans aucune gêne. Ce jour-là, Clémentine et Antony demeuraient dans une sorte de crique. —Nous ne sommes pas ici pour guérir, répéta le jeune homme. Nous devons souffrir l'un de l'autre. —Non! non! s'écria la jeune femme, nous sommes ici à l'abri des hommes. Rêvons-ensemble. Ne rêvons même pas. Offrons-nous à la nature; nous ne sommes que nature, et soyons joyeux de la joie rare qui vient à nous et qui nous enveloppe. Je n'ai jamais été si heureuse: il fait si beau! Et toi, résistes-tu encore? Je t'aime comme un enfant. J'ai toujours peur que tu perdes quelque chose, un peu de ton caractère et de ton âme: je n'ai pas de crainte pour ton cœur, je le garde sur moi, en moi. Mon petit, mon petit, ne me trompe jamais: reste ce que tu es, ce que tu as été, formidable et tendre. Je suis plus âgée que toi, pas beaucoup, mais ça me suffit pour des émois incessants. Et ma condition, mon argent, c'est encore une manière, vois-tu, d'être plus vieille que toi. Pardonne-moi mes transes comme tu devrais me pardonner mon amour si tu ne m'aimais pas. Mais tu m'aimes, n'est-ce pas? tu m'aimes? Le crépuscule commençait de tomber par blocs de magnificence. La mer semblait héraldique, toute d'azur. Un reflet rouge du soleil couchant emplit les yeux d'Antony quand il répondit: —Je t'aime, oui. Je t'aime. La princesse n'interrogeait plus. Elle jouissait tant du silence qu'elle ne le troublait pas même d'un baiser. Elle écoutait leur seul cœur battre dans l'heure sainte. La mer se repliait sans fin comme un tapis de prière et se déroulait comme un étendard. Son rythme était liturgique et son geste immense et simple, son bourdonnement de travail incompris signifiaient, criaient, imposaient la vie. Clémentine-Alessandra prit la main de son amant: —Ah! dit-elle, il faut attendre. Faisons l'avenir. Si l'époque est si laide, c'est qu'elle a le masque, qu'elle est grosse de temps plus admirables que jamais. —Oui, dit une voix grave, derrière eux. Ils se retournèrent. La grande-duchesse poussa un cri et crut qu'elle allait choir à genoux. Un homme était là, qu'elle n'avait jamais vu et qu'elle connaissait bien. Il apparaissait en pleine lumière, dans des reliefs de pourpre et de la poudre d'or. La terre qui s'ensommeillait, le sol plus dur et la nature plus molle, la mer qui se gerçait et qui murmurait, le soleil fondant en une apothéose subtile, tout se couchait autour de lui et lui adressait, comme un hommage de théâtre, des rayons, des valeurs, lui dessinant un cadre infini. Il était vêtu d'un complet gris de passant et il semblait se mirer dans ce qui restait du soleil. Il parla doucement: —Ma cousine, vous m'avez donné bien du mal. Lorsque j'ai appris vos discours de l'Hôtel Continental, vos discours et vos idées, j'ai voulu vous connaître. Je vous ai demandée à vos gens et à vos maîtres, je vous ai cherchée partout. Je vous trouve enfin. Bonjour. Vous n'avez pas mauvaise mine. Il s'arrêta un instant et la considéra: —... Vous avez même grande mine. Vous avez une belle âme. J'aurais dû vous connaître depuis toujours. J'ai entendu de vous tout à l'heure des mots inouïs, des mots de ce deuil auguste et éternel qui est la livrée royale. Je suis venu causer avec vous. Nous sommes malheureux l'un et l'autre. Le soir tombait, absolument, et moulait l'étranger dans sa silhouette, le réduisant à lui-même et à son ombre, lui refusant l'aumône des feux naturels et des fantômes de vagues polychromes. Il se dressait net, pas trop grand, épaissi d'une paix résignée, mélancolique comme à la parade. Antony écoutait, sans un geste. —J'avais confiance à votre âge, ma cousine. —Sire, vous alliez régner. —Et vous, savez-vous si vous ne régnerez pas? Elle eut un regard éperdu. Le jour fuyant, la mer d'émail vert-de-grisé, l'heure lente, tout lui paraissait enlever avec soi la chère figure, le corps familier qui reposait à son côté. La ténèbre emportait Antony, Antony sombre qui ne comprenait pas et qui réfléchissait. Régner! régner! Sa fougue et sa bonté, son génie lui revenaient. Mais l'empereur poursuivait: —Voici une étrange entrevue. Je ne suis pas chez moi. A peine si Votre Altesse est chez elle, puisqu'elle n'a plus ni domaine ni patrie. Je ne sais comment me présenter: il n'y a pas de protocole entre un usurpateur et une exilée. Je vous admire et je vous aime. C'est tout. Il y a longtemps que je n'ai pas entendu parler royal. Car il y a une langue royale et une race royale qui se partage entre les peuples et dont les descendants peuvent changer de trônes car tous les trônes sont à eux. Henri III a pu, sans déplaire à Dieu, aller en Pologne, avant d'hériter de la France. Léopold de Lorraine avait le droit de transporter son Altesse en Toscane avant de se réveiller Majesté d'Allemagne. Napoléon était dans la tradition lorsqu'il dotait ses frères et ses sœurs de royaumes changeants: il était entré, lui et sa famille dans notre famille à nous, dans la famille des rois, par la brèche. La grâce de Dieu n'a ni frontière ni limites de sang, elle n'a ni quartiers ni règles: lorsqu'elle vous a sacré, lorsqu'on s'en est sacré, on est roi, de droit et de fait, parce qu'on est né roi. Et la terre entière appartient, doit appartenir à cette famille. Famille infortunée à notre époque et c'est à moi de la reconstituer, de la faire. Les rois ne croient plus: ils règnent comme ils gouverneraient. Ils ne comprennent plus, ont peur, s'ennuient: ils acceptent leur mission comme une charge, comme une magistrature. Je voudrais réchauffer ce sang, galvaniser ces âmes, ressusciter l'âme totale, l'âme divine et humaine de la royauté, l'âme de l'univers distribuée à une douzaine de princes en qui repose et bat l'existence absolue du monde, qui sont leur peuple, couronne en tête, qui peuvent le bien et le mal et qui font le bien, par prédestination. Mes voyages, mon inquiétude en visites, mes conversations vagabondes, ce ne sont pas de bavards excursionnismes, c'est un pèlerinage vers le secret du pouvoir souverain, vers le Graal royal. Je me suis précipité sur le trône comme on se jette à cheval. J'étais un jeune sous-lieutenant de hussards auquel sa naissance avait cousu, de tresses en croix, les insignes de général-major. Tout chantait, tout grondait en moi, des musiques de ciel et d'eau, des hymnes, des marches guerrières, de la philosophie, de la poésie, la question sociale, le bonheur des peuples dont je me sentais étouffer comme en une grossesse, des conquêtes et le plus beau spectacle à offrir au monde et aux siècles à venir. C'était un trouble, une angoisse, une ivresse; c'étaient des monstres et des appels d'au-delà à noyer dans une charge de cavalerie. Et ma solitude radieuse et tourmentée, mon inspiration incessante et douloureuse, ma foi et mon désir, je voulais les varier, les amuser, les contenir du galop d'un état-major, de chevaux et d'armes collés à mon flanc, à ma poitrine, de sueurs loyalistes, de sang vassal, de coups de feu ennemis; je voulais tomber dans la mêlée: je n'ai pas pu. J'ai continué à penser et à rêver, à affubler mon âme d'empereur de tuniques et de plaques, ainsi que j'eusse fait d'un mannequin de roi; j'ai parlé pour des conscrits et des ouvriers; j'ai brisé un formidable serviteur qui restait le prisonnier de ses services et de ses victoires, qui restreignait le triomphe et les conquêtes à des bornes et des acquêts terrestres, qui ne voulait pas laisser la grâce et l'esprit de Dieu souffler sur nos provinces. J'ai dessiné et composé, j'ai voulu être le trésor de mon peuple, son trésor de guerre et son esprit, j'ai lutté contre la fatigue, la faiblesse et la fièvre, j'ai voulu être sa santé et sa force et j'ai lutté contre mes colères, car je voulais être la paix. Il parlait dans la nuit. Sa voix s'élevait dans la marée montante, surnaturelle et passionnée. On lui devinait des yeux de femme, cette sentimentalité germanique qui est un sixième sens, de la grandeur, de la vérité et un peu d'amertume. Il se confessait à une sœur et il prononçait en même temps son apologie pour cette France où il errait clandestinement, pour cette France qui était son péché—à cause qu'elle n'était pas sa sujette. Il allait: —J'ai réfléchi. C'était, non le temps de s'enrichir, mais d'enrichir un peu les autres, de leur désapprendre la misère et la haine. —Et vous n'avez pas pu non plus, gouailla Antony. Ces trois créatures ne s'apercevaient plus: elles étaient, uniformément, du noir. L'empereur ne s'étonna pas. —Non, répondit-il tranquillement, je n'ai pas pu. Des obstacles, à tout instant, ont jailli tout hérissés, des mauvaises volontés... —Non, affirma Antony, des volontés: c'est la concurrence, c'est le peuple qui veut faire lui-même le lit où se coucher, qui prend ce lit où il le trouve, où on le lui cache, c'est le peuple qui veut lui-même cuire son pain et se chauffer à son feu de cuisson, c'est le peuple qui veut se défendre lui-même quand on l'attaquera et contre qui l'attaquera, c'est le peuple qui veut penser lui-même, chanter lui-même et savoir écrire lui-même ce qu'il veut chanter et ce à quoi il veut penser. —Le peuple? Qui ça? —C'est moi! clama Antony. Il avait été furieux, énorme, déchirant. Il avait ébranlé le paysage. Le feu roulant d'un phare le frappa au visage d'un coup rouge. Ses yeux étaient désespérés et sa bouche tordue d'un enthousiasme actif, d'une bonté agressive et tortionnaire. Il s'affirmait le champion, le fléau social, le fléau de l'humanité. —Non, répartit l'empereur. Vous n'êtes pas le peuple. Vous êtes un homme. —Vous aussi! gronda Antony. Pas plus! Pas plus!... —Vous êtes anarchiste, mon ami, murmura doucement le prince. Tuez-moi. —Non, non, pas ici. Vous auriez l'air d'être venu au couteau. Ce n'est ni votre place d'empereur ni votre place de mort. Vous n'êtes pas chez vous. Vous êtes encore en pèlerinage, en déplacement de famille. Qu'êtes-vous venu chercher ici? Il s'était exprimé durement, en chef qui possède la dernière raison, le fer. —Mon ami, vous ne m'effrayez pas. Je vous connais. M. Eusèbe Gaël m'a donné sur vous les renseignements les plus complets. Je vous ferais mes compliments sur votre bonne fortune si vous ne la méritiez pas. Vous avez du cœur. Quand on accepte l'esclavage que vous avez subi, quand on a de vos mots et de vos silences, on réhabilite la liberté—et une bonne fortune n'est plus une bonne fortune, c'est la fatalité. Quand j'ai commencé à chercher la grande-duchesse, je ne cherchais que son discours de l'Hôtel-Continental, son mal d'empire dont je souffre, moi aussi, de l'autre côté. Quand j'ai su votre histoire, je ne vous ai plus séparé d'elle: j'ai eu besoin de vous aussi. Nous avons toute la nuit à nous! elle est belle. Nous pourrons causer. Excusez-moi de ne vous avoir point jusqu'ici adressé la parole: nous n'avions pas été présentés. Vous vous êtes présenté vous-même, la pointe en avant. Vous êtes peuple ou vous le prétendez, je suis prince: vous n'êtes pas mon frère, vous êtes presque mon enfant. Je vous envie, mon ami. Vous n'auriez eu ni mes doutes ni mes hésitations. —Sûr! dit Antony. Mais vous autres, les rois, vous n'avez jamais des mesures révolutionnaires. Vous avez peur de votre pouvoir, vous êtes contents quand on vous le rogne, quand on vous le châtre, quand on vous le coupe en petits morceaux bariolés. Il faudrait tout prendre pour tout donner. —Et Dieu? demanda l'empereur, Dieu dont j'attends un signe depuis plus de dix ans, avant d'engager une action toute prête, Dieu dont j'attends le bon plaisir avant de le faire triompher dans sa gloire, dans la perfection humaine? Nous ne pouvons rien bouleverser. Le ciel veut qu'on le mérite: il faut des vertus et des peines et la justice éternelle ne peut exister qu'en raison de l'injustice qu'elle laisse çà et là, pour faire sentir la différence, comme le vice et le malheur pour être le repoussoir de la lumière divine, l'ombre sainte, le couloir obscur du paradis. Si je me résigne, si je demeure dans un néant casqué et paré, si la force dont j'étouffe, si les idées que je détourne, si mes plans, mes coups de génie, mes audaces de réalisation deviennent de la fièvre et rien que de la fièvre, si les chevauchées inouïes qui m'emplissent échouent en vaines croisières sur des yachts de plaisance, c'est que je me sens la rançon de l'avenir. Personne n'a été plus ambitieux que moi et je vais racoler des géants comme le père du grand Frédéric, je vais être un empereur-sergent, mais je donnerai de beaux hommes aux temps futurs. —Sire!... protesta Clémentine-Alessandra. —Ah! ma cousine, je vieillis et je suis triste. Je suis venu pleurer avec vous. Nous savons tous deux pourquoi nous souffrons; mais vous, vous avez encore une illusion que je n'ai plus, vous êtes la femme de ma douleur. Dans son caprice, le feu du phare éclairait à plein sa face. Ses moustaches à angle droit qui, roides en leur flamme, rejoignaient presque son chapeau de touriste, ses chairs un peu molles, ses cheveux drus, tout traçait, en traits appuyés, un cadre à ses yeux. C'étaient des yeux d'ascète et d'astrologue, perçant, enveloppant et caressant, yeux d'emprise et d'étreinte, d'extase aussi, de soif et de besoin dans le songe et dans l'infini. Ils observaient, cherchaient, comptaient et, après une revue immense d'hommes, de richesses et de terres, allaient se perdre plus loin dans ce qui déborde le monde et les mondes, qui trouaient le ciel pour voir plus haut. Ils roulaient des vaisseaux sur ces vagues et des naufrages au-dessous d'elles,—et les utopies comme des sirènes leur souriaient au ras des flots. Leur couleur pâle, se variant de la turquoise à l'améthyste, de toute la gamme des saphirs à l'opale, se fondait, se fonçait, disparaissait dans la pourpre du feu rouge, du feu de phare. Antony ne voulut apercevoir que du désir en ces yeux, un douloureux narcissisme, la contemplation—en dehors de soi—de son être, de son fantôme doré, de son idole idéale. —C'est vous qui êtes une fille! cria-t-il. Il était jaloux de ce mot: «La femme de ma douleur.» Elle ne pouvait être la femme de personne, de rien; il n'admettait ni rêve rival, ni misère rivale: elle était à lui, voilà. —Oui, répéta-t-il, vous êtes une fille, la fille de l'Europe, la fille publique des peuples, qui s'offre à la gloire, à la victoire, puis à des parades, à tout. Une voix siffla dans la nuit: —Tais-toi! Tais-toi! Et elle ajouta en allemand le bref: _Still!_ qui impose non pas seulement le silence aux hommes et aux chiens, mais le repos et la tranquillité. Puis Clémentine-Alessandra se tourna vers l'empereur: —C'est à moi à demander pardon à Votre Majesté. C'est quelqu'un de mes gens. Il ne sait pas. Il n'a pas eu à s'oublier puisqu'il n'est pas... L'empereur ne pouvait l'apercevoir. Elle lui apparut transfigurée. —Je vous remercie, dit-il. Je ne vous vois pas. Mais vous êtes belle, de votre mot. Vous êtes, ensemble, l'Allemagne et le principe divin. Vous êtes Allemande et vous êtes reine. J'avais à craindre que vous me haïssiez, que vous en soyiez restée à votre dépossession, que je fusse pour vous l'envahisseur et l'usurpateur. Mais vous savez où bat l'âme de l'Allemagne: vous la respectez, vous l'aimez en moi, malgré mes faiblesses à moi. Ma cousine, ma cousine, vous m'avez fait du bien. J'aurais pu croire cet homme: vous avez crié malgré votre cœur; vous avez été l'Allemagne entière et la juste postérité, d'avance, en mieux. Vous êtes une princesse du Nord. Il y en a eu avant vous: il y a eu votre vieille marraine, la reine de Suède, Christine-Alessandra. Il y a eu aussi la Palatine dont on édite sans fin des grossièretés, des jugements appuyés sur la Cour de Louis XIV et qui avait du cœur, malgré tout et tous, la Palatine qui a écrit la plus belle page que je sache sur «Petite Madame», une enfant royale qui avait un cancer, qui était difforme et qui mourut toute petite, sans parler... Jamais la grande-duchesse n'avait autant souffert. Son cri spontané, son cri de famille, son cri de caste, son cri d'éternité lui rentrait dans la gorge, en des sanglots de sang. C'était elle qui s'était oubliée, qui avait oublié ce qu'elle était devenue, à qui elle était, c'était elle qui avait commis une trahison. Antony qui était là, tout proche, ne lui fut plus qu'un déchirant souvenir: elle trembla de lui, et les larmes qu'elle lui coûtait, l'humiliation dont elle le marquait la brûlèrent honteusement, au principe même de la vie. Toute sensation, toute volupté, le remords, la servitude sentimentale et sensuelle, l'angoisse, ce fut pour elle un étau meurtrier que l'empereur resserra plus étroitement de ses derniers mots: il la rejeta à sa grossesse, il agita devant elle un spectre de futur. Elle n'avait jamais songé que son enfant pût être laid: il défigurait son enfant, il lui imprimait des plaies et des scrofules et ses mots se multiplièrent. Pour la première fois elle se sentit mère puisqu'elle frissonnait de son flanc. —Sire, dit-elle, sire, par pitié! Je suis enceinte! C'était un aveu et une supplication. Elle demandait sa grâce non au roi, mais à l'enfant écrasé, à Antony muet de colère et de honte. Elle proclamait son amour, elle le tirait de l'abîme où elle l'avait plongé pour se faire, elle, sa chose, pour s'en envelopper comme d'une chemise d'autodafé, pour s'y enfermer à jamais. C'était la dernière abdication. —Enceinte! murmura l'empereur, enceinte! De lui! Il ne comprenait pas. Dans l'échelle des peines qu'il acceptait pour les siens, dans le roman de sa cousine, il n'avait pas prévu cette consécration, ce raffinement de damnation. Sa voix changea. Ce furent des paroles de maître mécontent et ce furent des paroles navrées, la ruine absolue d'un enthousiasme, un désenchantement cadencé du reflux de la mer. —Ma cousine, j'étais venu vous apporter mon empire à moi puisqu'il vous fallait un empire. J'étais venu vous transmettre mon songe et mon destin: je venais vous demander votre main pour mon fils. Vous auriez été ma fille et mon compagnon, vous auriez grandi, vous auriez agi à ma place et nous aurions été heureux tous deux, d'un bonheur qui aurait été bien à nous puisque c'était le bonheur de tous par nous réalisé. Je ne puis plus. L'enfant, cet enfant, vous n'avez pas le droit..... il n'a pas le droit!... Il n'achevait pas. L'horreur l'étouffait. Tragique, tyrannique, il se décida: —Cet enfant ne peut pas naître. Presque morte, la princesse balbutia: —Votre Majesté, Votre Majesté me conseille, m'ordonne d'avorter! Sèchement, l'empereur prononça: —Les princesses n'avortent pas: ce sont les siècles qui avortent. Et nous avons droit de vie et de mort. —Sire, sire!... répéta la jeune fille, défaillante. —Vous devez régner, commanda l'autre. Vos enfants doivent naître princes. Cet enfant ne naîtra pas. Antony s'était précipité. Il prenait l'empereur à la gorge. Il disait: —Cet enfant naîtra. Je suis plus fort que vous. Je suis le père. Un cri glaça sa main régicide: Clémentine-Alessandra s'était évanouie. Cette nuit sans lune, cette nuit sans étoile, cette nuit de surprise, de sublime et d'assassinat, cette fatalité, la plus grande qu'on eût imaginée, ce conflit, le duel de son ambition et de sa tendresse, de son amour du peuple et de son amour, tout la jeta à terre: elle eût voulu couler à pic, se dissoudre, lambeau par lambeau, à des rochers de rédemption, pourrir debout sans réfléchir, sans penser. Dieu eut pitié d'elle et de ses bourreaux: les deux hommes restaient stupides. Ils écoutèrent un moment leur cœur battre sur cette forme sans mouvement, puis, doucement: —Nous ne pouvons la laisser ici. Emportons-la, dit Antony. Je vous montrerai le chemin. Sans un mot, l'empereur se baissa avec le jeune homme. Ils prirent le corps inerte et s'éloignèrent lentement de la mer. C'était, dans la pleine nuit, un convoi d'une détresse infinie: les deux hommes songeaient à leur mission commune et à leurs âmes ennemies. Le fardeau leur pesait, de son orgueil et de son ventre: l'empereur se troublait de l'avenir des peuples; Antony, violemment, forçait l'avenir: il voulait de lui son enfant, contre le droit divin, contre tout. Leur condition et leur devoir disparaissaient peu à peu, au long de leur route, dans de la fatigue. Ils butaient sur des arbres et s'efforçaient tout de suite, humblement, à ne plus secouer ces pauvres paupières closes, cette triste chose affligée. Ils ne voulaient pas la réveiller: ils auraient pleuré avec elle. Lorsqu'ils l'eurent déposée sur son lit, dans la petite maison, là-haut, ce ne fut plus que deux hommes et ils se saluèrent à travers les siècles, la mort et l'impossible, du sourire de deux frères. VI «PETITE MADAME» «Un cautère qu'on lui fit mal à propos à la nuque lui avait tiré la bouche tout de travers, au point qu'elle était presque toute sur la joue gauche. Voilà pourquoi elle avait grande peine de parler et qu'elle parlait peu. Il fallait être habitué à sa prononciation pour la comprendre. Lorsqu'au moment de sa mort, sa bouche se redressa, elle n'était pas du tout laide. Je fus présente à sa mort: elle ne dit pas un mot au roi, quoiqu'une convulsion lui eût remis la bouche. Le roi qui avait un bon cœur et qui aimait tendrement ses enfants pleurait de tout son cœur, et me faisait pleurer aussi. La reine n'y assistait pas: on ne lui avait pas permis de venir parce qu'elle était enceinte. Il est faux que la reine soit accouchée d'une négresse. Feu Monsieur qui avait été présent assurait que la petite princesse était laide, mais pas noire. On ne peut dissuader le peuple que l'enfant ne vive encore, qu'il ne soit dans un couvent à Moret, près de Fontainebleau. Cependant il est certain que l'enfant laide est morte: toute la cour l'a vue mourir.» Il n'y a, dans aucune langue, de page aussi éloquente, aussi pleine, qui sente tant la femme, la mère et la princesse: c'est de l'humanité, de la fatalité, c'est l'oraison funèbre et la miniature, la fresque et la draperie de deuil: c'est précis, large, frissonnant et noble, d'une vigueur dans le trait, d'une tristesse résignée et d'une hauteur lâchée qui sont incomparables. C'est non la plume du courtisan, ni celle du courtisan aigri, mais le langage d'une parente et d'une observatrice. Ces quelques lignes de Madame Élisabeth-Charlotte, duchesse d'Orléans sur cette Marie-Thérèse de France, qui dura du 2 janvier 1667 au 1er de mars 1672 s'étaient gravées à vif dans tout l'être de la grande-duchesse de Schmerz-Traurig Clémentine-Alessandra. Il n'y a pires princesses que celles qui ne régnèrent point, à qui la nature refusa tous ses dons et qui, pour tout bien, n'eurent que leur naissance. Celles-là sont sacrées: c'est la rançon des trônes et des conquêtes, c'est la dîme que Dieu prélève sur les créatures auxquelles il consentit des sceptres et prêta des couronnes. Naître princesse, être laide, ne pas parler et mourir, quelle leçon pour l'ambition et quelle plus grande raison d'obéir pour ceux qui acceptent un roi comme ils acceptent la vie et la mort! Lorsque les jeunes princes viennent à décéder, on les appelle uniformément Marcellus, on leur attribue les regrets scandés d'espérances, l'humide épopée voilée d'élégie, le panorama de stériles triomphes, la gloire, enfin, molle et gracieuse que rêva, que tressa, que broda, que gémit pour un Marcellus présomptif un Virgile, d'ailleurs payé. Les princesses, elles, sont tout entières et à jamais ensevelies dans leurs robes; un tableau, parfois, de Van Dyck ou de Vélasquez demeure pour roidir à jamais un pli de leur vêtement, pour durcir le feu de leur pâle regard et pour immortaliser ce qui courut vers la mort—autant que faire se peut en suivant l'étiquette. On ne leur demande que de vivre juste assez pour concevoir et mettre au monde: donner au monde un mâle. Celui-là, l'histoire s'en charge. Aux femelles, il ne reste que le couvent ou le scandale,—ou les deux. Clémentine-Alessandra ne cessait de penser aux petites mortes: elle se les nommait au hasard des portraits enterrés parmi les musées d'Europe, au hasard des estampes et des épitaphes, et il en montait toujours au fond de sa science, il en venait des limbes—et de plus loin. Elle ne les chassait pas: ce lui était mieux que des sœurs, c'étaient les sœurs de son enfant. Et parfois elles amenaient leurs sœurs aînées ou leurs cadettes, celles qui avaient réussi, réussi à vivre. Celles-là étaient ses sœurs à elle. Elles n'avaient pas voulu régner: c'est parce qu'elles n'étaient pas assez malheureuses. Lorsqu'elles se réfugiaient dans un chapitre, la règle se faisait, pour elles, de brocart et de velours de soie: les dévotions étaient une collation délicate et qu'on offrait soi-même; les causeries, les méchancetés, les complots même empruntaient au lieu un je sais quoi d'innocent et de saint. Elles se tenaient dans leur rang comme un chacun se tenait au sien: elles ne désiraient rien plus que leur destinée écrite à son complet dans leurs armes et dans les fleurons de leur couronne, encloses en leurs couronnes fermées, aussi à l'aise à la tête de leur peuple et sur leur trône, lorsqu'elles y étaient appelées, que sur leurs prie-Dieu, à deux genoux. Elles souffraient plus que les filles du bas peuple: leurs pères n'étaient tyrans que pour elles ou bien ils s'essayaient et épuisaient leur fureur sur ce qu'elles symbolisaient: la faiblesse de la nation. Clémentine-Alessandra gardait pour la sœur du grand Frédéric, la margrave de Bayreuth, le respect qu'on ressent pour une martyre et la tendresse pour une parente pauvre. Mourant de faim, dédaignée, menacée, cette enfant d'esprit et de cœur à qui son sacrifice même valait des avanies et la haine de sa mère, demeurait attachée à elle comme une margrave de compagnie. Mais la grande-duchesse s'en revenait aux petites, aux princesses sans époux et sans fiancés qui n'eurent de la vie que leur naissance, à qui leur sang royal n'infusa pas de sang. Elle les aimait, d'avoir passé. Elles formaient sa cour et sa garde, sa garde contre les séductions de la terre et contre le leurre des temps qui ne sont point encore. Petits corps attendus, annoncés, délivrances sonnées et carillonnées, huiles du baptême en avance et les longues théories de guerriers et de légistes, la maison choisie et sur pied, les cordons d'ordre impatients, tout s'apaise, tout tombe dans le silence: ce n'est qu'une fille,—et une fille qui ne vivra pas. «... Elle ne dit pas un mot au roi, quoiqu'une convulsion lui ait remis la bouche.» Oh! la phrase atroce et belle! grosse de mystère et pure du feu vengeur! Toute revendication, toute colère, toute damnation s'inscrivent, profondément, en ce silence. Le père se soumet, pleure, oublie qu'il est roi. La petite a le pas sur lui puisqu'elle meurt; elle est plus que lui, puisqu'elle est laide,—de par lui. Et la grande-duchesse se demanda si sa petite fille, à elle, viendrait au monde, et si elle lui en voudrait d'être laide. Car ce ne pouvait être un garçon: la nature ne voulait pas faire cette injure à sa race et à la race des rois. Une petite fille, c'est le péché: le mâle, c'est le crime. Le bâtard, c'est le fléau du droit divin, c'est la chair de hasard armée contre le sacrement, c'est la guerre, c'est le parricide. Le bâtard, c'est l'invasion et la révolte. Elle n'avait pas de royaume: elle ne pouvait pas être punie d'un fils. Un fils d'un tel père! Père! Elle avait la tentation de sourire parmi ses tortures, à l'idée que ce nom de père allait à Antony. Il lui semblait de plus en plus jeune: c'était un camarade pour le petit être attendu, un compagnon de jeux, de jeux tristes, un frère de misère. Et il était le père, la source de vie, le principe de vie: il devait aide et protection à son enfant et à la mère de son enfant! Abîme d'ironie! Elle l'imagina courbé sur des ouvrages serviles, sans espoir et sans désir, ou possédé de sa fureur sociale et de son délire d'amour. Bientôt elle ne put plus songer. Elle avait mal. Horriblement ses entrailles lui pesaient et la tiraient. Elle était singulièrement malheureuse. Tout lui manquait, tout l'abandonnait: elle n'était plus que son mal. Elle avait fait ouvrir la fenêtre: il lui fallait un peu de mer, l'idée de la mer pour qu'elle se sentît moins seule et moins bas. Antony la fuyait: elle savait qu'il sortait pour pleurer et qu'il pleurait sans fin. Elle regardait devant soi, n'ayant besoin de rien que d'espace, d'immensité, du halo et du cauchemar lucide qui s'agriffe à la nature lorsqu'on l'a assez vue pour entrer dans son secret. Elle respirait la mer avant que de l'apercevoir. La mer montait vers elle et lui venait aux lèvres comme un lait d'au-delà: c'était du sang d'opale et des larmes d'améthyste, de la consolation et un surcroît de mélancolie, de la perle infinie et tragique—et l'âme lumineuse de la mort. Elle lui ramenait le souvenir de celui qui avait été l'hôte de sa détresse seulement, de cet empereur qui avait parlé et qui s'en était allé après l'avoir soignée quelques instants. Elle n'ignorait pas qu'il ne l'avait pas oubliée. Et elle avait songé à lui, désespérément. A lui, pas à son fils. Elle était trop vieille. Il fallait une enfant à cet adolescent rêveur, à ce pupille de la garde à pied qui s'endormait sur des voyages de Gœthe et qui s'éveillait dans la vallée de Valpurgis, à ce petit garçon qu'on gardait dans les songes et les utopies pour lui voler les réalités, né pour être l'éternel héritier et pour n'hériter jamais. L'empereur la voulait pour soi, vestale de son ambition, lui parlant de ses conquêtes idéales et partageant avec elle son empire en esprit. Il la voulait, cousine et sœur, attentive à ses désespérances et à ses convoitises, pensant pour lui, dessinant pour lui des plans de gouvernement et de bataille, démêlant l'avenir, sans cesse en train de dégrossir, de ciseler son domaine immense dans le globe du monde en ne perdant que les vaines scories, les océans sans profit et les terres maudites. Là aussi, on l'abandonnait. Ce qu'on recherchait en elle, c'était sa force secrète, c'était sa parole d'apôtre: ce n'était ni sa naissance, ni sa destinée. Malgré tout, dans du respect, dans de l'affection même, elle resterait parente pauvre, victime résignée à qui le spoliateur après fortune faite, offre l'ombre de son festin. Ce qui lui était dû, elle ne l'atteindrait jamais. C'était l'acclamation de son peuple, son autorité reconnue, sa fatalité proclamée. Son droit, c'était le droit divin, toute son éducation, toute sa sollicitude, son étude des gens, de leurs besoins et de leurs plaisirs, ses longues conquêtes sur le mal et sur la misère, ses desseins accomplis, ses réformes réalisées, un cortège de respect et d'adoration et l'attente, enfin, du bien, du pain, de la vie, la fonction naturelle, la mission continue de protection et de providence, de grandeur, de douceur, une paternité sans sexe de ses sujets nés et des sujets qui lui viendraient à naître de par les conquêtes. Son cousin avait été attiré vers elle par des trahisons, par des rapports d'espions: elle l'avait intéressé et touché. Touché! elle qui voulait commander, qui voulait imposer la joie! touché! Elle en demeurait honteuse dans son mal. Ce n'était pas des trônes qu'elle devait recevoir son trône. Il lui fallait la poussée populaire, l'appel d'en bas, l'appel universel. Il lui fallait le plébiscite muet des cœurs, l'élection de la misère et de la faim, la réparation, le miracle. Son cousin lui demandait des paroles, des confidences à échanger, une monotonie d'ambition jumelle et d'orgueil. Il lui demandait des veillées pourpre et une sorte d'inceste dans la majesté. Et il avait fini en voulant la faire avorter—comme une bonne. Dernier terme de l'existence des races maîtresses, dernier mot d'un chef à une souveraine, quelle horreur logique, quelle fatalité absolue, quelle rançon des pillages, des préséances, quel châtiment démocratique puisque le crime était consenti, ordonné, puisque le despote-type de l'Europe contemporaine s'armait complice et instigateur! La pauvre fille était glacée. Lourde de sa faute, terrassée, aigrie, piquée de feu, tirée, tenaillée, arrachée, elle n'avait la force ni de se plaindre ni de crier au secours. Elle se meurtrissait de son silence et de son abominable résignation. Et, seule, ne cessant point d'agoniser, mangeant cependant, car elle restait terriblement chrétienne et n'avait peur que du suicide, elle se tendait à l'idée d'assassiner peu à peu son enfant dans ses flancs, de lui refuser les soins infinis de la gestation, de le réduire à rien, de l'anéantir hypocritement, héroïquement, sur la route obscure de sa vie. Une seule fois, elle s'était révoltée, déchaînée. Elle avait pris son ventre à deux mains, en criant: «Voleuse! voleuse!» C'est que, à sa fièvre, à la contraction de ses traits, à un papillotement de son regard, elle avait deviné sa laideur, car elle ne s'était pas, depuis longtemps, confiée à un miroir. Elle n'avait jamais eu la vanité de sa beauté: elle avait d'autres vanités. Mais sa laideur l'avait mordue, hoquetante, folle, l'esprit voilé, la conscience abolie, devenue toute un ventre et un ventre informe; elle s'était indignée, elle avait appelé à soi sa science et ses spectacles: tout lui avait échappé. «Voleuse! voleuse!» Le morceau d'enfant lui tirait non sa chair et ses entrailles, son sang et sa moelle, mais ses pensées, ses desseins, ses projets et ses rêves: c'est de tout cela que l'enfant se faisait. Tout le secret de la princesse, ses joyaux de méditation et d'invention, ses trouvailles précieuses, ce qu'elle avait ravi aux siècles, aux cieux et aux dieux fondait en chair banale et brutale, tout retombait à un mouvant lingot de vie, à une masse pauvre de muscles, d'os, de gémissements et de souffrance. Rien ne subsisterait du rare, de l'unique, du divin, tout se perdait dans cette fosse commune qu'est l'existence, tout redevenait du mouvement et la béate satisfaction à puiser du lait et de l'air. «Voleuse! voleuse!» Et les temps promis et l'idéal dont l'humanité ne peut faire son deuil et le second Eden, ce serait elle qui... Et les réclamerait-elle? Les dons de sa mère, son génie familier et son génie se réveilleraient-ils jamais en elle? Le dégrossirait-elle de son opaque enveloppe, se révélerait-elle ange et âme, après son stage en nourrice, son stage de limbes terrestres? «Voleuse! voleuse!» Elle ne volait pas, elle tuait. Elle tuait de la beauté, du repos, du bonheur, de la gloire. Elle reculait les bornes de l'épreuve pour le monde, elle se formait du délice total, de ce que sa mère représentait de rédemption: tout cela, des larmes séchées, du pain assuré, des doutes calmés, tout cela, des grâces, du travail, de la paix, du savoir, tout cela, de la fraternité et de la foi, de la justice et de la bonté, ça devenait de la chair, ça se faisait matière, ça crevait, ça crevait dans un effort, ça crevait dans un essai de vie, ça crevait dans de la vie!... Infâme fécondité qui tuait l'âme de la terre!... «Voleuse! voleuse!» Elle lui volait tout, les pays prêts à la recevoir, à l'acclamer, tant de couronnes, tant de richesses à distribuer!... Elle l'empêchait d'être sublime. Et la princesse ne se décidait pas au crime. Ce jour-là, ce jour de crise, il lui sembla que la mer se montait de ton, qu'elle la gourmandait un peu, en se lamentant avec elle. Clémentine-Alessandra avait songé à sa mère. Faible femme! Elle n'avait pour soi que sa naissance et les malheurs des siens. Elle gardait cependant le prestige de la puissance—et son insignifiance était forte et prédestinée. Son union avec Otfried-Gutbert n'était pas une mésalliance: c'était un inceste. Deux lassitudes: la lassitude de la déchéance et celle de la prétention, deux exclusions, une vieillesse usée et pourrie, une adolescence creusée de pénitence et de prières, des vices et tous les vices ici, la vertu trop parfaite et pâle d'austérités là, voilà ses père et mère, voilà l'occasion de son existence! Elle avait été faite sans amour, de par la loi des races, péniblement: on l'avait non mise au monde, mais livrée à la terre et elle avait été contrainte de sauter des générations et des générations, de ne ressembler ni à son auteur mâle ni à son facteur femelle pour subsister, pour penser, pour ne pas être ou scélératesse ou néant. Elle aimait les auteurs de ses jours et elle tenait de leurs deux misères; elle avait besoin des infortunes, des méfaits, des confuses réflexions de son père pour penser et pour rêver, mais n'avait-elle pas eu plus besoin de son inaction, de sa lâcheté devant les choses et les gens pour entreprendre, pour oser, pour regarder en face et déterminer l'avenir? Elle n'avait rien à reprocher à son père: il lui avait servi de l'envers de son être, de son âme absente, de ce qu'il aurait dû incarner et représenter. C'est sa mère qui lui manquait, sa mère si bonne, si mère, charité et justice, sa mère, absolument sainte et absolument belle: elle avait disparu toute, en emportant, en endormant avec soi ses actions de grâces, ses supplications et ses macérations. Ame qui avait vécu,—si peu!—et qui s'envola, âme douce et pure, âme à peine soufflée dans un corps translucide et qui rougit d'être corps, chair insoupçonnée et dolente, ce n'était ni une épouse ni une mère, puisque c'était une sainte. Elle ne s'était pas pliée à la loi de nature, elle avait accepté la règle de sa caste et de sa race, elle avait subi l'étreinte en ne songeant qu'à l'accolade de son arbre généalogique, aux alliances de maison à maison, aux blasons renforcés et aux accouplements des écus jumeaux. Clémentine-Alessandra n'évoquait point sa mère sans colère: sa cendre ne lui tenait pas dans le creux de la main, c'était tout encens, elle était abandonnée pour Dieu, un Dieu qui ne la protégeait pas. Elle enviait les enfants de ces femmes qu'elle avait rencontrées sur les routes, qu'elle avait vu embarquer ou débarquer, pêcheuses ou vendeuses de pêche, hâlées, hommasses. Mais quel rêve! un petit qui a deux hommes pour le nourrir et pour le dresser! La mer, depuis, s'était, épaissie et gercée; une croûte avait poussé sur elle, entrelacée de goémons et de mousse figée, où les vagues se dressaient à pans droits et retombaient obliques, et les courants verdis s'éloignaient plus lents. La magnificence de la nature s'était restreinte: les arbres, jaunis d'un or avare, les frondaisons dépouillées, l'automne peu à peu chauve, le froid pénétrant, tout prêchait la petitesse et l'abdication. Le spectacle se raccourcissait et la nuit était pauvre qui survenait: la mer sifflait seulement à distance et la lueur des phares, rare et capricieuse, ne projetait plus que des clartés sinistres. C'est dans ce vide, c'est dans cette solitude à reflets d'enfer, c'est dans ce décor à fond immense que Clémentine-Alessandra, préparée à sa honte, approchait du terme de ce que les mortels appelleraient sa délivrance. Jamais une fille de sang souverain ne fut plus misérable. Son amant ne comptait pas pour elle, puisqu'elle n'en rougissait même pas. Il allait pleurer dans le vent comme il avait pleuré dans le soleil. Il lui parlait du bord de la mer, en priant la mer d'être son truchement et de traduire ses paroles en langage de cour, en murmures éternels. Une fois il s'approcha du lit de sa maîtresse et tomba à genoux: —Tu as mal, tu as bien mal?... dit-il. —C'est vrai, répondit la princesse. —C'est ma faute. Je ne me le reproche pas assez. Je t'admire trop. —Pourquoi, pourquoi? mon pauvre ami? —Tu ne les as pas écoutés, tous, tant qu'ils sont. Je les ai bien entendus qui te parlaient par la bouche de cet empereur, tu sais, ton cousin. Et tu as mal, chérie! —J'aurais eu mal aussi si je les avais écoutés. —Autrement, autrement. Tu aurais eu mal comme tu avais le droit. —Et le devoir aussi. —Non! Et si, si tu veux. Mais tu as mal pour moi tout seul, pour moi tout seul. Je t'aime, vois-tu. C'est comme si tu étais plus à moi, c'est comme si tu naissais à moi, avec l'enfant, c'est comme si, après sa naissance, je pouvais t'emporter, toute neuve, comme lui, dans mes bras, bien à moi, comme si tu étais ma chose et ma fille et que tu consentes à tout de moi. Tu ne sauras jamais combien je t'aime. Tes souffrances, celles que tu m'as imposées, tes dédains et tes tortures, tout me revient en beau, en bon, dans des flots. Tu n'imagines pas comme la mer te ressemble. Elle est notre témoin mais elle est ta sœur aussi, parce qu'elle est reine. Elle a tes regards à toi et tes sourires ensemble, et elle pleure comme toi. Lorsque je suis triste d'être debout quand tu es couchée, d'avoir faim quand tu ne manges pas et d'être loin de ma fécondité dont tu es victime, elle me console et m'encourage, a le bruit de tes cheveux dénoués et secoués, leur couleur et l'éclat de tes yeux. Et j'espère. —Tu espères? Quoi? Moi, je n'espère pas. Je ne suis pas ta femme. Je suis une fille séduite. Antony avait reculé. Il la regarda d'un air terrible. —Jure-moi que jamais tu ne me répéteras cela. J'ai réfléchi devant la mer. Tu es ma femme. Je n'ai jamais appris, je ne demande rien aux livres. J'ai écouté mon cœur et j'ai écouté son écho, là dedans, tu sais, le flux, le reflux, le tonnerre aussi. Tu es ma femme. Tu n'es qu'à moi. Je vais te sembler lâche. Mais que ta famille te réclame si tu as une famille!... Et si tu as affaire avec Dieu, vas-y, meurs, pour me montrer que tu n'es pas à moi. Autrement, je te garde, toi et le gosse. Je te veux. Je t'ai. Je te garde. Un sursaut l'avait tordue. Humiliée, révoltée, elle avait crié: —Mourir, ah! oui, mourir! Et Antony, triomphant, cruel, avait constaté: —Tu vois, tu ne peux pas! Puis, terrassé d'une émotion de gosse, il avait éclaté en sanglots, à genoux: —Non! ma chérie! Ne meurs pas, ne meurs pas! jamais! jamais! Elle le regarda avec un peu de dédain: il avait peur, hideusement. Il reculait devant un cauchemar. Il suait l'inévitable, la fatalité. Alors la princesse eut un sourire d'au-delà et effaça son mépris; une tendresse immense l'enveloppa: elle venait de comprendre qu'Antony la tuerait, qu'il la tuerait, oui! Qu'il la tuerait pour de bon, vraiment, sans métaphore. Il y avait des jours qu'elle mourait de lui, qu'elle se vidait en son fardeau, qu'elle se perdait en gésine, qu'elle avait abandonné par lui son rang, ses droits, ses espérances, son ordre de vie. Ce n'était pas tout: elle sentit absolument qu'il lui arracherait la vie, qu'elle était marquée et condamnée. —Pauvre garçon! soupira-t-elle. Elle était remuée d'un élan de gratitude et d'une extase. Aucun regret. Elle avait épuisé toutes les déceptions, tous les renoncements. Elle avait mal dans son amour et s'apercevait qu'il ne pouvait durer, d'abord, qu'il ne pouvait finir, ensuite: elle était antinomie et contradiction. L'existence lui apparaissait fausse, impossible. Elle entrevoyait maintenant une porte de sortie et quelle chère porte! Mais elle laisserait derrière elle tant de douleur chez son idolâtre bourreau! Elle lui permit doucement de conter son rêve et sa chimère, de l'emporter, dans des phrases scandées de larmes, au fond des pays d'utopie, de l'embarquer pour de la misère et de la faim, de lui préparer des années de labeur, de privation, de songe à deux et des accouplements vagabonds devant un rouge avenir. Elle éprouvait une petite fierté à savoir: Antony, lui, ne savait pas qu'il la tuerait. Et il allait, il allait, échafaudant une existence, leur existence cependant que la mort venait, par lui. Il la supplia encore longtemps: elle souriait et ne répondait pas. Puis quand les mots lui manquèrent: —Embrasse-moi, mon pauvre enfant! dit-elle. Il se jeta en pleine étreinte, la serra, la souleva, la prenant à poignées, l'écrasant: —Prends garde! gémit-elle. Il avait froissé son triste ventre. Il le respecta, frémissant pour son bien, avare de sa race. —Je ne t'ai pas fait mal, n'est-ce pas? Le sourire de la princesse était devenu plus douloureux: il oubliait la poussée d'amour, la flamme de désir, il ne se ruait plus: il se penchait sur sa machine de vie, sur son mal: elle était non l'amante mais la mère, l'apprentie qui s'essayait mal à son labeur avant que de se préparer au métier de nourricière: il n'avait pas eu un regard pour sa pauvre face gercée, soufflée, laide de par lui et pour lui, pas un regard pour son regard, pas de câlinerie pour sa lassitude: elle était sa femme, il l'attendait à l'œuvre. Elle imagina qu'il la haïssait de souffrir plus que de raison, de ne plus pouvoir porter son fardeau sur les routes, aux besognes des ménagères, au lavoir, à la pêche, comme les paysannes de ce pays, qu'elle restait étrangère pour lui et qu'il avait besoin de l'enfant pour la reconnaître, elle, et pour lui pardonner. Son navrement fut absolu: au plus bas de sa déchéance, elle n'abdiquait pas. Plus violemment, plus hautement que jamais, sa famille, ses peuples, ses trésors, s'en étaient venus l'obséder dans ce village perdu, dans cette terre ennemie. Le vieux Wolfgang l'avait bordée et bercée de vieilles légendes, de vieilles histoires et la tradition s'était renouée et, dans ses tortures, la nostalgie avait glissé son lent et sûr poison, sa douceur torve de narcotique mortel. —Tu es bon! murmura-t-elle. Antony n'avait pas répondu. Il s'était enfui vers la mer... Depuis, la grande-duchesse ne parla plus. Les choses se précipitèrent. Il faisait froid... La mer bourdonnait et mugissait: les arbres se courbaient et se secouaient dans une dévastation de ciel: il n'y avait plus ni couchers de soleil, ni nuit large, il n'y avait plus que l'horrible malaise, que la continue angoisse de la princesse... ... Le jour pénible se leva enfin de l'événement et Clémentine-Alessandra ne sentit ni déchirement, ni agonie; elle ne vit ni les fers, ni le sang: elle rugit son âme de honte, de colère, elle se tordit en un reproche épouvanté, elle connaissait pis que l'enfer: c'était un garçon! Elle le dévisagea, en un éclair: —Comme il lui ressemble! Crispé, atroce, sans vie encore, c'était Antony, ses yeux, sa bouche, et elle devina sa beauté. Le malheur était complet. Ah! flancs maudits! nature implacable! Le monstre! Elle n'avait que ce mot: Monstre! monstre! Elle voulait s'échapper de lui, prévenir les rois, ses parents: ce tout petit être nu, sanglant, elle le voyait couvert d'un autre sang, celui des souverains, le sang même du pouvoir! Elle n'eut pas un sentiment pour cet enfant. Elle se rejetait vers son passé, vers ses frères, vers ses cousins, vers une illusoire Sainte-Alliance. Puis elle crut que tout lui manquait; elle tomba, de sursaut en sursaut, en une fièvre cavalcadante, ailée, sinueuse, en une fièvre qui l'ensevelit vivante, qui la tendit et la garotta, fièvre de cauchemar et de rondes infernales, fièvre sans fin qui dura des jours et des jours... Lorsqu'elle en sortit, brisée, elle aperçut à son chevet une ombre nouvelle. C'était Eusèbe Gaël. Clémentine-Alessandra comprit que sa fièvre lui avait arraché, par lambeaux affreux, son désarroi, son secret, son deuil. Elle se représenta Antony affolé, cherchant une protection, lui aussi, et s'adressant au confesseur, au maître. Elle regardait l'intrus avec méchanceté. Traître, il obéissait au valet, il assistait à la ruine de son élève, il n'avait même pas la charité de la renier. Pourtant il l'avait bien aimée, et il avait bien espéré pour elle. Aujourd'hui il acceptait tout. Il apportait de la pitié, sans plus. Elle brusqua, malgré sa faiblesse, les explications. —Laissez-nous avec M. Gaël, dit-elle. Elle avait renvoyé jusqu'au médecin. Elle restait seule avec le philosophe. —Vous avez été gentil de venir, Gaël. Je voulais vous écrire. J'ai un service à vous demander. Cet enfant doit disparaître. J'ai compté sur vous. —Sur moi! La princesse ne s'attarda pas à l'accablement de Gaël. Elle parlait avec une extrême difficulté, mais énergique, héroïque en sa cruauté, elle voulait en finir. —Oui, sur vous. Je sais, je sais, Gaël, que c'est un monstre, un fléau. Emportez-le. —Il est si beau! dit Gaël, si délicat, si intelligent, oui, intelligent. Il a des mines, Madame, et il sourit, je vous le jure. Voyez-le. Voyez-le. Vous ne pouvez pas ne pas l'aimer. Il ne se refusait pas à une émotion d'enfant et de grand-père. C'était le petit qu'il avait toujours rêvé, le fils qu'il n'avait pas eu. Il l'avait d'abord chéri comme un magnifique arbuste d'expérience. C'était le premier être de la nouvelle race, le premier homme de l'ère neuve, c'était Demain—et la vie totale qu'il avait tant cherchée. Puis il l'avait charmé, touché naïvement: c'était son petit-fils, d'avance, et en mieux. —Votre Altesse ne se rend pas compte, poursuivait-il. Vous êtes malade. Calmez-vous. Elle n'a plus le pouvoir de condamner à mort cet ange innocent... —C'est vous qui ne vous rendez pas compte! interrompit-elle durement. Il ne s'agit pas d'exécuter un amant trop fidèle. Il faut sauver le vieux monde. Cet enfant est le fléau des rois, je le répète. C'est pis que la révolution. C'est le bâtard, enfin, le bâtard, vous entendez, pis que l'Antéchrist; il ne faut pas... —Je ne suis pas un assassin, gémit Gaël. —Je ne vous en demande pas tant. Vous l'emporterez ce soir. Elle avait ordonné. Elle n'exigeait ni serment, ni promesse. Elle avait ordonné. Cela suffisait. Gaël l'admirait, dans son horreur. C'était un chef... Les jours se tendent tout entiers sur leur instant de fatalité. Jamais il n'y eut de journée plus atroce et plus étranglée. Il semblait que la mer fût noyée dans la bruine, que toute la terre fût obscure, honteuse et repliée sur un crime prochain. Et, dans la petite maison tout le monde s'évita, tout fut silence. On ne pensait pas: on était angoisse et remords. Clémentine-Alessandra, seule, gardait sa sérénité. Pâle, ferme, fière, elle se sentait en état de grâce. Elle revenait à la religion primitive, avant la Réforme, elle remontait plus haut encore, au temps du martyre et au ciel. Elle avait une claire et lumineuse agonie, ne se reprochant rien et souffrant pour ses fautes. Elle faisait son devoir. Elle entrait, droite, dans une autre vie. ... Le soir vint enfin, un soir rapide d'hiver. Toute la maison était embuscade et guet-apens, d'un tragique immense et sournois. Gaël, à contre-cœur, préparait sa fuite. Des heures tombèrent. Et l'heure, l'heure suprême sonna. D'un pas de somnambule, Gaël se glissa hors de la maison. L'enfant, sur ses bras, lui paraissait plus lourd que les siècles. Il n'alla pas loin. Antony le prenait à la gorge, balbutiait: —Tu le voles... Tu l'emportes... Misérable! Et c'est elle! Une lueur de joie passa dans l'œil du vieillard. Il ne s'attarda pas à résister. Tout se précipitait. La destinée était là. Il tendit son fardeau au jeune homme: —Tiens! dit-il, crois-tu que j'aurais eu le courage de l'enlever? Les deux hommes se regardaient, misérables et sublimes, se souriant d'un sourire de complices sur l'échafaud. Mais leur émoi ne dura pas. Quelque chose fonçait sur eux, en un bond de fauve, quelque chose arrachait l'enfant et, de sauts effroyables en sursauts de chevauchées, descendait à la mer. Forme fantômale, bête impudique, âme forcenée, c'était la princesse, en chemise, les jambes nues, debout par un hideux miracle, la princesse qui avait non pas entendu, mais deviné, qui avait vu, et que l'indignation, la douleur, le désespoir jetaient, vivante encore, sur le chemin du crime nécessaire et de la bonne mort. Trahie! trahie toujours! Son maître, celui qui l'avait élevée pour commander à l'univers l'abandonnait: il ne voulait plus d'elle! Il choisissait ce malheureux... qu'elle aimait, qu'elle n'avait jamais tant aimé. Sa race, sa naissance l'emportaient. La fatalité... Non! elle ne voulait pas de la fatalité. Fouettée par le vent, les pieds nus blessés aux cailloux, les jambes nues, la chemise levée sur son pauvre corps, elle se sentait enveloppée dans son linceul souverain, dans son manteau d'apothéose. Elle allait... Folle... Folle... comme cette autre Allemande, Marguerite, la Marguerite de Faust... Mais c'était à la mer qu'elle allait se jeter, elle et son enfant, à la mer qui est souveraine, elle aussi... Le ciel s'était déchiré sur toute sa longueur. Des éclairs tourbillonnaient, en plein hiver; un tonnerre massif grondait sans fin. Il ne pleuvait pas. La nature était terrible et la mer démontée, grondante, trouée de lumière, vomissant de la lumière, recrachant le tonnerre et les éclairs, lançant de l'écume à la foudre, se ruait en assauts furieux... «Elle vient à moi, murmura Clémentine-Alessandra. Elle est bonne. Elle m'aura plus tôt.» Mais elle était soudain arrêtée. Un bras dément lui prenait le bras. Une voix bien connue lui ordonnait, suppliait, pleurait. «Non! Non! Non! n'est-ce pas?» Antony avait pu la rejoindre. Un éclair leur révéla, l'un et l'autre, la farouche désolation de leur être. Il l'étreignit. Une dernière fois leur cœur battit ensemble. Mais la jeune fille ne voulut pas. Elle mordit son amant d'un baiser furtif, d'un baiser d'adieu et s'élança... Elle brandissait l'enfant pour le précipiter tout de suite, pour n'avoir pas à entrer avec lui dans l'éternité. Alors, Antony n'hésita plus. Le poignard, le poignard qu'elle lui avait donné,... ce fut si prompt qu'il ne sut jamais, le poignard,... dans le cœur de sa maîtresse... Et l'enfant criait dans sa main, à lui. La princesse chancelait. Antony la vit encore le regarder... Il entendit encore «Merci! Merci. Je t'aime. Tu ne m'as pas fait trop mal!..» Délivrée des liens terrestres, Clémentine-Alessandra ne songeait plus à l'enfant. Elle mourait en amour, doucement. Antony voulut la prendre, la guérir peut-être, mais l'enfant le paralysa. Et un cri lui échappa: une rage plus forte de la mer, un assaut plus puissant venait d'enlever le corps. Un appel, un appel surhumain lui tira le cœur: «Antony... Antony!»... puis, plus rien... La tempête, la foudre... Et la mer avait lavé le sang. Le cri s'étranglait dans sa gorge: «Chérie! chérie!»... Des sanglots le surprirent. Gaël s'appuyait sur son épaule. —Je l'ai tuée, je l'ai tuée!... bégaya Antony. —Non. Je vous jure que non. Elle est morte. Il fallait qu'elle meure. La mer ne rendrait pas sa proie. Clémentine-Alessandra avait disparu tout entière. C'en était fait de tant d'espoirs, de tant de beauté: cette grâce, ce cœur, ce sublime, tout s'en était allé, dans une nuit de tempête, si brusquement.... Les deux hommes restaient muets devant le tombeau frénétique. Enfin Gaël caressa? l'enfant. —Il vit! dit-il. Et, simplement: —Rentrons. —Non! Non! cria Antony. Je veux qu'elle me la rende. Il montrait la mer. Gaël toucha l'enfant de nouveau. —Rentrons! il peut prendre froid. Alors Antony trembla. Cette course, ce drame... Est-ce qu'il allait mourir, lui aussi, cet enfant, son enfant?... —Il vivra? il vivra, n'est-ce pas? —Il vit! affirma Gaël. Il entraîna Antony qui, inconsciemment, berçait l'enfant. La tempête se calmerait. L'enfant retrouverait du lait. Rien n'était changé sur la terre: il n'y avait qu'une pauvre femme de moins. Gaël jeta un regard sur la mer. Là reposait haute et puissante dame Clémentine-Alessandra, grande-duchesse de Schmerz-Traurig, princesse... ... Gaël n'eut pas le courage de se rappeler plus avant. Une phrase de Bossuet lui restait seulement aux lèvres, comme un glas pour ce corps sans prière: «Madame est morte!... Madame est morte ...» THE END 21 janvier 1899-20 juin 1900. TOURS, IMPRIMERIE DESLIS FRÈRES, 6, RUE GAMBETTA, 6. TABLE DES MATIÈRES Page I UN LIT 1 II UNE COUR 37 III L'ERGASTULE 114 IV ICI L'ON DANSE 183 V DIALOGUE AU BORD DE LA MER 235 VI «PETITE MADAME» 283 End of the Project Gutenberg EBook of Sérénissime, by Ernest La Jeunesse *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK SÉRÉNISSIME *** ***** This file should be named 50580-0.txt or 50580-0.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/5/0/5/8/50580/ Produced by Clarity, Christian Boissonnas and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/Canadian Libraries) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright law means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you do not charge anything for copies of this eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports, performances and research. They may be modified and printed and given away--you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. START: FULL LICENSE THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License available with this file or online at www.gutenberg.org/license. Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. 1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be used on or associated in any way with an electronic work by people who agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works even without complying with the full terms of this agreement. See paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic works. See paragraph 1.E below. 1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the collection are in the public domain in the United States. If an individual work is unprotected by copyright law in the United States and you are located in the United States, we do not claim a right to prevent you from copying, distributing, performing, displaying or creating derivative works based on the work as long as all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily comply with the terms of this agreement by keeping this work in the same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. 1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in a constant state of change. If you are outside the United States, check the laws of your country in addition to the terms of this agreement before downloading, copying, displaying, performing, distributing or creating derivative works based on this work or any other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning the copyright status of any work in any country outside the United States. 1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: 1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, copied or distributed: This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have to check the laws of the country where you are located before using this ebook. 1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not contain a notice indicating that it is posted with permission of the copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in the United States without paying any fees or charges. If you are redistributing or providing access to a work with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted with the permission of the copyright holder, your use and distribution must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the permission of the copyright holder found at the beginning of this work. 1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm License terms from this work, or any files containing a part of this work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. 1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this electronic work, or any part of this electronic work, without prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with active links or immediate access to the full terms of the Project Gutenberg-tm License. 1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any word processing or hypertext form. However, if you provide access to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1. 1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. 1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided that * You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has agreed to donate royalties under this paragraph to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid within 60 days following each date on which you prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty payments should be clearly marked as such and sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." * You provide a full refund of any money paid by a user who notifies you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm License. You must require such a user to return or destroy all copies of the works possessed in a physical medium and discontinue all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm works. * You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the electronic work is discovered and reported to you within 90 days of receipt of the work. * You comply with all other terms of this agreement for free distribution of Project Gutenberg-tm works. 1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and The Project Gutenberg Trademark LLC, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below. 1.F. 1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread works not protected by U.S. copyright law in creating the Project Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic works, and the medium on which they may be stored, may contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by your equipment. 1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all liability to you for damages, costs and expenses, including legal fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH DAMAGE. 1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a written explanation to the person you received the work from. If you received the work on a physical medium, you must return the medium with your written explanation. The person or entity that provided you with the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a refund. If you received the work electronically, the person or entity providing it to you may choose to give you a second opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy is also defective, you may demand a refund in writing without further opportunities to fix the problem. 1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. 1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any provision of this agreement shall not void the remaining provisions. 1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance with this agreement, and any volunteers associated with the production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, that arise directly or indirectly from any of the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of electronic works in formats readable by the widest variety of computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. To SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state visit www.gutenberg.org/donate While we cannot and do not solicit contributions from states where we have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition against accepting unsolicited donations from donors in such states who approach us with offers to donate. International donations are gratefully accepted, but we cannot make any statements concerning tax treatment of donations received from outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation methods and addresses. Donations are accepted in a number of other ways including checks, online payments and credit card donations. To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works. Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.