The Project Gutenberg EBook of Au delà du présent, by Léonia Sienicka This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have to check the laws of the country where you are located before using this ebook. Title: Au delà du présent Author: Léonia Sienicka Release Date: February 16, 2016 [EBook #51237] Language: French Character set encoding: UTF-8 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK AU DEL DU PRÉSENT *** Produced by Giovanni Fini, Clarity and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/American Libraries.) NOTES SUR LA TRANSCRIPTION: —Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. —On a conservé l’orthographie de l’original, incluant ses variantes. —La table des matièrs a été rajoutée dans ce livre électronique. —Les lettres écrites au-dessus ont étées representées ainsi: a^b et a^{bc}. Au delà du Présent... _Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède et la Norvège._ LÉONIA SIENICKA Au delà du Présent... [Illustration] _PARIS_ ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR 23-33, PASSAGE CHOISEUL, 23-33 M DCCCCVII TABLE DES MATIÈRS PREMIÈRE PARTIE CHAPITRE PAGE I. 3 II. 21 III. 35 IV. 53 V. 78 VI. 98 VII. 125 VIII. 148 IX. 166 DEUXIÈME PARTIE IX. 185 X. 211 XI. 231 XII. 256 XIII. 287 XIV. 314 XV. 328 _PREMIÈRE PARTIE_ «Puissante comme un ouragan, la Folie elle-même arrête sur l’Homme son regard hostile et aile la Pensée pour l’entraîner dans le tourbillon de sa danse écervelée...» (MAXIME GORKI. _L’Homme._) [Illustration] Au delà du Présent... _PREMIÈRE PARTIE_ I IL est midi. Un soleil radieux, aveuglant, torride, fait resplendir l’écrin chimérique du ciel. L’herbe des pelouses miroite, les tendres fleurs se pâment, et le ruban de sable qui là-bas se déroule, invitant aux lointains et mystérieux voyages, semble tissé d’or pur. Le silence est si lourd, le calme si profond, que l’on croirait la Terre ensevelie tout entière dans un sommeil sans rêves, par le caprice facétieux d’un puissant enchanteur. Pourtant, si l’on écoute bien et si l’on sait le langage des choses, à travers ce silence et cet oppressement on perçoit un murmure d’abord à peine distinct, puis qui s’enfle à mesure que l’on écoute mieux, semblable aux soupirs exhalés par la mer immobile ou la moisson dorée dont les épis se touchent. C’est le divin bruissement de la forêt. Attirée par ces voix qui lui sont familières, une jeune fille, debout sur le perron d’une villa rustique dont le jardin borde la route, tend l’oreille et sourit. Sans doute va-t-elle sortir malgré l’atroce chaleur, car elle prend à deux mains les plis de sa longue robe et la relève d’une façon qui lui est coutumière: la mousseline passée simplement de chaque côté dans la ceinture très large de manière à ce que la jupe n’arrive pas même à la hauteur des chevilles. C’est ainsi qu’il est commode de courir la campagne et de se faufiler à travers la forêt sans qu’à chaque pas l’étoffe traîne après elle des brindilles en masse... Puis, comme Aleksandra aime plus sa fantaisie que les usages convenus, elle n’embarrasse pas ses jolis petits pieds blancs de bottines ni de bas. Des sandales en fibre de tilleul, comme en portent les paysans russes, les protègent seules contre la brûlure du sable. Pas d’ombrelle, non plus, ni de chapeau de soleil, ni de gants encore moins! Elle jette simplement sur sa tête un carré de mousseline brodée, et cela sied à ravir à sa beauté de petite idole, surtout lorsque, comme aujourd’hui, des grappes de pâle glycine retiennent le voile de chaque côté des joues, derrière l’oreille sur laquelle s’enroulent, comme de mignons serpents, trois rangées de tresses brunes. Les mains toutes fines et petites sont gantées de hâle, et cela semble une coquetterie de la jeune fille, car le bras qui sort de la manche échancrée paraît ainsi dans toute sa triomphante blancheur. La taille longue, souple et svelte, est charmante. Charmant aussi le pâle et mystérieux visage. Le nez est droit, le menton court, les joues rondes et lisses, les lèvres minces et nettement accusées. Les yeux—restes sans doute d’une de ces races nombreuses auxquelles le sang russe s’est mêlé—sont légèrement bridés et comme relevés aux coins; deux fins sourcils de soie brune comme les cheveux les surmontent. Dans ces yeux qui passent, selon l’intensité et le reflet de la lumière, du bleu glauque au vert foncé, papillotent par instants, aux regards de l’observateur attentif, d’indéfinissables lueurs qui filent, rapides et fauves, entre les cils, comme de peureux lézards. Cela inquiète un peu, et pourtant le charme du visage n’y perd rien. Au contraire, par l’énigme que ces expressions changeantes y ajoutent, peut-être devient-il plus séduisant encore. Tel est l’attrait épeurant du mystère... Cependant, au moment où la jeune fille va franchir les marches du perron, une fenêtre s’ouvre au rez-de-chaussée de la datcha (villa), et, de sa baie encadrée de feuillage, sort une voix éplorée: —Sacha! Sachinnka! Que fais-tu? Tu vas sortir par une chaleur pareille? Mais c’est pour attraper une congestion! Reste à la maison, voyons! Ah! mon Dieu! quelle singulière fille tu fais! Une vraie salamandre!... Ces paroles sont dites en russe; Sacha y répond dans la même langue: —Ma chère petite, petite chère maman, tu me répètes tous les jours la même chose, et tous les jours je sors malgré toi, et tous les jours je reviens vivante à la maison, et tous les jours j’attends le lendemain pour recommencer!... Sois tranquille, va; tu ne perdras pas ton plus cher trésor, un de tes trois «mon plus cher trésor». Je suis l’enfant de la Nature comme je suis ton enfant, et la Nature m’aime autant que tu m’aimes; alors, elle ne voudrait pas me faire de mal, tu comprends! Oui, oui, hoche ton vénérable chignon et mets tes lunettes sur ton front pour mieux me voir divaguer, cela n’empêche pas que tu sois mon aimée, ma chérie, mon adorée maman! Et avant de partir pour ma forêt, je vais t’embrasser que tu t’en souviendras. Reste à ta place! Tatiana Vassilievna Erschoff n’avait, au demeurant, nulle intention de quitter la fenêtre. Éblouie comme par la découverte de charmes qu’elle n’avait point soupçonnés jusqu’alors, elle contemple sa fille avec toute la passion, toute la béatitude, toute la divine stupidité qu’un regard maternel peut contenir, et oublie à son tour dans cette exquise besogne que les rayons du soleil de midi tombent juste d’aplomb sur sa tête respectable où s’étage—invraisemblable et pittoresque architecture—un entrelacement de cheveux blonds que trois teintes nettement bigarrent: cheveux d’un blond argenté vers les tempes, pauvre chère créature! blond roux au milieu du chignon acheté voilà bientôt dix ans, et d’un beau blond de lin comme un nimbe de vierge dans une tresse d’acquisition plus récente... Cheveux tricolores, les appellent ses filles. Et avant qu’elle ait songé à s’étonner de ce qui arrive, Sachinnka a franchi d’un oblique bond de panthère la distance qui sépare la fenêtre du balcon, en a atteint le rebord en s’accrochant aux branches de la glycine qui, comme des bras amoureux, étreignent les murs de la datcha, et, debout, son corps de souple adolescente presque plié en deux, elle baise à pleine bouche le visage ravi de la vieille femme. Un saut périlleux maintenant, et Sacha retombe dans le jardin. —Mon trésor, mon trésor, murmure Tatiana en la suivant des yeux. Lorsque la robe blanche n’est plus qu’une forme vague au détour de la route, maman quitte la fenêtre et s’aperçoit enfin qu’elle a affreusement chaud. C’est à son tour, alors, de subir les reproches de ses deux autres filles, Iékatérina et Viéra, restées, elles, dans l’ombre tiède du salon, un éventail entre les doigts, une carafe d’eau glacée à portée de la main. —Tu vois comme te voilà faite, maintenant, dit Iékatérina, l’aînée, avec tendresse. Qu’est-ce que tu as toujours besoin de t’inquiéter de Sacha? Ce n’est plus une enfant, après tout, elle sait ce qu’elle fait! Maman est une poule, une vraie poule qui glousse tout le temps après ses poussins. —C’est une maman couvée sous les principes de 1860. On n’en fait plus de cette pâte-là, fit de sa voix profonde et lente Viéra, la seconde fille de Tatiana. La race s’en est perdue lorsque la crinoline a passé de mode... —Ah! voilà un sujet à souffler dans l’oreille de Vadim pour son livre de «psychologie comparée»... Il pourra intituler un de ses chapitres: «De l’influence des modes sur l’amour maternel.» —Pas seulement sur l’amour maternel, mais sur l’amour en général, répondit Viéra en plaisantant à peine. T’imagines-tu que l’on puisse aimer de la même façon sanglée dans un corsage à pointe, dévêtue d’une tunique «directoire», coiffée à «l’oiseau de paradis» comme la femme de Pouschkine sur ses authentiques portraits, ou moulée dans une gaine serpentine d’à présent? —La question est de savoir, fit Katia en riant, si c’est le genre d’amour qui change d’après la mode, ou bien si c’est la mode qui change d’après le genre d’amour. —Délicat problème! répondit sa sœur. Mais nous faisons du paradoxe, car ces choses ne dépendent pas l’une de l’autre; elles sont soumises toutes les deux au besoin impérieux que l’homme a du changement. Pour nous autres, Russes, qui n’avons pas été passés au dernier réchampi de la civilisation, et chez qui le snobisme est à l’état de bête rare—je parle, tu m’entends, des vrais Russes, dont nous sommes au fond, malgré notre légère teinte d’européanisme, et non de ceux qui passent l’hiver à Nice et l’été dans les villes d’eaux allemandes—les choses n’en sont pas encore arrivées là; mais en France il n’est de question si importante que celle que la mode ne prime. N’est-ce pas, mademoiselle Burdeau (ces mots dits en français s’adressent à une jeune fille qui, arrêtée sur le seuil de la porte, sourit à la dernière phrase de Viéra), n’est-ce pas que chez vous autres la douleur elle-même, l’immuable et divine douleur doit porter des manches à gigot ou des corsets «droits devant» selon le caprice de la mode?... Vous avez eu, avec les «paniers», les soucis légers qu’une chiquenaude secouait; avec le bonnet rouge des «patriotes», la douleur stoïque des Anciens; le... comment nommez-vous donc ce chapeau que l’on voit sur les daguerréotypes de nos aïeules? —Le «cabriolet»? —Le cabriolet, oui. Eh bien! le cabriolet, lui, exhalait un chagrin bruyant fait de coups de pistolet et d’anathèmes lancés au ciel. De notre temps, enfin, la douleur est muette; il serait inconvenant, plus même: ridicule, pour parler comme vous autres, de crier que l’on souffre. «Ne soyons pas romantiques», n’est-ce pas, mademoiselle Madeleine?—Et Viéra scanda cette phrase avec un sourire des plus ironiques.—Oh! surtout «ne soy-ons pas ro-man-tiques!» Savez-vous que vous êtes étonnants, vous autres, Français? —Chère Viéra, dit de sa voix fraîche et douce la jeune fille à qui s’adressait directement cette dernière exclamation, nous avons, écrite quelque part par un de nos classiques, cette réflexion dont vous ne nierez pas la justesse: _L’ennui naquit un jour de l’uniformité._ Or ne voulant pas nous ennuyer, car l’ennui rend mauvais et vilain, nous nous sommes arrangés de manière à rayer l’uniformité de notre vie. Qui oserait dire que nous avons tort? Pas vous autres, les Russes, qui mourez d’enn... —Oh! permettez, interrompit Viéra avec l’impétuosité qu’elle mettait dans ses répliques chaque fois que le mot «russe» était prononcé, la légende a été bien vite faite qui raconte que nous mourons d’ennui. Dites plutôt, peu perspicaces étrangers, que nous mourrions si nous n’avions plus ce que vous appelez notre ennui! N’est-ce pas, maman chérie, qu’il est bon d’être sans cesse troublé par quelque chose de vague? d’avoir tout au fond de soi-même une petite place bien sombre où l’âme se repose—comme nous le faisons nous-mêmes en ce moment dans l’ombre fraîche du salon—de la splendeur brûlante des illusions?... de laisser flotter ses rêves incertains sur l’eau grise d’une mer immobile, sans savoir s’ils atteindront les rivages convoités?... Et n’est-ce pas qu’elle est très douce aussi, cette tristesse qui nous prend devant nos horizons immenses, devant l’infini de nos steppes blancs de neige, devant les élégiaques bouleaux de nos forêts?... Eh bien! oui, je suis russe, moi, russe dans l’âme, et mon ennui, puisque c’est ainsi qu’il est convenu d’appeler notre mélancolie slave, m’est plus précieux cent fois que toute votre gaîté française! —C’est ça, voilà le hérisson qui sort ses piquants, dit M^{lle} Burdeau rieuse. Tatiana Vassilievna, que dites-vous de... —Seigneur! ma confiture de groseilles blanches! interrompit si comiquement la vieille dame que les trois jeunes filles partirent d’un éclat de rire simultané. Il ne doit plus en rester dans la bassine, et nous avions pris tant de soin pour enlever les pépins! Souple encore, et droite dans sa haute taille malgré ses cinquante-cinq ans sonnés, M^{me} Erschoff s’enfuit dans l’ombre du jardin vers le réchaud sur lequel, d’après l’antique mode russe, la confiture cuisait en plein air. Il n’y avait personne à cent verstes à la ronde pour réussir comme elle les délicieux amalgames de sucre et de fruits; mais il ne fallait pas qu’une des nombreuses distractions, qui étaient son faible à cette maman inquiète, vînt comme aujourd’hui compromettre le succès de ses opérations. Tandis qu’elle constatait le désastre,—la teinte blonde des groseilles passée au brun foncé,—les trois jeunes filles restées dans le salon s’étaient dirigées vers l’une des portes qui s’ouvraient sur la véranda, et, prêtant l’oreille à un grondement lointain, se demandaient si c’était là le commencement d’un orage, justifié par la lourdeur de l’air, ou simplement le bruit des roues d’un équipage écrasant le sable de la route. Tout fait événement au village, surtout lorsque, comme Vodopad, ce village, à vingt verstes de la gare de chemin de fer la plus proche, se compose exclusivement d’une forêt, de quelques déciatines de terre sablonneuse, de vingt isbas et d’une maison. —C’est sûrement le tonnerre, fit Katia ébauchant le double signe de croix grec. —Comment? Et sans que le ciel se couvre du plus léger nuage? riposta Viéra en haussant les épaules. —En tout cas, il met le temps à se déclarer, le tonnerre, remarqua M^{lle} Burdeau gouailleuse. —C’est un chariot... —Un équipage... —Mais non, c’est la britschka du Juif. Je distingue maintenant le grincement habituel de ses roues. —Alors, si c’est la bristchka du Juif, ça ne peut être qu’une visite pour nous, car il n’apporte la correspondance que le soir; mais qui se hasarderait à une course de trois milles, en voiture découverte, par une chaleur pareille? —Maman a commandé de la viande à Kieff; c’est peut-être cela que Schmoul apporte en allant à Ermino?... —Eh! mais, c’est Vadim! Vois, Viéra, sa casquette d’étudiant. Parole d’honneur, c’est lui! —Si c’est un hôte, du reste, cela ne peut être que Vadim, car qui, sinon lui, courrait les routes par ce soleil torride? Il est si distrait, mademoiselle, notre cousin, qu’il ne sait jamais quel temps il fait, quelle heure il est ni dans quel endroit il se trouve! Vous verrez, c’est un type! —Vadia, Vadia!... Ah! que tu es gentil, s’écrièrent les deux sœurs en s’élançant vers la grille à la rencontre du jeune homme,—car c’était bien, en effet, le cousin Dimitrieff qui s’avançait dans la bristchka du Juif et allait en descendre quelques secondes plus tard. —Bonjour, sœurs! répondit la voix forte et claire de l’étudiant. Comment cela va-t-il depuis ma dernière visite? Ma tante est-elle remise de sa malaria? Viérotschka, appelle, je te prie, Akim pour prendre mes bagages. Je vous reste pour deux ou trois semaines, vous savez? —Tant mieux! Nous ferons des promenades le soir au fond de la forêt. —Et nous irons nager dans la rivière. —Andreï a si bien dressé nos chevaux pour la selle; nous monterons tous les trois. —Puis tu nous liras de beaux livres... —Mais pas les tiens, fit Katia avec malice. —Bien, bien, chères, nous ferons tout cela... Ah! mais, encore cette maudite chatte d’Aleksandra qui se faufile entre mes jambes; j’ai manqué de tomber ou bien de l’écraser. —Permets, dit Katia qui se roulait; ce n’est pas le chat qui vient de te barrer la route, mais Sasiedka (la voisine). Ah! ah! ah! —La voisine? —Oui, mon pauvre Vadia; la poule blanche que nous appelons «sasiedka», parce qu’elle traîne toujours soit dans le jardin, tout près de la maison, soit dans les chambres quand on n’y met pas ordre. Et il a son pince-nez! ha! ha! ha! Mais prends garde, ce n’est plus la «voisine», cette fois, que tu vas rencontrer!... Mademoiselle, permettez-moi de vous présenter Vadim Piétrovitch Dimitrieff, notre cousin germain, notre frère plutôt, comme on dit en Russie... (Son père portait le même nom que le nôtre: Piotr; voilà pourquoi il est aussi «Piétrovitch», et cela fait croire à beaucoup de gens qu’il est en réalité notre frère.) Vadim, mademoiselle Burdeau! —Mademoiselle, enchanté... fit le jeune homme en français. —Monsieur... —Ah! et toi, mamacha, continua Katia en s’avançant vers sa mère qui apparaissait au bout de l’allée, donne-moi la bassine et dis bonjour à Vadia. Oh! que c’est lourd! Tandis que la jeune fille se dirigeait vers l’office, portant à bras tendus le vase de cuivre rose autour duquel voltigeait, comme des pétales jaunes tournoyant à la brise, un fol essaim de guêpes aux ailes bruissantes, Tatiana Vassilievna faisait au neveu de son mari l’accueil joyeux et tendre qu’il avait coutume de recevoir chaque fois que ses loisirs le menaient à Vodopad. —Quelle bonne surprise tu nous fais là, cher enfant, s’exclama la gracieuse vieille dame après avoir baisé trois fois le jeune homme sur la bouche, à la russe. Il y avait si longtemps que l’on ne t’avait vu! Ton examen, sans doute? Et passé? —Cum eximia laude... —Il ne fallait pas le demander. Mas tu as dû beaucoup apprendre, pauvre! Je te trouve l’air tout maigri, tout pâlot... —Eh non! Tu sais comme j’aime à étudier, tante; seulement, j’ai eu, ces jours derniers, d’atroces névralgies, et c’est cela, sans doute, qui m’a... détérioré de la sorte. Je viens me refaire à Vodopad pendant deux ou trois semaines. —Dis deux mois, car c’est juste le temps qui te sépare de la rentrée des cours, et je ne te lâche pas avant ça, tu peux en être sûr. —Mais j’ai tant à travailler encore! Ma thèse à finir, mes leçons à préparer... Songe donc! —Eh bien! tu seras ici tout aussi commodément qu’à Kieff pour apprendre et écrire. Notre maison est si tranquille! —Oui, on dit cela, et puis ce sont des visites d’amis, des parties de campagne, les caprices de ces demoiselles à satisfaire, et la nourriture trop copieuse!... Oui, tante, affirma le jeune homme en montrant dans un gai sourire deux rangées de dents exquisement blanches, la cuisine de Vodopad est tout ce qu’il y a de plus hostile à la pensée du travailleur! Trouvez-moi le moyen après les pyramides de sierniki, les colonnes de blinés, les cathédrales de pirogui que Mavra nous sert chaque jour, de dégager du cerveau une idée scientifique ou autre... —Eh bien! je te remercie. On dirait que nous sommes des idiots, nous autres qui mangeons de ces choses, fit, mi-rieuse mi-piquée, Viéra qui marchait devant Vadim et sa mère. —Ah! Dieu me préserve!... Ne te fâche pas, Viérotschka! c’est une manière de parler... comprends donc! D’ailleurs, vous autres qui êtes habituées à ces friandises, vous en mangez modérément et gardez pendant leur digestion toute votre présence d’esprit; tandis que moi... Enfin, moi, je ne puis résister: c’est un trop grand contraste avec la cuisine de la bonne Marfa Timoféevna! —Ah! que voilà un aimable savant, fit Tatiana en enveloppant son neveu du même regard adorateur dont elle avait l’habitude de couver ses filles! Pas poseur, ni grincheux, ni... —Ni mal lavé! Et coiffé comme tout le monde, acheva sérieusement Katia qui rentrait au salon en compagnie de M^{lle} Burdeau au moment où sa mère et Vadim le traversaient pour gagner la chambre des hôtes. On ne peut pas en dire autant de tous nos savants russes, ni surtout de nos étudiants! Tu sais, frère, pas à prendre avec des pincettes, parfois, tes condisciples... —Mais tu oublies, Katia, fit Viéra avec reproche, qu’il y a de ces pauvres diables qui n’ont pas vingt roubles à dépenser par mois. Et ils doivent se nourrir, se loger, acheter des livres, des cahiers! Ah! ma sœur, ne plaisante pas sur ces choses. Il y a tant de misère parmi les étudiants que je ne serais pas étonnée si l’on me disait que la plupart d’entre eux portent la barbe et les cheveux longs pour ne pas payer au coiffeur les quelques kopecks par semaine que nécessiterait le coup de rasoir ou de ciseaux. Cela peut te sembler choquant et comique, mais moi je trouve cela triste, infiniment triste! —Oh! toi, tu prends toujours tout au tragique! Ce n’est pas pour rien que nous t’appelons Melpomène, n’est-ce pas, mademoiselle Burdeau? —Mais ce n’est pas pour rien non plus qu’on te nomme «Girouette». —Ça, ça prouve que je suis logique. Je tourne comme le vent me pousse, tandis que toi, tu t’obstines à regarder le nord quand c’est au midi que la brise souffle. C’est absurde. —Eh! ne vous querellez pas, mes enfants, intervint M^{lle} Burdeau sérieuse; aussi bien, qui de vous deux pourrait affirmer que la raison est de son côté? Laissez à la Vie, l’unique juge compétent, le seul tribunal infaillible, de vous apprendre laquelle des deux philosophies que vous mettez aux prises est la vraie. Pessimisme, optimisme! Dans dix ans, allez, mes amies, vous saurez à quoi vous en tenir sur la portée de ces mots! Et vous n’en serez pas plus fières pour ça, je vous assure... Et maintenant, tandis que Vadim Piétrovitch fait sa toilette, allons cueillir des fraises pour le dessert. Mavra n’a pas de temps à perdre si l’on veut dîner à deux heures; Andreï est au village et la fluxion de Ioulia lui interdit d’aller à l’air; vous ne pensez pas à cela, n’est-ce pas, mes raisonneuses? —Mais Sacha, où est-elle? demanda à travers la porte la voix du cousin Dimitrieff resté seul dans la chambre voisine, et occupé par de fraîches ablutions à congédier de sa peau la poussière de trois lieues de route russe en britschka; vraiment on l’oublierait à la fin, cette petite: on ne la voit jamais! —Elle vagabonde sur les routes ou dans la forêt; c’est à peine si tu la verras apparaître pour le dîner... Eh! à tantôt, Vad, nous allons te cueillir des fraises! Un écho étouffé à demi par les frictions de l’essuie-mains répondit: «A tantôt!», et les deux sœurs, accompagnées de M^{lle} Burdeau, sortirent du salon, assez paresseusement il faut le dire, en faisant bruisser autour d’elles la mousseline de leurs robes légères. II LE coq vient à peine de jeter son bonjour clair à l’aube qui s’éveille. Les hôtes de Vodopad dorment encore, les fenêtres grandes ouvertes sans souci des insectes déjà fureteurs, pour laisser entrer à flots dans les chambres l’air parfumé du matin. Seule une frêle ombre blanche se glisse hors de la datcha, traverse obliquement une partie de la cour et se dirige vers les dépendances où se trouvent, au côté est, la cuisine et les communs. C’est Sacha qui, pour ne pas faire de bruit, marche sur ses pieds nus et va, sans être habillée ni coiffée, déjeuner dans la crémerie d’un morceau de pain sec avec un verre de lait. Mavra, la vieille bonne qui a bercé la jeune fille sur ses genoux de quarante ans quand celle-ci n’était encore que le plus capricieux bébé qu’on pût voir, trotte déjà, alerte et robuste, dans le dédale de la basse-cour. Elle fait kss... kss... tout autour d’elle, et les poules gloussent, les pigeons volettent, les oies accourent le cou tendu, les canards se dandinent comme des vieilles filles dévotes, se disputant, à coups de becs, le grain doré qu’elle leur jette. —O mon petit trésor, déjà levé? fait la nia-nia apercevant Sacha qui, ses sandales de tille ajoutées seulement dans la cuisine à sa toilette sommaire, traverse de nouveau la cour pour gagner le jardin planté derrière la datcha. Tu ne dors plus, tu ne manges plus. Qu’est-ce qu’il advient de toi, ma beauté? Sacha, la moue fermée, passe en silence et ne regarde seulement pas la vieille bonne. Elle avait ainsi ses heures de mutisme, où, pour rien au monde, on n’eût tiré un mot de sa bouche têtue. Mavra le savait; aussi ne s’en étonnait-elle point et ne cherchait-elle pas à vaincre l’obstination de sa chérie. Il lui suffisait, du reste, pour être contente, de parler elle-même à l’enfant, et de s’enivrer de tendresse au son de ses propres paroles. —Rose fleurie, petite campanule bleue, ma douce, ma jolie, ma dorée! Mais la «douce», la «jolie», était déjà bien loin, glissant, souple et sans bruit, sur ses sandales nattées, l’air vraiment d’une idole archaïque sous les plis flottants de sa longue robe de nuit, dont la forme lointaine évoque une tunique, et les trois serpents bruns de ses tresses dénouées... Pourtant, voici que le visage fermé s’anime. C’est que, d’un taillis de viornes une boule blanche a bondi, s’est arrêtée aux pieds d’Aleksandra après avoir roulé plusieurs fois sur elle-même, et, câline, se frotte avec délices à la chaussure de tille. Dans cette boule blanche on distingue maintenant un tout petit nez rose, des oreilles semblables aux valves d’un coquillage, et deux yeux d’aigue-marine striés de zigzags fauves. C’est Bielka,—la blanche ou l’écureuil, ces deux mots étant pareils en russe,—la chatte aimée de M^{lle} Erschoff. Une agile inclinaison de la jeune fille vers le sol, et la boule blanche disparaît dans les plis de la chemise où deux bras nus lui font une niche chaude. On ne voit plus rien de la chatte, si ce n’est un bout de patte dont les ongles bien sages se cachent sous la fourrure, et l’on se demanderait où tout ce corps souple a passé, si le bruit d’un ronron éperdu de volupté ne venait de temps à autre, sortant des profondeurs du peignoir, dominer le bruit des branches froissées sur le passage d’Aleksandra. L’on atteint ainsi la forêt où le concert des oiseaux étourdit. Bielka s’agite dans sa prison. A un trille plus perçant que les autres, sa tête émerge de la batiste, et ses yeux attentifs fixent un point de l’arbre où, cachée à demi par les feuilles, une touffe de plumes grises palpite. Aleksandra, maintenant, la retiendrait en vain, car l’instinct qui s’éveille dans sa chair de fauve ne connaît que la proie, et la minuscule tigresse ne se gênerait pas pour briser d’un coup de griffe les liens qui l’empêcheraient de bondir vers l’ennemi. Sans plus s’inquiéter d’elle, Sacha poursuit sa route, répondant par de légères caresses sur les troncs qu’elle frôle, aux bonjours de ses amis les arbres. Dans la forêt, elle est vraiment chez elle. Troncs zébrés des bouleaux, membres trapus des chênes, feuillage sanglant des hêtres rouges, frêles rameaux des sorbiers, chaque hôte de l’asile mystérieux est un être vivant pour Sacha, et le langage qu’il parle trouve écho dans son cœur. Lorsqu’elle découvre dans l’écorce des géants alignés sur sa route une plaie faite par le couteau des gamins inconscients, son cœur bondit, et dans ses nerfs passe la même sensation que si l’on eût meurtri sa chair à elle. Que de fois elle avait accosté les fils des paysans ou les petits vagabonds dont la forêt se peuple, pour les initier à son amour des choses! —Enfants, leur disait-elle, les plantes doivent être vos amies plus que les hommes, car elles ne vous causent jamais de mal, elles; au contraire, elles vous font tout le bien qu’elles peuvent. Voyez les arbres; ils vous donnent le bois pour chauffer vos isbas; leurs feuilles égaient vos yeux, et, réunies en dôme, vous ménagent un abri contre le soleil trop brûlant. Quant à leurs fruits, s’ils ne servent pas à caresser vos palais, petits gourmands, ils engraissent le bétail et réchauffent les poêles des indigents. Puis les baies; qu’elles sont jolies, n’est-ce pas? Et quel remède la plupart d’entre elles apportent à vos bobos! Vois le sureau, Pavel, c’est le jus que la barinia a extrait de ses boules noires qui t’a guéri l’année passée de ta bronchite; les sorbes font digérer l’estomac paresseux; l’airelle apaise la soif; la mûre fait taire la toux. Et le kalina, avec ses perles rouges... les framboises, les myrtils?... Ah! ah! petits coquins! vous vous en payez, hein! de toutes ces bonnes choses-là?... Ne faites donc pas de mal aux plantes qui sont des créatures vivantes comme vous, et que vous devez aimer, comme la parole de Christ prescrit d’aimer vos frères. Les discours de Sacha péchaient bien un peu, parfois, par la logique, car ses auditeurs, s’ils avaient été plus hardis, auraient pu lui objecter quelques cas où d’affreuses crampes d’empoisonnement avaient bouleversé leurs petits ventres trop curieux; mais lequel d’entre eux aurait osé élever la voix pour combattre les arguments de la jolie barichnia?... Ils l’écoutaient bouche bée, moqueurs à peine, qui disait ces singulières choses, et comme l’âme russe, même celle des humbles, est accessible à tout ce qui est subtil, les têtes mal peignées s’inclinaient sur les poitrines et méditaient ce qu’elles venaient d’entendre. Et il est un fait certain, c’est que, depuis qu’Aleksandra a fait appel à la pitié des enfants pour les arbres, les attentats sont devenus bien plus rares dans la forêt. Aujourd’hui, par exemple, la promeneuse n’en constate pas un seul, et elle serait heureuse, oh! heureuse... si, malgré l’indulgence des choses créées qui lui sourient depuis l’aurore, son cœur ne s’était empli ce matin, comme en maints autres jours, hélas! de brumes ténébreuses que rien, pas même le contact avec sa forêt bien-aimée, ne parvenait à dissiper. Une heure encore la petite idole erre ainsi dans le dédale des troncs, s’enfonçant de plus en plus dans les sombreurs du bois qui, maintenant, devient étrangement silencieux. Plus un trille, plus un cri... La feuille se tait et n’est même plus frôlée par une caresse d’aile... Et ce calme inattendu a quelque chose d’épeurant qui oppresse. Cela tient à ce qu’à cet endroit l’eau souterraine est très proche du sol, et que, sans former des marais à proprement parler, cette portion de la forêt dégage une humidité lourde, malsaine, qui, à de certaines époques, répand la fièvre dans le village, et que l’instinct des oiseaux redoute. Sacha passe vite pour retrouver l’air pur. Un détour à droite, puis à gauche, et une immense allée de noisetiers se déroule, alignés symétriquement par la main de l’homme dans le désordre divin de la nature. Coupant obliquement cette allée que des ornières sillonnent (car c’est la route de la commune qui mène à la bourgade voisine) un sentier riant passe et se perd dans l’ombre du bois. Il est bordé, de chaque côté, d’une herbe à feuille spatulée, que deux chèvres attachées au tronc d’un sorbier broutent, tandis qu’à dix pas de là un sifflement joyeux décèle la présence du pâtre. Au bout de ce sentier, une isba grande comme un pigeonnier montre son toit de chaume. De chaume!... On devine qu’il en est fait, mais ce n’est pas par ce que l’on en voit, car la vipérine, la joubarbe, les giroflées, la mousse, l’ont recouvert tout entier et l’ont fait ressembler à un tertre fleuri. Les murs de la chaumière aussi disparaissent sous les plantes. C’est un enlacement fou de vigne sauvage, de clématite à calices mauves, de capucines et de liserons qu’une baie, grande comme un mouchoir de poche, perce seule. Dans l’encadrement de cette baie, une tête, serrée par la coiffure petite-russienne, se montre. —Ah! te voilà, petite seigneuresse! Viens vite, car le borschtch s’évapore sur mon fourneau; il n’en restera bientôt plus. —Bonjour, matouchka, répond à peine Aleksandra... Mais un rapide éclair de tendresse a passé dans ses yeux si fixes tout à l’heure, et la vieille femme, qui a surpris ce scintillement de la pierre rare qu’est pour son cœur d’esclave la frêle barichnia, se met à sourire d’allégresse. Le voilà enfin découvert, ce mystère des déjeuners hâtifs dont Mavra se plaint!... Au seuil de la cabane, sous l’auvent parfumé par les fleurs de l’été, se dresse une table de bois blanc sans nappe où une cuillère de laque à ramages, travail des paysans, est posée solitaire. Sacha s’assied devant cette table sur l’escabeau scellé au mur de la chaumière, et, avidement tournée vers la porte entr’ouverte, guette les mouvements d’Evlampia qui remue quelque chose dans l’ombre de la chambre. —Tiens, mon cœur, fait la vieille femme, en déposant devant la visiteuse un pot d’argile d’où une vapeur aigre et savoureuse s’échappe. Veux-tu aussi du lard? L’idole fait signe que non, et mange avec délices le potage aux betteraves. Sous les cils de soie brune se glissent de temps à autre, pareille à un lézard peureux, une de ces fauves lueurs dont l’étrangeté inquiète l’observateur... —C’est bon, fit-elle quand elle eut fini. —Et tu viendras demain aussi? demande ardemment Evlampia. —Demain et tous les jours, répondit Sacha à voix basse. Je t’apporterai en échange des concombres et du gruau. —Oh! mais il ne faut pas, mon amour! —Eh! laisse donc; est-ce qu’une barichnia peut venir manger ta soupe tous les jours sans te rétribuer pour cela? —C’est juste, répondit la vieille femme humblement. Veux-tu voir les abeilles? —Non, pas aujourd’hui. Aujourd’hui je suis mauvaise, vois-tu, et il ne faut pas que je touche aux bêtes du bon Dieu... —Peut-on dire!... Mais la jeune fille avait assez parlé. Tout ce qu’elle avait dit, même, n’était sorti de sa bouche qu’à sons rauques et brefs. La Petite-Russienne connaissait ces accès et ne s’en étonnait pas plus que sa sœur Mavra. La tendresse des deux femmes était, à vrai dire, autant faite de tous les caprices qu’Aleksandra leur imposait, que de l’admiration fervente éprouvée par ces créatures frustes devant la jolie gracilité de l’idole, et de la pitié qu’elles ressentaient, sans se l’expliquer, ni même se l’avouer, en présence de l’être énigmatique et étrange qu’était la petite barichnia. Comme la jeune fille, déjà, se levait pour partir, Evlampia demanda: —Tu n’attends pas Danilo? Il est allé chercher du thé dans la lafka; il sera ici dans un quart d’heure au plus. Le fin visage se crispa d’impatience. —Laisse-moi tranquille avec ton Danilo. —C’est qu’il a appris pour toi un si bel air de balalaïka! Ça fait comme ça: tu, tu, tu... la, la, la, la, la... tu, tu, tu... Sans plus répondre, Aleksandra arrachait de ses mains fiévreuses une touffe de clématites, tourmentait un instant les tiges des fleurs entre ses doigts, puis les piquait dans ses tresses dénouées. Cela fait, elle tourna le dos à Evlampia, rejeta d’un mouvement brusque de la tête ses nattes en arrière, et s’éloigna de l’isba en faisant craquer sous ses sandales les brindilles de bois mort dont le sentier était jonché. —Au revoir, ma gentille, lui cria la pauvre vieille femme résignée. O cœurs russes! humbles cœurs des humbles russes! qui vous donnera le rayon de miel des douces paroles, la claire lumière des regards amis?... Qui partagera avec vous le pain et le sel de la fraternité, pauvres cœurs humbles des humbles Russes?... Arrivée de nouveau à l’allée des noisetiers, au lieu de reprendre le chemin qu’elle a suivi pour se rendre de la villa à la maisonnette d’Evlampia, la jeune fille s’enfonce à gauche sous le dôme des branches grêles, puis, ayant ainsi marché pendant quelques minutes, s’engage à travers la forêt sans le secours de sentiers ni de routes. Les fougères aux feuilles tendres, touffues comme des buissons, caressent ses jambes sans bas que la robe relevée très haut découvre; entre ses sandales et la peau de son pied nu des barbes de mousse se glissent et le chatouillent gentiment; des baies mûres, accrochées au passage par les cheveux, s’éparpillent sur ses tresses qu’elles font ainsi ressembler aux chevelures chargées de joyaux des filles de l’Orient... Un cri jaillit de l’arbre, une flèche emplumée passe, et, dans l’entrelacement des plantes menues dont le sol est feutré, des lézards filent par zigzags, poursuivant les bestioles qui deviendront leurs proies. C’est l’ivresse sans nom du matin; l’inénarrable accord de splendeur et de paix dont la forêt est faite à l’aube. Mais voici qu’un charme inattendu vient s’ajouter à tous les autres charmes... Au milieu d’une tache claire que la mousse plus drue fait sur le sol à cet endroit, entre les troncs zébrés de cinq bouleaux pleureurs, un mince filet d’eau, s’échappant de la fissure d’une roche,—venue là, on ne sait d’où,—retombe en gazouillant dans une coupe de silex, pulvérisant au vent ses gouttelettes brillantes. C’est la Source, grâce espiègle de la forêt, qui dérobe au ciel un morceau de son azur, et raconte à l’oreille des passants les secrets des Roussalki... Quand Sacha eut atteint l’oasis minuscule de son désert peuplé, elle s’arrêta enfin. D’une main prompte elle défit les rubans de ses sandales, ramena ses tresses sur le sommet de sa tête en les fixant par un lien de fougère, laissa glisser sa robe le long de son corps souple, et debout sous la clarté du ciel, chaste et nue dans sa pudeur sans voiles comme un marbre aux lignes pures, elle puisa l’eau de la vasque dans ses paumes creusées et la fit couler lentement le long de ses épaules. Chaque fois que la fraîcheur du clair liquide serpente sur sa peau en caresses humides, un frisson d’infinie volupté secoue le corps de l’idole et fait glisser dans ses prunelles glauques les fauves lueurs qui leur sont coutumières... La douche finie, les petits pieds recalés à nouveau sur les semelles nattées, le corps tout ruisselant d’eau, enveloppé de la sommaire robe blanche qui fait songer à un vêtement antique, Aleksandra, sans s’inquiéter de faire la réaction, se couche de tout son long sur le tapis de mousse trop fraîche, appuie ses coudes sur le rebord de la vasque et, le menton posé sur ses deux mains ouvertes, elle semble demander au grand œil clair, dans lequel se mire l’azur du ciel, le secret des pensées lourdes écloses sous son front... Longtemps, longtemps elle reste là en cette pose songeuse, son pâle visage reflété dans la source limpide, si immobile que les lézards ont cessé de s’épeurer et la regardent sous leurs paupières qui clignent; si silencieuse que les oiseaux ont repris leurs chansons et viennent boire dans la coupe que ses yeux interrogent... Et la douce ivresse du matin l’environne... O pitoyable petit être, idole de grâce aux pieds d’argile, qui donc oserait la déchiffrer, l’énigme de ton regard changeant, de ta bouche têtue, de ton front obsédé?... Qui donc?... Pas même la Vie qui est là près de toi, le doigt posé sur ses lèvres de sphynge, et qui, prise de pitié pour la misère que ses mains t’ont forgée, veut du moins maintenant qu’elle te reste inconsciente!... Ne demande à personne le secret de ton âme, ô pitoyable petit être, idole de grâce aux pieds d’argile, car personne, non, personne, si dénué de pitié que soit le cœur des hommes, n’oserait te l’apprendre! III —EH bien! mes chéries, prêtes? C’est maman qui va et vient dans la chambre à coucher de ses filles, remuante, affairée, scrutant du regard les meubles pour s’assurer qu’on n’a pas oublié d’entasser, dans la calèche attendant à la grille du parc, les plaids, les ombrelles, les manteaux préparés la veille et que nécessite une course de trente verstes en voiture à travers le steppe et la forêt. —Prêtes, mes enfants?... C’est qu’il est temps de partir si nous voulons arriver à Boutcha avant la chaleur de midi. Et puis, nous avons de jeunes chevaux qui s’impatientent attelés, Andreï ne peut les retenir. —Mais tu t’impatientes encore bien plus qu’eux, hein, maman?... C’est que ça n’est pas ordinaire chez nous, un pareil déplacement en famille! Ah! ma chérie, comme tu es drôle avec ton manteau de toile bise! Tu as l’air d’un moine de Lavra en tournée de mendicité... ah! ah! ah! Katia dit cela, et, cent fois plus agitée que sa mère, bien qu’elle s’efforce de le cacher, rit bruyamment, une flamme nerveuse aux joues. En tout cas, moi, me voilà prête. Je revêts ma cagoule. Viéra, Sacha, Vadim, en route, mes petits! Cinq pénitents gris traversent la villa, le perron, le jardin, et prennent place dans la calèche attelée en troïka, où Andreï, le cocher, et Mavra, la vieille bonne, siègent déjà, cachés à demi par un amoncellement de colis... Ces... pénitents sont: M^{me} Erschoff, ses trois filles et le cousin Vadim, revêtu, comme Katia venait de le faire remarquer pour elle et pour sa mère, du très ample manteau de toile à capuchon qu’il convient d’endosser dans les voyages à travers la campagne russe. Sans cette classique houppelande, on risquerait, l’été, lorsque les chemins sont secs, d’être changé en statue de poussière, car Dieu sait s’il y a rien au monde de plus prodigue et de plus envahissant que ce menu sable gris dont les routes des forêts et des steppes sont faites au pays du tzarisme! —Mavra, tu n’as pas oublié le samovar? ni le thé? ni les kalatchi?... Dis, Mavra, la caisse avec les robes est bien attachée là derrière, nous ne la perdrons pas en chemin, hein?... Allons, Andreï, en route! Et que Dieu nous mène! Les sept voyageurs firent un signe de croix grec, murmurèrent quelques mots de prière, et la calèche s’ébranla, enlevée par les gais et vigoureux chevaux bruns dont Andreï, du bout de son fouet, caressait les croupes luisantes et grasses. Et ce fut un cliquetis de sabots piétinant le sol, de sonnettes agitées joyeusement, et d’essieux rouillés à étourdir! Il était cinq heures du matin. Pour être à Boutcha avant que la chaleur ne se fît trop sentir, on avait dû partir ainsi au point du jour. Aussi, les voyageurs auraient-ils été d’humeur boudeuse—mal habitués qu’ils étaient, sauf Sacha, à se lever d’aussi bonne heure, si cette sorte d’escapade,—une visite à des voisins de campagne,—(on peut hardiment, en Russie, se compter pour voisins, quand on habite à trente verstes l’un de l’autre...) si cette visite à des voisins, donc, suggérée quelques jours auparavant par Vadim, n’eût été pour tout le monde un sujet de joie mystérieuse et très vive. Pour Iékatérina, d’abord, et pour Viéra, qui, ne tenant pas en place, s’efforçaient pourtant—tactique féminine à creuser—de prendre l’air le plus indifférent du monde; pour M^{me} Erschoff, ensuite, qui, toute naïve et incapable de dissimuler, la délicieuse vieille femme! rayonnait d’espoir maternel et couvait ses filles aînées de regards où la malice pétillait de concert avec l’orgueil; qui, animée de la certitude que les deux chefs-d’œuvre assis là, sous ses yeux, sur la banquette de devant de la calèche, ne pouvaient manquer... mais, chut! Que dirait Tatiana Vassilievna Erschoff si l’on tentait d’ouvrir la cage au secret qu’elle caresse depuis si longtemps dans son cœur de mère, comme un oiselet aux plumes tièdes, doux et palpitant sous la main?... Pour Vadim, aussi, dont le plaisir se fond en mélancolie très tendre; car ne va-t-il pas revoir là-bas, chez le châtelain de Boutcha, dans le cadre des choses et des gens, sinon des lieux, où il l’a rencontrée pour la première fois, la gracieuse Maria Pavlovna Ilnitskaïa, l’amie si chère de ses vingt ans fougueux et dont l’image, pourtant, garde en sa mémoire de jeune homme toute la fraîcheur et toute la chasteté qu’un profil de sœur exhalerait?... Pour Sacha, enfin, que les courses au grand air ravissent. Et pour Mavra qui se rengorge, pénétrée de son importance, certaine que si l’on eût négligé de l’emmener, tout le voyage aurait marché de travers... Et pour Andreï, donc, ce passionné de chevaux, qui ne se laisserait pas dire aujourd’hui que le gouverneur de Kieff est son cousin, tant il est orgueilleux de mener sa troïka!... Songez un peu! Tenir au bout de son fouet trois chevaux ardents que l’écurie a rendus fougueux comme des diables; les guider, les retenir, les lancer en avant, l’encolure fière, arrondie par le bridon très court, les naseaux roses frémissants à la brise, la queue soyeuse et longue, balayant la poussière de la route; tout cela au gré de ce sceptre en cuir souple qu’il tient, lui, Andreï, le fils de Mavra et d’Akim, dans ses mains solides de beau gars! Y a-t-il là, oui ou non, je vous le demande, matière à être fier? Tout le monde, donc, est heureux, et le temps se met de la partie. Il est vrai que ce n’est pas tout à fait acte de bonne volonté de sa part, car on n’aurait pas choisi ce jour-là pour aller à Boutcha s’il n’avait été tel; mais, pour la joie commune, ne suffit-il pas qu’on croie à sa complicité? Et que Viéra et Katia soient certaines que c’est pour embellir leurs chères songeries d’amour que la brise aujourd’hui s’est faite si discrète, les fleurs des champs si parfumées, le lever du soleil si radieux? Que l’aube n’est si rose que pour être en accord avec leurs rêves pudiques, l’herbe des talus si verte que pour symboliser l’espoir qui palpite en leur sein, les trilles des oiseaux si joyeux que pour chanter l’aubade avec leurs cœurs?... On est en route depuis plus d’une heure, et personne n’a encore osé troubler par un mot maladroit le ravissement de son être intime, si ce n’est maman, que son secret étouffe et qui, croyant bien pourtant n’en laisser rien paraître, a jeté à maintes reprises une phrase accueillie par un silence têtu ou par une laconique réponse de son neveu. —De gentils garçons, hein, ces deux fils de Nikolaï Siémionovitch? On les dit très sérieux, Vadim, Serguié et Evguéni. Quel âge ont-ils? Attends un peu... Irina Ignatievna s’est mariée trois ans avant moi et elle a eu Serguié tout de suite; alors, il a vingt-six ans l’aîné. Katia, quand donc étions-nous pour la dernière fois chez les Afanassieff? Katia, dors-tu? Interpellée ainsi directement, force fut bien à Katia de répondre. —Est-ce que je sais? En avril, je crois, vers le 18 ou le 20... Non, le 21, le 21 juste, je me le rappelle parce que c’était la fête de Féodora Lvovna qui était chez eux justement ce jour-là. La rusée! Elle aurait bien eu plus vite fait de dire simplement: «Je me souviens que c’était le 21 avril, parce que Serguié, chaque fois qu’il m’écrit, me parle de cette date si chère...» Le 21 avril! Ah! il ne fallait pas qu’elle l’allât chercher bien loin dans sa mémoire, ce jour rayonnant des aveux partagés, cette heure du printemps témoin du chaste et délicieux baiser qui scella leurs fiançailles secrètes! Comme le charme était rompu, la conversation devint générale. —C’est dommage, dit Viéra, que M^{lle} Burdeau ait justement dû partir pour Kieff le lendemain de l’arrivée de Vadim; ainsi elle ne verra pas Maria Pavlovna qu’elle aime tant et qui passe tout l’été chez les Afanassieff. —Mais pourquoi a-t-elle dû partir pour Kieff? interrogea Katia. —Parce que la femme de l’ex-consul français d’Irkoutsk, qui est de ses amies, lui a télégraphié d’aller la rejoindre à l’hôtel d’Europe, à Kieff, où elle fait une halte de quelques jours pour se reposer d’une partie de son voyage, avant de pousser tout droit vers Paris. —Puisqu’on en parle, fit Vadim, intéressé par le nom de Maria Pavlovna accolé à celui de la jeune fille, qu’est-ce que c’est que cette mademoiselle Burdeau que j’ai entrevue, je crois, le jour de mon arrivée parmi vous? —Entrevue! Oh! Vadia! Mais tu as dîné, soupé et pris le thé à côté d’elle! Ce Vadim! Tu as même parlé français, et elle a trouvé que tu t’en acquittais à merveille! C’est une maladie que d’être distrait à ce point! Il faut soigner ça, frère! Enfin, puisque cela t’intéresse tout de même, voici ce que c’est que M^{lle} Burdeau: une charmante et surtout une excellente Française. Elle donnait auparavant des leçons de sa langue maternelle à Kieff, où nous l’avons connue chez les Lavrovitch qui la recevaient souvent dans leur intimité,—car M^{lle} Burdeau est une personne bien née et d’une éducation parfaite.—Tu l’aurais remarqué, cher, si tu avais fait autre chose que de _l’entrevoir_ malgré une demi-journée passée à ses côtés. Depuis, elle a fait un héritage qui lui permet de vivre de ses petites rentes en s’arrangeant de l’ingénieuse manière suivante: contre une chambre et tout l’entretien dans une famille aisée, elle donne l’échange de sa conversation française pendant la durée des repas et le reste du temps qu’elle a libre. C’est une combinaison profitable pour les deux parties, car la vie est si bon marché chez nous, que nourrir une personne de plus ou de moins dans un ménage organisé ne fait pas une grande différence; quant à la chambre, mon Dieu! on se serre un peu plus! Nous n’avons heureusement pas beaucoup de préjugés à ce sujet, nous autres Russes, dit Katia en riant. Un sopha, une couverture, un oreiller, le tout caché par un paravent, et voilà le lit et la chambre à coucher trouvés! D’un autre côté, s’installer, pour une personne seule, et organiser un ménage, cela est assez dispendieux et, en tout cas, passablement compliqué, surtout pour une étrangère. Et ce n’est pas une chose bien fatigante que de parler sa langue maternelle pendant une heure ou deux par jour, en échange de tout cela... Bref, quand nous avons su au printemps que M^{lle} Burdeau désirait une place à la campagne dans les conditions énumérées ci-dessus, nous lui avons bien vite proposé de venir chez nous, et elle a accepté avec le même empressement. Nous entretenons ainsi notre français qui, à vrai dire, ne nous sert pas à grand’chose, mais qu’ignorer passerait pour un crime pendable aux yeux du monde que nous fréquentons deux ou trois fois par hiver. Madeleine Burdeau dit que nous parlons comme des Françaises qui... auraient passé quelques années à l’étranger! Viéra surtout; elle a même du plaisir à lire des poésies parnassiennes ou autres et les auteurs ultra-parisiens tels que Lavedan, par exemple, Gyp, Willy, Véber, et leur argot, délicieux du reste, n’est pas mince chose à comprendre pour une étrangère; tu en conviendras, si tu as lu quelque chose d’eux. —Eh! Katia, ne fais pas de réclame, va! Nous sommes entre nous; il n’y a pas de jeune homme à marier caché dans le coffre de la calèche! C’était Viéra qui, impatiente d’avoir été distraite de sa rêverie par la conversation qui s’entamait, interrompait Katia par une de ses bourrades habituelles. —Viéra n’aime pas qu’on la loue, dit la petite idole à son tour; je trouve qu’elle a raison. On fait bien, on fait mal, qui a le droit d’approuver ou de blâmer? Ça ne regarde que soi, n’est-ce pas? —Ah! ah! l’oracle, s’exclama Katia. Il ne parle pas souvent, mais quand il parle!... Dis donc, petite sœur, est-ce que tu vas t’attifer comme ça, là-bas, chez les Afanassieff, avec ces trois ridicules tresses et ton bouquet sur l’oreille? Il serait pourtant convenable, à la fin, de t’habiller et de te coiffer comme tout le monde, car tu feras rire de toi avec tes robes sans forme et tes cheveux nattés à l’Assyrienne. —Katia, tu es détestable, fit Viéra gravement. Tout t’est matière à plaisanteries et à sarcasmes! Sans compter que tu as tort, car Sacha est ravissante ainsi; oui, ravissante, et quiconque voit autrement que par la convention des modes le dira; sans compter, donc, que tu as tort, je te dirai, ma pauvre sœur, que c’est toi qui es affreusement ridicule avec certaines poses que tu prends à présent. Car, autant une vraie Française qui ne vise pas trop à l’artificiel est gentille, autant une Russe jouant à la Française est intolérable et grotesque, oui, grotesque. Tiens, ça me rappelle ces ours qu’on exhibe dans nos cours et qui dansent quand le montreur leur dit: «Micha, eh! Micha! prouve donc aux hommes, frère, que tu sais faire comme eux!» Quant à Sacha, ajouta Viéra à voix très basse en se penchant, comme pour rajuster quelque chose à son manteau de voyage, quant à Sacha, n’y touche pas, sœur, pour l’amour du ciel, n’y touche pas, même pour la plaisanter, car tu n’en as pas le droit; non, aussi vrai que je t’aime malgré tes taquineries incessantes, tu n’as pas le droit de toucher à Sacha, tu n’en as pas le droit, sœur! —Eh! laisse-moi tranquille avec tes grands mots! Tu es toujours là comme un trouble fête, à rendre important tout ce qui ne l’est pas. —Mes chéries, mes chéries! supplia M^{me} Erschoff que le moindre mot de mésentente entre ses filles bouleversait, mes chéries, qu’est-ce que ça signifie donc? Vous vous adorez, c’est un fait, et quand vous êtes ensemble il faut toujours que vous vous disputiez. Qu’est-ce que cela signifie donc? (Vous êtes pourtant toutes les trois si parfaites, semblait dire le regard désolé et ravi de la maman; qu’est-ce que cela signifie donc que vous ne pouvez pas vous entendre?) Tenez, nous allons déjeuner, cela nous remettra en bonne humeur; nous étions si gais tout à l’heure! Andreï, arrête tes chevaux sous ce grand hêtre, à gauche; nous y serons parfaitement, à l’abri du soleil qui brille déjà à aveugler, le sournois! —Si Sa Seigneurie daignait me permettre, objecta Andreï en se grattant l’oreille de la main gauche restée libre, je lui ferais humblement observer que d’ici à cinq minutes, en entrant dans la forêt par ce chemin, là-bas, qui est le nôtre, nous rencontrerons une grande place semée d’herbe que les chevaux pourront paître pendant que les hommes déjeuneront, hi! hi! hi! et nous serons là aussi bien à l’ombre qu’ici, car il y a non seulement un hêtre dont le feuillage est aussi épais que le toit d’une isba, mais encore des chênes, des bouleaux, des pins... —C’est bon! Va. Jamais Andreï n’avait su obéir sans faire d’observation, sauf peut-être quand il recevait l’ordre d’enlever ses chevaux; c’était une chose connue et... acceptée. Le dernier mot devant fatalement rester à son obstination, on n’aurait fait que perdre du temps en essayant de regimber. En ce moment, il est vrai, les raisons qu’il donnait étaient assez plausibles; on le laissa donc mener sa troïka où il voulait. Lorsqu’il eut arrêté ses bêtes à l’endroit désigné, les voyageurs descendirent de la calèche et se promenèrent dans le cirque de verdure pendant que Mavra secouait les manteaux, allumait le samovar et préparait tout ce qu’il fallait pour le rustique déjeuner. —Vad, tu es triste ce matin? demanda Viéra en s’approchant du cousin Dimitrieff qui arpentait solitairement l’herbe humide de rosée de ce délicieux espace découvert. —Triste? Non pas, petite sœur. —Mélancolique, alors? —Mélancolique, oui. Ah! tu comprends, toi, la différence qu’il y a entre la tristesse et la mélancolie? Il y a tant de gens qui confondent! —Ceux qui confondent, ce sont les gens grossiers, inhabiles à saisir les nuances. Dis, Vadia, est-ce que tu ne trouves pas qu’il est meilleur d’être mélancolique que gai? Je ne sais pas, mais moi, quand je suis gaie, c’est comme si c’était simplement quelque chose de nerveux; cela m’exalte, mais ne me donne pas la sensation du bonheur... tu comprends? Tandis que quand je suis mélancolique, c’est bien l’état normal, et par conséquent harmonieux, par conséquent exquis, de mon cœur. —Eh! mais, je crois, chère sœur, que nous nous entendrons désormais! —Je le crois aussi, Vadim. —Quel âge as-tu, Viéra? Nous nous sommes si peu vus ces derniers temps, et avant, tu étais fort jeunette... —Avant, Vad, c’était tout naturel, avant; je ne suis pas venue au monde avec ma raison de jeune fille. Mais à présent que j’ai dix-huit ans, je réfléchis, j’ergote, et il me pousse des idées dans le cerveau en quelques secondes, comme les oronges et les cèpes poussent en une nuit au pied des arbres de nos forêts. Et ça m’amuse beaucoup, tu sais, oh! beaucoup, de découvrir de nouvelles fleurs dans le jardin secret de ma pensée. —Je crois bien... Une radieuse pensée de dix-huit ans, quelles fleurs parfaites elle doit donner! Et ton cœur, ma petite sœur, ton cœur fait-il aussi éclore de fraîches corolles? Aimes-tu, Viéra? —Je pourrais, dit la jeune fille sans plaisanter et sans rougir, te répondre que tu es indiscret; mais non, le pacte d’amitié que nous venons de conclure t’absout de toute curiosité et te donne droit à ma pleine confiance; aussi je te le dis, Vadim, j’aime, oui, j’aime. Non moins gravement et non moins simplement, le jeune homme prit la main de sa cousine dans les siennes, la baisa avec tendresse et lui dit: —Que ton amour ne soit qu’un long bonheur! —Et tu ne me demandes pas qui? Tu as deviné, peut-être?... —Hum! Enfin, je ne sais pas... Tu vas voir. Procédons comme pour les charades: mon premier est le héros d’un chef-d’œuvre de Pouschkine, mon second a l’honneur d’appartenir à notre père le tzar, mon troisième... —Es-tu perspicace! Non, mais vraiment, comment as-tu pu savoir? —C’est bien simple, ma chérie. Mais les amoureux sont si naïfs qu’ils s’imaginent toujours pouvoir impunément rougir quand on prononce un certain nom; tracer sur la terre des sentiers des initiales uniformément pareilles, poser des questions qu’ils voudraient faire croire candides avec une voix trébuchante d’anxiété, sans que l’observateur, témoin de ces éternels et puérils manèges de la passion qui se cache, conçoive le moindre des soupçons!... Ma pauvre Viérotschka, n’es-tu pas, lorsque j’ai proposé à tante de faire une visite aux châtelains de Boutcha, devenue tout à coup gaie comme un chardonneret et rouge comme une petite fraise des bois?... N’as-tu pas, plus tard, donné dans le piège que je te tendais en répondant de la voix la plus indifférente du monde—du moins prétendais-tu la rendre telle—aux questions que je te faisais sur Evguénï Nikolaïévitch, alors que tu mettais une chaleur particulière à me vanter son frère Serguié?... Ne t’ai-je pas vue, enfin, effacer d’une ombrelle alerte une trentaine d’E et autant d’N sur le sable de l’allée aux glaïeuls quand je suis venu t’y rejoindre à pas de loup, avant-hier midi, à l’heure où tu nous croyais tous en train de faire la sieste?... Après cela, il faudrait être bien aveugle, n’est-ce pas, pour ne pas se rendre compte? —Sais-tu, Vad, que tu ne te comportes pas trop mal pour un savant? —Un savant qui n’a pas encore atteint sa croissance!... «En herbe», comme on dit en français. Et le jeune homme prononça effectivement ces mots en un français très correct. —Mettons en fleur, répondit Viéra dans la même langue. —Tu me flattes, continua Vadim en russe; mais si savant il y a, n’oublie pas que ce savant, entre autres sciences en ie, s’occupe aussi un peu de psychologie; il est donc tout naturel qu’une chose aussi intéressante que l’âme d’une cousine-sœur ne lui soit pas restée indifférente! Et maintenant, chère petite, je te dis seulement: Sois heureuse! Tu mérites de rencontrer le Bonheur, que le Bonheur ne te fuie pas! Un peu de solennité accompagnait ces mots; le sifflement d’un merle y répondit, d’un mélèze voisin. Et comme au même instant Mavra criait: «Aho! aho!» dans ses mains arrondies en porte-voix, les jeunes gens firent volte-face et se dirigèrent vers l’endroit où le samovar fraîchement écuré, laissant échapper en spirales son épaisse vapeur blanche, ressemblait sous la clarté du ciel à un précieux encensoir d’or... * * * * * —Clic! clac! Eh! petits! Les chevaux d’Andreï s’ébrouent de nouveau, font sonner gaiement les clochettes de leurs fronts, et la calèche, paresseuse personne aux jointures d’arthritique, se remet en route, accompagnée du chant des grillons éveillés. Regaillardis par le thé savoureux et ce piquant déjeuner sur l’herbe qui ressemble à une escapade, les voyageurs sont follement gais. Katia jacasse, Vadim riposte, Viéra approuve, Sacha sourit... Maman a enlevé son chapeau qui la gêne, et son capuchon de toile grise rabattu de guingois sur ses cheveux, suit l’accord général, de l’air béat de ces bons moines aux joues rebondies qui battent la mesure au lutrin sur les tableaux de genre. Andreï entame avec ses chevaux un colloque éperdu: «Eh! le brûlé! pas de ça, frère! On connaît tes trucs, je te dis! Voyez-vous ce rusé qui trotte mou comme un ver et se fait traîner par les autres! Clac! attrape!... Doux, doux, mes petits pigeons!... Soleil! la tête un peu comme ça. Ça te fatigue, mon fils? Il fallait le dire!» Seule Mavra, longtemps bercée par la chanson du samovar, les joues brûlantes d’avoir soufflé sur la braise rouge, dort sur le siège de la calèche où elle s’est, prévoyante, calée derrière un rempart de colis. Sa taille a pris le mol abandon du sommeil, et sa tête, coiffée de l’«otchipok» rouge à fleurs, dodelinant au rythme des grelots semble dire: «Riez, riez, jeunesse! le chagrin, ce serpent, assez tôt changera en pleurs la joie de vos yeux mutins!» Il est dix heures du matin à peine, quand la troïka franchit la porte cochère en bois ajouré qui défend la cour de la maison seigneuriale de Boutcha. IV PAR les soirées de juin à la brise si molle, au ciel si doucement bleu, l’on ne s’enferme pas pour souper, à la campagne, quand on possède une terrasse ou bien un endroit quelconque en plein air où la table et le couvert se puissent décemment dresser. Le châtelain de Boutcha, sa famille et ses hôtes, avaient donc pris le thé sous l’auvent fleuri du «kryltso», sorte de perron qui fait partie de toute maison russe, somptueuse ou humble, au village. Et le dernier verre du blond liquide dégusté, les remerciements adressés au Seigneur pour les délicieux kalatchi quotidiens accompagnés de fruits si savamment confits, les jeunes gens, laissant l’âge mûr aux réminiscences rebâchées du passé, s’éloignèrent deux à deux vers le fond du parc embaumé par l’arome subtil des tilleuls, de la verveine et du jasmin. Que la sympathie eût décidé le choix des couples, il nous paraît superflu de le dire... A leur tête, Katia, moulée dans un onduleux fourreau de guipure bise, marche donnant le bras à Serguié, le fils aîné de Nikolaï Sémionovitch. Viéra vient après, toute bleue dans sa toilette de crêpe assortie au bleu de ses yeux, et Evguénï, le frère de Serguié, que Katia, toujours taquine, appelle depuis le dîner «Evguénï Onéguine», porte son éventail. A quelques pas de ces promeneurs, se détachant sur la verdure d’un buisson, une mince silhouette arrêtée au milieu du sentier semble hésiter à s’engager plus loin. Vadim, penché vers elle, la supplie avec des mots très tendres, et Maria Pavlovna peu à peu se rend à ses instances... Enfin, pour fermer la marche, Nadiéjda, la sœur cadette de M^{me} Ilnitskaïa, et Sacha, ravissante comme toujours dans sa robe à longs plis flottants qu’elle a, pour complaire à son aînée, serrée aujourd’hui à la taille par une ceinture de faille brodée, se racontent, entrelacées, les mille riens chers aux toutes jeunes filles. Lorsqu’ils sont arrivés au bout de l’allée qui mène du perron au centre du jardin, les couples se dispersent et s’enfoncent, chacun de son côté, dans les profondeurs mystérieuses des sentiers latéraux. Et l’éternelle musique des cœurs commence ses duos en sourdine: —Katia, ma chérie, ma bien-aimée Katia, que je suis heureux de vous revoir, dit Serguié en baisant à pleine bouche une main qu’Iékatérina—pour la forme, hâtons-nous de l’ajouter—essaie de lui retirer. Que c’est bon, ces baisers sur une petite peau lisse!..... La main!..... oui, la main, quoique l’homme l’ait vouée à de prosaïques besognes, est faite pour le baiser, c’est une chose d’une évidence indiscutable!..... Eh! laissez donc, méchante! Tout cela n’est-il pas à moi de droit! N’êtes-vous pas ma fiancée, Iékatérina Piétrovna, ma Katia?..... —Votre fiancée, pas encore, Serguié Nikolaïevitch, puisque nos parents n’en savent rien! —N’en savent rien! Ah! chérie! Tu n’as donc pas vu ces regards échangés par nos deux mères, ces airs ravis, ces signes de tête complices?... Mais pas plus tard que ce soir, à l’heure qu’il est même, je parie, ils sont en train de discuter nos chances de bonheur! Avant d’avoir conquis mon grade d’officier de marine, je ne voulais pas parler catégoriquement de ces choses, tu comprends, car—les parents sont les parents—on n’y aurait répondu que par des objections; mais à présent que je puis me présenter dans toute l’assurance de ma position faite, je n’attends plus que ton approbation, ma Katia, pour prier maman de faire auprès de ta mère la démarche qu’exigent les convenances. Iékatérina Piétrovna Erschoff, faites-vous l’honneur à Serguié Nikolaïevitch Afanassieff de lui accorder votre main?... Votre petite main molle aux ongles roses, à la peau de bébé?... Serguié avait arrêté Katia d’un geste, mis un genou en terre devant elle, et malgré le comique voulu de sa pose et de l’intonation de sa voix, attendait infiniment ému que la jeune fille lui répondît. Lorsque les lèvres de celle-ci eurent enfin exhalé un «oui» faible comme un soupir, il se releva, devint très grave, et d’une voix où vibrait l’accent d’une tendresse profonde, il dit lentement: —Iékatérina Piétrovna, pour la vie je vous aime! Oh! les minutes exquises qui suivirent cet échange de deux vies! Le silence divin qui scella ce pacte de deux cœurs! Un seul mot maintenant ne suffirait-il pas à rompre le charme de ce leurre éternel et magique qu’est le serment des fiancés? La nature elle-même semble consciente de la solennité de l’heure; les grillons ont suspendu leurs cris stridents, et les mouches bourdonnantes se posent, lassées, sur les corolles; les crapauds, informes et fatidiques, bavent en silence sur la mousse des sentiers... les couleuvres dorment roulées en cercle, et les oiseaux, remettant leurs trilles à l’aurore, se cachent muets sous la feuillée, de crainte d’effaroucher par leurs chants le Bonheur qui s’avance... Iékatérina et Serguié marchent lentement, les mains unies. Devant eux s’ouvre un chemin si propice à la lenteur des pas et aux haltes qu’on le dirait créé exprès pour enchanter la promenade des amants... Le jeune homme qui souvent y est venu songer seul, entraîne sa fiancée sous le mystère des arbres qui le bordent, ravi de partager avec la mince poupée de chair et d’os, dont le fantôme hantait alors ses rêves solitaires, le charme de ce lieu plein d’ombre et de silence. Contre les murailles de verdure que forment les tilleuls aux bras enlacés, des bancs, de place en place, sont posés. Ils invitent les promeneurs à s’arrêter pour jouir en repos de la fraîcheur que retient leur ombre séculaire, et du parfum si fin dont les petites fleurs, cachées sous la doublure ouatée des feuilles, embaument. Serguié y fait asseoir sa compagne, prend place à côté d’elle, scelle à ses doigts amoureux la douce main qu’il vient de conquérir... Et Katia, la folle et tapageuse Katia, la Katia au cœur insouciant d’oiselle qui lisse ses plumes, interroge d’un œil grave à la voûte du ciel, où lentement ils naissent, ces mondes insondables que sont les pâles étoiles... * * * * * Au centre du jardin, là-bas, quand les couples en se dispersant ont porté aux hasards des allées leurs pas unis, Viéra et Evguénï se sont à leur tour engagés dans le dédale des sentiers sans nombre dont le parc de Boutcha—une vraie forêt de vingt déciatines, transformée en jardin—se sillonne. Le jeune homme, très timide, ose à peine commencer l’entretien. Il faut que sa compagne, dont l’amour calme et sans fausse pudeur conserve toute sa présence d’esprit, l’encourage pour éviter la gêne d’un tête-à-tête longtemps silencieux. Ce sont les mots banals qui conduisent le plus sûrement aux phrases importantes, aussi est-ce par eux que le couple débute. —Un beau soir, fait la jeune fille pour dire quelque chose. —Oui, en vérité, c’est un beau soir, répond, comme un écho, l’interpellé. —Comprenez-vous, Evguénï Nikolaïevitch, que l’on puisse habiter la ville et rechercher l’agitation des bals, des théâtres, du monde, quand la nature est là, à portée de la main, et nous donne gratuitement les plus beaux spectacles qui puissent émouvoir le cœur et les yeux de l’homme? —Mais pas de tous les hommes, Viéra Piétrowna, puisque, pour la plupart, ces jouissances que nous prisons si fort sont lettre morte... Soyons contents, d’ailleurs, car si tout le monde se mettait à aimer la campagne et à comprendre la nature, la nature et la campagne deviendraient bientôt des plus fastidieuses. Car, où retrouver alors la solitude des mille déciatines de terre qui nous entourent, la poésie des espaces rustiques que l’on est seul à savourer avec les bêtes et deux ou trois moujicks incultes, aux vêtements harmonieux, qui ne vous gâtent pas votre joie, eux, par leur admiration intempestive?... Toute la beauté, par conséquent, et tout le charme que la nature, dénuée du moindre contact avec la civilisation peut seule donner... Je vous le demande, Viéra Piétrowna, que deviendraient les passionnés du silence et de la paix des solitudes vertes, si tout à coup les gens des villes se mettaient à partager leur enthousiasme et à conquérir, comme les allées d’un parc public, les chemins de nos forêts et de nos steppes? —Eh! mais voilà une chose à laquelle je n’avais jamais pensé, Evguénï Nikolaïevitch, répondit la jeune fille en riant, et qui, d’ailleurs, n’arrivera pas, soyez tranquille! Vrai, vous prenez un air désolé comme si une conspiration de toutes les âmes frivoles du monde menaçait réellement d’envahir votre Boutcha. Et peut-être, Evguénï Nikolaïevitch, est-ce à mon intention que vous parlez des gens qui vous gâtent les joies de la rêverie par leurs exclamations fastidieuses?... J’ai dit: Voilà une belle soirée. Malgré la droiture de Viéra, ceci était une indiscutable coquetterie de sa part. Evguénï répondit: —Comment pourrais-je penser à vous lorsque je dis: Des gens? Des gens, Viéra Piétrovna, c’est la foule; c’est une multitude indifférente et quelconque; et vous, vous êtes une, pour moi, Viéra! Oui, vous êtes pour moi la Seule, l’Unique; ne le saviez-vous pas? —Je m’en doutais, répondit la jeune fille simplement, mais je voulais que vous me le disiez, Evguénï. Elle appuya sur ce prénom avec tendresse. —Alors, vous aussi, vous m’aimez? Un peu, dites? fit la voix hésitante du jeune homme. —Non, pas un peu. Profondément; oui, profondément. —Ah! chère! Un lent et silencieux baiser sur la main de Viéra compléta cette phrase. Evguénï, suffoqué de bonheur, eût été incapable de la finir par des mots. Ce fut la jeune fille qui, la première, revint à elle. —Maintenant que nous nous sommes dit ce que nous avions à nous dire, Evguénï Nikolaïevitch, dit-elle en plongeant dans les yeux du jeune homme son regard honnête et bleu, nous pourrons attendre sans trop d’impatience que les deux années nécessaires à l’achèvement de vos études s’accomplissent. Je ne vous demande pas si vous me resterez fidèle jusqu’alors, car ce sont là, en vérité, des questions bien oiseuses. Connaissons-nous nous-mêmes le fond de notre cœur, et pourrions-nous, lorsque nous savons à peine ce qui s’y passe au moment où nous parlons, répondre de son avenir?... Je crois en vous, je crois en votre loyauté, mais cependant, à Dieu ne plaise! si ce malheur de ne plus être aimé par mon Evguénï, devait m’arriver un jour, du plus profond de mon âme je jure aujourd’hui que je ne garderais contre lui ni rancune ni colère. Dites-moi ceci aussi pour votre compte. —L’étrange serment! Mais puisque vous le voulez, Viéra, qu’il en soit fait selon votre désir. D’avance, bien-aimée, je vous absous... Ah! non, ce sont là de trop cruelles paroles, je ne puis achever! —Et pourquoi auriez-vous moins de courage que moi? —Qui sait? Peut-être m’aimez-vous moins que je ne vous aime... —Ou peut-être vous aimé-je plus pour vous-même que pour moi; tandis que vous... —Eh! le sais-je? Je vous aime, ma Viéra, c’est la seule et radieuse vérité que je démêle dans mon cœur en cet instant! Ne demandez donc pas à un futur agronome de se retrouver dans toutes ces subtilités, ajouta le jeune homme en riant. Je vous aime, vous, Viéra, j’aime ma terre, mes champs, mes horizons pâles, mes forêts vertes, ma Russie, le Dieu puissant de mes pères; mais ne me demandez pas comment ni pourquoi, je ne saurais vous le dire... Je pense du reste, très chère, qu’il n’y a qu’une seule manière d’aimer, avec des degrés différents, et que ce sont ces degrés que l’on confond avec le genre d’amour. Seulement, tout le monde prétend toujours aimer le plus, le plus qu’on peut aimer! Et combien se trompent! Vous riez? —C’est que je trouve que pour un futur agronome, comme vous disiez tout à l’heure, vous ne raisonnez pas trop mal. Mais où sommes-nous ici? Ce parc est grand comme un village. —Vous allez voir; nous arrivons au chemin des tilleuls; c’est un endroit délicieux. Que de fois j’ai rêvé de m’y promener avec vous, Viéra! Et voilà que le hasard nous y conduit ce soir, ce soir où nous nous sommes dit, pour la première fois, que nous nous aim... —Chut! ne rendons pas ce mot vulgaire en le prononçant trop souvent. Lorsque nous voudrons que sa magie nous apparaisse, nous le lirons dans les yeux l’un de l’autre. —Et quand nous serons séparés? —Les battements de nos cœurs l’épelleront. —O femme, femme! Vous avez réponse à tout. Eh bien! Viéra, que dites-vous de l’allée des tilleuls, de mon allée? —Que c’est exquis. —N’est-ce pas que papa a bien fait d’acheter ce domaine? Ne fût-ce que pour cette allée, il le devait. —C’est vrai, sourit la jeune fille. Et maintenant, taisons-nous, Evguénï, taisons-nous! La nature est si divinement silencieuse, ne troublons pas son harmonie par notre agitation humaine. Comme un des nombreux bancs de bois sculpté adossés aux murs de feuillage sollicite leur préférence d’amoureux poétiques par les décors pittoresques dont le lichen et la mousse se sont plu à l’orner, les jeunes gens s’asseyent sur ses planches craquantes et s’apprêtent à jouir, recueillis, de la beauté du ciel, de la fraîcheur de l’air, de la paix mauve du crépuscule et de la félicité sans nom qui habite en eux-mêmes. Leurs mains sont unies, les battements de leurs cœurs se répondent... Là-haut, émergeant de la soie pâle des nuages, les têtes curieuses des étoiles leur sourient, et tout autour du banc sur lequel ils reposent, des milliers de petites corolles blondes secouées par le frôlement d’aile d’un oiseau attardé tombent avec un bruissement doux, éparpillant à la brise la poudre d’or de leur pollen et l’âme mourante de leurs parfums... —Et croyez-vous, Vadim Piétrovitch, disait plus loin la bouche gracieuse de Maria Pavlovna, poursuivant une conversation commencée, que je n’aie pas souffert un peu, moi aussi, de notre séparation? —Puisque c’est vous qui l’aviez voulue, répliqua la voix de l’étudiant où se devinait un reste de rancune. —Mais ce n’est pas une raison! Ne souffrons-nous donc que par les autres? Combien plus souvent, hélas! nous nous forgeons nous-mêmes nos chagrins! —Alors, ce n’était pas simplement pour vous débarrasser de moi que vous m’avez défendu de chercher à vous voir, il y a quatre ans? Quatre ans, déjà, mon Dieu! —Vous ne le croyez pas, Vadim Piétrovitch, à quoi bon ces vaines paroles entre nous? Je vous... ai aimé, puisque je vous l’ai dit. —Mais non prouvé. —Pardon, prouvé! —? —En vous le disant. —Les paroles ne coûtent rien... —Oh! Vadim Piétrovitch! Comment pouvez-vous dire! Un mot d’amour de certaines femmes—et je me crois digne d’être de celles-là—n’équivaut-il pas au don de toute leur personne? —Permettez, chère! Les effets en sont bien différents. —Voilà que nous nous engageons encore une fois dans une voie tortueuse, dit la jeune femme en rougissant délicieusement. —Cela ne pouvait manquer, du reste, et c’est pour cette cause, Vadim Piétrovitch, que je vous ai, il y a quatre ans, fait défendre ma porte. C’est pour cette cause aussi, que je ne voulais pas vous suivre tantôt dans votre promenade à travers ce parc suggestif. Hélas! j’ai été faible! (C’est toujours cela qui nous perd, nous autres femmes, la faiblesse!) Quand on ne doit pas s’aimer, Vadim, il n’y a pour deux cœurs honnêtes qu’un parti à prendre: éviter de se voir. C’est ce qui nous a permis, n’est-ce pas, de garder un souvenir si exquis l’un de l’autre pendant ces trois années écoulées et que nous sommes en train de gâter à cette heure par des phrases frivoles. Aussi bien, ajouta la jeune femme,—et sa voix, à ces mots, infiniment devint triste,—à quoi bon défendre avec tant de chaleur une chose qui a cessé d’exister; une ombre que toute la menteuse griserie d’un tête-à-tête crépusculaire chercherait en vain à faire revivre?... Ah! laissons, laissons les morts dormir en paix dans leur cercueil! —Alors, pour vous, Maria Pavlovna, notre amour est un sentiment si effacé, si lointain, qu’il ne mérite plus que le nom de fantôme?... Vos paroles sont cruelles! —Moins cruelles que la réalité. Un lourd silence tomba sur ces paroles. Vadim, n’ayant point trouvé le cri spontané par lequel les convaincus de l’amour répondent à des phrases comme celles-là, estimait que son devoir maintenant était de se taire. Ce fut la jeune femme qui, au bout de quelques instants, renoua l’entretien. —Vadim Piétrovitch, dit-elle en forçant sa bouche à esquisser un pâle sourire, gardons-nous des caprices de l’imagination! C’est une folle qui se croit raisonnable, et par conséquent la plus dangereuse des folles. Si nous ne sommes pas plus sensés qu’elle, elle nous entraîne à mille extravagances dont nous nous apercevons trop tard, hélas! quand, dénouant d’une main brutale le bandeau qu’elle avait mis sur nos yeux pour nous conduire plus sûrement à sa fantaisie, la rusée nous laisse seuls en face de notre sotte crédulité. Vadim, notre rêve est fini. Donnez-moi votre main loyale, et rentrons ensemble dans la saine réalité des choses. Vous me boudez, Vadim Piétrovitch? —A Dieu ne plaise, âme de mon âme! Je suis des yeux la plus douce de mes illusions qui s’envole! Les lèvres de la jeune femme exhalèrent un furtif soupir; mais elle était vaillante; elle reprit, contrainte à peine: —Et qu’avez-vous fait pendant les trois années de mon séjour en Crimée? Étudié? On m’a dit que vous êtes un véritable savant, Vadim Pietrovitch. Et vous serez docteur? Cela ne vous fait pas peur, toutes les choses affreuses qu’un médecin doit voir? Oh! moi, j’ai tant pitié, tant pitié! Je ne pourrais pas voir souffrir ainsi, toujours, autour de moi. —Si tout le monde parlait de la sorte, dit Vadim en souriant (car cette allusion à ce qu’il aimait si passionnément, ses études, le reconquérait à lui-même, malgré tout), on ne soulagerait guère cette pauvre souffrance dont on a tant pitié. La pitié, Maria Pavlovna, la vraie pitié est celle qui se fait efficace, agit, panse, soigne, comprend, console; et non celle qui se traduit en vaines paroles! (Ici, un peu de sévérité involontaire accompagnait la phrase du jeune savant.) Que deviendraient les malades qui se tordent sur les lits de nos hôpitaux, les blessés que la guerre jette sur les brancards de la Croix-Rouge, si l’on se contentait de répéter autour d’eux: «Quelle pitié, ah! quelle pitié!» —Vous avez raison, Vadim Piétrovitch, répondit la délicieuse créature humblement. Nous devrions, nous autres femmes, tâcher de gouverner un peu mieux nos nerfs. Car c’est bien de nos nerfs, n’est-ce pas, que provient notre sensibilité exagérée? Vous dites cela, vous autres médecins?... —Oui, évidemment; pourtant, ne croyez pas que les nerfs et la sensibilité soient votre apanage à vous seules, ô femmes! Je connais pour ma part au moins vingt jeunes gens robustes et forts en apparence, non pas seulement en apparence, mais bien réellement robustes et forts comme santé, qui ont commencé leurs études de médecine avec moi et se sont vu forcés de les abandonner parce que, malgré d’énergiques efforts sur eux-mêmes, ils ne pouvaient, sans se trouver mal, assister à la plus légère opération de chirurgie. Moi, j’ai choisi la médecine par vocation, spontanément: alors je réagis forcément contre ce qui pourrait l’entraver, vous comprenez? Sans cela, mon Dieu! oui, on voit des choses affreuses!... —Et, dit Maria Pavlovna, il n’y a pas que les souffrances du corps; celles-là, on peut au moins les soulager dans une certaine mesure, les guérir même souvent complètement; mais la folie! Vadim Piétrovitch, oh! la folie! voilà, je pense, ce qu’il y a de plus horrible à voir! Seigneur! que je plains les malheureux!... Voyez-vous encore les Kantoucheff? On m’a dit à mon retour de Crimée qu’Élisavéta Serguiéévna est en train de devenir folle, et que sa fille aînée suivra ses traces. Est-ce possible, dites, Vadim Piétrovitch? Est-ce vrai? —Hélas! oui. Et c’était fatal: la famille d’Élisavéta Serguiéévna est infestée de folie depuis plusieurs générations; et on l’a fait se marier avec Lef Grégoriévitch Kantouchef, dont l’arrière-grand-père, une tante et un frère étaient fous! Vraiment, les parents sont idiots! Et criminels, enfin, car que d’êtres souffrants jetés ainsi au monde par leur faute! —Oh! c’est bien vrai! Une fille est en âge de se marier, un beau parti se présente, et l’on dit «oui» tout de suite, sans savoir—à part la question d’argent et quelques détails superficiels, peut-être—à qui on la confie ni à quoi on l’expose. On ne veut pas savoir. On est si content de se débarrasser de ce colis encombrant qu’est une fille à marier! Et que de douleurs, physiques ou morales, ont leur source dans cet empressement coupable! (J’en sais quelque chose, songea la jeune femme avec une indicible mélancolie.) Vadim Piétrovitch, continua-t-elle, à voix basse, en posant sa main sur le bras de l’étudiant, savez-vous ce que l’on dit encore? On raconte que dans la famille de Tatiana Vassilievna aussi, la folie est héréditaire. Une de ses tantes est morte folle, sa sœur est dans une maison de santé... Est-ce vrai? Dieu préserve sa charmante fille d’une telle succession! Pourtant, il faut bien que je vous le dise, Vadim Piétrovitch, il y a parfois dans les manières, dans le regard de Sacha quelque chose de si étrange, de si effrayant, oserai-je dire... Si elle allait... —Vous aussi, vous l’avez remarqué? interrompit le jeune homme en fixant sur sa compagne un regard angoissé. Cela est donc visible pour d’autres que pour moi? J’avais fini par croire, dit-il douloureusement, que mon imagination de médecin se forgeait des symptômes là où il n’y en avait point; mais si des étrangers qui ne voient la pauvre petite que pendant quelques heures de loin en loin les découvrent aussi, c’est que le mal est bien là, manifeste et réel! Mais dites-moi, Maria Pavlovna, avez-vous entendu parler de cette chose autour de vous? ou bien ce que vous m’avez confié est-il seulement le résultat de vos observations à vous? —Je n’ai encore entendu personne parler de cela, répondit la jeune femme. Je ne sais pas même comment j’ai pu le remarquer, moi, car c’est si peu apparent! Sans doute, ayant été, à cause de mon absence, un temps très long sans voir Aleksandra, l’étrangeté de ses manières et de son regard m’a frappée davantage que les gens habitués à sa présence. Mais pardonnez-moi, Vadim Piétrovitch, je vous ai entretenu d’une chose si douloureuse! Je n’ai pas réfléchi, j’ai été entraînée par un besoin de savoir... pas par simple curiosité, je vous le jure, et pourtant j’aurais dû garder cela pour moi, n’est-il pas vrai? —Eh! non, au contraire; il vaut mieux que je sache. Je m’étais aveuglé ces derniers temps, et aussi bien aurait-il fallu que je finisse par m’en convaincre un jour ou l’autre... Mais la pauvre mère, que de viendra-t-elle quand elle s’apercevra à son tour?... Oh! c’est affreux! —Mon Dieu! que notre conversation est triste, ce soir, fit Maria Pavlovna après un court silence. —Cela ne pouvait manquer. Ne saviez-vous donc pas, chère, que les revoirs sont presque toujours plus mélancoliques que les adieux? —C’est vrai. A quoi cela tient-il? —Eh! le sais-je? A mille choses, sans doute. On s’est fait de loin un idéal de la personne quittée, et, en la revoyant, on ne retrouve en elle qu’un pâle reflet du charme dont notre rêve l’avait parée... Ou bien, comme c’est le cas pour moi aujourd’hui, par exemple, l’être aimé qui dans l’absence avait fini par prendre à nos yeux lointains le vague irréel d’un pastel effacé, vous apparaît au retour plus désirable et plus charmant cent fois qu’à l’heure où nous avions juré de ne l’oublier jamais, et nous heurtant à son cœur et à sa volonté fermés... —Vadim! —Nous souffrons infiniment plus de la distance qu’ils savent mettre entre nous que du premier adieu, adouci, celui-là, par un romanesque espoir de retour... —Vous vous exagérez vos sentiments présents!... —Non. Mais laissons cela, Maria Pavlovna, et parlons un peu de vous, de votre séjour en Crimée, de tout ce qui s’est passé dans votre vie pendant ces trois lentes années. Vous êtes ce qu’il y a de plus intéressant pour moi sur la terre; cependant, voilà plus d’une heure que nous sommes ensemble, et vous n’avez encore rien dit qui eût trait à votre chère personne! —Et je n’en dirai rien, fit la jeune femme avec un sourire capable d’émouvoir le sable des allées, car c’est alors que la conversation serait triste, oh! triste... —Vous voyez bien, exclama l’étudiant en s’emparant de la main qui s’appuyait sur son bras et la portant ardemment à ses lèvres, vous voyez bien qu’il faut que quelqu’un vous aime et vous console! —Aussi ai-je quelqu’un qui fait tout cela, répondit Maria Pavlovna, dont un peu de malice fit pétiller les yeux tout à l’heure si navrés. —Et qui donc? interrogea Vadim du regard. —Nadiéjda! La jeune femme prononça ce mot lentement, en plongeant son regard dans celui du jeune homme, et le sourire ambigu de ses lèvres semblait dire à l’ami intrigué: «Devinez quelle Nadiéjda... Ma sœur ou l’Espérance?...»—Car Nadiéjda, qui signifie «espoir» en russe est aussi un prénom, et ce prénom, la sœur cadette de Maria Pavlovna le portait, on le sait. —Elle est si gentille, ma Nadia, ajouta la compagne de Vadim après un court silence, en dénouant, par l’emploi de cette abréviation, l’énigme que ses dernières paroles contenaient. Si vous saviez quelle amie c’est pour moi! Elle est encore si jeune!—seize ans seulement bientôt—et elle me comprend comme si son âme ne faisait qu’une avec la mienne... Elle est sensée, grave, aimante, jolie aussi, n’est-ce pas? Ah! que je la voudrais heureuse, elle au moins! Mais, n’entends-je pas parler de ce côté? Écoutez... Oui, on marche, on parle. Ah! je vois, à travers les branches, ici, à gauche, les robes blanches d’Aleksandra et de Nadia. Allons les rejoindre, voulez-vous? Nous rentrerons alors ensemble, car il commence à se faire tard, et les Afanassieff se couchent à dix heures. Il ne faudrait pas que ces vénérables campagnards dérangeassent leurs habitudes pour nous, les jeunes... Nadia, Aleksandra, attendez-nous, mes chères! —C’est vous, Vadim Piétrovitch? C’est toi, Macha? Nous allons voir l’allée des tilleuls; c’est si joli! Venez avec nous! —Mais je sais, mes enfants, je m’y promène chaque jour, depuis une semaine que je suis chez les Afanassieff... —Vadim ne l’a pas encore vue, lui, l’allée des tilleuls. N’est-ce pas que tu ne l’as pas vue, Vad?... interrogea Sacha. —Mais si, si, ma chérie; c’est une des curiosités de Boutcha; on la montre comme on montre les pyramides en Égypte, la tour qui penche, à Pise, le kremlin à Moscou... Ce matin, à peine arrivé, Irina Ignatievna m’en a fait les honneurs. —Ça ne fait rien, allons-y tout de même, insistèrent les jeunes filles avec entêtement. —Soit, allons-y. Tous quatre obliquèrent à droite, puis à gauche, à gauche, puis à droite, et se trouvèrent enfin à l’un des bouts de l’allée aux tilleuls, celui par lequel Katia et Serguié, puis Viéra et Evguéni y étaient entrés, pour aller s’asseoir les premiers à l’extrémité opposée du cloître de verdure, les seconds à quelques pas de l’endroit où se tenaient les arrivants. —Oh! l’exquise fraîcheur, le délicieux parfum! s’exclamèrent ensemble M^{me} Ilnitskaïa et sa sœur. —Et quel sentiment de paix profonde, complète, se répand en vous à peine le seuil du sanctuaire dépassé! ajouta seule Maria Pavlovna. Vraiment, on ne pourrait pas croire, si l’on ne le sentait, que les choses extérieures, en apparence si indifférentes, soient capables d’exercer une influence tellement immédiate sur notre être moral! —Les arbres sont beaux, dit Sacha en caressant l’écorce lisse d’un tronc comme elle l’eût fait d’une peau amie. Ils ont au moins cent ans, hein, Vadim? —Bien plus que ça! Il y en a certainement dans le nombre qui atteignent deux siècles. —Et dire que ça a de si mignonnes fleurs, ces géants-là! fit remarquer Nadia. Vois, Sacha, comme c’est drôle quand on compare ces troncs énormes avec les minuscules étoiles que voici. —Eh! laisse donc? Qui va penser à de telles choses? répondit la petite idole, piquée de ce que quelqu’un osât émettre l’ombre seulement d’une critique sur l’harmonie de ses végétaux bien-aimés. —Eh! mais, n’est-ce pas Viéra et Evguéni Nikolaïevitch qui sont assis là-bas? demanda l’étudiant. Ils ont l’air de statues en terre cuite... —De ces vilaines statues comme on en voit dans les jardins des marchands, fit Nadia. Seulement, eux, ils sont gentils! —On les prendrait pour des fakirs immobilisés pendant un quart de siècle dans leur fanatisme bramhique, ajouta Vadim. Ils sont assez pétrifiés et muets pour que les oiseaux du ciel viennent faire leurs nids dans leurs chevelures. —Oh! un fakir en robe de gaze empire!... Et Nadia eut un joli rire clair qui fit écho entre les murailles de l’allée. Un bouvreuil éveillé secoua ses plumes et s’envola, éparpillant à la brise du soir une pluie parfumée de petites étoiles blondes. Les fakirs assis sur le banc de pierre s’émurent enfin. D’un commun accord, ils se levèrent, et, un peu rouges d’avoir été surpris en si complète extase, les yeux tout éblouis encore du rêve divin qu’un éclat de rire cruel était venu interrompre, ils se joignirent aux intrus qui, on le pense bien, ne leur épargnèrent point les plaisanteries de rigueur. —Evguénï Onéguine... Tatiana Larina... salua Vadim. —Ni l’un ni l’autre, répondit Viéra presque grave; Evguénï Nikolaïevitch n’est pas un blasé romantique, et moi, je ne suis ni ne veux être une amoureuse éconduite!... —Oh! que tu as d’esprit, Vierotschka! —Il faut bien, pour savoir te répondre. A peine le nouveau groupe se fut-il formé, que sous l’ombre bleutée des arceaux de feuillage un nouveau couple s’avança. —Serguié, Katia! cria Vadim, venez, on rentre! Dans la paix infinie du soir aux voiles légers, les promeneurs enfin firent leur retraite. Tout le long de leur route, comme des phares allumés pour guider les bestioles que recélait la mousse, les tremblotantes lanternes des vers luisants brillaient; et au-dessus de leurs têtes, suspendue aux pelouses sombres du ciel, la lune, pareille, elle aussi, à quelque lampyre gigantesque, semblait attendre amoureusement les caresses des étoiles... V LA chambre à coucher de Tatiana Vassiliévna Erschoff, à Vodopad, ressemble en ce moment à un décor polaire, tant les objets de lingerie de toutes sortes qui l’ont envahie—batistes fines, toiles aux plis cassants, damassés rugueux—forment un ensemble pittoresque et blanc. Il y a sur le parquet, dont on a retiré le tapis par précaution, une folle neige de lisières et de rognures qui moutonne floconneusement; les chaises, prises d’assaut par des serviettes rigides, ont l’air d’icebergs en miniature, et au milieu des amoncellements de nappes, de jupons, de mouchoirs qui se dressent en pics menaçants, la table autour de laquelle travaille M^{me} Erschoff et ses filles fait songer à un navire bloqué par des banquises... Assise à un angle de la pièce, près de la fenêtre ouverte par laquelle les rumeurs de la forêt et le parfum des fleurs du jardin entrent en hôtes toujours choyés, M^{lle} Burdeau—tel un explorateur hardi—fait déblayer la route et dirige les reconnaissances. Elle coupe, mesure, ajuste, arpente, et la docile équipe qu’elle a sous ses ordres manœuvre avec elle en harmonie parfaite. —Tatiana Vassilievna, un mouchoir à ourler, voulez-vous?... Et toi, as-tu fini, Ioulia, dit-elle en mauvais russe à une belle fille blonde que la chemise brodée et la couronne de fleurs, entremêlées de rubans des paysannes, distinguent du reste de l’équipage? Tiens, prends les serviettes, maintenant... Non, chère Iékatérina, ce n’est pas cela du tout; vos points sont absolument trop grands! Il faut coudre ainsi: —On voit bien, remarqua Viéra qui dessinait sur ses genoux des lettres à broder, qu’il s’agit du trousseau de Katia, sans cela il y aurait beau temps que son ouvrage serait allé par la fenêtre rejoindre les fleurs des parterres... Ce que c’est que le bonheur, hein! Katioucha? —Et d’abord, ne m’appelle pas ainsi, riposta Katia avec aigreur! Ce diminutif me choque; il me fait penser à l’inconvenante «Résurrection» de Tolstoï. —Ah! en voilà une critique! dit Viéra en riant aux larmes. Tu es vraiment originale dans tes appréciations! Et pourquoi, je te prie, «inconvenante» Résurrection? —Inutile de t’expliquer, tu es trop Tolstoïenne pour me comprendre. —Et toi, trop jeune fille du «grand monde, du vrai grand monde», pour goûter les saines doctrines de l’apôtre des humbles... —Ou les sottes utopies d’un voyant littéraire... —Katia! Viéra! mes enfants, mes enfants, protesta tendrement Tatiana Vassilievna derrière sa pile de linge. Tout vous est vraiment matière à discussion! Et vous allez bientôt vous quitter... Comme vous regretterez alors de vous être mutuellement gâté le peu de temps qui vous restait encore à passer l’une auprès de l’autre! —Mamotschka, ne t’alarme pas, va, répondit Viéra en dessinant le geste d’un baiser à l’adresse de la maman navrée! La discussion, c’est notre sport à nous! Ça n’empêche pas que nous nous aimons bien, n’est-ce pas, sœur? au contraire. Mais nous taquiner, cela nous amuse tant!... Et que ferions-nous, je te prie, toute la journée, côte à côte, si nous n’assaisonnions de temps en temps la monotonie de nos conversations par un peu de poivre de discorde?... Tiens, admire mon monogramme; n’est-il pas artistique? J’ai peur seulement que ta fille chérie ne s’égratigne un peu le nez sur une broderie aussi savante... Enfin, pour être belle, il faut savoir souffrir! C’est l’axiome que nous répétait en guise de consolation notre première gouvernante française quand elle emprisonnait les mèches de nos cheveux dans des papillottes faites avec ses vieux journaux de mode, et que nous pleurions de mal! Te rappelles-tu, Katia? —Si je me le rappelle!... Elle ajoutait à sa petite phrase un bonbon de chocolat qu’elle appelait «crotte», et ce mot, plein de saveur autant que la chose qu’il représentait, nous amusait au point que nous en oubliions jusqu’au lendemain la torture de nos bigoudis!... —C’est bien cela, dit M^{lle} Burdeau avec un sourire amusé. Oui, l’enfant est un artiste plus sensible mille fois à la musique des mots que n’importe lequel de ses confrères aînés; et sa petite cervelle, merveilleusement adroite, les pare tout de suite d’une magie spéciale... Quand j’étais petite et que je devenais méchante, ma bonne n’avait qu’à me dire: «Attends, je vais appeler l’Individu,» pour qu’une épouvante indicible me fît rentrer séance tenante dans le devoir. «Individu!...» Ce mot évoquait pour moi l’être le plus sinistrement grotesque, le fantôme le plus mystérieusement terrible que mon imagination de trois ans pût se créer... Et cela sans qu’on m’eût jamais mise en présence d’un personnage quelconque en lui appliquant ce nom! Non, c’était tout simplement l’agencement des syllabes, la combinaison des lettres qui déterminaient en moi, au seul son du mot «individu», une peur immédiate et folle!... C’est comme le loup-garou créé par nos gens des campagnes. Croyez-vous, qu’un enfant, en entendant sa nourrice le menacer de cet animal problématique, lui demande comment il est fait? Oh! que non! Cela lui gâterait sa peur, à ce dilettante en herbe!... Cette troublante et délicieuse peur qui le fait voyager en des mondes inconnus, et jette sa petite tête haletante dans un giron plus doux, sous des baisers plus chauds... Il préfère s’en tenir au mystère des sons, à la musique sinistre de ces syllabes en «ou» qui semblent un hurlement de bête fantastique... —Comme vous possédez bien la psychologie de l’enfance, mademoiselle, dit une voix mâle sortant de l’encadrement de la fenêtre! On a plaisir à vous écouter vraiment. Madeleine Burdeau tressaillit. —Vous étiez là, Vadim Piétrovitch? fit-elle d’une voix un peu émue. —Sournoisement caché derrière le feuillage des glycines pour qu’on ne me vît pas, je l’avoue sans honte, mademoiselle; le psychologue n’a-t-il pas le droit de prendre des documents là où il en trouve? —Par tous les moyens?... —Par tous les moyens. —Il est commode, en ce cas, de s’intituler psychologue! —Eh bien, il ne tient qu’à vous; vous avez fait vos preuves! —Je n’en ferai rien, Vadim Piétrovitch; mon titre de femme m’est trop cher pour que je l’échange contre un autre, si ronflant que celui-ci puisse être. —Vous m’étonnez, pour une Française! —?... —Oui, le mouvement féministe devient de jour en jour plus accentué en France, et vous qui êtes institutrice... enfin, je croyais... —Oh! institutrice, c’est bien à mon corps défendant, allez! (Excepté quand je me trouve au milieu de gens aussi parfaitement aimables que vous l’êtes, vous autres, corrigea la jeune fille en souriant aux dames Erschoff.) Je suis une paresseuse, moi, une flâneuse, une rêveuse et un tas d’autres choses en euse; je voudrais passer ma vie dans un fauteuil moelleux, entourée de belles fleurs et de bibelots fragiles, une chatte sur mes genoux, un griffon à mes pieds, et ma fenêtre ouverte sur un ciel sans limites... Le sort, hélas! en a décidé autrement,—c’est son fort, à cet esprit de contradiction,—il faut bien que je me résigne! —Et il a eu raison, cette fois, le sort, dit l’étudiant. Fi! l’inutile personne que vous auriez été, s’il vous avait permis de suivre un tel programme! —Eh bien! et puis?... —Et puis? si tout le monde avait ces aspirations là, et que la bonne volonté du destin y souscrivît, l’humanité marcherait ni mieux ni plus que le crabe, c’est-à-dire à reculons... —Ah! quel dommage ce serait! Elle n’aurait pas d’automobiles pour écrabouiller gens et bêtes, ni d’avocats pour gagner les mauvaises causes, ni d’anarchistes pour faire sauter les rois! —Et pas de saintes anonymes non plus, dont les loisirs, entre deux leçons qui les font vivre, se passent à visiter les malheureux et à apprendre à lire aux enfants des moujicks, continua Vadim en s’inclinant avec respect devant son interlocutrice. Madeleine Burdeau rougit. —Croyez-vous qu’elles ne soient pas un passe-temps bien plus qu’une corvée, ces choses dont vous parlez, dit-elle en se baissant pour chercher un imaginaire peloton de fil? —Peut-être, pour des êtres de dévoûment tels que vous et Natalia Lévine. —Ah! c’est cela, dit Viéra, que chaque jour, à la même heure, M^{lle} Burdeau va retrouver son amie dans l’isba que cette originale habite? Des femmes du village m’avaient dit que Natalia Grigorievna et une autre dame de Kieff apprenaient à lire à leurs enfants et soignaient la fille de Ianko, cette malheureuse qui a été presque brûlée vive en voulant sauver des flammes d’un incendie le bébé d’une de ses voisines; mais j’étais loin de me douter que «cette autre dame de Kieff» c’était vous, chère Madeleine! Et dire que nous, les seigneuresses de Vodopad, nous n’avons j’avais songé à soulager nos paysans autrement que par des aumônes d’argent ou de vieux vêtements!... C’est une honte. Mademoiselle, dès demain vous m’emmènerez avec vous. —Moi aussi, ajouta Katia après une courte hésitation. —Je vous serais probablement plus encombrant qu’utile dans vos tournées, fit Vadim, en mordillant sa moustache d’un air ému, pourtant, il ne sera pas dit que votre exemple sera vain pour moi. Vierotschka, voici un bon de cent roubles que je te renouvellerai deux fois par an pour les pauvres de Vodopad... —Quand nous aurons fini le trousseau de Katia, dit la bonne Tatiana Vassilievna à son tour, nous coudrons pour les vieillards et les enfants. —Et béni soit, conclut l’étudiant en levant ses bras au ciel d’un geste comique, le loup-garou qui a été la cause d’une si noble émulation! Tout le monde rit, et cette douce gaîté régnait encore quand la porte de la chambre s’ouvrit, donnant passage à la sœur cadette des demoiselles Erschoff. Sacha revenait visiblement de la forêt, car dans les plis de sa robe retenue à la ceinture par des épingles hâtives, des brindilles de mousse restaient accrochées, et tout près de l’oreille,—saignant comme une plaie vive,—une grappe de sorbes piquait de ses baies ardentes les tresses aux minces anneaux. Sans dire un mot, l’idole alla s’asseoir près de M^{me} Erschoff qu’elle ne regarda même pas, et Katia se disposait à l’accueillir par ses boutades d’usage, quand, devançant ses paroles, un cri de douleur retentit à travers la chambre. —Qu’as-tu, Iouletschka, au nom du ciel, qu’as-tu? demanda Tatiana Vassilievna en se précipitant vers la Petite-Russienne qui, avec une grimace de souffrance, se tamponnait une des joues de son ouvrage commencé. Es-tu blessée? —Non, barinia, non; rassurez-vous; c’est une guêpe qui m’a piquée près de l’œil, répondit Ioulia, dont la voix était encore toute chavirée. Ach! toi, sale bête! (Et elle fit le geste de cracher sur l’ennemi disparu.) Mais, pardon, seigneuresses, je vous ai effrayées; je n’aurais pas dû crier comme ça pour une chose aussi simple; ça nous arrive souvent, à nous autres paysannes, d’être mordues par une guêpe. C’est que c’était presque sur la paupière... —Ne songe pas à cela, ma pauvre, dit Viéra, remercions Dieu, au contraire, que tu nous aies effrayées en vain. —Attends, petite, dit à son tour Vadim, en entrant dans la chambre, je vais mettre une compresse sur ta piqûre, et dans quelques secondes tu ne sentiras plus aucun mal. Pendant ce temps-là, la joue de Ioulia gonflait à vue d’œil. —Que dirait Danilo, plaisanta Vadim, s’il te voyait laide ainsi? —Oh! barine! sourit la Petite-Russienne dont la joue restée indemne rougit à l’égal de l’autre. Et tout le monde de sourire avec elle. Seule, Aleksandra, immobile et muette depuis son entrée dans la chambre, contemplait cette scène avec son indifférence accoutumée. Son menton appuyé dans les paumes de ses mains unies, la semelle de sa sandale battant le plancher d’un mouvement lent, elle regardait tout le monde s’empresser autour de Ioulia sans manifester la plus légère émotion, sans montrer même un intérêt banal. Du moins c’est ce qu’aurait constaté un spectateur superficiel... Mais si Vadim qui, depuis la conversation qu’il avait eue avec Maria Pavlovna dans le parc de Boutcha, surveillait, aussi étroitement qu’il le pouvait sans attirer l’attention de ses parentes, les gestes et la physionomie d’Aleksandra, avait observé en cet instant ce qui se passait en elle, au lieu de baigner d’un puéril alcali les joues de la Petite-Russienne, il n’eût pas été médiocrement surpris de lire tant de cruauté dans les changeantes lueurs des yeux devenus presque noirs sous l’intense expression qui animait le regard; une crispation si nerveuse des doigts qui retenaient le menton avancé en un mouvement avide; et, dominant ces marques de haine ou de colère, tant de tristesse marquée aux plis des lèvres minces, aux contours de la bouche enfantine et pure. Mais, Dieu merci! ni le futur médecin ni personne autour de lui ne songeait en ce moment à la petite idole. On était habitué à son mutisme, à ses caprices, et de la voir indifférente quand tout le monde s’agitait à ses côtés n’étonnait plus depuis longtemps. Une fois, seulement, les yeux timides de Ioulia rencontrèrent ceux de la barichnia et se baissèrent plus rapidement qu’ils n’en avaient coutume... Avait-elle compris, avec l’instinct de la proie, ce que nul au monde, pas même peut-être son adversaire inconsciente, ne savait? Quelques minutes après l’incident de la piqûre, le signal de la récréation ayant été donné par M^{lle} Burdeau, organisatrice convaincue de ces cours d’ouvrage manuel, les habitants de la datcha se dispersèrent comme de coutume au gré de leur fantaisie. M^{me} Erschoff aida Ioulia encore toute désemparée à mettre un peu d’ordre dans sa chambre; Viéra, Katia et Vadim s’en allèrent par les sentiers sinueux, à travers la campagne, jusqu’à l’étang dont les cascades, autrefois importantes, aujourd’hui minuscules, ont donné leur nom à Vodopad. Quant à Madeleine Burdeau, il est l’heure pour elle d’aller rejoindre Natalia Grigorievna Lévine, l’originale vieille fille mi-conservatrice, mi-nihiliste, dévorée de l’amour de son pays, de la liberté et du prochain, qu’elle a connue à Kieff dans une famille allemande où toutes deux donnaient des leçons de leurs langues respectives, et à laquelle elle s’est singulièrement attachée, admirant, sans trop le comprendre, peut-être, cet hétéroclite échantillon d’apôtre comme l’autocratie russe en produit à foison. Chaque jour, à la même heure, perchées ensemble sur une haie de branches tressées, près de l’isba qu’a louée pour l’été Natalia Grigorievna Lévine, la Slave mystique et l’élégante Française font épeler aux enfants des moujicks les lettres de l’alphabet: A, Bé, Vé, Gué... non, pas ghé..., gué!... Dé, Ié, Gé... Et rien n’est plus comique, plus pittoresque et plus touchant que d’entendre Madeleine Burdeau rectifier, avec un zèle infatigable, la prononciation de lettres et de mots qui, dans sa bouche d’étrangère, à elle, ne gardent plus aucune identité. Et Sacha? Figée dans son obstination muette, la lèvre dure, le front barré, elle va vers la forêt prochaine en regardant droit devant elle, sans que ses yeux s’émeuvent au charme des objets qui lui sont familiers, sans que son âme perçoive les voix qui ont coutume de bercer sa rêverie puérile. Deux ou trois fois, elle a, d’un geste bref, arraché une tige pleine de sève, détaché de la branche mère un rameau verdoyant. Ses pieds, dédaigneux des sentiers qu’ils foulent, sapent sans pitié les champignons hâtifs, écrasent les feuilles, broient les corolles. Est-ce bien là la passionnée des fleurs, la protectrice des arbres, la gardienne du temple dont les dieux sont des troncs? Longtemps elle marche de la sorte, insoucieuse du but où ses pas la porteront, ignorante peut-être, du lieu où elle se trouve; mais son instinct, qui est aussi celui des bêtes souffrantes, la guide, sans prendre ordre de sa volonté, vers le refuge d’où peut surgir un soulagement. Déjà elle a quitté l’allée des noisetiers; à sa gauche, derrière la colonnade gracile des bouleaux, une isba, revêtue de pampres et de fleurs vives, regarde Aleksandra de sa fenêtre ouverte. Là, peut-être, en cet asile rustique que la brise et les parfums de la forêt visitent seuls, un être aux primitives tendresses trouvera-t-il le geste capable d’apaiser son âme endolorie? Est-ce qu’Evlampia n’a pas maintes fois, par un regard ou une parole d’esclave, découvert le chemin de cet obscur dédale qu’est le cœur de la petite idole? D’où vient, alors, qu’au moment de s’engager dans le chantier qui mène à la chaumière fleurie, un mouvement de recul rejette la promeneuse en arrière, et, d’une volte-face prompte, la fait retourner sur ses pas? Sacha longe de nouveau le chemin par lequel elle est venue, mais au lieu de rejoindre, à mi-route, les sentiers qui conduisent à la datcha, elle s’engage à droite, au milieu de l’inextricable fouillis de ronces et de hautes herbes dont le sol de la forêt se hérisse en voisinant avec la steppe. Sa robe s’accroche aux épines et leur laisse de petits lambeaux semblables à des papillons blancs; ses sandales buttent contre les souches; les barbes des chardons agrippent son voile flottant; sur son pied sans bas de petits corps souples glissent sournoisement, tandis qu’à ses oreilles bourdonnent les scarabées d’émail et les guêpes au dard traître. Les graminées qu’elle froisse éparpillent sur elle la poussière de leurs graines; une aile peureuse la frôle; un chaud rayon la baise... Et elle marche inconsciente dans cette splendeur féconde, la pauvre petite idole qui lui doit tant de joies, inapte à débrouiller en sa pensée diffuse ce qui la rend mauvaise et qui la fait souffrir, le cœur cloué—sans savoir par quels doigts—comme ces oiseaux pantelants dont les moujicks tirent des présages! Seule, une toute petite flamme, pareille aux lucioles vagabondes des soirs de printemps, brille en son cerveau clos et guide sa douleur. Elle voit à sa lueur qui tremble un visage tuméfié par la piqûre d’une guêpe; deux tresses blondes, lourdes et drues comme le blé des moissons, une jupe bariolée, un symbolique diadème de paysanne ruthène, et deux mains épaissies par le travail des humbles qui tiennent son bonheur, à elle, Aleksandra, et le serrent et l’emportent, et le cachent sournoisement en quelque endroit désert, comme les voleurs font de leur butin... qui, plus jamais, ne le rendront. Ah! comme elle hait de tout son être impulsif et neuf cette Ioulia qui porte au front la couronne des fiancées, et qui s’en va, le soir, par les sentiers ombreux, écouter les propos d’amour de Danilo! Comme elle se sent lasse et triste, depuis l’heure où, cachée par un bouquet de sureaux, elle a surpris le baiser que mettait sur la joue brûlante et ravie de la paysanne, le petit-fils d’Evlampia! Dans quelques semaines, Danilo va quitter Vodopad... Il s’en ira au bourg voisin où habitent les parents de sa promise, et le dimanche seulement, de loin en loin, il reviendra visiter avec l’intruse la chaumière perdue parmi les troncs verdoyants de la forêt... Visiter avec la maudite intruse cette chaumière où depuis des temps si lointains la petite idole a coutume de trouver docile à ses caprices d’infante un doux gars de vingt ans, patient comme un ami, beau comme un fiancé, chaste comme un frère, et fier sous le kaftane brodé que serre à la taille une écharpe éclatante, comme les farouches Kosaks, ses ancêtres, les intrépides guerriers des steppes de l’Ukraine. Quand elle était petite, il tressait des berceaux d’osier pour sa poupée, attrapait à la glu des bouvreuils pour lesquels une cage était bientôt faite, construisait des moulins qui tournaient drôlement leurs longs bras, rien qu’en soufflant un peu dessus, comme celui du juif Movscha, et sculptait des balalaïki mignonnes dont on pouvait pincer les cordes. Le bol, renflé et lisse comme une poterie étrusque où elle boit encore son lait chaque matin, c’est Danilko qui le lui a modelé; c’est lui qui a natté les sandales sur lesquelles elle marche, lui encore qui a semé autour de la datcha ces belles fleurs ardentes aux parfums d’épices qui, l’été, à l’heure où la nuit vient, font ressembler le jardin de Vodopad à une cassolette monstre. Et chaque soir, quand le temps est doux, n’est-ce pas Danilo aussi qui berce de vieilles chansons et de légendes naïves l’âme vagabonde de la petite idole? La balalaïka passée au cou par un ruban de laine pourpre, les yeux perdus sur le mystère des sous-bois endormis, les doigts pinçant en cadence les cordes grêles, nul ne sait interpréter comme lui les chansons des aïeules... _Nié brani minia, rodnaïa... Ne me gronde pas, mère chérie, Si je l’aime... Ah! qu’il est triste et lourd De vivre sans lui sur la terre!... Je ne veux pas d’ornements somptueux Ni de pierreries, ni de perles, ni de tissus précieux; Les cheveux bouclés d’un doux gars et ses yeux Ont embrasé mon cœur d’amour..._ Les notes s’enflent, les sons s’élèvent; un point d’orgue sépare deux phrases, et la voix naïve et jeune, mieux qu’un organe savant est d’harmonie dans cette forêt profonde où rien d’humain ne passe, où les seuls auditeurs du barde sont avec l’âme primitive de celle à qui s’adressent ces chants, l’oiseau juché sur son nid d’amour, la biche qui rentre avec son faon, le lézard attentif et les abeilles ivres de suc... _Pendant le jour clair et pendant les nuits lentes, Dans le sommeil et dans la veille Les larmes obscurcissent mes yeux!... Aie pitié, aie pitié, ma mère!..._ Evlampia sort de la chaumière, ses mains tiennent un rayon de miel et un vase rempli de boisson fermentée qui pétille. Aleksandra savoure la blonde substance des alvéoles, boit, la première, une longue gorgée de kvass, et tend le reste à Danilo. Puis, lentement, tous trois s’en vont, par les sentiers pleins d’ombre, vers la datcha dont les hôtes, accoutumés aux absences de l’idole, ont enfin pris le parti de ne plus s’en inquiéter... Et dans un mois, dans deux mois au plus tard, tout cela sera fini. Danilo prendra sa Ioulia par la main, la conduira vers sa mère d’adoption qui les bénira tous deux avec l’icône, puis, côte à côte, se donnant sans doute tout le long des routes des baisers pareils à celui qu’elle a surpris il y a quelques soirs, ils s’en iront vers un pays nouveau, créer leur nid comme les pinsons et les fauvettes. Et quand elle franchira, elle, le seuil de la chaumière aimée, Evlampia seule viendra la recevoir. Maudite Ioulia! Stupide intruse! La petite idole est lasse; elle sent ses jambes se dérober sous elle; elle veut s’asseoir... A sa gauche, non loin de l’endroit où elle se trouve, un tronc décapité par l’orage tend ses deux bras en fourche; elle s’y traîne, se laisse tomber sur le siège capitonné de mousse, et se met à jouer machinalement avec des brindilles de bois mort qui craquent sous ses doigts. La brise a fraîchi, la forêt devient mauve, les chants et les bruissements d’ailes se taisent sous la feuillée. A peine distingue-t-on, de loin en loin, l’appel d’une mère inquiète ou le cliquetis d’élytres d’un hanneton attardé... Magnanime et serein comme un roi de légende, le soir descend vers les humains, apportant à ceux qui souffrent et à ceux qui s’agitent un peu de son repos et de son apaisement... Aleksandra, le visage enfoui dans ses mains, songe aux crépuscules plus doux qu’elle a connus, et son oreille, là-bas, tout là-bas, croit entendre les sons fluets d’une balalaïka qu’accompagne en cadence une voix de gars naïve et jeune: _Ne me gronde pas, mère chérie, Si je l’aime... Ah! qu’il est trisle et lourd De vivre sans lui sur la terre!... Pendant le jour clair, et pendant les nuits lentes, Dans le sommeil et dans la veille, Des larmes obscurcissent mes yeux... Je voudrais voler vers lui. Ah! pitié, pitié, ma mère! Cesse de me gronder, Car c’est l’arrêt du sort, Il faut que je l’aime! Oui, je dois l’aimer..._ Tout à coup le pâle visage se dresse, les paupières battent, les yeux se strient d’étranges lueurs; la bouche s’élargit en un rire silencieux... Les sandales, pour marquer le rythme de la chanson, frappent alternativement contre le tronc de l’arbre; et les mains, semblables à deux ailes qui battent, s’agitent dans l’air en applaudissements éperdus... _Ne me gronde pas, ma mère..._ Clic! clac! Clic! clac!... —Hourrah!... hourrah! Clic! clac!... _Si je l’aime..._ —Hourrah!... Ah!... ah!... _Ah! pitié, pitié, ma mère..._ —Hour.....rah!... ah!... * * * * * Les oiseaux effrayés désertent la futaie et vont chercher au loin un asile moins bruyant. VI IL y a près d’une semaine que je ne l’ai vue, seigneuresse; chaque jour, de l’aube à la nuit, je l’attends et mes prières du soir à l’image sainte sont faites, que la chérie n’a point paru... Dis-lui qu’elle vienne me voir, je t’en supplie, mon cœur, dis-le-lui! Aujourd’hui même peut-être, implora Evlampia avec une angoisse tremblante dans la voix. —Aujourd’hui? Nous ne la verrons probablement plus avant le soir, aujourd’hui, petite mère; mais je lui dirai qu’elle aille chez toi demain. Tu peux être tranquille, je le lui dirai. C’est Viéra qui, le front soucieux, les gestes brefs, répond du balcon de la véranda aux questions de la sœur de Mavra venue pour demander des nouvelles de sa petite idole bien-aimée. —Je le lui dirai, mais sais-je si elle m’écoutera? Elle est si capricieuse! Tu n’as pas remarqué comme depuis quelque temps elle a... enfin, comme elle... —Ah! ma douce, dit la vieille femme en se signant vivement, je ne sais plus comment lui parler ni que lui faire! Mon petit trésor, mon petit trésor! gémit-elle en levant les yeux au ciel! Et je l’aime, moi! O Seigneur! —Hier, elle est revenue de la forêt que dix heures de la nuit sonnaient; nous pensions qu’elle était chez toi, et nous ne nous inquiétions pas trop. Mais non, elle est rentrée toute seule! Qu’est-ce qui va arriver, maintenant, si elle reste ainsi dehors jusqu’à des heures pareilles? Et pas moyen de l’en empêcher! Il faudrait la lier... Maman a tant pleuré, tant pleuré! Sais-tu, matouchka, qu’elle est vraiment quelquefois méchante, maintenant? Oui, vraiment méchante! On ne reconnaît plus la gentille Sacha d’autrefois. —Mon trésor, mon trésor, continuait de gémir la vieille femme. Viéra, songeuse, regarda devant elle; puis après un long instant de silence, achevant une pensée qui depuis quelques jours la hantait, elle murmura d’un air épouvanté: —Et si _cela_ est, qu’allons-nous devenir, Seigneur?... Ah! maman, maman! Ce cri de pitié, jaillissant de son cœur inquiet, allait vers la créature de tendresse et de bonté qui, là-bas, sous les rayons du soleil d’août, se penchait vers une fleur pour en respirer le parfum. Ah! maman! —Donc, dis-lui que je l’attends aujourd’hui, ma petite âme; non, pas aujourd’hui, mais demain, puisque aujourd’hui tu dis que ce n’est pas possible... Dis-le-lui, insista Evlampia, en s’essuyant les yeux de son tablier brodé... —Mais oui, puisque je te l’ai promis... —Et dis-lui aussi que je lui ferai du kissiel (Gelée aigrelette), voilà! du kissiel à la framboise, ajouta la pauvre vieille femme d’un ton mystérieux et péremptoire; et que Danilko a fini la cage aux écureuils... —C’est de Sacha que vous parlez? interrogea une voix légère de l’autre côté de la véranda. Eh! laissez-la donc tranquille, elle est folle! Oh! ce mot! Viéra pensa tomber à la renverse! Ce n’était dans la bouche insoucieuse de Katia qu’une boutade banale, une exclamation que l’on jette à tout venant sans qu’elle veuille exprimer autre chose qu’une rancune dédaigneuse contre la personne à l’adresse de laquelle on l’emploie; mais, dans les circonstances présentes, quel sens prenait ce propos à l’oreille de Viéra! Ce fut comme le grincement de verrous d’une porte de cabanon qui déchira son cœur!... —Va à la cuisine, va, petite mère. Marva est là, fais-toi donner du thé... Je dirai à Sacha... va!... Elle parlait fébrilement, trouvant étrange le son de sa propre voix. Elle avait hâte d’être seule. Et Katia qui montait déjà les marches du kryltso pour rentrer dans la maison... Oh! cela, non! Viéra fit un brusque mouvement de volte-face, traversa en courant la véranda et le salon, et s’en fut frapper à la porte de son cousin qui, à cette heure de la journée, travaillait seul dans le silence de sa chambre. Son cœur battait comme si elle se fût apprêtée à commettre un crime. —C’est moi, Vadim! Je dois te parler. J’entre, permets! Effarée et pâle, elle se tenait en face de l’étudiant. —Qu’y a-t-il, Viérotschka,—interrogea celui-ci ne parvenant pas, malgré tous ses efforts, à jouer l’étonnement. Il savait trop, hélas! ce dont il allait être question entre Viéra et lui! L’air soucieux de la jeune fille, ses regards à Sacha, ses questions détournées sur un certain sujet, lui avaient assez appris depuis quelque temps qu’elle avait cessé d’ignorer une chose devenue de jour en jour plus évidente; si évidente même qu’il fallait tout l’aveuglement maternel de M^{me} Erschoff, toute l’incorrigible légèreté de Katia, toute la simplicité aveugle et dévouée des serviteurs de la datcha pour garder encore quelques illusions à ce sujet.—Qu’y a-t-il, Viérotschka? —Ah! Vadim, c’est affreux! Voilà ce que j’ai à te dire, fit la pauvre Viéra à voix basse... Tu ne sais pas?... Tu n’as pas remarqué? Sacha devient... ah! aide-moi; dis toi-même ce mot terrible, moi je ne puis le prononcer...—Et elle se tordait les mains de désespoir.—Tu n’as donc rien vu? tu ne sais donc rien? —Calme-toi, ma pauvre sœur, tu es dans un état! Les choses ne sont pas, peut-être, aussi graves que tu te les imagines, dit l’étudiant en pressant une des mains crispées dans les siennes. —Ah! tu l’as deviné sans que je l’aie prononcé, le mot horrible! et, le devinant, tu n’as pas manifesté le moindre étonnement! C’est donc que tu savais aussi, alors! C’est donc qu’il n’y a plus de doute à avoir et que tout est bien consommé, s’écria la pauvre enfant, éclatant en sanglots éperdus! —Viens t’asseoir sur le divan, sœur, nous causerons de ces choses quand tu seras remise, tu as de si grands mots!... Et puis tu pleures, allons, calme-toi! —Mais justement, je ne pourrai me calmer avant de savoir ce que tu penses! De si grands mots?... Et la chose, qu’est-elle?... Vadim, ajouta Viéra après quelques secondes de silence, et en faisant effort pour reprendre quelque empire sur elle-même, tu vas me dire bien sincèrement le fond de ta pensée. Jusqu’ici, tu as eu affaire à une âme affolée qu’il te fallait calmer d’abord par des mots hypocrites.—Entre parenthèses, tu t’y es bien mal pris, mon pauvre, car tes paroles n’étaient appuyées ni par la franchise ordinaire de tes yeux ni par la conviction du ton; tu débitais une leçon d’apaisement, voilà tout.—Mais vois, frère, j’ai repris ma vaillance, et j’exige que tu établisses nettement la situation devant moi. Va, je suis décidée, je t’écoute! Et elle plongea nettement son regard dans le regard ému de son cousin. —Mais je n’ai rien à ajouter à tes observations, Viéra, dit le jeune homme en hésitant un peu. Et puisque mes paroles n’ont pas su te tromper sur ce que j’avais remarqué moi-même, tu n’ignores plus rien... Maintenant, une seule chose que je dois te dire et que je t’affirme n’être pas une consolation banale, c’est qu’il ne s’agit pas encore ici de folie proprement dite,—oh! ma pauvre sœur, comme ce mot te bouleverse!—mais d’une agitation nerveuse extrême et de troubles psychiques qui doivent être peu graves encore puisque, seuls au milieu de tant de gens qui entourent Sacha, nous nous en sommes aperçus jusqu’à cette heure. —Mais alors, Vad, il y aura moyen de la guérir! Nous allons la soigner tout de suite... dis ce qu’il faut faire! —Ah! voilà la chose délicate!... Tu vois que la moindre observation, la moindre tentative de contrarier sa volonté provoquent chez Sacha des crises de révolte exaspérée et qui doivent faire un tort des plus graves à son système nerveux déjà si compromis. Comment, alors, lui imposer les douches, les courants électriques, les injections hypodermiques, tous les remèdes brutaux, enfin, qui constituent le traitement des troubles cérébraux? Et puis, aurais-tu le courage, toi, d’ouvrir les yeux de ta mère?... Pour ma part, je pense qu’il vaut mieux laisser aller les choses pendant quelque temps encore. La pauvre petite n’est pas ici dans un milieu hostile à sa santé ni à ses nerfs; au contraire, elle n’est entourée que de gens qui l’aiment et ne songent qu’à lui épargner les moindres contrariétés; elle vit aussi librement qu’un petit animal vagabond et respire tout le jour l’air si vivifiant de la forêt. Quel traitement pourrait-on lui faire subir qui équivaille à celui-là? —Oui, tant que le mal est bénin... Tu dis qu’il est encore tel, et je veux te croire, Vadim, car c’est si affreux de penser... ô Seigneur! Mais il peut empirer, il empirera certainement, je le lis dans tes yeux! —Non, cela n’est pas certain. Si quelque émotion forte, quelque trouble organique imprévu ne vient pas compliquer le mal, minime encore en somme, dont nous avons remarqué les symptômes chez notre Aleksandra, il est très probable que celui-ci n’empirera pas, peut-être même guérira-t-il à la longue... Malheureusement... —Quoi, malheureusement? Pourquoi n’achèves-tu pas? Je t’ai dit que je ne veux pas de restrictions. Aussi bien, tout ceci me regarde autant que toi, exclama Viéra avec un peu d’âpreté dans la voix et un geste impatient des épaules! —Tu le veux? Eh bien! le pis c’est qu’il s’agit ici d’un cas héréditaire... Oui, Viérotschka, c’est d’un mal atavique, et non d’un mal accidentel quelconque, qu’est victime notre sœur... Voilà ce qui complique les choses... Il est bien rare, hélas! que l’on guérisse la folie héréditaire. —Vadim, que dis-tu là? s’écria la jeune fille frémissante. Notre famille frappée d’un mal aussi horrible? Mais comment sais-tu cela? Quelle preuve as-tu?... parle! Ah! frère, frère, nous sommes donc maudits par Dieu! Avec un geste de désolation véhémente, Viéra heurta ses tempes de ses deux poings fermés. Et dire qu’on est insouciant, qu’on est jeune, que la vie semble un rêve d’amour et de beauté!... Ah! Seigneur! —Tu vois bien que je n’aurais pas dû répondre à tes questions, fit l’étudiant enveloppant sa sœur d’un regard de pitié; les conversations de ce genre ne sont pas faites pour une pauvre petite âme de dix-huit ans... —Si, Vad. Mais elle doit s’y habituer. Quand cela vous tombe, là, comme une bombe... Allons, encore une fois je t’écoute. Tu disais que la folie,—enfin oui, disons la folie: à quoi bon nous leurrer par l’emploi d’euphémismes?—donc que la folie de Sacha est un mal héréditaire, et je te demandais comment tu savais cela. Réponds. —Par un écrit de ton grand-père Douganovski d’abord. (Car c’est la famille de ta mère qui est en cause ici, et non celle des Erschoff qui est la mienne, à moi aussi.) Il y aura tantôt deux ans, tante m’a prié de mettre en ordre des papiers qu’elle avait entassés pêle-mêle dans un coffre après la mort de son père. Quel a été mon étonnement de trouver parmi ceux-ci un travail détaillé sur l’hérédité de sa propre famille! Il avait pu remonter jusqu’à ton arrière-grand-père—au delà, les renseignements lui manquèrent—et il avait trouvé pendant ces cinq générations, celle qui le suivait, la sienne et les trois précédentes, jusqu’à huit cas de folie caractérisée et six cas de déséquilibrement partiel. C’est la démence de sa fille aînée, la sœur de ta mère, et celle d’une de ses tantes du côté paternel, qui lui avait donné l’idée d’établir ce mémoire sur lequel, du reste, le bon docteur ne faisait aucune réflexion particulière. Comme médecin, il constate les faits, voilà tout... Il a même l’air de se complaire dans son travail, car il décrit chaque cas avec une profusion de détails des plus minutieuses. —Et quels étaient ces cas? fit Viéra haletante. —Oh! tu comprends que je n’ai pas cela ainsi présent à la mémoire! C’est si compliqué, ces choses. —Mais y en avait-il dans le nombre qui puissent te faire prévoir d’après des similitudes de symptômes ce que sera le mal d’Aleksandra s’il s’empire? —Non, ma chérie; rien ne sert, d’ailleurs, de faire des déductions à ce sujet, car la folie, justement parce qu’elle est la folie, c’est-à-dire la défaite de toute idée et de tout sentiment raisonnables, se présente sous des aspects si variés, et dans un désordre de symptômes si extravagant, que l’observateur et le spécialiste en sont presque toujours déroutés. C’est ce qui explique que la guérison en soit si malaisée. —Vadim, je voudrais lire le travail de grand-père; pourrais-tu me le procurer? —Rien ne m’est plus facile, car le sachant inutile à ta mère pour l’instant, je l’ai gardé chez moi. Je pourrai te l’envoyer de Kieff, en rentrant. Seulement, je te préviens que tu y trouveras beaucoup de mots techniques et par conséquent difficiles à comprendre pour toi qui n’es pas initiée... —Je m’aiderai d’un dictionnaire; il y en a de gros dans la bibliothèque, ceux de grand’père, justement... Oh! comme cela va m’intéresser, maintenant! Hélas! oui, lugubrement m’intéresser, ajouta Viéra avec un soupir. —Et faire trotter ton imagination qui n’a pas besoin d’encouragement pour cela! Je ne sais vraiment si je dois te donner ce mémoire... —Et quel droit aurais-tu d’agir ainsi, je te prie? Tu n’as rien à voir avec ma famille du côté maternel. Pourtant, tu les as bien lus, toi; alors, pourquoi m’empêcherais-tu d’en prendre connaissance?... Je ne suis plus une enfant, en somme... Oh! je te dis, Vadim, fit Viéra lentement, que depuis une heure je ne suis plus une enfant! Crois-le, frère! Tant de gravité accompagnait ces paroles, une expression de mélancolie si profonde voilait les clairs yeux bleus, que le jeune homme sentit monter de son cœur vers sa cousine un élan de pitié infinie. —Eh bien! qu’il soit fait selon ta volonté, ma Vierotschka! —Dans le désordre de mes questions, j’ai encore oublié quelque chose. Dis-moi, parmi les membres vivants de ma famille, à part la sœur de maman,—celle-là, je sais qu’elle est folle,—y a-t-il encore des... malheureux comme ceux dont nous venons de parler? —Non. Et non seulement plus de ceux-là, mais de réprouvés d’aucune sorte, car je sais par ta mère—que j’ai interrogée sans lui faire soupçonner le motif de mon enquête—qu’après elle et ta tante l’aliénée, Katia, Sacha et toi, êtes les dernières représentantes de votre race du côté des Douganovski. Ton grand-père constate déjà dans son mémoire que cette famille est près de s’éteindre... Il n’avait eu qu’un fils, lui, qui est mort en bas âge, puis ta tante Sofia, puis ta mère; et, en fait de parents plus éloignés, dans la branche des Douganovski, il ne lui restait qu’une tante célibataire atteinte de folie, et un cousin germain âgé de plus de soixante ans, sans descendants. Ces deux-là sont morts depuis longtemps. Le médecin aliéniste qu’était ton grand-père aurait dû se réjouir de voir réduite à quelques membres une race stigmatisée d’un si horrible mal; mais non, il n’y songe même pas; l’orgueil de l’homme est si grand qu’il préfère se survivre à lui-même dans la souffrance et l’abjection, plutôt que de consentir au néant!... Tu vois, Viérotscka, que je connais l’histoire de la famille mieux que toi. —Oui, c’est vrai. Ces questions ne m’intéressaient pas jusqu’ici; je ne pensais qu’à maman, à Sacha, à Katia, à toi, Vad!... Je n’avais pas encore appris qu’il faut dans la vie savoir penser à tout, surtout à ce qui est le plus triste, hélas!... —Il ne faut pas non plus que tu deviennes maintenant d’un pessimisme outré, ma petite sœur! C’est une tendance qu’ont les êtres jeunes et vibrants d’exagérer ainsi leurs peines; il faut voir les choses d’un œil plus impartial, plus philosophe. —Eh! comment veux-tu que je les voie, les choses, quand elles sont là criantes d’injustice et de réalité! Ah! Vadia! Sacha folle! Comment veux-tu que je pense à une tragédie pareille sans gémir tout haut de douleur et de pitié? —Crois-tu, ma chérie, que je ne te comprenne pas? Va, je suis là depuis une demi-heure à te prescrire du calme, et mon cœur, à moi, éclate de chagrin! Mais comment saurons-nous épargner les peines à ceux qui nous sont chers si nous ne parvenons pas à surmonter les nôtres en leur présence? Songe à ta mère qui, grâce au ciel, est restée jusqu’à présent aveugle au malheur de Sacha; que deviendra-t-elle le jour où elle s’en apercevra enfin?... Oh! sœur, c’est là une chose dont Dieu me préserve de devenir le témoin, et que nous devons retarder au prix de tous nos efforts! Quant à Katia, le bonheur des fiancées l’aveugle, elle est si gaie, si insouciante! Aurons-nous le courage de lui gâter l’heure triomphante de son mariage par de si tristes craintes? Non seulement nous devons donc cacher notre inquiétude le mieux que nous le pourrons, mais encore essayer de donner le change par nos plaisanteries et notre air de ne rien voir, si une bizarrerie plus accentuée de notre Aleksandra venait un jour ou l’autre forcer les soupçons de ma tante ou de Katia... Nous éloignerons de la sorte, aussi longtemps que nous le pourrons, la douleur des êtres faibles que nous aimons. Te sens-tu le courage d’agir ainsi, Viéra? —Oui, Vadim, oui, cette force, je l’aurai; du moins tant que tu seras ici pour me seconder... Mais dans trois semaines tu pars, et alors que ferai-je seule contre l’indomptable malheur? —Ce que ta vaillance et ta pitié réunies te dicteront, sœur. Je réponds d’elles, moi, je sais bien qu’elles iront jusqu’au bout de leur tâche! —Et quand il sera trop tard pour feindre?... Quand nos efforts deviendront vains?... —Alors, Viéra, alors nous laisserons agir Dieu! La jeune fille, à ces mots, tourna la tête vers l’image sainte dont l’or pâle scintillait doucement dans un coin de la chambre. Tout d’abord un mouvement d’hésitation la retint, comme si le premier souffle d’épreuve qui passait sur sa vie avait eu déjà le pouvoir de faire vaciller la claire flamme de sa Foi; mais ce ne fut là qu’une faiblesse passagère; bientôt reconquise, elle marcha ardemment vers l’icône. —O Seigneur! elle est si douce et si jolie, murmura-t-elle en se prosternant par trois fois pour toucher la terre du front, selon l’usage russe. Éloigne, Dieu puissant, éloigne ce calice de tes fidèles servantes! Et maintenant, je vais te laisser travailler, Vad!... Sa voix était devenue plus égale, son regard plus serein. —Travailler? Non, je ne le pourrais plus en ce moment; mais je vais copier ce que j’ai écrit tantôt. Et toi, où iras-tu? —Près de maman. Depuis que je la sens destinée au malheur, j’ai besoin de lui montrer toute ma tendresse, à cette pauvre mamotschka!... —C’est bon. Dans vingt minutes, dans une demi-heure au plus tard, j’irai vous rejoindre. Vous serez au jardin? —Oui, sous le berceau de vigne sauvage. C’est là que nous travaillerons aujourd’hui au trousseau de Katia. —Et c’est déjà M^{lle} Burdeau qui arrive là-bas, sans doute, avec son chapeau à la mode de Paris? —De quel côté? Je ne vois pas... —Mais, là-bas, devant toi. Elle reste immobile sous le bouquet de lilas, à gauche de la pelouse. —Ça, M^{lle} Burdeau? Ça, un chapeau à la mode de Paris?... Oh! Vad! Et Viéra ne put s’empêcher, tant sont souples les impressions de la jeunesse, d’avoir un joli sourire amusé. —Mais c’est un noisetier noir sur lequel Ioulia a mis sécher une de nos blouses!... L’étudiant, à son tour, rit de bon cœur de sa méprise. —C’est dommage que Katia ne m’ait pas entendu, fit-il; elle aurait eu là une belle occasion de plaisanter. Comme elle est gaie, notre Katia! —Parfois, même, insupportablement; elle n’a pas de mesure. —Oh! ne le lui reproche pas, Viérotschka! La mesure viendra assez tôt, va! —Tu as raison, frère. Hélas! oui... Allons, au revoir, et à tantôt. —A tantôt. —Où es-tu, mama? cria Viéra en descendant les marches du perron. —Ici... sous la tonnelle. Viens vite... On te cherchait, ma chérie, dit Tatiana quand la jeune fille l’eut rejointe; le Juif a apporté le courrier de la gare; il y a une lettre pour toi de Maria Pavlovna. —Où? Donne. En prenant le pli scellé que lui tendait sa mère, Viéra rougit, et son cœur se mit à battre de plaisir; car elle savait qu’une lettre de Maria Pavlovna, cela signifiait aussi une lettre d’Evguénï, et une lettre d’Evguénï, c’était une provision de bonheur pour trois à quatre semaines! Presque aussitôt, pourtant, une faible angoisse fit tressaillir ses nerfs. «En serais-je déjà réduite, songea-t-elle, les yeux fixés sur l’enveloppe dont ils semblaient lire attentivement la suscription, à ne plus pouvoir goûter en paix une joie toute légitime?» M^{me} Erschoff n’ignorait pas la supercherie des lettres de Maria Pavlovna. Plusieurs fois elle avait surpris dans les épîtres de celle-ci des feuilles couvertes d’une grosse écriture franche qui n’avait rien de commun avec les caractères fins et circonspects d’une ancienne élève de l’«Institut des filles nobles...» Mais, ravie à la perspective d’une seconde alliance avec la famille Afanassieff, et trop sûre de la loyauté d’Evguénï qu’elle connaissait depuis son tout jeune âge, pour craindre un résultat douteux de ce commerce épistolaire, la bonne Tatiana Vassilievna fermait les yeux sur le manège des jeunes gens et faisait semblant même de ne pas s’être aperçue qu’il existât entre eux autre chose qu’une cordiale entente d’amis d’enfance. —Lis ta lettre à ton aise, Viérotschka, dit-elle en se levant du banc sur lequel sa fille l’avait trouvée assise, un ouvrage entre les mains et la chatte d’Aleksandra indolemment nichée dans son giron. Je vais dire à Ioulia d’apporter ici le thé. Aussi bien les autres ne peuvent tarder à venir; il est quatre heures et demie, si ma montre va bien... Viens, Bielka! Viens, mon petit lièvre blanc! Comme elle est grasse!... No! et ta maîtresse, Bielotschka, où est-elle? Elle nous néglige bien, n’est-ce pas, Biélousinka, ta petite maîtresse!... La tigresse en miniature étira ses pattes aux ongles roses, secoua sa fourrure neigeuse, mais son grave minois ne bougea point. Sa philosophie de chatte bien nourrie dédaignait de s’émouvoir au son de vaines paroles... Maman, elle, poussa un gros soupir, regarda longuement du côté de la forêt, et dans ses doux yeux bleus, charme resté vivant de sa grâce d’autrefois, deux larmes furtives perlèrent... Mais, avant que Viéra pût voir son émoi, elle s’éloigna, suivie de Bieletschka qui, n’ignorant rien des us de la maison, savait quel profit il y avait pour elle à se rapprocher des cuisines. Dix minutes à peine s’étaient écoulées depuis le départ de M^{me} Erschoff, que M^{lle} Burdeau et Katia apparurent à leur tour sous le berceau de vigne touffue. —Où étais-tu passée, tantôt? demanda celle-ci à sa cadette. Je te vois dans la véranda causant avec Evlampia; vite, je fais le tour pour venir te rejoindre, et, fu...uit! plus personne! J’ai cherché après toi dans toute la maison, puis au jardin, puis sur la route, mais en vain! C’est la lettre de Maria Pavlovna que tu tiens là? Comme son écriture a changé! fit la malicieuse en exagérant son étonnement. On dirait celle d’un élève en agronomie!... —Est-ce qu’en Russie les élèves en agronomie ont un genre d’écriture à eux? demanda Madeleine Burdeau avec ingénuité. —En Russie, non, pas précisément. Mais à Boutcha... hum! Et Katia de rire à gorge déployée. —Comme tes plaisanteries sont fines, Katioucha! dit Viéra en appuyant sur ce diminutif qui horripilait tant sa sœur. C’est un honneur, vraiment, d’être mystifié par toi. Pourtant, je te dirai qu’on le déclinerait parfois avec plaisir, cet honneur, ma chère. Fais-nous donc la grâce de savoir te taire à propos!... Katia, gravement, se mit en position, et, pour toute réponse, fit le salut militaire. Puis, gardant son même ton léger, elle demanda: —Viens-tu demain à Kieff avec M^{lle} Burdeau et moi? Je vais commander ma robe pour le dîner de dimanche en huit. Hé! hé! moi aussi j’ai mon secret, ajouta-t-elle en tirant de sa poche une lettre dont elle se servit avec ostentation comme d’un éventail. Notre mariage sera avancé d’un mois, cria encore l’étourdie dans sa main gauche roulée en cornet acoustique. Ne le dites à personne... Les chefs de Serguié ont anticipé son congé; la noce, si maman consent,—et quel motif aurait-elle de refuser?—aura lieu le 18 novembre... Mamotschka, viens, chérie; nous parlions de toi... Je disais que tu nous avais priés, Serguié et moi, d’avancer notre mariage d’un mois, parce que tu souhaitais être le plus tôt possible débarrassée de ta fille aînée, et que l’amiral Dariloff, ayant bien voulu prendre ton désir en considération, avait fait donner son congé à Serguié un mois plus tôt qu’il ne l’avait été décidé d’abord... Tu es contente? Vois quelle influence tu as en haut lieu!... —Dieu de miséricorde! Que me racontes-tu là, gémit la bonne Tatiana en raffermissant ses lunettes sur son nez pour mieux voir l’extravagante qui lui parlait. Tu deviens folle, ma pauvre Katia? Viéra tressaillit. «Encore ce mot, songea-t-elle avec douleur! On se le jette ainsi constamment à la tête, comme s’il n’avait d’autre signification qu’un reproche bénin. Mais comme il me fait mal à moi! Je ne pourrais plus jamais, non plus jamais de la vie l’employer, moi, maintenant, ce mot affreux, même si ce dont nous avons parlé, Vadim et moi, n’arrive pas...» —Peut-on dire des choses pareilles, continuait M^{me} Erschoff en hochant la tête d’un air innocemment scandalisé? Enfin, vraiment, oui, tu es folle, ma petite fille! —Oui, mamotschka! folle de bonheur, de joie, d’espérance, d’amour! Folle de mes vingt ans, de mon Serguié, de toi! jeta Katia en un cri vibrant de débordante ardeur. —C’est beau, la jeunesse... jeune! fit Madeleine Burdeau, souriant à cet enthousiasme un peu trop démonstratif, peut-être, mais si sincère! —Quel âge avez-vous donc, vous, mademoiselle, pour parler ainsi, demanda Vadim, qui pendant les derniers mots de Katia était venu se joindre au groupe? En France, il est impoli, je crois, de demander son âge à une femme; mais nous, les Russes, nous sommes plus... mettons plus ronds... Oui, combien de printemps comptez-vous, pour traiter ainsi la jeunesse comme une chose regrettée et lointaine? —Oh! moi! Le geste de M^{lle} Burdeau semblait dire: «Moi? est-ce que je compte, moi? La jeune fille qui, depuis sa sortie de pension, gagne sa vie parmi les étrangers, a-t-elle un âge?...» Pourtant, craignant que le jeune homme ne prît son silence pour une coquetterie puérile, elle finit par dire, tout de même: —J’ai vingt-six ans, Vadim Piétrovitch. Mon passeport à l’appui, ajouta-t-elle avec un sourire déjà redevenu gai! —On vous en donnerait vingt, sans compliment. C’est étonnant comme les Françaises se... conservent! Et pas dans du vinaigre, pourtant, comme disait pittoresquement mon précepteur, M. Rendon!... Sais-tu, Katia, que Mademoiselle a l’air plus jeune que toi? —Que bien lui fasse, dit Iékatérina sans rancune. —Mais le cœur, Vadim Piétrovich... l’âme! jeta Madeleine Burdeau avec mélancolie. —Oh! fit Viéra, il ne faut pas avoir vingt-six ans pour que le cœur et l’âme vieillissent! Vadim, légèrement, poussa Viéra du coude. —Je ne dis pas cela pour moi, reprit-elle bien vite en ébauchant un sourire qui contenta tout le monde; mais... —Pour le roi de Prusse! trancha Katia en pirouettant sur elle-même et faisant claquer ses doigts comme des castagnettes. Grâce à Dieu, voilà le samovar qui vient mettre fin à ce radotage psychologique! A-t-il de l’esprit, le samovar! Vive le samovar, vénérable monument de la nationalité russe! —C’est l’avant-dernière fois que Ioulia nous le donne, le samovar; n’est-ce pas, enfant? dit Tatiana Vassilievna en prenant des mains de la Petite-Russienne la bouilloire reluisante. Après demain, elle retourne chez ses parents, et dans deux semaines, la noce! Ah! ah! la fillette est heureuse! On dansera, ce jour-là, hein? Et toi la première, avec ton Danilo?... Mais, que diras-tu, ma colombe, quand on te coupera tes beaux cheveux? Crois-tu que le mouchoir à fleurs te coiffera mieux que tes tresses blondes? —Non! Et que faire, barinia? Maintenant, ma couronne de fleurs et mes nattes me vont bien, c’est vrai; mais quand je serai vieille!... Comme on se moquerait de moi si je ne pouvais cacher mes cheveux sous l’otchipok des babas. Vous savez bien, barinia, que chez nous, c’est une honte pour une paysanne de rester fille. Et puis... —Et puis, tu aimes ton Danilo, n’est-ce pas, Iouletschka, fit Vadim en riant. Est-il humain, et surtout féminin cet «et puis»? Toute la diplomatie du cœur de la femme tient là-dedans! —Eh! elle est bien dotée, dit M^{me} Erschoff quand Ioulia eut fini de servir le thé; son père donne à Danilo cinq déciatines de terre, une paire de bœufs, deux vaches, des poules... Pour elle deux coffres pleins d’effets, un lit et une vaisselle de terre complète. Moi, je lui offre un samovar de vingt-quatre verres, et les enfants six essuie-mains brodés. La voilà riche pour toute sa vie, si Danilo reste l’honnête et courageux garçon qu’il a été jusqu’à présent. A propos, n’est-ce pas Evlampia que j’ai vue causant avec toi devant le balcon de la véranda, Viérotschka? —Si, mère. —Elles se faisaient des confidences, ajouta vivement Katia en prenant un air mystérieux, des confidences à propos de Sacha, le trésor!... —Ah! toi, laisse à la fin, cria Viéra avec colère. —Et puis, continua Katia sans se laisser émouvoir par l’interruption de sa cadette, notre romantique Viéra a disparu de la véranda comme une ombre... Je l’aurais cru retournée au pays des esprits si, passant près des fenêtres de Vadim, je ne l’avais... —Tiens! Tantôt, tu prétendais m’avoir cherchée par toute la maison, tout le jardin, tout Vodopad, sans pouvoir deviner où j’étais passée... Tu mens bien, je te félicite, sœur! —C’est que je voulais voir si tu dirais toi-même ce qui en était... Mais non, tu as prouvé, Viérotschka, que, si je mens bien, tu ne dissimules pas plus mal, toi... Et que complotiez-vous, tous deux, je vous prie? A vous voir, un étranger, ignorant qu’en Russie l’amour entre cousins germains—entre frère et sœur, comme nous disons, nous—est considéré presque comme un inceste, aurait pu vous prendre pour des amoureux en querelle... Moi, je me suis dit seulement, en remarquant vos noirs visages, que vous deviez être les complices de Dieu sait quelle chose ténébreuse... Ai-je eu raison, sœur? —Oh! oui, oui, murmura Viéra entre ses dents serrées... oui, les complices d’une chose ténébreuse... d’une chose horrible et ténébreuse. —Des héros de Solovieff, quoi! plaisanta très haut Vadim pour couvrir la voix de sa cousine. Tu as vite bâti des romans! Est-ce une chose si extraordinaire qu’un tête-à-tête entre Viéra et moi? —Non; mais aujourd’hui, ça sentait le mystère terriblement!... Vous aviez des figures tous les deux!... Ah! ma pauvre Melpomène, comme tu serais démodée avec tes airs tragiques toute autre part que dans notre sincère Russie!... —Allons, mes enfants, au travail, intervint M^{lle} Burdeau qui, avec sa clairvoyance française, sentait d’intuition la part de vérité que contenaient les paroles de Katia, et à qui l’expression angoissée du visage de Viéra n’avait pas échappé; vous savez la tâche que nous nous sommes imposée pour aujourd’hui. Si vous continuez à bavarder ainsi sans rien faire, nous ne finirons pas le trousseau d’Iékatérina à la date fixée... Et que dirait-elle donc, notre fiancée, s’il fallait supprimer cette belle avance d’un mois dont elle nous parlait tantôt?... Viéra, ma chérie, voulez-vous me faire le plaisir d’aller chercher des aiguilles dans la corbeille à ouvrage de Tatiana Vassilievna! Des n^{os} 10, 9, à la rigueur; j’en aurai besoin bientôt; celles-ci sont absolument trop grosses pour broder.—Vous ne les trouverez pas, ma pauvre amie, ajouta-t-elle rapidement à l’oreille de Viéra; mais cherchez-les longtemps... cela vous fera du bien d’être seule en ce moment! Un regard de reconnaissance accueillit ces paroles. —Oh! merci, merci, Madeleine, répondit tout bas la jeune fille; vous avez deviné mon plus ardent désir! Le dos tourné aux regards moqueurs de sa sœur, Viéra put enfin cesser de se contenir. De grosses larmes tombèrent de ses yeux et roulèrent lentement tout le long de ses joues brûlantes, désolées, amères comme le fiel du calvaire. Sa jeune âme, choyée jusqu’alors par la vie, ne pouvait accepter l’épreuve... Toujours revenait à sa mémoire l’entretien qu’elle avait eu une heure auparavant avec Vadim, et le sens des phrases brutales qui s’y étaient échangées, bouleversait de plus en plus son cœur désemparé. Ah! qu’elles étaient éloquentes sous leur apparence d’inconsciente raillerie, les paroles de Katia, faisant allusion au tragique entretien! Comme en un cauchemar obsédant, Viéra se les répétait à elle-même, tout au long de la route, ces paroles, et plus elle allait, plus lui semblait sinistre l’objet qu’elles évoquaient... «Complices d’une chose ténébreuse... d’une chose ténébreuse... ah! oui, d’une chose horrible et ténébreuse!...» Du berceau de vigne sauvage, des voix légères arrivaient jusqu’à elle, donnant l’impression dissonante d’une musique bouffe entre deux actes d’un drame... Viéra impatientée s’enfuit vers la maison! VII SUR l’asile des géants verts plane un ciel orageux et lourd. Tout en lui et autour de lui est silence. Même la feuille branlante du tremble se fige en une immobilité d’émail... Pas un cri, pas un chant, pas le moindre bourdonnement d’insecte... Les bêtes peureuses se sont réfugiées dans leurs tannières; les scarabées, carapacés de leurs brillants élytres, dorment sous les écorces; et les oiseaux, plumes hérissées, regards inquiets, se blottissent au fond des nids. Les aiguilles de pins dont le sol est jonché, crépitent comme des sarments mal éteints; la mousse perd sa fraîcheur; les corolles agonisent. De temps à autre, le soleil se cache derrière les nuages; l’ombre succède à la lumière, mais la chaleur reste, sous le voile plombé du ciel, ce qu’elle était dans l’ardeur des rayons étincelants: une atmosphère de malaise et d’angoisse. Le steppe brûlant est à deux pas; on croirait entendre grésiller ses herbes raccourcies par la main des faucheurs... Peu à peu, pourtant, un frisson sournois agite les feuilles, un souffle court entre les arbres. D’abord faible comme une haleine, puis, plus hardi, il caresse la verdure et les rameaux, lèche les troncs, éparpille le pollen des fleurs. Enveloppé par ces étreintes perfides, la forêt mollement s’abandonne... Alors, ambitieux d’affirmer sa puissance, le vent s’enfle tout à coup, devient cruel, acharné, formidable! Rien ne l’arrête; ni les craquements des membres robustes brisés par lui, ni l’épouvante muette des oiseaux arrachés de leurs nids, ni les gémissements des fougères violées. Il est le souverain, le despote, le dieu de la terreur et de la force. Il grince, rugit, saccage, détruit, hurle de volupté, de démence et de rage!... Vaincus, les arbres tendent vers lui leurs bras tordus de désespoir, les voix de la forêt demandent grâce; mais le despote ne veut pas les entendre. Ivre d’orgueil, certain de la victoire, il se repaît longtemps de l’impuissance de ses victimes... jusqu’à ce qu’enfin, lassé lui-même de son triomphe, il prépare, pour disparaître dans toute sa gloire, sa terrifiante apothéose! Appelée par sa voix, la foudre des antiques sanctuaires renaît. Sur le fond du ciel couleur d’argile, des lueurs passent, rapides, enveloppant la forêt de teintes ardentes, lumineuses, splendides! On dirait le décor sublime d’un théâtre bâti pour des dieux! Et le tonnerre roule ses fracas... Assise sur le solitaire monticule qui se dresse au milieu d’un cirque fermé par des mélèzes, Aleksandra assiste au drame des éléments. Sortie de la datcha une heure avant l’orage, elle a erré à travers son domaine de troncs et de verdure, jusqu’à ce que la chaleur, devenue intolérable, la forçât enfin à suspendre sa course. L’horreur de la nature en disgrâce la trouble, l’épouvante, et pourtant la fascine, la séduit!... Dans le chaos de la tempête son âme primitive a reconnu un frère. Lorsque le vent fait rage, lorsque la foudre luit, elle se dresse sur son piédestal d’herbe, regarde en frémissant se tordre les rouges serpents, et livre aux folles ardeurs de la brise son corps haletant, ses joues brûlantes. Cependant la fureur de l’orage finit par décroître, le tonnerre espace ses grondements. Les éclairs, plus timides, semblent des rubans d’orfroi suspendus par instants à la voûte du ciel. De larges gouttes de pluie, chaudes comme des larmes d’abord, plus fraîches ensuite, s’écrasent avec bruit sur les feuilles lisses des arbres et sur le sol qui fume. A leur contact la forêt se ranime; elle croit à la bienfaisance de cette eau qui vient s’offrir à ses hôtes altérés... Erreur!... Précipitant sa chute, condensant ses flots, grossissant ses torrents, l’averse, plus destructive que le vent, fait par seconde des milliers de victimes. C’est la verdure qu’elle hache et broie sur son passage; les branches frêles que sa lourde chute abat, les beaux champignons roses, argentés, vert pâle, que le fouet de ses gouttes cingle, les hampes des digitales, les mauves clochettes des campanules, les graciles œillets qui s’affaissent sous son poids; les troncs que déracine le tourbillon de ses eaux; l’oiseau épeuré que sa douche arrache de l’arbre avec son nid. Sans compter le meurtre des abeilles qui n’ont pas eu le temps de regagner la ruche; la noyade des hannetons, la désolante razzia des papillons flirteurs, et le naufrage des fourmilières. Lorsque les cataractes du ciel s’apaisèrent à leur tour et que Sacha, ruisselante, quitta son tertre, son cœur se brisa à constater le désastre. Ce ne furent, de toutes parts sur sa route, que rameaux arrachés d’où découlait la sève; feuilles lacérées, calices broyés, boules de plumes palpitantes, œufs dispersés, cèpes et oronges meurtris... Deux ou trois fois son pied, nu sur la sandale de trille, frôla un petit corps doux et tiède qui haletait; c’était un écrueil, une belette, un oiselet, un levraut imprudent que la vigilance de sa mère n’avait pas su retenir au nid; épaves fragiles que la tempête avait soulevées dans son noir tourbillon et rejeté brutalement sur le sol. Tout ce à quoi Sacha put trouver un semblant de vie elle l’emporta pêle-mêle dans un pan de sa robe. Mais elle aussi était lamentable, la pauvre petite idole! Dénouées par le vent, fouettées par la pluie, ses nattes en désordre s’affalaient piteusement le long de ses épaules; sa robe ruisselante se collait aux endroits où sa peau était nue, lui donnant par tout le corps une pénible impression de mouillé et de froid; ses sandales à demi détachées clapotaient sur les débris humides dont le sol de la forêt était jonché. Chargée des bestioles que sa pitié a recueillies, elle marche avec peine et butte à chaque instant sur les racines que l’eau a déchaussées. Pourtant la voici dans l’allée des noisetiers; de quels côtés la porteront ses pas qui hésitent? Viéra lui a dit hier qu’Evlampia l’attend et se désole... qu’elle a promis pour fêter la venue de son trésor un savoureux kissiel à la framboise... que Danilo a fini la cage aux écureuils... Justement elle a là, dans un pan de sa robe, deux petits corps roux nichés sous une queue en panache; n’est-ce pas une disposition du Père qui veille là-haut sur ses enfants et guide leurs pas indécis? Il y a bien loin pour retourner ainsi transie à la datcha! Et puisque Danilo... Sacha fait claquer ses sandales sur le sentier de la chaumière. —Par miséricorde! C’est toi, mon cœur? Et ainsi trempée! O Seigneur!... Viens, ma petite âme!... Enfin, je te vois! Mon trésor, mon trésor!... Donne ça, mon amour... Ach! ce sont des écureuils, une belette... elle a ramassé cela, la gentille! Comme elle est pitoyable! Viens, ma colombe, nous allons te sécher. Que je suis contente! Ah! que je suis contente de te voir, ma douce, ma dorée, ma campanule, ma rose! La pauvre Evlampia parlait sans trop savoir elle-même ce qu’elle disait. Les poétiques appellations petites-russiennes lui semblaient fades et trop peu nombreuses encore pour exprimer sa tendresse à l’enfant retrouvée! Lentes et douces, de toutes petites larmes roulaient de ses yeux sur ses joues, larmes de vieillard à qui la vie, hélas! a volé toutes ses sèves. —Sais-tu quoi, seigneuresse? Je vais te mettre mon linge et une de mes jupes pendant que les tiens sécheront. Que tu seras jolie en paysanne! J’ai justement là, dans mon coffre, ma robe de noce, mon kaftane bleu et deux belles chemises que j’ai brodées quand j’étais fille. Tu choisiras. Je ne les mets qu’à Noël et à la fête de Christ ressuscité, mais quand il s’agit d’une barichnia comme toi, ce n’est pas trop beau pour un jour de semaine. Regarde, milaïa, est-ce que cela te plaît? Ah! ah! ma couronne de fleurs aussi! Peux-tu te figurer Evlampia fiancée? Et c’est que j’étais belle, mon cœur! Tiens! voilà mes tresses, blondes, vois, comme celles de Ioulia, et mes bottes de safian... Oh! soupira la pauvre vieille femme, il y a longtemps que ces choses ornaient ta servante! Son Pavel dort depuis vingt ans dans la poussière, sa fille aussi, sa Marina a quitté le monde il y aura tantôt six automnes, et le mari de sa fille reçoit chaque année sur sa tombe le riz et le sel que Danilo lui porte. Il ne lui reste que ce dernier rameau de son arbre d’amour! No! que faire? Il a plu au Seigneur!... Résignée comme tous ceux de sa race, Evlampia, aussitôt, cessa de s’occuper d’elle. —Quand tu seras habillée je pourrai croire que tu es ma fille, si une barichnia peut permettre que l’humble paysanne songe à cela, corrigea timidement la vieille femme. Choisis la plus belle de ces deux chemises, celle avec les jours et la broderie bleue. Voici la jupe; c’est ma mère qui l’a tissée. Mais puisque tu y es, mets aussi l’écharpe à franges. Oh! ce collier, qu’il va bien à ton cou gentil! C’est drôle, tes pieds blancs sortant d’une cotte de villageoise! On dirait des colombes. Ah! tu veux les bottes, aussi? Les talons de cuivre claqueront quand tu marcheras. Maintenant, s’exclama Evlampia ravie, tu es une vraie niéviesta (fiancée)! Sais-tu? Je vais te servir le kissiel, du miel, des merises. Mets-toi à table, ici, pas sur le banc extérieur, car tu pourrais attraper froid, après l’averse que tu as reçue sur le dos. Je m’en vais voir comment mes tournesols, les pauvres, ont supporté la tempête, et ramasser un peu de bois autour de la khata. Je serai ici dans un quart d’heure au plus; tu ne resteras pas seule longtemps... D’ailleurs Danilko va rentrer; il est allé ce matin à Ermino avec Schmoul pour vendre ses poteries; la brischka repasse à cinq heures juste. Ce n’est pas l’orage ni le déluge qui retarderaient le juif! Il doit être à la gare, au train de Kieff, pour ramener des clients; il préférerait revenir du bourg avec sa charrette sur son dos plutôt que de risquer les six grivienniks de sa course! No, je sors; que Dieu soit avec toi!... Sais-tu, seigneuresse? Danilo va croire, en te voyant, que c’est une des belles filles qu’il fait danser les soirs de dimanche sur le préau! Cela le fera bien rire après! Hi! hi! Les épaules d’Evlampia se secouèrent d’une douce gaieté. Mais lorsqu’elle fut partie, Sacha ne goûta pas tout de suite au kissiel rose. Rêveuse, elle marcha sur ses bottes qui craquèrent vers le coffre d’où s’échappait, à travers le couvercle soulevé, un parfum de choses mortes. Deux nattes gisaient là, blondes comme une quenouille de chanvre, épaisses et drues comme le blé des moissons; deux nattes pareilles à celles qui flottaient, mêlées aux rubans et aux fleurs de la couronne des fiancées ruthènes sur les épaules de Ioulia. L’idole les palpa tour à tour, ces nattes, en fit jouer une sur les blancheurs de sa chemise, puis, résolument, elle souleva son diadème, attacha les blonds cheveux parmi les roses déteintes, cacha les siens sous les rubans, et s’en fut dans l’ombre de la chambre pour se mirer au verre qui recouvrait l’icône. La vitre grossière ne lui montra pas grand’chose de son image, mais qu’importe? Elle caressait, ramenées sur sa poitrine, des tresses pareilles à celles qu’elle avait vues se dorer sous le soleil couchant le soir d’un inoubliable baiser, et, dans son rêve dément, la Sacha des jours mauvais disparaissait, échangeant sa misère contre la joie radieuse d’une épouse de demain!... Le dos tourné à la porte de la chaumière, elle s’est assise sur l’escabeau familier d’Evlampia, devant les friandises servies par la vieille femme. Pourtant, la gelée rose qui tremble dans l’assiette ne la tente pas. Nulle envie ne lui vient de manger les merises; le miel, blond comme ses nattes, est joli à regarder, mais éveille à peine les convoitises de son palais... C’est que, brisée par les étreintes de la tempête et la douche de l’averse, fatiguée de sa course à travers la forêt, une douce somnolence peu à peu tente de s’emparer d’elle. Déjà ses rêveries flottent dans une brume indécise... Ses bras sont retombés le long de son corps comme des membres sans vie; sa tête se penche sur sa poitrine, et ses paupières se ferment... Un mouvement de ses épaules a rejeté une des tresses en arrière. Dans l’ombre grise de la chaumière, Danilo lui-même la prendrait pour Ioulia! Au dehors, aucun bruit ne trouble plus la paix du soir. Magicienne habile, la nature a de nouveau transformé la forêt en un asile de paix et de silence. De l’œuvre destructive de tout à l’heure, la poésie seule reste; le feuillage fraîchement lavé est plus vert; des senteurs plus odorantes montent de l’âme des corolles meurtries... Une ouïe en éveil distinguerait peut-être des craquements de brindilles au tournant du sentier; mais des oreilles qui somnolent ne s’émeuvent pas pour si peu... Déjà le visiteur est sur le seuil de la cabane, et les tresses blondes n’ont pas bougé. Danilo sourit en voyant là sa fiancée. «Pourquoi dort-elle?» se demande-t-il. «Eh! après cet orage, seule, désœuvrée...» Sur la pointe des pieds il s’approche, méditant une niche qui saura bien tirer Ioulia de son sommeil. Autour de la gelée branlante, quelques guêpes tourbillonnent; d’une main le promis les chasse; de l’autre, relevant la tête de l’endormie, il cherche de ses lèvres un coin de la peau sous la lourde couronne et la fait tressaillir d’un amoureux baiser. Éveillée en sursaut par cette brûlante caresse, Aleksandra redresse son buste, dégage ses épaules des bras qui maintenant les entourent, et tourne la tête vers celui que sa chair bouleversée a déjà pressenti. Frémissante de surprise et de colère, elle se souvient pourtant de ce qui a donné lieu à la brutale méprise, et, d’un mouvement rapide, arrache sa couronne. Avec elle les pitoyables nattes exhumées d’un tombeau de jeunesse s’affaissent à ses pieds comme des épis fauchés, et son visage, dépouillé des artifices dont elle l’avait paré avec amour quelques minutes auparavant, apparaît tel que la nature l’a créé aux regards éperdus du petit-fils d’Evlampia. —Seigneur! C’est vous, Aleksandra Piétrovna!... Comment cela peut-il être, par pitié? J’avais vu Ioulia, Excellence, aussi vrai que Dieu existe, c’est elle que j’avais vue!... Je jure... Ah! qu’ai-je fait? Seigneur! Pardonnez! barichnia. —Tais-toi! ordonna Sacha, et va-t’en!... Moujick! ajouta-t-elle entre ses dents serrées. Les yeux du fier descendant des Kosaks brillèrent sous l’injure; mais il croyait avoir mérité d’être traité ainsi; il redevint humble. —Pardonne, seigneuresse, fit-il de nouveau, voulant baiser la robe de l’idole qui le repoussa d’un geste impératif. Je m’accuse. Toi, une noble! Oui... mais, je te le dis, j’avais cru voir Ioulia. —Eh! laisse donc ta Ioulia, à la fin! cria Sacha d’une voix rageuse. Quel rapport peut-il y avoir? Un gros, rond, vulgaire épi de maïs, ta Ioulia! Et moi?... Ah! ah! je la hais, ta Ioulia, je la hais, je la hais! Va-t’en! Danilo, triste et piqué, s’en alla. —Et toi aussi, je te hais! Quelques instants après le départ du jeune homme, Evlampia rentra. Elle portait dans son tablier une brassée de bois vert. Sans déposer son fardeau, la douce vieille s’approcha d’Aleksandra. —Que s’est-il passé, mon cœur? Tu étais dans la khata, n’est-ce pas, quand Danilo est rentré? Eh bien, je viens de le voir passer; il était sombre. Je l’ai appelé, il n’a pas répondu... Curieuse, j’ai suivi le gars des yeux. Il a essuyé ses joues avec sa manche; il pleurait, mon trésor! Lui si gai! Et fiancé!... Tu l’as grondé? —Cela ne te regarde pas! Laisse-moi tranquille! —Eh! je sais bien que tu es libre... Mais il est triste, mon Danilko!... —Et moi? jeta Sacha dans un cri de douleur sombre. Et pourtant, est-ce que je pleure? Fi! un homme... —Tu es triste aussi, toi, mon cœur? gémit la vieille femme, jetant dans un coin de l’isba, pour se rapprocher de l’idole, le faix qu’entourait son tablier. Et pourquoi, au nom du ciel, pourquoi? —Je ne sais pas. —Mais jeune, belle, riche!... Je pensais que les pauvres gens seuls souffraient... Dis-moi, ma dorée, dis, pourquoi serais-tu triste? —Parce que... parce que je me déteste, voilà! —Quoi? fit la paysanne, écarquillant les yeux. Tu plaisantes, barichnia! Se détester soi-même! Ah! ah!... D’ailleurs, le Dieu qui est au ciel ne permet pas; il faut s’aimer, mon amour, et aimer son prochain comme soi-même, les saints livres le disent. Est-ce que tu n’as pas entendu le pope lire l’Évangile? C’est beau, la parole du Christ: «Aimez-vous les uns les autres...» Tu aimes les arbres, les bêtes, et tu ne t’aimerais pas toi-même, gentille comme tu l’es? Oh! mon cœur!... —C’est ainsi, te dis-je. —Il ne faut pas, il ne faut pas, murmura Evlampia en dodelinant de la tête. Et moi, je t’aime, ajouta-t-elle après un moment de silence. Pourquoi tant que cela? C’est aussi un mystère! Mais je t’ai vue toute petite et mignonne comme un oiselet aux plumes naissantes... Tu ne pleurais jamais; tu regardais devant toi avec des yeux qui avaient l’air de voir plus loin que les nôtres, à nous, les vieux!... Puis tu t’es élancée comme une tige; tu es devenue belle; je t’apportais du miel, des fleurs, et je t’ai aimée! Autant que Danilo, plus peut-être, qui sait? Nous ne sommes pas les maîtres de nos cœurs... —Mais, moi aussi, je t’aime, fit l’idole avec effort. —Sois bénie pour la bonne parole, mon trésor, dit la vieille femme en enveloppant Sacha d’un regard d’infini ravissement. Tu es bonne... Aussi tu devrais pardonner à Danilko. S’il t’a offensée, le gars, c’est sans le savoir, bien sûr... Et songe, il pleurait! Une baba, passe encore, mais un homme qui pleure, cela retourne le cœur! —Il est parti... —Mais pas loin... Quand je suis rentrée, il était près des ruches, et là il en a toujours pour longtemps. Je l’appelle. Permets! Un combat violent se livrait dans le cœur d’Aleksandra. Tant de sentiments contraires l’avaient envahie, la pauvre petite idole, depuis que Danilo était sorti de l’isba! Sentiments bien obscurs, il est vrai, et complexes; mais impérieux comme la rafale qui venait de dompter la forêt... Au trouble ressenti sous la caresse intruse, à sa colère contre l’innocent promis de Ioulia, à l’ardente jalousie qui l’avait fait crier de rage, succéda bientôt l’instinct de son injustice. Si quelqu’un était coupable, ce ne pouvait être qu’elle, en somme, dont l’habillement trompeur et les rêves insensés l’avaient faite pour un instant la fiancée de Danilo. La fiancée de Danilo!... Cette chimère encore une fois la berce! Dans les limbes confus de sa pensée, elle prend corps, s’installe lentement, sûrement!... Puis un éclair la fait rentrer dans le néant, et le sombre doigt de la tristesse touche de nouveau ses plaies saignantes... Mais, quand Evlampia lui dit que son petit-fils a pleuré, alors quel flot de pitié brûlant comme une tendresse d’amante l’envahit! C’est son cœur tout entier que noient les larmes du naïf et fier gars d’Ukraine. Pourtant, comment pardonner l’affront de ce baiser, elle, une barichnia, une noble!... Quelle honte si Danilo allait jaser!... Mais non! Elle connaît trop l’ami de son enfance; ce n’est pas un moujick, comme elle l’a appelé injurieusement tantôt, un vil descendant des esclaves de la glèbe! C’est l’arrière-petit-fils d’un homme libre, d’un cavalier du steppe! Il ne trahira pas!... Sacha arrête d’un geste le cri d’appel qui va jaillir des lèvres d’Evlampia, et se dirige vers l’enclos de la chaumière. Elle ira elle-même humblement chercher celui que son orgueil a chassé. —Danilo! Danilko! Viens, frère! La voix est légère et timide comme le murmure d’une source. —Viens, frère! Je... te... pardonne... tu entends? Elle touche le Petit Russien du doigt. Danilo lève les yeux... L’expression de son visage n’est plus celle que l’idole a connue jadis. Il est pâle, sombre, anxieux... Au lieu de sourire comme il l’a fait après maintes querelles, ses yeux n’ont qu’un mélancolique regard... Il n’ose baiser la main qu’Aleksandra lui tend... —Tu es encore fâché? C’est bien! —Dieu m’en préserve! Non, seigneuresse; mais je suis indigne... Et c’est vous qui venez vers moi! —Suis-je belle? interrogea l’idole se tournant en tous sens pour montrer sa robe de paysanne. Je te plais? Oui?... Alors, viens! Nous allons, dit-elle mystérieusement, mettre du lait près du poële pour les couleuvres, et nous les regarderons boire; puis nous jouerons avec elles. Et je te montrerai des écureuils, une belette, un pivert, que j’ai trouvés dans la forêt après l’orage. L’averse les avait presque noyés, les pauvres! Comme c’est bien que tu aies fini la cage! Il faudra encore en faire une, deux, plutôt, car le pivert ne peut habiter avec la belette; elle serait capable de le croquer, la rusée!... Que donnerons-nous ce soir aux écureuillets? Il n’y a pas de noisettes à l’isba, et il faudrait chercher longtemps pour trouver la cachette où leurs frères amassent des provisions pour l’année! D’ailleurs, ce ne serait pas juste de priver ces écureuils-là pour nourrir ceux d’un autre nid... Eh! je suis sûre qu’ils mangeraient bien de nouvelles noix, quoiqu’elles ne soient pas encore mûres; nous irons en cueillir tantôt. Matouchka, voilà! Je te ramène ton fils! Un regard mouillé d’Evlampia enveloppa les enfants de sa tendresse. —Donne du lait, petite mère, que les couleuvres viennent. —Tu n’as plus peur? —Depuis longtemps! —Ce sont les bons génies de la chaumière... Eh! eh! déjà une. —Comme elle est drôle! fit l’idole en secouant dans un rire ses tresses encore mouillées. Quelle majesté! Et celle-là qui cligne des yeux... —Il fallait les voir quand Danilo était petit, les impertinentes! Je l’asseyais par terre avec sa soupe, et, dès qu’il commençait à manger, voilà un ruban qui s’allongeait près de lui, puis deux... et les petites têtes curieuses flairaient l’odeur du borschtch. Danilo avait beau frapper sur les bouches avec sa cuillère, constamment les intruses revenaient à la charge! Alors il pleurait, pleurait, le gourmand... Mais, avec toi aussi, quelle scène quand tu as vu pour la première fois les couleuvres sortir de leur nid! J’ai cru, le Seigneur me prenne en sa sainte garde! que tu allais gagner des convulsions! Ta petite figure était toute bleue de crier, et tu me battais, tu me battais, comme si j’avais été, moi aussi, une de ces vilaines bêtes... —J’avais peur de tout, dit Sacha rêveuse. —Mais regarde, regarde, pour l’amour de Dieu! En voilà deux qui se disputent. —Eh! ne sont-ce pas des créatures de Dieu comme nous, avec une âme et des pensées? dit enfin Danilo, sortant de son mutisme. Viens, toi, sœur, tu as assez mangé. Place aux autres! Il prit un des fauves serpents par le milieu du corps, lui donna, de l’index de la main gauche, quelques petites tapes amicales sur la tête, puis l’enroula autour de son cou. Sacha mit de même deux anneaux vivants à ses bras; puis, quand les bestioles qui restaient eurent fini de laper le lait de l’écuelle avec leur langue étroite, les jeunes gens les caressèrent chacune à leur tour. Elles avaient des noms de gens. Dania, Félia, Hania, Fotia. Une d’entre elles qui avait de drôles d’yeux clignotants s’appelait Popadia (la popesse) en mémoire de la femme du prêtre avec qui Sacha lui avait autrefois trouvé de la ressemblance. C’étaient de petites personnes très choyées dans l’isba... —Et maintenant, allez dormir! Les jouets avaient cessé de plaire. —Veux-tu que Danilko te chante un couplet, mon cœur, demanda la grand’mère à Sacha? Va, mon fils; la barichnia ne t’entendra plus souvent, maintenant; ni ta vielle babouchka, hélas! Sais-tu ce qu’il faut chanter? La romance du tzigane qui ressoudait les samovars; il te l’a apprise; c’est beau! «V’polnotchné diènn, kakda...» hé, hé! Voilà que moi aussi je chanterais! Et mon trésor dira: «Fi! le vieux corbeau!... No, es-tu prêt?» Le gars avait passé le ruban de sa guitare triangulaire au cou; il pinça les premières notes de la romance. —Viens sous l’auvent, d’abord, dit Sacha, l’air est redevenu doux, nous serons mieux là, dans le parfum des fleurs. —Comme il te plaît, seigneuresse! Danilo reprit sa ritournelle, puis attaqua la chanson tzigane. _A minuit Lorsque tout dort D’un sommeil ensorcelé, Viens, ma belle A mon balcon!..._ _O nuit, suspends ton cours Et toi, lune, cesse de briller..._ _Car, qu’importe? Tu ne sais pas Tu ne devineras pas mon secret..._ Le soir s’épandait sur la forêt, pur, lumineux, suave; un soir exquis de fin d’orage. Toute l’amertume, tout le trouble de l’âme d’Aleksandra se fondaient dans la douce paix des choses ambiantes... Des rêves tièdes comme le giron d’une nourrice berçaient au rythme du chant sa pensée sommeillante... Elle était presque heureuse, la pauvre petite idole si longtemps désolée!... Cette belle soirée d’été... ces êtres familiers... ces chants... ces atours dont elle est parée!... De nouveau la main de Danilo gratte les cordes de la balalaïka. _Si parfois_ _En rencontrant mes yeux Tu trouves que mon regard est triste Ne m’interroge pas! Oh! ne me demande pas alors Le sujet de ma peine!... Car qu’importe? Tu ne sais pas, Tu ne comprends pas,_ _Combien j’aime..._ Une aile frôleuse caresse la joue d’Aleksandra et fait tressaillir son souvenir... la voix assourdie du musicien reprend: _Mais dans mon cœur tout se trouble... Je ne sais pas ce qu’il advient de moi... De mes yeux des larmes coulent Et noient toute la paix de mon âme! Oh! que je voudrais, cette nuit, Mourir avec mon chagrin!... Mais qu’importe? Tu ne m’aimes pas! Tu ne sais que torturer mon cœur!..._ —Danilko! Ce cri d’amour jaillit à quelques pas. Le Petit-Russien a presque un mouvement d’impatience... —Daniletschko! Moï Danilo!... Et Ioulia paraît, une fleur de glaïeul aux lèvres. —Ah! pardon, seigneuresse, je ne savais pas... Elle resta un moment, interdite, devint rouge comme le calice que mordillaient ses dents, puis s’avança pour baiser la main d’Aleksandra; mais celle-ci se leva vivement et lui tourna le dos. —Bonsoir, Matouchka, je pars, cria l’idole à Evlampia, du seuil de la chaumière. Fini, le beau songe! Sa voix était redevenue brève... —Bonsoir, ma dorée. Dieu soit avec toi! Mais tu ne vas pas t’en aller seule. Danilo et Ioulia te reconduiront. —Tes poules aussi, peut-être? ha! ha! ha! Depuis quand, je te prie, ne puis-je plus marcher seule? —Mais permets, mon trésor, tu... —Bonsoir! Elle avait passé près des fiancés sans leur adresser la parole et s’engageait dans le sentier; mais tout à coup, se ravisant, elle revint sur ses pas, se hissa sur la pointe des pieds pour dépasser de la tête la haie tressée qui fermait l’enclos de la maisonnette et jeta d’une voix douce: —Bonne nuit, Danilko! Puis elle se remit en marche, faisant voler du bout de ses mignonnes bottes rouges les aiguilles de pin qui jonchaient le sentier... Autour de ses hanches minces la jupe de paysanne bouffait; son tablier à fleurs se soulevait à la brise; le bout de son écharpe accrochait les buissons, et le jour pâle du soir, caressant les blancheurs de sa chemise, se reflétait sur ses joues lisses. A chaque pas les perles de son collier bruissaient et ses talons claquaient... Ils plaisaient aux regards de la petite idole, ces poétiques oripeaux exhumés du passé comme un songe... Ses doigts se caressaient à leurs plis; ses oreilles suivaient comme une musique berceuse le murmure de leurs froissements... Déjà sa pensée trouble prenait corps avec eux. D’une main nerveuse elle palpa son front, inquiète de n’y point trouver le symbole des fiancées ruthènes... «Mais où donc? murmura-t-elle; où, donc?» Puis elle se baissa, cueillit pêle-mêle des graminées, des fleurs, de jeunes pousses, des touffes d’herbe, et, gravement, se mit à former une couronne. VIII LORSQUE Sacha traversa le jardin de la datcha, Viéra inquiète épiait son retour derrière la glycine du perron. En la voyant parée de ses atours de paysanne et surtout de l’invraisemblable couronne aux herbes flottantes qui entourait son front, la jeune fille dut se mordre les lèvres pour étouffer le cri qui était près d’en jaillir. Cependant, impassible, l’idole continuait d’avancer. Elle chantonnait, en appuyant sur certaines syllabes, un air dont il était impossible de saisir les paroles. En passant près de sa sœur elle eut un mouvement de surprise, la regarda vaguement sans lui parler et passa outre. Mais Viéra ne pouvait la laisser pénétrer ainsi dans la maison. Si leur mère allait la voir avec cette couronne, cet air dément! Elle s’élança derrière Sacha, la prit doucement par le bras et l’entraîna sous la véranda déserte. —Bonsoir, chérie, dit-elle doucement; d’où viens-tu? Tu as froid, ma pauvre, tu trembles... Et cette robe, ajouta-t-elle d’un air qu’elle voulait rendre indifférent, où l’as-tu prise? —Mais... dans le coffre. —Quel coffre? Sacha sembla faire un effort pour se rappeler, mais ne répondit pas. —Et cette couronne, ma chérie, insista Viéra à voix basse. —Cette couronne?... —Oui; la couronne qui entoure ta tête; ceci dit Viéra essayant doucement d’enlever le diadème vert... L’idole retint la main de sa sœur d’un geste vif. —Laisse, dit-elle. Un sourire flotta sur son pâle visage. Elle mit un doigt sur ses lèvres, et, avec toutes les précautions du mystère, prononça: —Ia niéviesta (Je suis fiancée). Des larmes obscurcirent les yeux de Viéra; pourtant il fallait songer à autre chose qu’à sa douleur, à soi... Elle prit sa sœur entre ses bras et la baisa sur ses joues froides. —Ma chérie, lui dit-elle tendrement, il est très tard, tout le monde dort; nous allons, sans réveiller maman, nous retirer dans notre chambre. Mamotschka n’est pas bien... l’orage de tantôt a bouleversé ses nerfs... Viens sur la pointe des pieds. Tu veux bien dormir, n’est-ce pas? —Eh! je peux... —Alors, viens! Les deux sœurs sortirent enlacées; il était temps; Tatiana Vassilievna montait déjà en compagnie de Vadim les marches du perron. Viéra aida Sacha à se dévêtir; puis, profitant de l’instant où, affalée devant l’image sainte, la pauvre petite marmottait ses prières du soir avec une ferveur factice et machinale, elle sortit de la chambre et s’en fut rassurer sa mère que son oreille aux aguets avait entendu rentrer. —Ne t’inquiète plus, mama chérie, Sachinnka est ici... Depuis un bon quart d’heure, ajouta-t-elle en un pieux mensonge! Mais elle a eu toute l’averse sur le dos; elle avait froid, je l’ai fait se coucher tout de suite. Elle ne voulait pas s’exécuter sans te dire bonsoir; alors je lui ai affirmé que tu dormais, que tout le monde dormait pour la décider. Maintenant, n’allez pas faire de bruit, car elle se lèverait... —Ah! enfin! Béni soit Dieu! murmura M^{me} Erschoff dans un soupir. —Bonsoir, mamotschka; bonsoir, Vadia. Je vous laisse; que ma prisonnière ne s’échappe pas... —Bonsoir, enfant. Viens m’embrasser, ma Viérotschka!...—Je te dis, Vadim, dit Tatiana Vassilievna à son neveu lorsque Viéra eut regagné sa chambre, que le malheur plane sur notre maison... Enfin, tu as beau le nier, Sacha devient plus étrange de jour en jour; et avec des antécédents comme ceux de ma famille, tout est à craindre, je le sais. Oh! cela, gémit la pauvre femme en joignant ses mains, cela, c’est trop affreux! Quelle pensée pour une mère, Vadia! —Mais ce sont là des alarmes non encore justifiées, chère tante, dit le jeune homme en s’emparant des mains de M^{me} Erschoff et les baisant avec pitié. D’ailleurs, ajouta-t-il aussitôt pour ne pas être obligé de dissimuler trop longtemps, il ne faut jamais énoncer ses craintes. Cela attire le noir hibou du malheur que d’en parler... —Hélas! hélas! mon fils, il sort bien de son nid sans cela, le sombre oiseau! Enfin, Dieu veuille que je me trompe! Mais aujourd’hui mon cœur est insupportablement angoissé. —C’est l’orage de tantôt, chère mère, fit Vadim. —Ou celui de notre destinée... Un long silence pesa sur la véranda, après ces mots, entrecoupé seulement de temps à autre par de légers froissements du feuillage sous la brise du soir ou le soupir d’adieu d’une fleur mourante qui, détachée de sa tige, tombait sur la natte avec un bruit doux. Un sphinx velu, fasciné par la lueur de la lampe qui brûlait sur une console, vint tournoyer au-dessus d’elle en spirales éperdues... Bientôt ses ailes crépitèrent, il ne voleta plus que lourdement. Tatiana le prit entre ses doigts, et, avant de le rejeter dans le jardin, le montra à Vadim. —Voilà ce que nous sommes, dit-elle; des papillons de nuit tourbillonnant autour de la Vie lumineuse. Et nous nous étonnerions que nos espoirs s’y brûlent?... Ah! si nous n’étions pas soutenus par la divine Foi!... Que font-ils, Vadia, dis-moi, que deviennent-ils, les gens qui ne croient plus en Dieu? —D’aucuns ont l’Idéal, d’autres l’Orgueil... —Mais cela peut-il remplacer la suave confiance dans notre Père céleste? —Je ne sais, fit le jeune homme d’une voix où l’on sentait un peu d’indécision... Cela dépend des idées reçues, des tempéraments même, sans doute... —Mais parlait-on de ces choses autrefois chez nous? On appelait notre Russie: la Sainte... —Parce qu’on élevait des temples à chaque pas. Et de cela, justement, l’Orgueil était la cause!... Tu sais bien, par exemple, que les marchands moscovites, qui n’adorent cependant en général que le dieu Mercure, se faisaient un record de bâtir chacun dans leur ville la plus belle église, la plus somptueuse, surtout! Était-ce par piété ou par croyance? Non, mais simplement pour éblouir leurs concitoyens de leurs richesses —pour que l’on dît en montrant les merveilles de Moscou: «Ceci est la tserkoff bâtie par Sava Romosoff.» —Mais en laissant de côté ces monuments de quelques-uns, dis-moi, où pria-t-on jamais avec autant de ferveur qu’au pied des icônes russes? —Cela, je te l’accorde; seulement, encore, ne vois-tu pas dans cette adoration continuelle de l’Image sainte, un singulier reflet du paganisme? Oui, tante, j’ai bien dit: paganisme. Le Russe—du moins celui qui fait partie de la classe des esprits simples—ne voit pas dans ses icônes une divinité abstraite. C’est bien l’image elle-même qu’il invoque, et c’est pour cela qu’il la lui faut dorée, peinturlurée, ruisselante de pierres fausses ou vraies, et constamment éclairée d’une lampe dont la lumière la fasse bien ressortir à ses yeux... Vois les serpents sacrés des chaumières de la Russie Blanche, les pièces de monnaie que nos paysans jettent au fond des sources et des étangs pour rendre leurs eaux sacrées... le riz que nous déposons sur les tombes de nos morts... Ceci, du moins, n’est pas un paganisme créé par mon imagination; il est patent, réel. Et c’est cette foi-là qui a fait appeler sainte notre Russie!... Enfin, je te demande, chère mère, un peuple peut-il être vraiment pieux et croyant avec des prêtres comme ceux que nous avons? —Qu’importent les serviteurs, si le Maître est là? —Ah! ma tante, je vois que toi, du moins, tu es une vraie chrétienne, dit le jeune homme en souriant. —Mais j’espère que toi aussi?... —Moi? Je suis un métis du paganisme et de la religion nouvelle. Le mysticisme me dévoile son charme dans mes moments de douce mélancolie, et la magie des formes extérieures me séduit quand je suis gai et ardent! Vive l’esprit, souvent! Vive la matière, quelquefois! Et toujours, vive la beauté! Un rire maintenant épanoui fit briller à travers sa moustache les dents blanches de Vadim. Tatiana Vassilievna, un peu abasourdie, un peu... poule, comme disaient ses filles, ne savait si elle devait approuver cette joie ou s’en défier. Enfin, comme toujours, son indulgence, sa parfaite bonté furent les plus fortes. Les traits de son visage se détendirent à leur tour, et les tendres yeux bleus—d’un bleu pâle et limpide comme celui des yeux de Viéra—sourirent au jeune homme. —Affreux savant! dit-elle en hochant sa tête de droite et de gauche... Et toute la jeune génération est ainsi! Enfin! Dieu le veut, sans doute. Tatiana se signa trois fois. —Allons, bonsoir, mon fils! On n’entend rien de ce côté, fit-elle l’oreille tendue vers la chambre de ses deux plus jeunes filles... Elles dorment, les enfants! Moi, je m’en vais me coucher aussi. Ce n’est pas une heure, mais je suis fatiguée; et avant que ma toilette soit faite... Tu te promèneras encore un peu, peut-être? Va attendre M^{lle} Burdeau et Katia à la grille pour leur recommander de ne pas faire de bruit, et dis à Andreï de rentrer les chevaux par derrière. Bonne nuit, Vadia, bonne nuit, mon chéri! * * * * * Le lendemain matin en s’éveillant, Viéra entendit Sacha qui geignait sous ses couvertures. D’un bond elle fut hors de son lit, écarta avec précaution le couvre-pied de soie bleue que sa sœur avait rabattu sur sa tête, et se pencha sur le frêle visage. Il était rouge de fièvre, et la bouche continuait à se plaindre vaguement; pourtant la petite idole dormait! Viéra n’eut garde de l’éveiller et se mit sans bruit à faire sa toilette. Mais quelques instants plus tard, un gémissement plus prononcé que les autres la fit accourir près du lit. Sacha s’était assise sur son séant et tenait sa tête dans ses mains. —J’ai mal, fit-elle quand Viéra parut. —Où ça, ma pauvre? —Partout, dans les jambes, dans le dos, aïe! et surtout à la tête. —Recouche-toi, chérie, j’irai chercher Vadim, il te prescrira quelque chose. —A...ïe! Non, je ne peux pas rester couchée, mes os se brisent! —Je sais bien ce que tu as, moi, dit Viéra en grondant un peu: un accès de malaria! Tu seras restée dans la forêt, hier, pendant l’orage, et bien qu’Evlampia t’ait changée tout de suite après,—qui sait même si c’est tout de suite après?—tu auras pris froid. Il suffisait de tes cheveux mouillés, d’ailleurs... Ah! méchante petite, que tu nous donnes de mal!... —A... a... aïe!... continuait de gémir Sacha comme un enfant blessé. Viéra alla chercher Vadim. C’était une fièvre intense, en effet, une sorte de malaria qui s’était abattue sur la pauvre idole. Pendant huit jours de continuels accès bouleversèrent son corps endolori; mais elle n’eut pas de délire et, chose étrange, ne sortit pas une seule fois des bornes de sa raison. Tatiana Vassilievna, le futur docteur et Viéra furent presque rassérénés devant ce mal qu’ils savaient ne pas être grave et qui en détrônait un autre, horrible celui-là!... Au bout de dix jours, Sacha put se lever. Mais elle était si faible et si meurtrie, qu’à peine avait-elle la force de se remuer. Elle ne put, malgré les velléités de vagabondage qui parfois la reprenaient, que circuler en se traînant, durant plus d’une semaine, dans les chambres et le jardin de la datcha. Et pendant ce temps-là se préparaient les noces de Danilo. Déjà, la mère de Ioulia avait cuit le symbolique gâteau orné de feuillage autour duquel se chante l’épithalame en l’honneur des époux. La soirée virginale avait eu lieu, inaugurée par les complaintes d’usage. En des improvisations dignes des Kobzars antiques, les poétiques filles d’Ukraine dirent ce qu’avaient été la vie, les occupations, les plaisirs de Ioulia jusqu’à ce jour, et quels allaient en être les devoirs, les charges, les déboires... «La colombe, chaudement nichée dans le colombier, s’abritait sous l’aile de sa mère... Le blé des champs la nourrissait, l’eau des sources abreuvait son bec gris... Elle roucoulait de l’aube au crépuscule et voletait sur les fleurs... Mais, à son tour, la petite colombe veut faire son nid; elle déserte le tiède pigeonnier maternel, et s’envole vers l’époux qui pour elle a lustré son plumage... Des pigeonneaux naîtront de ses amours... Elle devra veiller aussi sur les mignons et protéger leurs corps fragiles de la griffe des fauves oiseaux... Sois heureuse, colombe!... «Ha! ha! elle s’est lassée, la belle, de sa liberté, de ses tresses blondes, de ses flâneries au bord des routes!... Ha! ha! un jour, le prince à la fontaine lui dit: «Ma beauté, abreuve mon cheval...—Non, mon cœur, c’est impossible! Quand je serai votre femme, alors je donnerai à boire à vos deux chevaux dans un beau seau tout neuf...» Ha! ha! le prince la baisa sur le cou et lui dit: «Dans un mois, ma dorée, nous reviendrons ici, et mes chevaux seront abreuvés par toi!» Ha! ha! adieu liberté, tresses blondes, flâneries au bord de la route! Abreuve les chevaux de ton mari, ma belle. Mais prends garde que le rusé, quand tu rentreras, ne casse pas ton seau sur tes chères petites épaules! Ha! ha!...» Ces complaintes, accompagnées par la bandoura d’un vieux musicien errant, précédèrent des chants plus joyeux et des danses. Les rouges jupes ballonnèrent; les ailes des chemises brodées battirent l’air en tournoiements rapides; les talons marquèrent la mesure de la «Kosak» et du «Trépak»... Tant de rubans s’accrochèrent au passage que l’on eût dit une folle orgie de papillons et de libellules tourbillonnant sur un champ de pavots en fleurs. Enfin, le fiancé, le «prince», entra avec ses amis, ses parents, sa «cour». Il s’assit sur l’escabeau recouvert d’une toison que l’on avait placé devant l’icône. Ioulia lui présenta le mouchoir rouge et reçut en échange une menue pièce d’argent, puis ils burent l’eau-de-vie nationale, l’un après l’autre, dans la même coupe. L’on soupa... Et la fête continua durant trois jours. Le matin du mariage définitif, c’est-à-dire de la bénédiction nuptiale à l’église, Danilo revint à Vodopad. Il voulait, le gars, pour donner plus de somptuosité à sa noce, louer au Juif une télègue et deux chevaux fringants,—du moins, aussi fringants que pouvaient l’être des bêtes nourries par un fils d’Israël.—Mais il jouait de malchance. Le frère de Schmoul était justement parti pour Kieff, depuis la veille, dans ledit équipage et ne devait rentrer qu’à la nuit. —C’est un malheur, un vrai malheur, nasillait le maquignon en hochant sa belle tête sale au profil assyrien. Pour vous d’abord, et puis pour moi qui perds ainsi cinq roubles... —Crois-tu que je t’aurais donné cinq roubles pour une journée de ta télègue branlante et de tes deux coqs maigres? Eh! tu te trompes, marchand! —Cinq roubles... cinq roubles... continuait de répéter le Juif sans avoir l’air d’entendre. Enfin, le malheur est fait, il n’y faut plus songer. Mais je pourrais te louer mon noir et le borgne. Ce serait moins cher, ajouta-t-il en voyant la répugnance de Danilo... Ils ne sont pas si mauvais, ces deux, et bien attelés... Andreï m’en faisait encore compliment hier. Ceci était un mensonge effronté, d’autant plus qu’hier Andreï buvait et dansait avec la noce à Ermino. Mais l’astuce de Schmoul servit du moins à quelque chose, car, au nom de son cousin, une idée lumineuse jaillit du cerveau de Danilo. —Je ne veux rien, puisque tu n’as pas ce que je demandais, dit-il en prenant congé du juif. A une autre occasion. —Mais puisque... Le Petit-Russien coupa court. —Laisse-moi tranquille! Mais en route son idée lui apparut moins belle que chez Schmoul. Oserait-il jamais, toute connue que fût la bonté de Tatiana Vassilievna, demander à la barinia de lui prêter ses chevaux? Elle ne les lui refuserait pas, bien sûr; mais était-il convenable qu’un humble villageois fît une pareille démarche auprès de sa seigneuresse?... Danilo, perplexe, fronçait le sourcil. Et cependant il marchait, marchait toujours vers le chemin de la datcha... Le soleil du matin brillait; les gouttes de rosée achevaient de sécher à la pointe des herbes; de petits papillons bleus tachetés de rouge se poursuivaient en secouant la poussière de leurs ailes; tout le long de la route, les singulières fleurs jaunes à feuillage mauve des mati-i-matchikha (mère et belle-mère) s’épanouissaient joyeusement. C’était bien là le temps d’une matinée de noce. Et cependant Danilo, à mesure qu’il avançait, perdait de plus en plus de son assurance et de sa belle joie saine. Ce fut avec un pli de mélancolie aux lèvres, et comme un lambeau de rêve triste voilant ses fiers yeux noirs, qu’il franchit la grille de la datcha. Akim, le vieux serviteur, râtissait les allées du jardin. —Oncle, bonjour! —Toi, fils! Comment es-tu là? Est-ce qu’on ne se marie pas, aujourd’hui? Tu t’enfuis avant la noce? Ha! ha! ha! Le mari de Mavra rit à gorge déployée. Danilo, bon enfant, sourit. —Andreï est toujours là-bas, pourtant; est-ce qu’il se marie à ta place, peut-être?... Nouvelle explosion de gaieté du facétieux Akim. —Eh! il n’aurait pas tort! Une belle fille, Iouletschka! et qui ne mangera pas de pain au détriment de son mari. Une khata, euh! euh! une paire de bœufs, des terres!... Cela mérite, en vérité, qu’on boive un petit verre à son bonheur. Viens, fils, tu m’expliqueras, là-bas, ce qui t’amène. «Là-bas», c’était le petit logement au plancher de terre battue, aux murs faits de demi-troncs de sapins calfeutrés par de la mousse sèche, qu’habitaient dans les communs Akim et sa famille. —Ah! c’est pour cela? dit le vieux lorsque son neveu lui eut exposé le motif de sa visite. Une vraie chance que Schmoul n’ait pas eu ses chevaux chez lui! Tu aurais seulement perdu quelques roubles. Notre barinia te donnera les siens avec plaisir; la télègue aussi; c’est une bonne âme; elle ne sait rien refuser. Par exemple, avec Andreï tu aurais eu un peu plus de mal, fit Akim en clignant des yeux. Ce diable! il aime mieux ses bêtes que son père lui-même! Un gros rire, suivi d’une ample rasade de vodka, vint appuyer la plaisanterie. —Toi, tu ne bois pas? Tu es jeune, c’est vrai! (Ceci, dans la bouche d’Akim, voulait dire: «Tu as encore tes illusions, tu n’as pas besoin de chasser les moroses pensées que la vie suggère à ceux qui savent.») Et puis, ce soir, hein! il faut que tu aies tout ton... esprit! Ha! ha! ha! Danilo, un peu impatienté, demanda: —Et où puis-je voir la barinia? —Pas difficile; elle est toujours à cette heure-ci dans la crémerie. Vas-y! —Eh! non! J’aimerais mieux que tu dises à tante de la prier elle-même. Quelques instants plus tard, Tatiana Vassilievna franchissait le seuil du logis d’Akim. Danilo se leva précipitamment, et lui baisa la main avec respect. —Accordé, mon enfant, fit la vieille dame. Pour quelle heure? —Pour quatre heures après midi, barinia, si Votre Excellence le permet. Andreï ramènera l’équipage ce soir. Je vais passer le dernier jour avec grand’mère; elle ne peut pas assister à la noce, elle est trop vieille; elle dit qu’elle pleurerait trop... —Je crois bien, une baba! interrompit irrévérencieusement Akim. —C’est bien, Danilko! Viens quand tu voudras. Et, sais-tu? Nous allons orner la télègue avec des fleurs. Ce sera beau! —Ah! seigneuresse, que Dieu bénisse votre bonté. —Evlampia t’a-t-elle dit que notre Sachinnka a été malade? Oui, bien malade, Danilko! Maintenant, grâce au Seigneur, elle va mieux, presque tout à fait bien, même. Il est possible que tu la rencontres dans la forêt; depuis avant-hier elle a recommencé ses courses, fit Tatiana en soupirant. Et, tu sais, elle ne veut plus quitter l’habit que ta grand’mère lui avait mis pour faire sécher les siens, le jour de l’averse; nous avons été obligées de lui en commander un tout pareil. Ç’a été une scène quand nous avons essayé de lui faire reprendre ses vêtements à elle! —Elle veut être paysanne, dit Akim avec la liberté des vieux serviteurs; est-ce que c’est affaire à une barichnia? M^{me} Erschoff hochait la tête avec douleur. —C’était ton amie, Danilko, vous vous entendiez si bien! Ne l’oublie pas dans tes prières, enfant. Le front baissé, les yeux fixés sur une pensée lointaine, Danilo était sombre. —Allons, allons! Un jour de noce! gronda doucement Tatiana, et voilà que moi, vieille femme, je t’attriste! Va, mon fils, et sois heureux! —Bénissez-moi, seigneuresse, implora le jeune homme qui plia le genou. Tatiana Vassilievna étendit les bras. —Que le Seigneur répande sa bénédiction sur toi et sur tes enfants jusqu’à la septième génération, dit-elle d’une voix grave. Puis elle fit sur la tête du prosterné le double signe de croix grec, et tous trois, se tournant vers l’icône, s’inclinèrent avec le profond respect des Russes pour les choses saintes. Le visage d’Akim lui-même, malgré son nez bourgeonnant qui semblait toujours vouloir conter quelque histoire facétieuse, était ému... Et lorsque Danilo franchit la clôture de la cour pour regagner, par le chemin le plus court, la chaumière d’Evlampia, au lieu de l’accompagner par les lazzis avec lesquels il avait accueilli sa venue tout à l’heure, le vieux se gratta l’oreille sous ses longs cheveux rudes, et jusqu’à trois fois cracha par terre. IX L’ALLÉE des noisetiers est baignée d’un jour fauve où miroitent çà et là, comme les sequins d’un collier, de petites taches de soleil. Dans les ornières, des feuilles rousses se meurent. On n’est qu’à la fin d’août, et cependant, vers la vesprée, l’automne se sent déjà. Vêtue du costume de paysanne ruthène que depuis sa convalescence elle s’obstine à porter, Sacha longe en chantonnant le bord droit de la route. Son visage atone ne reflète aucune pensée. Elle marche, marche, pressée, dirait-on, d’atteindre un but. Sur sa tête, une couronne aux fleurs vives mêlées de rubans, s’épanouit et rend singulièrement pâle la fine peau de ses joues. C’est Viéra qui la lui a tressée, cette couronne, avec des œillets, de la verveine, des roses rouges; Viéra, qui, seule avec Vadim, possède le secret de l’idée fixe implantée au cerveau de l’idole, et qui, de peur d’irriter le mal en résistant aux caprices de sa sœur, fait docilement tout ce que celle-ci veut. Mais si Viéra sait qu’un fiancé mystérieux habite le cœur d’Aleksandra, du moins en ignore-t-elle le nom que l’enfant n’a jamais prononcé. Elle croit, avec son cousin, que c’est un être imaginaire, un produit de rêves déments qui n’a ni corps ni visage. Et tant il est vrai que, le plus souvent, des faits et gestes de personnes chères, qui devraient prendre à nos yeux une importance capitale nous échappent, ni l’un ni l’autre des jeunes gens n’ont remarqué l’étrange expression des yeux verts, ni l’attention passionnée du visage de Sacha lorsque au second déjeuner M^{me} Erschoff a parlé de la visite de Danilo et du char qu’il allait falloir orner pour la noce; pas plus qu’ils n’ont pris garde au soin particulier de sa toilette de paysanne, cet après-midi-là, ni à sa recommandation de faire son diadème très beau. Comment, alors, se seraient-ils étonnés de voir l’idole reprendre vers trois heures le chemin de son obsédante forêt? N’avait-elle pas depuis deux jours, malgré les prières de la faible M^{me} Erschoff et de Viéra, recommencé à courir par monts et par vaux, au risque de compromettre la bonne issue de sa convalescence?... Quant à la faire rester de force, il n’y fallait pas songer! Sa petite âme impérieuse avait devant la moindre résistance à ses caprices des révoltes dont s’effrayaient à bon droit sa mère, ses sœurs et le futur médecin. Et elle était défiante!... Une ablette ne fuit pas avec plus de souci les recherches du brochet vorace, qu’Aleksandra ne déroutait la surveillance des siens. Ils la laissaient donc aller à la grâce du fatalisme slave, confiant sa fragile personne au Dieu qui veille sur les oiseaux du ciel, et rassurés, du côté des hommes, par cette pieuse croyance russe qui fait, de tout être simple ou dément, une créature sacrée. Sacha était allée d’abord à la chaumière d’Evlampia. Elle avait trouvé la vieille femme assise sur la «prizba», devant la porte, les yeux tout rouges d’avoir pleuré. Danilo venait de lui faire ses adieux. Il s’en était allé, par les chemins de traverse, quérir la télègue et les chevaux de la barinia avec lesquels il devait sur l’heure se rendre à Ermino pour la bénédiction du mariage qui, en Russie, se donne le soir. —Et voilà, mon trésor; je suis seule! dit la douce paysanne; le fils m’a quittée. —Oui! fit Sacha d’un air qui sait; puis elle sourit dans le vague. —Il viendra demain, avec Ioulia, manger le borschtch. —Avec Ioulia? —Mais oui. N’empêche, ce ne sera qu’une visite! Comme un étranger, soupira la grand’mère. —Avec Ioulia? répétait l’idole. Et, tout bas, elle prononça ce nom trois fois de suite, comme pour trouver dans son intonation un sens qui, jusque-là, lui avait échappé. Soudain elle s’agita, son front s’illuminait d’un souvenir. —Allons, c’est bon! Moi, je pars, dit-elle en tournant les talons. Adieu, mère! —Et pourquoi, mon cœur, par miséricorde? Est-ce que tu ne pourrais pas?... Dieu puissant! songea la vieille femme, en se signant trois fois, lorsque l’idole eut disparu de l’enclos, légère comme une belette! Quels yeux elle avait aujourd’hui... Ah! seigneur! Aleksandra, cependant, s’engage dans l’allée des noisetiers. Bien sûr, en se pressant un peu, elle pourra arriver à temps à Ermino pour la noce... sa noce... Et elle marche, marche, sans s’arrêter un instant, sous l’ombre douce de la voûte de feuillage... Autour d’elle, le calme est profond, la solitude pleine de mystère. Peu nombreux sont les véhicules qui troublent la paix du chemin, à cette heure recueillie, pour se rendre au bourg voisin. On dirait plutôt une allée de légende, une route s’ouvrant sur des pays de rêve... Parfois, un panache roux s’agite parmi le feuillage du taillis, un corps agile se montre, une noisette encore verte dégringole de la branche... un pic frappe de son bec l’écorce qu’il veut percer... une grappe de sorbes s’égrène... le pédoncule trop mûr d’un de ces énormes champignons vénéneux que les Russes appellent «mouchkomors» se détache du sol et croule avec son parasol tacheté de blanc... Ce sont là les seules voix qui, avec le bruit des talons de cuivre et le chantonnement de l’idole, habitent en ce moment le chemin solitaire. Mais bientôt l’ombre s’éclaircit; une large baie de lumière troue d’un côté les noisetiers alignés. Encore quelques pas, et Sacha va trouver sur sa droite un vaste endroit à ciel ouvert. C’est un silo, anciennement creusé pour préparer la braise avec les troncs d’essences communes qui ne valaient pas le transport comme bois, et qu’envahit, depuis son abandon, une folle végétation d’un vert plus frais que celui du feuillage d’alentour. Des prunelliers aux fruits aigres agrippent aux talus leurs racines; des églantiers mettent sur ses bords la grâce de leurs corolles fragiles: au fond rampent des liserons, des ronces, du chèvrefeuille; et les digitales jaunes et roses, les œillets de velours, les marguerites aux pétales neigeux émergent de son herbe fuselée. Aleksandra marche depuis une demi-heure et elle est affreusement lasse, la pauvre petite idole, car, depuis sa fièvre des jours derniers, une grande faiblesse de tout le corps et surtout de ses jambes lui est restée, et son accoutrement de paysanne auquel elle n’est point encore habituée la gêne... Elle a les pieds meurtris dans les bottes qu’un savetier du village lui a faites; sa jupe aux plis lourds pèse à ses hanches graciles, sa tête s’alourdit sous la couronne aux fleurs ardentes. Mais comment s’arrêter quand... Soudain, un bruit lointain de clochettes frappe ses oreilles; un roulement sourd, d’abord, comme celui du tonnerre qui décroît, puis plus franc, annonce l’approche d’un véhicule; des piétinements de sabots ébranlent le sol, le clic-clac d’un fouet déchire l’air. La petite idole s’arrête, se tourne tout d’une pièce. Son visage fatigué s’illumine... Là-bas, au fond de l’allée, deux chevaux qu’elle connaît bien soulèvent un tourbillon de poussière, et derrière eux, dressé de toute sa hauteur, dans l’antique pose des conducteurs de chars, Danilo apparaît. Son œil est vif, ses joues sont animées; entre ses dents saigne une rose rouge. Il a perdu, le fiancé de vingt ans, cette mélancolie sombre dont Tatiana avait dû le gronder ce matin même! L’ardeur frémissante des nobles bêtes qu’il mène semble être passée tout entière en lui... Il savoure sa course rapide dans cette allée où nul obstacle ne vient heurter les roues de sa télègue, ni dérouter les pas de ses chevaux, et ne sait plus qu’une chose, c’est qu’il est ivre d’air, que l’espace est à lui, que sa belle jeunesse saine vaut le triomphe d’un roi!... Vêtu de ses habits de fête; sa chemise éclatante bouffant sous les broderies du kaftane entr’ouvert; l’écharpe pourpre aux reins; l’ample pantalon de drap bleu serré au dessous du mollet par des bottes luisantes, il a vraiment grand air, le petit-fils des cavaliers du steppe! Sacha, dans la rapidité de la course, ne peut voir tout cela; mais elle a reconnu Danilo, c’est assez; et, plantée au milieu du chemin, dans la baie claire de la fosse, elle attend. Le Petit-Russien, lui aussi, a remarqué, parmi la poussière que soulève la télègue, un habit de paysanne... Il veut maintenir ses chevaux. Vains efforts! Les bêtes ardentes énervées par trois jours d’écurie, lancées à fond de train par une main qu’ils sentent inexperte, ne veulent pas ralentir leur allure. Danilo crie par trois fois: —Béréguiss! (Garde-toi!) Mais la paysanne ne bouge pas. —Béréguiss! hurle le gars. La route est déserte en cet endroit; si l’obstacle ne recule pas à l’instant même, il va être impossible, sans un miracle de Dieu de l’éviter. Et Danilo, dans un sursaut de terreur, voit un corps chaud de vie piétiné par les sabots de ses bêtes!... —Béréguiss! Ce dernier cri n’a plus rien d’humain! Harrassée et souriante, Sacha reste immobile. Déjà les naseaux fumants du cheval de gauche la frôlent... Danilo la reconnaît!... D’un coup d’œil plus rapide que l’éclair, et dans lequel, cependant, un monde de pensées s’allume, il mesure l’abîme qui s’ouvre à pic au côté droit de la route, cingle ses bêtes, imprime aux rênes une violente secousse, et, baissant la tête comme pour éviter le coup dont le destin le menace, jette son attelage sur le côté... Sacha est sauvée! Mais à quel prix d’horreur et de dévoûment, grand Dieu! Précipitée au fond de l’abîme, la télègue a rebondi comme en un spasme d’agonie et s’est couchée sur le côté. Le petit-fils d’Evlampia, à demi écrasé sous son poids, a reçu le choc d’une roue en pleine poitrine; il va mourir!... Un des chevaux est sauf. Dans la terreur du coup de fouet qui voulait l’entraîner vers la fosse, il a rompu ses traits et a pu sauter librement, retenu à peine par les liens frêles des rênes. Délivré de la domination de son guide, il escalade le talus moins abrupt du terrain opposé à la route, par lequel on amenait autrefois le bois dans le silo, et bondit vers la forêt... L’autre bête, le poitrail défoncé par une souche qu’elle a rencontrée dans sa chute, les pattes de devant cassées, agonise, et ses hennissements de douleur rendent plus lugubre la scène de désolation! Sacha, elle, n’a vu que la disparition de Danilo; elle ne s’est pas rendu compte du drame... Cela s’est fait si promptement qu’elle croit avoir rêvé! Ce n’est que lorsqu’elle voit s’ébrouer tout près d’elle, le cheval vagabond, qu’elle reprend un peu conscience... —Danilko! appelle-t-elle d’une voix douce. Un hennissement du cheval mourant lui répond. —Danil...ko! fait-elle encore avec un peu d’impatience. Rien. Si, pourtant, un faible râle; mais ce n’est pas là la voix familière de son Danilo. L’idole appelle une troisième fois. —Da...nil...ko...! —Aleksandra Piétrovna! Quelqu’un a gémi ce nom au fond du silo! N’est-ce pas...? Eh si, c’est Danilo! C’est le chaste fiancé de sa démence!... Sacha se traîne vers la fosse; elle voudrait y descendre, mais ses forces la trahissent: elle ne peut plus se mouvoir. Alors, l’idole se laisse tomber tout de son long sur le bord du talus verdoyant, avance la tête en se retenant aux branches d’un prunellier, et plongeant ses regards dans l’abîme, embrasse d’un coup d’œil le spectacle tragique! En ce moment, un éclair de raison, pareil aux lueurs vacillantes d’une lampe qui va s’éteindre, jaillit de son cerveau; elle comprend toute l’horreur de ce qui vient de se passer! Sa fatigue disparaît. D’un bond elle se relève, descend en s’accrochant aux ronces la pente du silo, et vient tomber aux pieds de Danilo. —Danilko!... ah! frère, frère, gémit-elle d’un accent où passent tous les sentiments de son âme lucide: l’épouvante, la pitié, une tendresse infinie! Ah! frère!... Elle baisse le front blême, et sanglote. —Ah! frère, frère!... Danilo la regarde avec des yeux qui voient déjà la mort; il veut sourire, mais ses lèvres grimacent; il veut parler, mais dans l’effort qu’il fait, un flot de sang jaillit de sa poitrine par sa bouche, et va rejoindre, en un large sillon, l’écharpe, rouge comme lui, qui serre l’habit des noces... Jusqu’à trois fois, le corps tressaille des sursauts de l’agonie...; puis ce fut tout. Et la raison d’Aleksandra, avec le corps de Danilo, retomba dans le néant... * * * * * Akim revenait d’une course au village, lorsque, dévallant de la route qui faisait un coude non loin du parc de la datcha, un cheval aux traits brisés vint, après quelques ruades, s’arrêter presque devant lui. «Hé! mais, c’est le «brûlé!» se dit le vieux, étonné... Puis, aussitôt, un sourire goguenard flotta sur les mille petites rides de ses joues, autour du nez en fête. «Heu! heu! le maladroit!... Il n’a pas su tenir ses bêtes; cela n’arriverait pas avec Andreï...» —Viens petit, no, no, tout doux?... Une caresse sur la croupe en sueur, et Akim, tenant le brûlé par la bride, dépasse avec lui la grille ouverte de la villa. Mais, chemin faisant, sa figure devient grave; deux ou trois fois il se gratte la tête près de l’oreille, et crache; puis il s’engage dans un second monologue: «Et s’il y avait eu accident!... La télègue a pu verser... Il était sombre, ce matin, le gars, et un jour de noce, c’est un mauvais présage! J’ai tout de suite pensé à un malheur... Allons, il faut nous mettre à sa recherche.»—Mavra! La vieille femme se montra sur le seuil de la buanderie; elle était occupée à savonner du linge. Quand elle vit le cheval au harnachement brisé, tenu par son mari, ses bras tout blancs de mousse s’élevèrent dans l’air, puis s’abaissèrent le long de son corps en un geste de surprise véhémente. —Qu’est-ce que ça, mon petit pigeon, demanda-t-elle à Akim? —Un cheval, baba, répondit le vieux d’un ton méprisant. —Je sais bien; mais que signifie?... —Assez parlé. Je t’ai appelée pour te dire que je vais à la recherche du neveu, et te charger, pendant ce temps-là, de porter ça à la barinia qui en a besoin. Tu lui diras que cela coûte deux roubles. Akim tendit un paquet à sa femme. —Pour le reste, continua-t-il, inutile!... On verra d’abord ce qu’il y a... —Seigneur, fit Mavra en se signant. —Eh! pas la peine de crier avant de savoir quoi; tu es une vraie chouette! Ce disant, le vieux défit le harnais du brûlé, dont il ne laissa que le mors et la bride, lui donna quelques petites tapes sur l’encolure, saisit la crinière, et en cavalier consommé qu’il était, lui, l’ancien cosaque de la garde, s’élança d’un bond encore souple sur le dos nu de la bête. En quelques minutes, il eut franchi la distance qui séparait la datcha de la route communale. Les branches des noisetiers se rejoignent au-dessus de sa tête; les profondeurs du chemin retentissent sous les sabots de son cheval... Ah! ces Russes! Lui aussi, le vieux, il oublie presque le but de sa course. Penché sur le cou de sa monture qui galope dans un tourbillon de poussière, il se grise de vitesse. Il va, va toujours... Rien de suspect... A sa droite le taillis se troue de lumière; eh! il le connaît bien, le silo à la braise!... Il va passer... Il passe... Mais soudain, d’une de ces savantes pressions des genoux, dont les cosaques ont le secret, il imprime à sa bête un prompt mouvement de volte. Ses yeux troubles d’ivrogne ont vu là, dans le fond de la fosse, une masse informe qui gît comme un monstre écroulé. Serait-ce possible que ce fût...? Akim sent une main sournoise lui serrer le cœur. Il s’approche de l’endroit où le sable affaissé fait au bord de la route une vaste échancrure... Allons! plus de doute; c’est bien la télègue, le rouan, et, chose mille fois horrible! le cadavre sanglant du petit-neveu de sa femme! Mais cette paysanne assise là, auprès de lui et qui ne bouge pas?... Peuh! ces babas!... Akim saute à terre, attache son cheval à la branche la plus vigoureuse d’un noisetier, et dégringole le long du talus. —Aleksandra Piétrovna! Ce cri a jailli de sa bouche. L’idole tourne la tête vers lui, met un doigt sur ses lèvres et fait signe en souriant de ne pas la troubler. Le vieux ne comprend plus... La tête découverte, il se tient à deux pas du sinistre groupe, et ses yeux sont plus épouvantés, peut-être, devant l’attitude de la barichnia, que quelques secondes auparavant, lorsqu’ils ont découvert le spectacle d’horreur. Assise sur le bord du char renversé, auprès du corps inerte de Danilo, Sacha suit devant elle un rêve dont le charme se reflète dans les prunelles ravies. Ses pieds ballants tapotent en mesure l’osier tressé de la télègue; ses doigts jouent avec des tiges de fleurs fanées rassemblées dans le creux de ses genoux; de temps à autre elle balance son buste, hoche la tête et murmure, comme en un accompagnement, l’air d’une vague chanson... —C’est beau! dit-elle à Akim au bout d’un moment... C’est le tzigane qui raccommode les samovars... Mais qu’importe? Tu ne sais pas, tu ne comprends pas comment j’aime!... Le vieux saisit maintenant: il crache jusqu’à trois fois par terre. —Permettez, Aleksandra Piétrovna, dit-il en s’approchant de sa jeune maîtresse, nous allons rentrer à la maison. —Et pourquoi? Nous n’avons pas fini. —C’est qu’il est malade, lui, très malade; il faut le ramener à sa khata. —Malade?... —Oui. Venez, petite colombe. Ensemble! ajouta l’oncle de Danilo en soulevant d’un geste d’infinie douceur sa maîtresse de son siège et l’emportant vers le talus dans ses bras. Pauvre vieux! il était dans son rôle, touchant et maladroit comme un ours qui bercerait un enfant... —Mais Danilko, qu’il vienne! supplia Sacha. —Eh! tout de suite. Puis-je vous prendre tous les deux à la fois? Si vous attendez là, très sage, dans cinq minutes je reviens avec lui. Akim redescendit le talus. Après des efforts surhumains, il parvint à soulever la télègue et à dégager de dessous elle le corps de son neveu. Celui-ci déjà était raide. —Mon pauvre! mon pauvre! gémit le vieux. Et des larmes coulèrent de ses paupières rougies. Il s’agenouilla, se pencha vers le mort et déposa le baiser de paix sur son front. —Pardonne-nous, frère, à nous qui t’avons offensé... Puis il alla vers le cadavre du cheval, toucha du doigt le flanc glacé et inspecta les fractures des pattes. —Fini, mon vieux! fit-il nettement. Il retourna à Danilo, voulut le charger sur ses épaules, mais ce n’était pas le fardeau léger qu’il venait de remonter hors du trou: les membres raidis étaient lourds comme du plomb. Akim vit qu’il ne pourrait le porter. Le laisser là, pourtant!... Avant qu’il parvînt au village où seulement il pouvait trouver une aide utile et qu’il ne revînt avec quelqu’un, une demi-heure au moins s’écoulerait. Comment laisser le cadavre du gars si longtemps découvert et à la merci de Dieu sait quelles choses!... Akim n’est pas ancien soldat pour rien. Il possède les ressources des robinsons du camp. En moins de dix minutes, il a détaché, avec le couteau qui ne quitte pas sa poche, la claie d’osier du devant de la télègue, y a déposé le corps de Danilo, l’a maintenu aux pieds par son mouchoir de poche à lui, qu’il passe au travers des tressons, sous les épaules, par l’écharpe du mort. Et, attachant à ce brancard improvisé les rênes en laine tissée qu’il enlève au harnais du rouan, il se met à la remorque du lugubre fardeau qu’il parvient à remonter par la pente la plus douce de la fosse. Arrivé en haut du talus, il pose le brancard sur l’herbe, étend par-dessus son kaftane et va chercher son cheval. Aleksandra n’était plus là où Akim l’avait laissée tantôt. Après avoir attendu le vieux pendant quelques instants, elle s’était mise en marche et regagnait, par l’allée des noisetiers, les sentiers menant à la datcha... Elle avait oublié et Danilo, et Akim, et la scène tragique, et les chansons du gars; sa pensée fuyante habitait d’autres sites... L’oncle amena le brûlé par la bride jusqu’à l’endroit où était le cadavre, détacha celui-ci de la claie, le hissa sur le cheval, l’assujettit de son mieux, comme il l’avait fait dans la fosse, saisit la bête par la bride, tout près du mors, pour la maintenir sage, et se dirigea à la tête du sinistre équipage vers la demeure d’Evlampia. L’ombre était douce, paisible, sous la voûte des noisetiers; nul bruit ne vint offusquer l’oreille sereine du mort... Là-bas, à Ermino, les gens de la noce s’impatientaient. «Mais que fait donc, disait le père de Ioulia, que fait donc ce diable de Danilo qu’il n’arrive pas?» Et les gars, en habit de fête, groupés sur le bord de la route, devant la khata, guettaient, en lutinant les filles, l’arrivée du char nuptial... [Illustration] _DEUXIÈME PARTIE_ «Elle, certes, a le droit et le devoir de diriger l’individu et de lui prescrire sa loi. Elle, c’est-à-dire la conscience... «Un homme sain et dans la pleine vigueur de son intelligence ne peut pas renoncer à son jugement. Si la loi et les mœurs lui imposent des actes qu’il trouve absurdes, parce qu’ils sont contraires au but, il n’a pas seulement le droit, mais le devoir, de défendre la raison contre l’absurdité et la connaissance contre l’erreur.» (MAX NORDAU. _Dégénérescence._) [Illustration] _DEUXIÈME PARTIE_ IX A présent, le doute n’était plus possible. Tout le monde savait à la datcha. Quand Akim eut raconté à Mavra ce dont il avait été le témoin dans le silo, et que celle-ci, le plus doucement qu’elle put, l’eut redit à sa maîtresse, ce fut une scène de désespoir indescriptible. Tatiana Vassilievna, maintenant que le malheur qu’elle avait pressenti était consommé, ne pouvait croire qu’il fût possible. Et le pis, c’est que la chose ne devait pas avoir de fin!... Une longue, longue misère qui allait durer toute la vie! On consulta les spécialistes de Kieff; puis Vadim partit pour Pétersbourg, chargé de consulter le célèbre psychiâtre Bogdanoff. Le praticien, comme ses confrères plus humbles, était d’avis de ne soumettre Sacha à aucun traitement spécial. «La vie de nos cliniques, dit-il au jeune homme, est bonne pour les aliénés qui ne peuvent être soignés chez eux ou pour les fous dangereux que l’on craint. Dans le cas présent, rien ne vaudrait la vie de liberté et de grand air et les soins de chaque instant dont le sujet jouit. D’ailleurs, puisque la moindre résistance à ses caprices a des effets si déplorables, mieux vaut laisser aller les choses jusqu’au jour—qui n’arrivera pas, espérons-le—où une intervention par la force deviendrait nécessaire. On sait encore bien peu de chose sur la folie héréditaire, avait conclu l’aliéniste, et c’est malheureusement la plus difficile à guérir. Sur un mal accidentel, on peut avoir des prises; mais, contre une tare de plusieurs générations!...» Vadim en savait donc autant en quittant Pétersbourg que ce qu’il avait dit lui-même à Viéra au début du mal de Sacha. Au fond, c’était une grande consolation pour Tatiana, dans le malheur qui la frappait, qu’on lui laissât sa fille. Elle aurait fait le suprême sacrifice de s’en séparer si tel avait été l’avis des médecins et pour le bien d’Aleksandra. Mais quel déchirement c’eût été pour son cœur maternel! Surtout de la confier à un de ces établissements sinistres dont le nom seul fait courir un frisson dans les veines. La pauvre femme passait la moitié de ses journées en prières. Faible, désorientée, elle n’avait un peu de paix qu’au pied de ses icônes... Quant à Viéra, que sa clairvoyance avait mise la première au courant du mal d’Aleksandra, une résolution, née de son entretien avec Vadim, grandissait dans son cerveau depuis la catastrophe du silo, à laquelle son intuition lui disait que Sacha avait dû prendre une part tragique, et l’obsédait déjà. Elle avait, après le départ définitif du jeune homme pour Kieff, fouillé la bibliothèque et dévoré les quelques livres traitant d’hérédité et de folie qui subsistaient encore de la collection de son grand-père, offerte en bloc, quelques années auparavant, par Tatiana à un ami de ce dernier. Elle avait compulsé le document envoyé par Vadim, et, quoiqu’elle n’eût pas toujours pu suivre avec netteté l’obscur dédale des termes techniques, et n’eût retiré de ses lectures qu’une bien imparfaite notion des terribles sciences de l’atavisme et de la psychiâtrie, un problème suggéré plus par son instinct généreux, il faut le dire, que par une logique irréfutable, s’était imposé à sa conscience. «Avons-nous le droit, lorsque nous savons que les êtres qui naîtront de notre sang sont prédestinés, par un vice de ce sang, à des souffrances particulières d’âme ou de corps, de procréer ces êtres? Non, se répondait Viéra, non, non, mille fois non! C’est comme si, sachant que je vais rencontrer une troupe d’enfants qui n’auront pas le temps de se garer, je lançais mon cheval au galop sur la route qu’ils parcourent. Combien seront blessés, tués? Je ne le sais. Et pourtant, j’aurais commis un véritable assassinat... La différence en ceci n’est que dans une nuance toute sophistique. Dans le premier cas, j’agis par passivité; dans le second, par activité. Une chose est lointaine, l’autre présente... Mais, pour une conscience honnête, ces différences existent-elles?» Hélas! le cœur de la pauvre Viéra avait fort à faire contre les convictions que sa loyauté lui dictait! Pour les mettre en pratique, ne faudrait-il pas renoncer à l’amour d’Evguénï, à ses rêves de bonheur, aux instincts si doux qu’une jeune fille porte en elle?... Alors s’avançaient les arguments sournois: «Mais à quoi servira mon sacrifice, si Katia s’obstine à se marier et met au monde des enfants?... Peut-être aussi d’autres membres de notre lignée vivent-ils encore et se propagent-ils sans que nous le sachions... Quand ce ne serait que du côté bâtard... N’importe! répondaient les nobles impulsions. Ce qui se passe en dehors de ta conscience ne te regarde pas. Si les apôtres, les inventeurs, les savants avaient raisonné de la sorte, l’humanité serait encore tout au fond des ténèbres. Chacun doit faire ce que la loi d’amour et de progrès lui dicte. C’est vrai,» concluait nettement Viéra. Et sa tête se relevait de toute la hauteur de sa résolution sublime! Une lettre de Vadim à qui elle n’avait pas encore fait part de ce qui se passait en elle vint bientôt consolider son projet de sacrifice. Après quatre longues pages de nouvelles concernant tous les habitants de la datcha, se trouvait une feuille détachée en tête de laquelle étaient écrits ces mots: «Ceci est pour toi seule; ne le lis pas à tante...» Puis tout de suite après, venaient les lignes qui suivent: «J’ai été mardi chez les Kantoucheff. Pendant la soirée, Maria Pavlovna m’attirant à l’écart (c’est ce jour-là qu’elle m’a chargé pour vous autres des amitiés que j’ai jointes à ma lettre) donc, Maria Pavlovna, m’attirant dans un coin du salon, me fit remarquer l’air agité d’Elisavéta Serguiévna. Grigorï Lvovitch m’avait déjà parlé de cela aussi et c’était bien inutile, car moi-même, dès que j’eus dit bonjour à notre amie, j’avais été frappé de l’expression de sa figure... Mais, imagine-toi qu’au moment où j’allais prendre congé d’elle, celle-ci me dit tout bas: «Non, non, restez le dernier! Je dois vous parler. C’est très grave, ajouta-t-elle, en me fixant d’un air hagard.» Lorsque tout le monde fut parti elle dit à Lef Grégorievitch: «Va te coucher; tu dois avoir sommeil. Aussi bien Vadim Piétrovitch est trop de nos amis pour ne pas t’excuser.» J’insistai: «Comment donc!...» Nous causâmes un instant de choses banales; puis, quand Elisavéta Serguiévna eut entendu se refermer la porte qui sépare le cabinet de travail de leur chambre à coucher, elle bondit de sa chaise, vint me prendre les mains, et d’un air que je n’oublierai jamais, me dit: «Vadim Piétrovitch, je deviens folle! Je vous dis que je deviens folle!... J’ai des visions! gémit la pauvre femme. Tout à l’heure, avant d’entrer dans le salon, j’ai vu maman qui est morte depuis cinq ans, vous le savez, assise sur le divan de la salle à manger. Ce n’est pas la première fois!... D’ailleurs nous sommes tous fous dans notre famille!... Et Lef! Hier il avait pris un fiacre et ne pouvait pas dire au cocher l’adresse de sa maison!... Il l’avait oubliée!... Il dut aller trouver Tchernienko à la clinique pour lui demander le nom de notre rue!... Et Natacha! Ah! Seigneur! Seigneur! ma Natachka!... Maudit soit le jour, cria-t-elle dans un état de surexcitation indescriptible, où je me suis mariée! Trois enfants, et un déjà qui a hérité de sa mère!... Qu’adviendra-t-il des autres entre deux époux déments?... Vadim Piétrovitch, ajouta-t-elle tout bas en saisissant mes poignets et les serrant avec une force vraiment effrayante, je suis trop lâche pour me tuer; mais jurez-moi, au nom du Seigneur qui nous voit, que lorsque je deviendrai folle tout à fait, vous m’empoisonnerez, vous! Un médecin... un ami, cela vous sera facile sans éveiller les soupçons!... Jurez-le-moi, Vadim Piétrovitch!» «J’étais trop ému pour songer à la calmer; d’ailleurs qu’aurais-je pu lui dire en ce moment?... Je répondis seulement avec gaucherie: «Que me demandez-vous-là, Elisavéta Serguiéevna? Mais c’est un crime que vous me proposez!» Au fond, je la comprenais si bien, la malheureuse! «Un crime de me tuer pour m’épargner des années d’un mal horrible?... Eh! vous savez bien que ce serait le plus bel acte de pitié qu’un homme pût commettre envers un autre, si de misérables préjugés ne nous avaient faussé la conscience! Justement je vous ai choisi, vous, Vadim Piétrovitch, pour cette suprême prière, parce que je sais vos idées généreuses, votre miséricorde... et aussi parce que vous êtes depuis six ans notre ami le plus fidèle!...» «Elle pleurait. Je ne sais ce que je lui dis... Je la consolai de mon mieux; je lui jurai à moitié de faire ce qu’elle me demandait (avec l’intention—inutile, je pense, de te le dire—de ne pas tenir mon serment. Que Dieu me pardonne si j’ai mal agi!) Enfin, j’oubliai mon sang-froid de futur médecin, et déraisonnai presque autant qu’elle... «La position d’Elisavéta Serguiéevna n’est-elle pas ce qu’il y a de plus affreux?... Tu le vois, Viérotschka, chaque famille a son drame! Il en est, hélas! de toutes sortes et de degrés bien différents; mais, n’est-ce pas que le malheur dont nous avons été frappés n’est pas comparable à celui de notre amie?... «Comment va tante? Et notre Sachinnka?... Donne-moi beaucoup, beaucoup de détails sur sa santé.» «Maudit soit le jour où je me suis mariée! se répétait Viéra, en tourmentant la lettre de Vadim entre ses doigts émus. Et voilà sans doute, ce que j’aurais à me dire quelque jour, moi aussi, si je n’avais pas le courage de renoncer à être épouse et mère!... Pauvre Elisavéta Serguiéevna! pauvre martyre! Quel exemple pouvait venir plus à propos me confirmer dans ma résolution de rester fille? Ah! si je pouvais gagner Katia à ma cause!» Elle alla, séance tenante, trouver sa sœur dans le salon, lui lut la lettre de Vadim, lui exposa à nouveau ses projets de renoncement, et l’adjura de rompre son mariage. Toute brûlante encore des précoces flammes du sacrifice, elle s’imaginait, la naïve enfant, que sa sœur, au premier mot de sa requête, allait mettre sa main dans la sienne et se rallier à ses raisons. Hélas! sa déception devait être d’autant plus grande en voyant échouer si nettement, si complètement sa démarche sublime! L’entendement frivole de Katia ne pouvait se prêter à des vues de ce genre. —Je suppose que tout ceci n’est qu’une plaisanterie, dit-elle à Viéra. Qui, je te prie, si ce n’est toi, songerait à des choses pareilles? Ne pas me marier parce qu’un de mes arrière-neveux, un petit-fils, un de mes enfants, même prenons le pis, pourrait naître avec des prédispositions à la folie! Mais à ce compte-là, sœur, il ne faudrait plus de popes pour bénir les unions! D’ailleurs, j’aime Serguié. Pour rien au monde je ne renoncerais à lui!... Ce dernier argument semblait à Katia autrement péremptoire que n’importe quelle réfutation scientifique ou subtile des théories de sa sœur. —Rompre mon mariage! Mais tu es folle! —Katia! cria Viéra en saisissant le bras de sa sœur. —Oui, cela m’a échappé, dit Iékatérina en se mordant les lèvres! C’est une locution qu’on emploie si souvent... —Sans se rendre compte de son sens tragique!... —Mais aussi, toi, tu exagères tout. C’est un grand malheur, un très grand, qui a frappé notre Sacha; mais partir de là pour vouloir réformer les lois de la création!... Tiens, jeta Katia, cela est digne de Tolstoï!... Viéra poussa un long soupir. Elle sentait une fois de plus que jamais sa sœur et elle ne se comprendraient. Entre leurs deux natures, bien qu’elles fussent du même sang, il y avait tout l’abîme mystérieux des idées, des penchants, du caractère... —Mais promets-moi de réfléchir, au moins, insista-t-elle lorsque Katia dut la quitter pour donner des ordres à la nouvelle femme de chambre qui rangeait le linge de son trousseau. Promets-le moi. —Mon Dieu! Si ça peut te faire plaisir... Pourtant j’aime autant te dire d’avance que mes réflexions ne me feront pas changer. On ne bouleverse pas ainsi sa vie du jour au lendemain pour Dieu sait quelles utopies!... —Non, mais vraiment, fit la jeune fille en pouffant de rire, trouvant décidément par trop grotesque le prosélytisme de sa sœur, tu as de ces idées!... Allons, réfléchis, toi aussi, de ton côté, et nous finirons bien par nous entendre!... —Rien à faire! songea Viéra avec douleur lorsque Iékatérina fut sortie du salon dans une glissade. Pourtant, mon rêve était si beau! Les dernières de notre race... Anéantie eût été à jamais la tare qui, comme un cancer, empoisonne notre sang! Ah!... —Que signifie ce gros soupir, chère enfant, demanda, en français, une voix derrière Viéra? —Madeleine!... —Vous ne m’avez pas entendu entrer, vous étiez si absorbée dans vos pensées! Voyons, que se passe-t-il sous ce front-là, interrogea Madeleine Burdeau en écartant du bout des doigts une mèche cendrée qui s’était échappée des bandeaux de Viéra? Il faudrait pourtant se faire une raison... —Eh bien! venez, fit Viéra en entraînant la Française hors du salon! Je vais vous dire à quoi je songeais... Vous êtes tellement mon amie depuis que je vous connais bien! C’est Vadim qui m’a ouvert les yeux sur vous, ajouta-t-elle sans remarquer la rougeur qui, à ces mots, couvrit le visage de M^{lle} Burdeau. Oui, vraiment; il m’a tellement fait votre éloge, les derniers temps de son séjour à Vodopad, que j’ai fini par voir en vous la perfection que vous êtes!... Oui, oui. Viéra prit la jeune fille par le bras, et l’entraîna hors du jardin vers la route. Trop occupée de ses rêves à elle, elle ne soupçonnait pas l’émotion de cette dernière. —Eh bien! voici... En quelques mots Viéra mit M^{lle} Burdeau au courant de ses projets. Très attentive malgré son trouble la Française l’écoutait. —Quelle est votre opinion, Madeleine? demanda M^{lle} Erschoff en concluant. M’approuvez-vous? —Mon Dieu! chère amie... C’est une question si grave, si compliquée!... Et je suis prise au dépourvu... —Mais ainsi, dès l’abord?... —Certes l’idée en est noble, généreuse... trop même, peut-être, ajouta Madeleine Burdeau en souriant un peu... D’aucuns pourraient la faire rentrer dans la catégorie des utopies... —Vous aussi! s’écria Viéra d’un ton de reproche... —J’ai dit: d’aucuns. Quant à moi, ma nature me prédispose assez à des rêveries de ce genre... —Ah! j’en étais sûre, s’écria Viéra, en pressant le bras de sa compagne avec transport. —Pourtant, reprit celle-ci, que votre joie n’aille pas trop vite en besogne; des choses pareilles à celles que vous venez de m’exposer ne s’acceptent pas sans quelques réfutations. La première qui se présente à mon esprit est celle-ci: si tous les descendants des races tarées agissaient selon vos principes, la terre, ma chère enfant, serait bientôt dépeuplée; or, ce n’est pas là le but de la Nature... ni de la société... —Mais non! Les cas ne sont pas tellement fréquents de familles contaminées par un mal héréditaire.—J’entends un mal déterminé, spécial, qui fait des victimes certaines—car pour le reste, nous savons trop, hélas! qu’il n’est pas possible d’éviter la souffrance en ce monde!—Donc, les familles tarées sont des exceptions, et en les supprimant on ne diminue pas sensiblement les représentants du genre humain. D’ailleurs, quand cela serait, à quoi sert que la terre soit peuplée de monstres?... Puis enfin, moi, ce n’est pas à une idée sociale que j’obéis. C’est à une considération tout individuelle, tout humaine... Mon cœur est ému d’une pitié infinie pour ces êtres qui, soumis au terrible occultisme de l’hérédité, sont condamnés dès l’instant de leur naissance à partager les maladies de leurs ascendants, ou bien à expier leurs aberrations, leurs vices!... Je veux, en enterrant ma race, épargner la souffrance à quelques-unes au moins de ces créatures marquées d’avance du sceau d’une réprobation imméritée! —Cela est beau, et bien digne de passionner un noble esprit; seulement, je le répète, en partant de ce principe, il faudrait supprimer la moitié des hommes; que dis-je, la moitié? les trois quarts, les neuf dixièmes!... Car ce n’est pas de l’hérédité seule que vient la souffrance... En somme c’est la Douleur qui règne sur le monde, et elle ne cessera d’exercer sa royauté que le jour où ce monde lui-même cessera d’exister. Ah! c’est une terrible impératrice que l’on ne détrône pas avec une bombe ou des révolutions! —Vous changez la question en mettant encore une fois en jeu les souffrances vagues qui pèsent sur l’humanité, dit Viéra avec un peu d’impatience. Nous ne nous occupons en ce moment que du mal défini auquel on peut remédier, du moins en partie, et j’estime que, même sans espoir d’un succès certain, l’homme doit faire le sacrifice de son individu lorsqu’il voit quelque possibilité d’améliorer le sort de ses semblables. —Nous arrivons à la question sociale... —Mais non! L’homme, par rapport à la société, ne m’intéresse pas. Mon but, je le répète, est d’empêcher, comme je le peux, quelques créatures de souffrir. Puisque, dans le cas d’hérédité qui nous occupe, il n’y a guère possibilité de soulager qu’en empêchant de créer, c’est ce que je m’empresse de faire en vouant ma race à l’extinction... du moins autant qu’il est en mon pouvoir... —Mais sacrifier ainsi toute sa vie pour éviter des maux peut-être imaginaires!... Car enfin, il est possible que justement vos descendants, à vous, seront tout à fait sains. —Il est possible, mais il n’est pas probable; alors, mieux vaut agir d’après le pis! De cette manière, au moins, je tiens la certitude! —Ma noble Viéra! fit Madeleine Burdeau en saisissant les mains de la jeune fille dans les siennes. Et Evguénï Nikolaïevitch, demanda-t-elle tout bas après un moment de silence, son regard velouté plongé dans les beaux yeux couleur d’azur de M^{lle} Erschoff. Viéra pâlit un peu. —Oh! fit-elle pourtant, en s’efforçant de sourire, ceci me donnera sans doute un peu plus de mal que d’exposer mes théories! Mais n’importe! Je serai fidèle à ce que je considère comme mon devoir. Elle eut un geste décidé; puis écrasa une larme au coin de sa paupière... —D’autres ont fait pis, ou plutôt mieux que cela! —Mais puisque tu l’aimes, fit Madeleine en tutoyant pour la première fois son élève. —Eh bien? —Rien... En disant cela j’ai tout dit. —Oui, je sais, la Française est avant tout et toujours, malgré et contre tout, l’amoureuse! l’amoureuse qui ne voit que son amour et ne peut lui souffrir d’obstacles! Pour nous, gens du Nord, l’amour n’est qu’un accident dans la vie; nous ne le voulons ni tyrannique ni absorbant. Alors... —Eh! ne te défends pas, ma chérie! Tu n’en auras ni plus ni moins de mérite! Tu sais aussi bien que moi que l’amour n’est pas le propre d’une latitude ou d’une nation; qu’il est de toutes les races et de tous les pays; qu’il est humain, divin, enfin qu’il est la loi suprême!... De quoi naît-on? De l’amour. Quel est le but de nos espoirs, de nos rêves, de notre vie tout entière? L’amour. Pourquoi travaillons-nous? Pour donner du bien-être à ceux que nous aimons. Pourquoi souffrons-nous? Pourquoi quelques-uns volent-ils, tuent-ils? Par amour! L’amour, toujours l’amour! Devant ces deux syllabes tout s’efface et rentre dans le néant. M^{lle} Burdeau avait mis tant de chaleur dans ces mots, que Viéra ne put s’empêcher de lui dire: —Comment! vous aussi, Madeleine? —Moi aussi, répondit la Française, mais cette fois tristement. Dieu n’a pas fait d’exception pour le cœur des hommes. Qu’ils soient riches, qu’ils soient humbles, quand le moment est venu, tous doivent y passer!... Puis, pour faire oublier l’amertume que recélait sa phrase, elle déclama, prenant à dessein un air comiquement emphatique: —Vous tous qui m’écoutez, oyez ceci. J’aime et ne suis pas aimée! —Il y a toujours un obstacle, dit Viéra en soupirant. Et... peut-on savoir? —Non, pas à présent. Il est possible qu’un jour... mais je ne promets rien. Livrer le secret d’un amour partagé, c’est charmant; dans le cas contraire, cela n’a rien de glorieux, non, ni de gai!... Sais-tu, Viéra, reprit-elle au bout d’un instant, ce qui me vient à l’idée en ce moment, et que j’ai oublié de t’objecter tantôt? C’est qu’en renonçant à Evguénï, ce n’est pas seulement sur ton bonheur, à toi, que tu opères, mais sur le sien en même temps; et cela, en as-tu le droit? —Oh! ne me tente pas, Madeleine, cria Viéra, ne me tente pas! C’est là la plaie, la plaie vive de mon cœur! Devant elle toutes mes autres blessures s’effacent. Et pourtant, puisque le remords ne m’a jamais effleurée, ajouta-t-elle lentement, c’est que les choses sont bien ainsi... tandis que je ne pourrais supporter, maintenant, de renoncer à mon sacrifice. —Mais, dis-moi encore... Et Katia? —Oh! elle ne veut rien entendre, elle! Tu la connais! Une idée juste a-t-elle jamais pu entrer dans son cerveau? Elle ne comprend pas; elle rit, elle appelle cela des billevesées, voilà toute sa logique... —Et puis il faut bien avouer que dans les conditions où elle est, à la veille de ses noces... —Oui, approuva Viéra, soyons juste. Il faudrait une énergie rare pour rompre un mariage d’amour trois semaines avant la date de son accomplissement. Une énergie rare, ou le feu de l’apostolat, du dévoûment... Or, Katia ne possède ni l’un ni l’autre. Ah! quel dommage! C’eût été si beau!... Enfin, Madeleine, à toi je puis bien te dire cela; je n’ai plus qu’un espoir, et qu’il est affreux, mon Dieu! c’est qu’elle n’ait pas d’enfants... Ainsi, la loi de justice s’accomplirait malgré elle. Tu ne dis rien, Madeleine. M^{lle} Burdeau eut un geste qui signifiait: «Que pourrais-je dire?» Puis elle ajouta: —Ma tête s’y perd; tout cela est si extraordinaire, si subtil; il faudrait être Salomon lui-même pour juger! Enfin, je ne puis, pour t’apaiser, que te répéter l’éternelle parole des anges au berceau du Sauveur: «Paix sur la terre aux hommes bien intentionnés!» Toute l’indulgence des nations tient dans cette absolution sublime. Les jeunes filles, pendant quelques instants, se turent. Étroitement enlacées comme deux âmes qui viennent de se lier pour toujours, elles suivaient dans la paix rose du crépuscule d’octobre les sentiers qui mènent à l’étang de Vodopad. Malgré les blessures que chacune d’elles venait de toucher du doigt, leurs fronts étaient sereins. La muse du soir avait peu à peu, comme d’un palimpseste effacé les pensées frivoles de leurs cœurs, et tracé sur leur blancheur nouvelle la poésie sacrée de son recueillement. —Regarde, Madeleine, dit Viéra lorsqu’elles furent arrivées aux chutes d’eau. Quelle agitation tiendrait devant un apaisement pareil? Oh! bien orgueilleux, bien endurci par les passions serait l’homme dont l’âme, même au plus fort de l’épreuve, se déroberait au charme que la Nature sait dévoiler à certaines heures!... Mais, vraiment, dis, la grâce et le charme du crépuscule tout entier ne tiennent-ils pas dans cette flaque d’eau, dans ces chutes murmurantes? L’étang les reflète et les cascades lui prêtent leur voix. Que l’heure est douce, Madeleine! Et que Dieu a eu de pitié d’avoir créé le soir! La jeune fille joignit les mains et regarda devant elle avec extase. «Singulier peuple que ces Russes, songea Madeleine Burdeau observant, moins émue qu’elle, le ravissement croissant de sa compagne! Froid, apathique, indolent pendant vingt-trois heures du jour, il se révèle à la vingt-quatrième d’une exaltation aiguë que n’atteindront jamais nos enthousiasmes les plus démonstratifs. Quelque chose vibre en eux qui échappera toujours à l’analyse des Latins que nous sommes... C’est bien la race des glorieux martyrs, des héros, des dévoûments sublimes comme des pires abjections. Et dire que nous croyons posséder en France le monopole des passions vives!» —Remarque, Madeleine, dit Viéra en s’arrachant à sa contemplation, que la nature est la seule chose sur laquelle tous les êtres humains, de quelque race qu’ils soient, se sont entendus. Le nègre chante ses savanes, l’Hindou ses forêts, le Peau-Rouge ses prairies, l’Arabe son désert et son cheval, le Circassien ses montagnes. Quant aux poètes civilisés (mon Dieu que ces deux mots vont donc mal ensemble!) ils peuvent être sceptiques, mystiques, ironiques, épiques, sentimentaux, grivois, la beauté des sites et du ciel les séduit toujours. Et comme c’est drôle que ce soient précisément les choses que nous prétendons n’avoir pas d’âme, qui émeuvent le plus la nôtre! Quelle bouche, je te prie, a la fraîcheur d’une rose? Quels yeux la transparence limpide d’un lac? Quelle voix nous parle aussi éloquemment que le murmure d’une source ou le grondement de la foudre? Lorsque je me trouve en nombreuse société, il y a à peine deux visages sur lesquels mes regards aiment à se poser; mais au milieu de la forêt ou du steppe, quel feuillage d’arbre, quel brin d’herbe serait désagréable à ma vue? Ah! que je plains les gens des villes, chère amie! Comment seraient-ils justes, comment seraient-ils généreux et purs, quand leur vie tout entière se passe, non parmi les saines ivresses pour lesquelles ils ont été créés, mais au milieu de sensations conventionnelles, perverties, frivoles... —Et combien d’entre eux vous plaignent à leur tour, ma chérie, dit M^{lle} Burdeau en souriant. La campagne, pour les citadins, est un véritable épouvantail... sauf pour y passer les dimanches, et la couvrir des papiers graisseux qui enveloppaient leurs saucissons!... —Oui, dit Viéra; parce qu’en prononçant le mot campagne, ce n’est pas la nature qui se présente à leurs yeux avec ses divins charmes, ses aspects toujours nouveaux, sa sérénité accueillante, c’est, par un renversement d’optique, les ennuis matériels qu’ils auraient à subir, les incommodités, les petites privations... Au lieu de regarder ce qui est, leurs esprits inquiets voient ce qu’il manquerait, et de là leur dédain d’une vie dont ils n’ont envisagé que les mauvais côtés. Chez nous, pourtant, ils sont rares, ceux qui n’aiment pas la campagne. Le Russe est né pour les vastes horizons; il a dans le sang d’ataviques démangeaisons de vie nomade, de grand air. Si j’étais seule au monde, ajouta M^{lle} Erschoff, ou, du moins, si les êtres avec lesquels je vis m’étaient moins chers, j’équiperais un chariot, je me munirais d’un serviteur fidèle et m’en irais tout droit devant moi, au hasard des plaines et des montagnes, passant une nuit ici, un jour là-bas, et savourant sans vaines entraves les pures joies de ma liberté. —Mais vous n’avez rien inventé, ma très chère; ne savez-vous pas que le dernier cri de la mode chez nous est d’avoir sa roulotte automobile et de s’en aller comme vous le dites, non par monts et par vaux, le puissant véhicule ne s’y prêterait pas, mais par routes, à la recherche de la sensation rustique? —Vraiment? fit Viéra amusée. —Oui, oui. Par exemple, on ne se contente pas de la rusticité dans tout; oh! bien s’en faut! On emporte avec soi lavabo, literie, tente-abri, ustensiles de cuisine, vaisselle, sièges pliants... Enfin, l’on s’encombre si fort et l’on se donne tant de soucis que tout le plaisir du voyage en est gâté; mais chacun, cependant, essaiera de la roulotte et du camping. C’est très bien porté, très chic, et par conséquent... —Oh! alors, si c’est chic, je n’en veux plus, s’écria Viéra, comiquement sérieuse! Fi! la vilaine chose, le vilain mot! Ne vous fâchez pas, chère Madeleine, mais si vous saviez comme elles sont intolérables à notre simplicité russe, ces éternelles préoccupations de snobisme et de chic, dont les échos nous viennent de l’étranger! Peut-être sommes-nous, nous autres, un peu trop dédaigneux de l’élégance; il faudrait un juste milieu, je l’avoue, entre votre goût et le nôtre, mais que les Français sont ridicules avec leurs raffinements soi-disant esthétiques! Ils ne parviennent, le plus souvent, qu’à créer du clinquant, du faux, qu’eux seuls prennent pour de l’art... —Tu m’as demandé de ne pas me fâcher, Viéra, et c’est tout au plus si je t’obéis pour ne pas être désagréable à ma nouvelle amie, pourtant j’en aurais le droit, certes! Je suis bon juge, moi, car je connais la moitié de l’Europe: l’Angleterre, l’Autriche, la Serbie, l’Allemagne, la Russie, la Belgique, et, sauf cette dernière miniature de royaume, qui est un foyer de progrès, de luxe et de bien-être, aucun de ces pays, impartialement parlant, ne m’a semblé égaler le nôtre au point de vue artistique, industriel et... —Et moral? Viéra avait jeté cela vivement, piquée par la controverse de M^{lle} Burdeau. Celle-ci, très grave, répondit: —Et moral, peut-être. Qui sait, si l’on pouvait «sonder les cœurs et les reins» des nations, quelles surprises nous réserverait cette chirurgie d’un nouveau genre? Les apparences sont si trompeuses! Les étrangers jugent toute la France sur Paris dont ils n’ont le plus souvent visité que les petits théâtres, le classique Moulin-Rouge, le monde à côté, et pis encore!... sur Paris qui, en somme, n’est qu’une vaste Cosmopolis... Ils ne connaissent rien de la vraie France, celle que nous chérissons si jalousement! Que dis-je? Il est même de bon ton parmi ceux qui ne connaissent ni l’un ni l’autre, de nous... bêcher! Ne serait-ce pas, chère Viéra, un peu de jalousie?... —Non, dit M^{lle} Erschoff sincère. J’avoue pourtant, après réflexion, que, déroutée par l’opposition du spectacle que nous avons sous les yeux et de l’écho des sottes vanités mondaines, j’ai été un peu injuste, tout à l’heure. Oh! rien qu’un peu, ne prenez pas cet air vainqueur!... Mais à quoi bon continuer une discussion qui ne peut aboutir à rien? Chaque citoyen—et ceci est touchant—ne trouve-t-il pas toujours son pays supérieur à tous les autres? Et dès que deux étrangers sont aux prises, l’éternel duel des sentiments, des préjugés, des idées, n’en fait-il pas aussitôt deux adversaires?... Réconciliables, heureusement, ajouta Viéra dans un sourire, en baisant M^{lle} Burdeau sur la joue qui était à sa portée. —Mon Dieu, il faut bien passer son temps à quelque chose, fit celle-ci en rendant à son amie sa caresse. Que serait un tête-à-tête sans querelle? Les amoureux eux-mêmes n’y résistent pas... —Et voilà ce que je ne comprends pas! dit Viéra redevenue songeuse. L’amour ne doit être qu’une longue entente, une complète harmonie... Je ne prise point le tumulte de la passion, ni les brouilles coquettes «pour mieux s’aimer après», comme on dit; mais un amour serein, silencieux, égal. La main dans la main, les yeux dans les yeux, voilà comment on devrait passer la vie quand on s’aime! J’avais fait ce beau rêve. Hélas!... murmura Viéra en soupirant longuement. —D’autres que vous l’ont fait aussi, ce rêve, ma chérie, dit Madeleine Burdeau non moins mélancolique, et doivent comme vous l’enterrer par un hélas. «Hélas!...» c’est le plus souvent par ce mot désabusé, ce «Sésame, ferme-toi!» que finissent les beaux songes! Tu vois cette frêle branche amenée de la forêt par le ruisseau, et que charrie l’eau de la cascade pour l’emporter vers le tourbillon qui doit l’engloutir? C’est là l’image de nos espoirs, verts rameaux que la vie entraîne dans son tournoiement!... Viéra ne répondit plus; elle songeait. Le voile du soir, de rose qu’il était, se teignait en gris-perle... L’eau de l’étang, avec ses herbes bizarres, ressemblait à un écrin de velours sombre étalant ses émaux précieux, et mariant leur éclat aux ciselures du feuillage, les gouttelettes de la cascade s’égrenaient une à une, pareilles aux perles d’un collier brisé. Des parfums de feuilles mortes et de résine arrivaient de la forêt prochaine, harmonieux, divinement, dans cette pénombre pâle... —Quel dommage qu’il faille rentrer, dit Viéra avec regret! —Tout a une fin, répondit M^{lle} Burdeau. Pourquoi déplorer ce qu’on ne peut éviter? Aussi bien nous y reviendrons... Demain ne sera pas moins attrayant qu’aujourd’hui. —Vous êtes une sage, Madeleine, fit Viéra en se levant du tronc renversé d’un saule sur lequel elle était assise. —Chacune son tour, riposta la Française; tout à l’heure c’était toi... Et les nouvelles amies, se prenant par le bras, s’engagèrent dans le chemin qui menait à la datcha. La brise avait fraîchi, le sable était humide... fini le sortilège des décors! Pressées l’une contre l’autre, les deux jeunes filles ne songeaient plus qu’à regagner au plus vite le home hospitalier où les lampes allumées mettent une si douce clarté, où le samovar chante, où le parfum du thé embaume si gentiment, où les visages aimés portent sur chacun de leurs traits leurs souhaits de bienvenue! X VIÉRA s’est retirée dans sa chambre, mais elle ne peut dormir; tant de pensées heurtent son front! Ce jour-là ont eu lieu les noces de Katia. Dès le matin, tout Vodopad était en liesse; jamais l’humble village n’avait vu tant d’hôtes ni d’équipages... «Vois donc, Nikita, les beaux chevaux!» «Euh! euh! le mari est officier dans la marine de notre père le tzar!» «Un fier cocher, Ivann, celui qui mène la troïka!» Ainsi s’interpellaient les moujicks, dont la plupart avaient négligé leur travail pour faire haie sur le passage de la noce. La pauvre église de bois étant trop petite pour contenir tout le monde,—car les parents et les amis des deux familles étaient nombreux,—le vieux pope Nikanor Ksénofontovitch avait tout simplement transporté ses accessoires sous une vaste tente faite de branches de sapins entrelacées, que les gens de M^{me} Erschoff avaient dressée sur le préau de la commune, et y avait béni le jeune couple. —Hourrah! hourrah! Paix et bonheur à tous! crièrent à assourdir les paysans ivres déjà de la vodka promise! Puis un plantureux dîner réunit les convives à la datcha. Evguénï y était, parmi ces convives, et ç’avait été pour lui et pour Viéra une triste, triste noce! Pour Tatiana aussi, dont les regards navrés, allant à chaque instant vers le coin des jeunes, ne trouvaient point pour s’y poser un visage chéri aux joues pâles, aux tresses brunes, aux yeux étranges et verts... Car Sacha n’assistait pas au mariage de sa sœur. Evlampia, prévenue, l’avait emmenée dès le matin dans la britschka du Juif, pour une longue promenade à travers la forêt; par cette même route où, six semaines auparavant, avait passé le char conduisant Danilo à la mort. Puis elle l’avait fait dîner sous les arbres, lui avait montré un étang, une source, des coins du domaine vert inconnus de l’idole, avait, en un mot, inventé mille prétextes pour la retenir jusqu’au soir, y réussissant à force de tendresse et d’ingéniosité. Et le cœur de la pauvre maman saignait de cette séquestration!... Mais pouvait-on montrer Sacha dans le costume de paysanne qu’elle s’obstinait à ne pas vouloir quitter, même pour ce jour exceptionnel, jeter en pâture à la curiosité des hôtes son air dément, ses gestes bizarres? Quant à supprimer l’ostentation de la noce, comme Tatiana et Viéra le souhaitaient d’un commun accord, impossible! C’eût été d’un mauvais présage pour les nouveaux époux que de les marier dans le deuil, et un manque d’empressement, que rien en somme ne justifiait, envers la famille de Nikolaï Sémionovitch Afanassieff. Alors il avait bien fallu en passer par où les convenances et le bonheur des enfants l’exigeaient, et l’on avait éloigné Sacha... Maintenant, l’aube commence à éclaircir l’ombre de la chambre à travers les découpures des volets; il y a plus de quatre heures que le bruit de clochettes des derniers équipages s’est évanoui dans le lointain des routes, que les habitants de la datcha redevenue paisible se reposent des émotions de la fête, et Viéra, douloureusement, n’a encore fait que ressasser dans sa mémoire les détails de son entrevue d’hier avec Evguénï, le souvenir de leur lointaine rencontre... de leurs jeux d’enfants... de l’entente qui, alors déjà, unissait leurs cœurs et dont était éclose la pure fleur de leur amour... Toute l’histoire de leur tendresse se déroule devant elle comme les pages d’un album sur lequel on a écrit ses pensées les plus chères, et que l’on relit une dernière fois avant de le céler au fond du coffret aux choses mortes... Bien que les familles Afanassieff et Erschoff fussent liées depuis très longtemps, les jeunes gens n’avaient pas eu de fréquentes occasions de se voir. Ce furent, au début, les maladies anodines qui, cependant, interdisaient le contact aux enfants du même âge; puis l’éducation des filles, le départ des garçons pour le «gymnase» de Kieff; les études de ceux-ci à l’Université, à l’école de marine. De sorte que, malgré les visites relativement fréquentes que se rendaient les parents, Evguénï et Viéra s’étaient—du moins aussi loin que la reportaient les souvenirs de la jeune fille—vus douze fois en tout. Oui, douze fois, l’amoureuse était sûre de ne pas se tromper d’un chiffre! Plus sérieux tous les deux que leur âge, et partageant à peu près les mêmes goûts, ils étaient bien vite devenus amis; pourtant, il arrivait aussi parfois qu’une brève querelle vînt rompre l’harmonie de leur accord. L’un soutenait ceci, l’autre cela, et c’étaient, pour un quart d’heure, des mots rageurs, des mines boudeuses, des regards rancuniers et sombres, jusqu’à ce qu’une loyale avance de Viéra—moins obstinée qu’Evguénï, c’était elle toujours qui revenait la première,—sût aplanir la houle des puérils amours-propres, et renouer la bonne entente. Plus tard, les seize ans du «gymnasiste» devenant romantiques, il avait récité à sa petite amie très attentive des bribes de son anthologie et celles des œuvres des grands poètes nationaux permises par la censure du lycée. Avec quelle emphase lyrique il déclamait dans le grand salon de Khorodienka, domaine qu’habitaient en ce temps-là les parents d’Evguenï: _Kouda, kouda vi oudalilis_ _Viesni moïé zlaté dni?..._ _Où vous êtes-vous enfuis,_ _O jours dorés de mon printemps?..._ _Que me préparent les heures qui vont venir?_ _Mon regard veut les saisir en vain;_ _Elles sont cachées dans une profonde brume..._ _Il n’y a pas de nécessité... La loi du sort est juste!_ _Tomberai-je percé d’une flèche?_ _Ou passera-t-elle à mes côtes?..._ _Chaque chose doit s’accomplir. L’heure est marquée_ _Pour la veille ou le sommeil..._ _Que le jour soucieux soit béni!_ _Et bénie soit l’arrivée de la sombre nuit!_ * * * * * _L’aube matinale va luire,_ _La clarté du jour va briller._ _Et qui sait? Je descendrai peut-être, moi,_ _Dans les mystérieuses ténèbres de la tombe..._ _Et les flots lents du Léthé_ _Engloutiront la mémoire d’un jeune poète!..._ Les yeux d’Evguénï se noyaient d’une mélancolie tragique; ses gestes évoquaient le souvenir des heures évanouies. Avec le Lenski de Pouschkine, il semblait, le naïf adolescent que nulle épreuve n’avait encore effleuré dans la vie, se préparer au duel fatal contre un nouvel Onéguine, et gémir sur le sort de sa destinée sombre!... Et ceci eût été, pour un témoin railleur, d’un irrésistible comique!... Mais Viéra, elle, était loin de trouver en ces séances matière à plaisanterie. Enthousiaste et rêveuse, elle aimait la parole des poètes, et sans parfois trop comprendre le sens des pensées qui s’y déroulaient,—car elle était encore bien jeune à cette époque,—il lui plaisait d’en suivre le rythme sur les lèvres inspirées d’un ami à la moustache naissante. Et la fleur de son amour s’était épanouie bien plus au souffle poétique émané des œuvres de Pouschkine, de Lermontoff, de Joukovski, qu’aux seules séductions du «gymnasiste» dégingandé, leur interprète! Et que d’heures charmantes passées plus tard dans le parc de Khorodienka! Evguénï était devenu un vrai jeune homme, aux gestes respectueux, à la réserve troublante; il ne déclamait plus de vers, mais ses yeux, plus éloquents que toutes les rimes du monde, disaient clairement à la gracieuse jeune fille qu’était devenue Viéra que sa ferveur d’autrefois pour les créations mystiques des poètes s’adressait maintenant à une forme plus concrète et non moins inspiratrice... A trois reprises différentes, et pendant plusieurs heures chaque fois ils s’étaient revus sachant qu’ils s’aimaient, mais sans oser ou sans vouloir se le dire, trouvant exquis ce nouvel aspect de leurs sentiments d’autrefois; cachant, lui sous ses manières dégagées d’étudiant, elle sous un essai de coquetterie de toute jeune fille, l’émotion qu’ils éprouvaient en face l’un de l’autre; jusqu’au jour de cette avant-dernière visite à Boutcha, où leurs cœurs, débordant enfin, avaient laissé échapper le doux secret si longtemps captif... Mais hier?... Depuis sa résolution prise de renoncer au mariage, Viéra s’était pour la première fois trouvée en présence d’Evguénï. Avait-elle pu, d’avance, se faire une juste idée de ce à quoi s’engageait sa vaillance, et de quels déchirements allait s’accompagner la comédie de froideur qu’elle s’était résolue à jouer devant celui pour lequel elle aurait, sans calculer une seconde, donné toute sa vie à l’heure même? Hélas! non. Ses prévisions, quant à ce dernier point surtout, avaient été dépassées et de beaucoup! Quand Evguénï, l’entraînant dans une allée du parc après le dîner, lui avait demandé simplement en levant sur elle ses bons yeux tristes: «Eh bien! Viéra Piétrovna, que signifie cette froideur?» et qu’elle avait dû, sous peine de se laisser attendrir et de voir s’éparpiller au vent, d’un seul coup, la triomphante palme de son holocauste, lui répondre d’un air glacial: «Que voulez-vous, Evguénï Nikolaievitch? Je connaissais mal mes sentiments; j’avais cru vous aimer pour toujours, il n’en était rien...» alors, oh! alors, le calice de Gethsémani tout entier avait vidé son amertume sur son cœur agonisant. Evguénï à ces mots était devenu très pâle; son premier mouvement avait été d’ouvrir la bouche pour interroger à nouveau la renégate de leurs fiançailles tacites; mais, se ravisant, il s’était contenté de secouer la tête d’un air qui émut plus Viéra que tout ce qu’il aurait pu dire, puis, s’inclinant, il lui avait offert son bras pour la reconduire au salon. Et ce fut tout. Simple, bref, sans vaines paroles, comme le sont les choses vraiment tragiques. Au moment du départ, Evguénï demanda d’une voix qui doutait encore: «Est-ce possible que ce soit adieu?» Viéra nettement répondit: «C’est adieu.» —Ah! il le disait bien: «Est-ce possible?» songeait maintenant la pauvre amoureuse avec désespoir! Oui... Est-ce possible, mon Dieu, de se quitter ainsi quand on s’aime? Est-ce possible qu’il tienne tant de douleurs en deux phrases?... Est-ce possible, sans crier de tendresse et de pitié, de voir ce que j’ai vu dans ces yeux si chéris?... Ah! Evguénï, mon Evguénï!... Viéra ne pleurait pas. La gorge serrée par une angoisse insupportable, les tempes battantes, le cerveau martelé de pensées éternellement pareilles, elle regardait, immobile, l’aube pâle envahir sa chambre et dessiner dans sa pénombre les objets familiers qu’elle reconnaissait à peine. Encore un jour qui va se lever; puis un autre... Quand donc pourra-t-elle accepter son sacrifice, sinon avec la joie que l’on s’accorde à prédire au devoir accompli, du moins avec un peu de la sérénité dont elle s’est leurrée?... «Jamais! jamais, sans doute,» gémissait-elle! Et la peur de souffrir ainsi longtemps, la lâcheté qui est au fond de toute créature humaine si noble qu’elle soit, jetait son cœur désemparé dans un tourbillon de révolte et de plaintes... Tous les sophismes des premiers jours de lutte, les objections de sa sœur, de M^{lle} Burdeau, de Vadim à qui elle s’était confiée l’avant-veille, firent l’assaut de sa volonté fragile, et triomphèrent un instant de sa conscience... «A quoi bon ces renoncements, ces combats, cette rébellion contre la nature toute-puissante? Pourquoi souffrir, pourquoi lutter, quand le bonheur est là, à portée de la main, si lumineux, si tentant?... Qui me saura gré de mon sacrifice?... Finis les angoisses et les regrets!... Je veux aimer, je veux vivre, je veux voir sourire Evguénï!...» Déjà Viéra se répète tout bas les mots qu’elle va tracer, tantôt, pour rappeler l’ami désespéré: «Mon bien-aimé, toute ma conduite, hier, n’était que comédie; je voulais éprouver votre amour; il est sorti victorieux de ma censure... Eh bien! Sachez que moi non plus, je n’ai jamais cessé de vous chérir! Je vous aime, Evguénï! je vous aime, je vous aime, je vous aime!...» Mais quelle est cette voix secrète plus impérieuse que celle de la tendresse, plus forte que celle du désespoir de la révolte? A peine le cœur de Viéra est-il traversé de ce souffle d’insurrection, qu’il sent une impossibilité presque physique, tant elle est nette, de s’y laisser aller. La décision que sa conscience loyale a prise dans un jour d’héroïsme ne peut ainsi flotter à la dérive, au caprice des passions, comme une grossière épave qu’engloutira l’abîme!... Un œil vigilant suit sa route, un doigt puissant la guide... Toute frémissante encore de la lutte, mais l’âme domptée, le cœur soumis, la jeune fille esquisse à nouveau son geste d’abnégation, et l’œil fixé sur l’Idéal qu’elle s’est volontairement créé et qui sera désormais l’unique phare de sa vie, elle condamne ses espoirs mauvais, ses souhaits parjurés... Elle reste ainsi longtemps immobile, comme fascinée par la compréhension lucide de son destin; un arrêt s’est fait dans sa pensée; seuls dirait-on, voient ses yeux... Elle n’a plus ni la force, ni même le désir d’ergoter; une volonté suprême annihile la sienne et décide en son lieu... Tout à coup, du fond de la chambre, un bruit confus de gestes et de mots prononcés à voix basse, vient tirer Viéra de sa rêverie. «Le plus grand a pris deux noix; fi! que c’est vilain!... Mais non! ce n’est pas dans le coffre!... Il disait: Je suis indigne... digne... digne!...» C’est Sacha qui, assise dans son lit dont elle a jeté les couvertures à terre, marmotte des phrases sans suite. «A minuit lorsque tout dort... Que donnerons-nous aux écureuillets?... Pardon, seigneuresse, je ne savais pas!... hi! hi! hi!...» —Qu’est-ce, ma chérie? pourquoi ne dors-tu pas? demanda Viéra en se rapprochant d’elle. L’enfant dévisagea un instant sa sœur sans répondre, puis avec volubilité dit: —Mais je ne peux pas! je ne peux pas! Imagine-toi, un couvre-pied bleu! C’est impossible! Un couvre-pied bleu! Et l’on veut que je dorme!... Prends-le, Viérotschka, cria-t-elle avec véhémence; dégoûtant couvre-pied!... Fu!...fu-u! Donne-m’en un rouge, supplia-t-elle, un beau rouge!... Viéra, docilement, s’en fut échanger le couvre-pied bleu contre celui de M^{lle} Burdeau qui était rouge, et l’étendit sur la couchette. Mais à peine Sacha eut-elle vu chatoyer ses plis à la lueur de la lampe que Viéra venait de rallumer, elle sauta à bas de son lit, se dressa haletante au milieu de la chambre et se mit à crier d’une voix rauque de terreur: «Du sang!... du sang!... Danilo! du sang!... Béréguiss!...» cria-t-elle avec éclat. —Sacha, Sachinnka, mon amour, calme-toi, au nom du ciel! Mère va t’entendre... Ah! mon Dieu! Quelqu’un avait remué dans la chambre voisine; une main cherchait la poignée de la porte... La démente continuait: —La télègue!... Danilo!... Ah! frère! frère!... Affaissée dans les bras de sa sœur, elle pleurait. —Danilko! gémit-elle une dernière fois avec désespoir. Sur le seuil de la porte maintenant entr’ouverte, une ombre blanche se dessine. —Retourne dans ton lit, maman, dit doucement Viéra; ce n’est rien... une peur enfantine que nous avons eue, Sacha et moi... Fini! ajouta-t-elle en s’efforçant de prendre une voix gaie. Mais Tatiana ne fut point dupe; elle avait entendu... Sans calculer ce que ce mouvement pouvait avoir de nuisible pour les nerfs impressionnés de la malade, elle s’élança vers le groupe formé par ses deux filles, et saisissant Sacha dans ses bras, se mit à la baiser avec passion. —Ma chérie, mon trésor, répétait la pauvre femme, comme du temps où, heureuse jeune maman, elle berçait l’enfant frêle sur ses genoux; ma chérie!... Regarde, c’est moi, c’est ta mère, ta maman qui t’aime, mon ange!... O Dieu puissant, viens à notre aide, cria Tatiana avec un regard dont l’ardeur dut percer le plafond de la chambre, le toit de la datcha, la voûte du ciel, et émouvoir le cœur du Père!... Dors, mon amour, dors!... Elle s’était assise sur le siège que Viéra lui avait avancé, et agenouillée tout près d’Aleksandra, la petite tête posée contre son cœur aimant, ses lèvres fermant de leurs baisers les paupières gonflées de pleurs, elle hypnotisait de sa tendresse le cerveau bouleversé. —Dors, mon trésor, do...rs!... Encore un sanglot, quelques plaintes, et Sacha s’assoupit. Le jour chasse complètement, maintenant, l’ombre de la chambre, mais Tatiana Vassilievna ni Viéra ne bougent. Pâles, silencieuses, alternativement elles regardent l’enfant endormie, et plongent leurs yeux dans les yeux l’une de l’autre. C’est la première fois qu’Aleksandra a une crise d’épouvante. Jusqu’à présent, ses manies d’abord, puis sa folie, ont été douces. Même le jour de la mort tragique du petit-fils d’Evlampia, elle avait paru sereine, répétant seulement de loin en loin, comme un écho: «La télègue était dans la fosse... Danilko aussi...» et souriant d’un air entendu quand on s’oubliait à rappeler devant elle quelque détail du sombre drame... Sauf aux instants où elle prenait ce visage fermé, cette mine têtue que Tatiana lui connaissait depuis l’enfance, elle semblait heureuse dans la nouvelle personnalité créée par sa démence; et l’on se réjouissait de ce qu’elle, au moins, la pauvre innocente, ne souffrît pas trop du malheur auquel on était soumis à cause d’elle... Et maintenant, cette triste consolation aussi allait disparaître! Non content de torturer ceux qui, du moins, avaient la force de supporter l’épreuve, Dieu levait son bras vengeur sur l’être sans défense!... A la voir là, dans ses bras, qui dormait tranquille et confiante comme un petit enfant, Tatiana allait jusqu’à songer: «Ah! qu’elle repose toujours ainsi! Que rien ne l’éveille, désormais! Mieux vaut, oui, mieux vaut la voir morte que douloureuse et terrifiée comme tout à l’heure!...» Puis elle sentait le cœur chéri battre sous ses doigts, le corps tiède palpiter contre sa chair de mère, et, reniant son souhait, disait à Viéra: —Quand je l’ai là, ainsi, près de moi, je suis heureuse, j’oublie toutes mes misères... Que c’est doux, un enfant à bercer, Viérotschka! Notre Katia le saura avant un an, j’espère, ajouta Tatiana, souriant déjà aux rêves des grand’mères... —Tais-toi, maman, cria presque durement Viéra, oubliant les précautions de silence qu’elle avait gardées jusqu’alors! Comment peux-tu souhaiter cela après ce que nous venons de voir?... Mais elle aperçut le timide effarement de sa mère, et, plus douce: —Faisons des vœux, au contraire, ma chérie, pour que tu n’aies jamais de petits-enfants! —Oh! Viérotschka, implora la pauvre maman qui fit signe en même temps de parler plus bas. —Mais oui, reprit impitoyablement Viéra! Quant à moi, c’est mon seul espoir maintenant... —Mais c’est un péché, enfant! Un manque de confiance envers le Père qui est là-haut... —Oh! Viéra accompagna cette exclamation d’un geste qui voulait dire: Ceci m’importe peu! —Que veux-tu dire, Viéra, fit sévèrement M^{me} Erschoff? —Que Dieu oublie parfois les hommes, et qu’il est prudent pour ceux-ci de ne songer qu’à eux-mêmes, s’ils veulent améliorer leur sort ou celui de leurs semblables... —Seigneur! gémit Tatiana, est-ce ta mère qui t’a appris ces choses? —Non, ma chérie... C’est la Vie!... —Mais tu ne la connais pas, la Vie!... —Assez pour désirer la connaître encore moins! Maman, murmura Viéra en se jetant à genoux près de madame Erschoff et inclinant sa tête sur l’épaule restée libre de la douce créature, maman, je voudrais mourir! —Je te défends de dire des choses pareilles, ma Viéra, fit Tatiana en détournant avec précaution son visage incliné vers celui de Sacha, pour baiser le front de son autre fille. Quel mal tu me fais! Mais on ne peut pas se laisser aller ainsi à toutes ses impressions; il faut être un peu vaillante!... Evguénï ne t’aimerait-il plus? interrogea la maman très bas, presque honteuse de montrer à Viéra qu’elle avait pénétré son secret... —Si, hélas! —Pourquoi... hélas?... —Parce que je le rends malheureux et suis à cause de cela plus malheureuse moi-même. —Mais tu l’aimes?... —Oui, hélas! —Pourquoi encore hélas? demanda Tatiana stupéfaite. —Parce que hélas! hélas! toujours hélas! répondit Viéra en crescendo. Tiens, mamacha, nous l’avons trouvée l’autre soir, Madeleine Burdeau et moi, la définition de la vie: un hélas perpétuel, un hélas encore, un hélas toujours!... —Quel blasphème! gronda M^{me} Erschoff en secouant la tête. Mais c’est offenser Dieu que de critiquer ainsi son œuvre! Il est le Maître, Il agit comme Il veut!... —Tu es d’avis aussi, peut-être, qu’il faut le remercier quand il frappe? —Eh bien! oui, affirma la croyante avec ferveur. Même alors, je te bénis, ô Père! —Moi aussi, fit Viéra avec plus de pessimisme qu’elle n’en avait en réalité au fond de l’âme. Avec notre désabusé poète Lermontoff, je te rends grâces, Seigneur, des plaisirs variés de ce monde charmant... des espoirs vains de nos cœurs... de l’âcreté de nos larmes.. de nos rêves trompeurs perdus dans les espaces... de tout, enfin, mon Dieu! Puissé-je seulement ne pas trop longtemps te rendre grâces!... Oh! mamotschka, tu me regardes comme une cigogne qui trouverait un canard dans son nid à la place d’un de ses petits! —C’est que je ne reconnais plus ma Viéra, dit la maman navrée. —Mais moi, je te reconnais toujours, va, ma chère poule! jeta Viéra dans un baiser. —Alors, puisque tu aimes Evguénï et qu’il t’aime, reprit M^{me} Erschoff revenant à sa chère idée, rien n’est plus simple: tu l’épouseras. C’est un beau parti! —Il s’agit bien de cela! Mais, justement, c’est là l’«hélas!» qui a provoqué tant de scandale tantôt. Nous ne nous marierons pas! —Je ne comprends pas. —Tu n’as jamais compris... —Parce que tu es trop compliquée. —Et toi trop simple... Voyons, mère, puis-je prendre un époux quand je sais (Viéra dit ces mots si bas, que Tatiana dut coller son oreille contre la bouche de la jeune fille pour les entendre) quand je sais que notre famille est maudite, et qu’en me mariant je propage le mal affreux qui empoisonne son sang, et expose mes futurs enfants, ou tout au moins les enfants de mes enfants, au malheur dont nous sommes les témoins depuis quelques semaines, aux affres tragiques dont nous avons eu le spectacle ici même tout à l’heure!... Dis, maman, le puis-je? —A quoi vas-tu penser, Viéra? Je te l’ai dit, c’est au Père à conduire nos actions, et non à nous, misérables atomes!... Aurais-je jamais osé, moi, faible créature, empiéter ainsi sur les droits du Créateur? —Est-ce que tu savais, lorsque tu t’es mariée, à quoi tu exposais tes descendants à venir? —Non. —Et, si tu l’avais su, aurais-tu persisté à le faire? —Mais oui... pourquoi pas? fit timidement la pauvre maman; toutes ces subtilités me sont-elles jamais entrées dans l’esprit? —Eh bien! tu aurais commis un crime, tout simplement, dit Viéra si haut que Sacha tressaillit. —Oh! fit M^{me} Erschoff avec un air de reproche qui s’adressait également aux paroles de Viéra et au ton élevé dont ces paroles avaient été prononcées. Puis elle mit un doigt sur ses lèvres pour commander le silence. Mais l’enfant ne bougea plus. —Couchons-la dans son lit, dit Viéra après un instant, puis nous partirons; elle dormira plus tranquillement. Tatiana Vassilievna s’exécuta avec regret. C’était si bon, ainsi, dans les bras l’une de l’autre! Et si rare!... Mais la pose commençait à devenir fatigante; son dos était courbaturé, ses doigts avaient la crampe; puis, il était vrai que Sacha serait mieux dans son lit. —Chu...u...u...t! Toutes deux sortirent de la chambre sur la pointe des pieds. —Tu ne te couches pas? demanda Tatiana. —Non. Aussi bien, je ne pourrais dormir... Mais toi, va te reposer pendant quelques instants. Tu as eu une journée si fatigante!... —Et que vas-tu faire, toute seule ainsi, au point du jour? —Ne t’inquiète pas. —Et si Sacha s’éveille? —Laisse la porte ouverte entre ta chambre et la nôtre: tu entendras tous ses mouvements. —Viérotschka! supplia M^{me} Erschoff avant de quitter sa fille, promets-moi que tu vas réfléchir à ce que tu viens de me dire, et que... —Oui, oui, sois tranquille, je réfléchirai, je te le promets! Je ne fais que ça, ajouta la jeune fille en riant. «Puisqu’elle promet de réfléchir, se dit la maman en regagnant son lit, c’est qu’elle est toute disposée à renoncer à ses lubies, si quelque échappatoire lui en laisse les moyens... Allons! il est permis d’espérer!» «Chose singulière que les parents! se disait Viéra de son côté. Maman devrait être la première à approuver ma décision. Que dis-je? à m’en montrer la voie, et c’est un véritable désespoir pour elle que je m’y sois résolue... Heureusement, je-sais-ce-que-je-veux, articula la vaillante presque à haute voix, en détachant chaque syllabe de sa phrase, et pour rien au monde, désormais, ni ma conscience ni ma fermeté ne se laisseront amadouer!» XI QUI vive? demanda la voix tout éveillée de M^{lle} Burdeau lorsque Viéra traversa la chambre commandant le salon, qui était celle de la Française. —Amie! —Ah! c’est toi, Viéra? —Moi. —Déjà levée?... —Comment, «déjà»? Je le suis depuis hier, levée, ou plutôt depuis avant-hier, car, chère Madeleine, la nuit avant celle-ci non plus je ne me suis pas couchée, dit Viéra en se rapprochant du lit de son amie. «Tout comme moi,» songea M^{lle} Burdeau à part elle. Puis, s’adressant à Viéra: —C’est cela que tu étais si pâle hier? —Non, fit Viéra; tu sais bien que ce n’était pas cela! Ah! Madeleine, Madeleine, que j’ai souffert pendant cette maudite journée! Tous les tourments de ma vie s’étaient ligués contre moi pour me rendre la plus misérable des créatures: le mariage de Katia... la place de Sacha vide à notre table de famille... la présence d’Evguénï qu’il me fallait traiter en étranger, en nullité hostile à mon cœur!... Une agonie, enfin! Et j’ai dansé!... —Même avec lui. Je t’ai vue... —Oui, il le fallait bien... Sous quel prétexte lui aurais-je refusé? Ah! la joyeuse danse! A quoi bon un orchestre? Les battements d’angoisse de nos cœurs suffisaient! —Il était aussi pâle que toi... —Pauvre ami! Pauvre, pauvre!... —Mais comment en as-tu fini avec lui, si tu en as fini?... —Si j’en ai fini? s’écria Viéra avec fierté. En doutes-tu? Ne t’avais-je pas juré? —Ne te fâche pas, amie. C’est parce que je comprends toute l’étendue de ton héroïsme que je viens à en douter... Jamais, non, jamais, je n’aurais cette force, moi! Eh! bien. Et alors, comment t’y es-tu prise? —Je lui ai dit que je ne l’aimais plus, que je ne l’avais jamais aimé! répondit Viéra en écrasant deux larmes de rage aux coins de ses yeux. —Tu aurais pu employer des moyens moins violents, lui dire que ton cœur lui restait fidèle, qu’il serait toujours pour toi l’ami le plus cher, mais que... —Oui, une romance, interrompit Viéra, qui finirait par le duo le plus tendre! N’est-on pas vaincu d’avance lorsque l’on donne une telle prise à l’ennemi? (Étrange ennemi! Enfin!...) Si Evguénï savait que je l’aime encore, il me poursuivrait de ses prières, de ses larmes... Mon Dieu! oui, chère Madeleine; chez nous, les amoureux pleurent encore ainsi, tout simplement! Et cela, Dieu m’absolve! je ne pourrais le supporter, non! Tandis qu’ainsi, il me considérera comme une coquette, me méprisera, m’oubliera! Ce sera complet! ajouta Viéra dans un sourire plein d’amertume. —Oh! les choses n’iront pas si vite en besogne, ma pauvre petite! On ne renonce pas ainsi, d’un coup, aux rêves qui furent chers, même si l’objet qui faisait leur valeur a perdu un peu de son prestige. On caresse en eux les chimères qu’ils étaient, la joie qu’ils nous ont donnée!... Avant qu’Evguénï parvienne à t’oublier et à ne plus souffrir, il passera de l’eau sous le pont, comme on dit chez nous. —Tu es une consolatrice hors de pair, Madeleine, fit Viéra brièvement. —C’est que je t’aime, ma chérie, que je veux ton bonheur, et qu’il me semble que tu le sacrifies à des choses si douteuses... si aléatoires!... —Ce que dicte une conscience loyale ne saurait mentir! Ma conviction est faite; tu me tenteras donc en vain, prêcheuse d’amour! —Et si je te disais que mes perfides avis n’étaient faits que pour éprouver ta vaillance?... Que tes convictions sont les miennes?... Que je t’approuve... Que je t’envie! s’écria Madeleine Burdeau en attirant Viéra tout près d’elle pour la presser sur son cœur. Oui, j’ai réfléchi à ce que tu m’as exposé l’autre jour; j’ai reconnu le large but de ce que j’appelais tout au fond de moi tes utopies, et je te donne cent fois, mille fois raison! —Enfin! —Oui. Je ne te troublerai plus de mes conseils frivoles. Tu as en moi, depuis ce moment, la plus fidèle alliée, et, si cela était nécessaire, la protectrice la plus dévouée de tes idées! —Même contre moi-même? —Même contre toi. —Jure-le, Madeleine! —C’est fait. —Alors, je te dirai tous mes doutes, toutes mes luttes; cela me soulagera, car il y a des heures, enfin, où le cœur se révolte, où l’âme brisée n’a plus la force de combattre... Et être seule pour vaincre en de pareils moments!... —As-tu fait part de tes vues à Vadim Piétrovitch? interrogea Madeleine Burdeau avec un peu d’hésitation. Viéra fit signe que oui. —Et quelle est son opinion, à lui? —Au fond, je crois qu’il m’approuve, bien qu’il m’ait opposé plusieurs objections. —Lesquelles? Elles doivent avoir plus de valeur que les miennes, puisqu’elles relèvent de la science... du moins je le suppose. —Eh! justement; les froides notions de la science peuvent-elles prévaloir sur les élans impérieux de l’âme?... D’ailleurs, voici la manière de procéder de Vadim: «Il est prouvé par statistique que... Pourtant, il ne faudrait pas en conclure que... Plusieurs aliénistes affirment que... D’autres, au contraire, sont d’avis que...» Enfin, impossible de sortir de là avec une conviction quelconque!... Mon raisonnement, à moi, simplifié depuis que je réfléchis beaucoup à ces choses, se résume à ceci, et se montre d’une logique qui suffit à mes convictions pour ne plus s’écarter de la route que ma conscience leur a tracée: depuis aussi loin qu’on peut remonter dans la famille des Douganovski, qui est celle de ma mère, c’est-à-dire depuis six générations, y compris la mienne, chaque étape de ces générations a été marquée par un ou plusieurs cas de folie. Donc, il est bien avéré que la folie est héréditaire dans notre race. La folie héréditaire, comme toutes les tares ataviques, est presque impossible à guérir; donc, pour empêcher qu’elle sévisse, il n’y a qu’un moyen à employer, c’est d’empêcher qu’elle existe. Or, comment mettre en pratique ce moyen? En supprimant la race qui produit cette tare, c’est-à-dire en ne créant plus de descendants; c’est-à-dire, pour les représentants de cette race, en renonçant au mariage... L’on se donne tant de peines pour guérir le mal qui existe! N’est-il pas plus simple de l’empêcher d’être?... Plus simple et plus humain! D’ailleurs, ici, nous n’avons pas le choix: la pitié la plus élémentaire nous interdit d’opter pour autre chose que pour le second point... Je n’oserais, pour ma part, méconnaître sa loi... Et la meilleure preuve de la droiture de mes idées, c’est que quand je songe à m’insurger contre elles, la paix de ma conscience s’évanouit du coup... Oh! cela arrive plus souvent qu’à son tour! ajouta la jeune fille en souriant. Qu’on a de mal à faire son devoir, Madeleine! —Oui, mais qu’on a de joie quand on a su le faire! —Avec tout cela, je t’ai éveillée de bien bonne heure, ma pauvre amie! —Il y avait longtemps que je l’étais; aussi longtemps que toi, laissa échapper Madeleine Burdeau. Puis, devant l’étonnement de Viéra: —Oui, ajouta-t-elle, j’ai tant pensé à tes confidences, à Katia, au bonheur que son mariage lui apportait, à la déception qu’il te donnait à toi, que je n’ai pu fermer l’œil ni hier ni aujourd’hui... Cette hypocrisie coûtait un peu à M^{lle} Burdeau; mais comment avouer que la présence de Vadim à Vodopad mettait son cœur en tel émoi que le sommeil de deux nuits en avait été compromis? —Alors, tu as entendu Sacha? —Non... —C’est vrai, notre chambre est assez éloignée de la tienne... Ah! si tu l’avais vue, la pauvre petite! Elle a eu un accès d’épouvante affreuse! Elle se rappelait la chute de Danilo... Maintenant je suis certaine qu’elle a pris une part active à ce malheur. Elle criait éperdue: «Béréguiss! Béréguiss!» Or, tu sais que c’est par cet avertissement que nos conducteurs russes font se garer les gens qui se trouvent sur la route de leurs véhicules. Qui sait si le malheureux garçon ne le lui a pas lancé, ce cri? Et si, voyant qu’elle ne s’écartait pas assez vite pour éviter ses chevaux, il ne s’est pas jeté de propos délibéré dans l’abîme ouvert au bord de la route, pour lui sauver la vie, à elle? Je ne puis m’expliquer qu’ainsi comment elle se trouvait dans la fosse quand Akim a découvert le corps de Danilo, et pourquoi elle a crié tantôt: «Béréguiss!» avec cet indescriptible effroi. —Cela peut-être, fit Madeleine Burdeau rêveuse... —Ah! Madeleine! Songer qu’elle a été la cause d’un tel malheur!... S’attendre, dès à présent, à chaque instant, à des scènes comme celle de cette nuit! —C’est affreux. —Mère a tout entendu... —Oh! —Oui. Heureusement, maman tient de sa foi si ardente une résignation qui lui permet de supporter l’épreuve; puis elle a, malgré la vivacité de sa tendresse, des sautes un peu puériles d’impressions qui la font vite oublier... A peine Sacha s’était-elle calmée qu’elle me parlait déjà avec ravissement de ses petits enfants à venir! Tu penses si elle a été bien reçue!... —La délicieuse femme que Tatiana Vassilievna! fit M^{lle} Burdeau. Elle est d’une candeur! —C’est un ange, conclut Viéra. —Que tu effarouches quelquefois... —Mais que j’aime à la folie. On ne peut se figurer avec quelle douceur elle nous a élevées. Jamais sa bouche n’a dit: Je veux! Et elle était belle!... —Cela se voit encore. Tu lui ressembles, du reste. —Dis-moi la pure et sincère vérité, Madeleine, suis-je belle? —Non, pas belle, belle dans le vrai sens du mot; mais charmante, attirante au possible. Tes admirables cheveux cendrés d’une teinte si rare, tes yeux bleus... de quel bleu dirai-je?... Ah! j’y suis! du bleu honnête et clair de la fleur de gentiane; ton teint pâle, ta taille menue, sont un ensemble de grâce et d’harmonie parfaites. —Alors, tu comprends que l’on m’ait aimée! —Coquette! Et moi? —Oh! oui, que je le comprends! —Mais non! Je te demande comment je suis faite. —Au premier abord, tu as l’air un peu déesse... un peu inaccessible... Le casque de tes cheveux noirs, ta taille qui paraît très grande et qui n’est en somme que moyenne; tes yeux sévères, ta démarche lente, imposent. Puis, d’un sourire, tu apprivoises les mortels!... Je crois que l’on peut dire de toi que tu es belle, classiquement belle. Tu as dû avoir beaucoup de succès dans ta carrière d’institutrice en Russie? Avoue-le, Made! —Oui... Mais lesquels! fit la Française avec dégoût. —On ne t’a jamais demandée en mariage? —Si, une fois. Et M^{lle} Burdeau se mit à rire, malgré l’amertume dont les questions de Viéra venaient de remplir son cœur. —Et... peut-on savoir? —Qui? Mais pourquoi pas? Un garçon coiffeur, ma chère! —Oh! —Parfaitement! J’achetais toujours ma parfumerie dans le même magasin, tiens, à Kieff, au coin de Kreschatik et de Nikolaïevska. Or, un salon de perruquier, comme vous dites, est attaché à l’établissement, et dans ce salon travaillait, travaille encore un Adonis en tablier blanc qui, par la porte ouverte sur le magasin, guettait les belles clientes, et que mes charmes ont conquis!... Profitant d’un dimanche qu’il était seul à la boutique—les autres employés ayant eu probablement congé—et où j’avais eu besoin de faire emplette, il me fit à brûle pourpoint sa déclaration, et me demanda de vouloir bien l’accepter pour époux!... Je l’entends toujours qui me répète—car j’étais trop saisie pour couper court tout de suite à sa tirade—: «Ia vas loublou! Ah! kak ia vas loublou! (_Je vous aime! oh! combien je vous aime!_)» —Oh! fit Viéra! que tu as dû être indignée! —Que non, ma chérie; tu te trompes, répondit Madeleine Burdeau avec tristesse. La grossièreté des aveux que j’avais eu à subir jusqu’alors me fit presque trouver touchante cette proposition, déplacée, il est vrai, mais honnête, au moins, et si sincère!... Le pauvre diable! il s’était probablement renseigné sur mon compte, et me sachant institutrice—c’est-à-dire subalterne—et pas riche,—comme lui sans doute,—il ne voyait pas en quoi sa démarche pourrait m’offenser!... Si je n’avais eu que des humiliations de ce genre à souffrir!... —Alors, c’est triste d’être institutrice? —Souvent. En tout cas, dans cette carrière, le plus grand défaut qu’on puisse avoir, c’est d’être belle... quand on n’est pas intrigante en même temps! —Et celui que tu aimes à présent, Made, interrogea Viéra tout bas en se penchant vers son amie?... —Oh! celui-là ne m’a jamais mésestimée, ni offensée!... C’est l’être le meilleur, le plus noble qui soit, répondit Madeleine Burdeau avec chaleur! Mais je l’aime, lui, et il ne m’aime pas... C’est encore pis ainsi... Eh bien! non! corrigea-t-elle au bout d’un instant, même dédaignée, même sacrifiée, je n’ai pas à me plaindre! Je sais ce que c’est que le pur amour! Je suis fière de celui que j’aime et du sentiment qu’il m’inspire! Tout est bien. Au moins j’aurai vécu!... C’est que j’ai vingt-six ans, ma chérie! —Tu ne les parais pas. —N’importe! je les ai... et la jeunesse s’enfuit à grands pas! —Comment est-il au physique, celui que tu aimes, demanda Viéra intriguée? Ici, Madeleine Burdeau se troubla un peu; puis souriant pour donner un air léger au compromis de sa franchise, elle se mit à tracer l’inverse du portrait de Vadim. —Assez petit,... blond,... barbe à la russe,... yeux bleux,... teint hâlé... —Et Russe, lui aussi, comme sa barbe? —Russe. —Et ce petit homme blond n’aime pas la déesse que tu es? —Apparemment. —Peut-être n’ose-t-il pas te déclarer ses sentiments? Peut-être lui as-tu... —Ne ruine pas ton imagination à lui faire des emprunts pareils, va, ma petite Viéra, interrompit la Française, mi bonne-enfant, mi-amère! Il aime ailleurs, voilà le hic! —Le hic?... —Tu ne comprends pas cette expression? Cela veut dire: Voilà le cheveu... —Dans la soupe?... demanda Viéra, riant de l’explication. —Dans la soupe! Tu as parfaitement saisi. Oh! l’intelligente élève! —Mais est-il aimé, lui, de celle qu’il aime? —Je le crains. —Et elle est aussi jolie que toi? —Elle est charmante. —Je te plains, ma pauvre Made! —Il y a de quoi, fit la Française tristement gouailleuse. Mais assez parlé de ces choses, ma chérie. Si tu le permets, je vais me lever, je ne ferai qu’une toilette sommaire et nous irons déjeuner. Hélas! les soucis du cœur n’empêchent pas les besoins plus grossiers de guetter nos instincts... J’ai horriblement faim! —Ceci est d’autant plus sage, dit Viéra, que Vadim retourne à Kieff par le train de dix heures, et que personne, après la journée harrassante d’hier, n’a songé à lui faire préparer un déjeuner un peu substantiel; or, il est tellement, lui, insoucieux de ces choses, qu’il partirait sans manger plutôt que de se donner la peine de commander lui-même son repas. Tiens! mais nous pourrions le conduire à la gare; nous mettrons simplement nos pèlerines sur nos vêtements de matin. Cela te convient-il? Madeleine Burdeau répondit: «Oui» d’une voix qu’elle s’efforçait de garder naturelle; mais, dans sa hâte à se lever, dans ses yeux rayonnants, un observateur moins occupé que Viéra de ses propres pensées eût reconnu une joie débordante bien en désaccord avec le ton d’indifférence aimable dont ce mot avait été prononcé... * * * * * Une heure plus tard, les deux amies étaient installées en compagnie de Vadim Piétrovitch dans la calèche qui reconduisait le jeune homme à la gare. Des deux chevaux, l’un était ce même «brûlé» qui avait réussi à sauter librement dans la fosse au charbon de bois, lorsque Danilo s’y était précipité avec son attelage, et qui avait regagné sain et sauf l’écurie. M^{me} Erschoff, craignant de nouveaux accidents,—car personne, sauf Viéra (et M^{lle} Burdeau depuis ce matin) ne soupçonnait la véritable cause de la catastrophe du silo,—avait voulu le vendre; mais Andreï supplia tant et si bien, mettant toute la faute sur ce «maladroit de Danilo qui n’avait jamais su mener un cheval», que la faible Tatiana avait dû enfin céder à ses instances. Et, chose à remarquer, depuis que le «brûlé», la moins aimée auparavant des bêtes d’Andreï, était sorti indemne de la tragique équipée de la fosse, celui ci était devenu plein d’égards pour le cheval; il lui témoignait à tout propos une affection jalouse, une prédilection marquée sur les autres hôtes de son écurie... On eût dit la tendresse reconnaissante d’une mère pour un enfant qui vient d’échapper à un grand péril! Plus de coups de fouet, plus de reproches, plus d’injures capables de froisser l’amour-propre d’un cheval. Quand le «brûlé» avait envie de faire le paresseux, on allait au pas; quand il lui prenait la fantaisie de courir, ses compagnons devaient le suivre... En un mot, le récalcitrant Andreï n’obéissait plus spontanément qu’à une seule créature au monde, et cette créature, c’était le «brûlé»! Quant à la télègue, on ne l’avait même pas fait réparer. Tatiana Vassilievna, trouvant qu’un souvenir trop lugubre s’y rattachait, n’avait pas voulu la garder; elle en avait fait cadeau à un pauvre moujik ravi qui l’avait transformée lui-même, avec l’ingéniosité russe, en chariot de corvée... —Eh! frère, tu vas me faire manquer mon train, cria Vadim remarquant la lenteur de l’équipage. —Que faire, barine? Mes chevaux sont fatigués... ils ont tant trotté hier. —Donne-leur un bon coup de fouet, ça les ravigotera! —Et comment, faut-il aussi vous jeter dans le fossé? —Andrioucha! cria Viéra avec colère. Andreï rougit et fit claquer son fouet, mais mollement, pour cacher sa déconvenue. —Je sais bien, moi, pourquoi cette animosité sournoise contre le pauvre Danilo, dit M^{lle} Burdeau, en français, naturellement. Il courtise Ioulia... —Est-ce possible! s’exclamèrent à la fois Vadim et sa cousine. —Je les ai surpris ensemble l’autre jour, en revenant de chez Natalia Grigorievna, il la tenait par la taille... elle souriait. —Deux mois après la mort tragique de son fiancé! Mais c’est abominable, s’indigna Viéra. —Je n’ai pu m’empêcher de le lui dire aussi moi-même quand elle m’a dépassée, seule, un instant après dans le chemin. Elle s’est un peu troublée, mais bien vite remise, m’a répondu par l’éternel «Que faire?» des Slaves... «Que faire? barichnia, il est mort; nous n’y changerons rien!» —Au fait, dit à son tour Vadim, c’est une réponse très sage. —Oh! Vadim Piétrovitch, murmura Madeleine Burdeau, saisie. —Je vous scandalise, mademoiselle? Eh! pourquoi voulez-vous que nos paysans envisagent la vie d’une autre façon? S’ils prétendaient s’arrêter à chaque mécompte, à chaque adversité qui les visitent, ils auraient trop à faire! Un malheur est-il arrivé? Avec la grâce de Dieu et leur insouciance, ils tâchent de le réparer au plus vite; ils n’ont pas de temps à perdre, eux, en sentimentalité vaine! —Mais ici, ce ne serait que de la décence. —Ou de l’hypocrisie. Ioulia a aimé Danilo parce qu’il était jeune, parce qu’il était beau, parce qu’il lui a dit qu’il l’aimait... C’est le plus souvent ainsi que l’amour naît au cœur des filles. Aujourd’hui que Danilo n’est plus là, Andreï, non moins jeune, non moins bien campé que lui, redit à son tour à l’oreille de Ioulia les éternelles paroles. Qu’elle l’écoute, elle dont le cœur primitif n’a pas nos raffinements de civilisés, c’est dans l’ordre de la nature. —Alors, vous comprenez que l’on change ainsi d’amour comme de... robe? demanda Madeleine Burdeau déçue. —Je comprends... je comprends... jusqu’à un certain point. Enfin, d’une paysanne de dix-huit ans cela ne m’étonne pas. —Ma chère Madeleine, dit Viéra en riant, tu as l’air d’une vestale qui vient de constater que son feu s’est éteint! La Française rougit, puis à son tour ébaucha un sourire. —Vous êtes si intransigeante que cela sur les questions d’amour, mademoiselle? demanda Vadim. —J’avoue qu’en cette matière je suis pour l’unité. —Moi aussi, dit Viéra vivement. —Que de veuves éplorées, que de filles dédaignées, que de cœurs délaissés votre système condamne à un deuil éternel! —Eh bien! et où serait le mal? interrogea fièrement Madeleine Burdeau. —Dans une orgie de mécontentements, de bouderies, d’aigreurs... —Le cœur qui n’est pas aimé est-il nécessairement plein de tout cela? —Le plus souvent. —Vadim Piétrovitch, dit lentement la jeune fille, mi-narquoise, mi-grave, seriez-vous malheureux en amour? Vous êtes, ce matin, si impatient, si taquin!... L’étudiant s’inclina en signe d’affirmation. —Oh! quel trio! fit Viéra, malgré elle. Vadim sourit, et embrassa la calèche d’un regard circulaire. —Tous les trois? questionna-t-il. C’est parfait! —C’est hier que nous eussions formé un joli groupe! dit Viéra. Evguénï, toi, frère... Maria Pavlovna... —Pourquoi Maria Pavlovna, interrompit vivement l’étudiant, t’a-t-elle fait des confidences? —Mais n’est-ce pas connu de tout le monde qu’elle est affreusement délaissée par son mari? —Ah! c’est de cela qu’il s’agit, fit le jeune homme en respirant. —Et de quoi voulais-tu que ce fût, puisqu’elle est mariée? répondit ingénument Viéra. —Tu as raison, sœur. Madeleine Burdeau, elle, regardait Vadim avec douleur, et son cœur répétait tout bas: «Comme il l’aime! Ah! comme il l’aime!» ce en quoi le cœur mal informé se trompait, en somme, car Vadim était plus piqué par la réserve de la jeune femme, plus apitoyé sur sa grâce meurtrie, et plus attiré vers elle par un désir physique de vaincre sa longue résistance, qu’il ne l’aimait au vrai sens du mot. —Vadim Piétrovitch, dit l’amie de Viéra au bout d’un instant de silence, je crois que vos arguments de tout à l’heure en faveur de Ioulia n’étaient qu’une théorie fantaisiste et non la démonstration de vos principes à vous. Vous me semblez être un fidèle, Vadim Piétrovitch! Elle avait mis tant de tendresse et de mélancolie inconsciente dans ces mots, que l’étudiant troublé la regarda longtemps sans songer à lui répondre. Madeleine, gênée de la persistance avec laquelle les yeux du jeune homme restaient fixés sur elle, détourna la tête, et se mit à parler avec Viéra de choses indifférentes. La calèche arriva ainsi devant la modeste gare de Tiétiéreff qui dessert Vodopad, au moment où le dernier coup de cloche annonçait le départ immédiat du train. Vadim n’eut que le temps de descendre de voiture et de faire l’assaut d’un wagon sans prendre de ticket. —Au revoir, mademoiselle!—Viérotscka, au revoir! —A bientôt, Vad! lui cria Viéra. Nous irons à Kieff un de ces jours. Bonne route! —Au revoir, Vadim Piétrovitch, lança M^{lle} Burdeau à son tour. —Quel air rayonnant tu as, Made, dit Viéra à la Française lorsque Andreï eut fait faire demi-tour à son attelage, et que la calèche roula de nouveau sur le chemin de la datcha! Tu vois, j’ai eu une bonne idée; cette promenade matinale t’a fait joliment du bien! —Oui, acquiesça Madeleine de la tête. Et tout bas elle se répétait à elle-même avec délices: «Oh! oui, oui, que cette promenade m’a fait du bien... plus que tu ne le crois, ma petite amie!» Ceci était le résultat de la dernière attitude de Vadim. Éternel grand enfant que le cœur! Une parole, un sourire, moins que cela, un regard, et le rouleau magique du cinématographe qu’est la vie change pour lui ses aspects moroses en images riantes, ses paysages déserts en oasis fécondes! Ah! que le cœur qui aime est donc puéril! Et combien peu de chose il lui faut pour être consolé. XII L’HIVER!... _Le paysan en fête, Avec son traîneau fraye la route. Son cheval, sentant la neige, Trotte insoucieusement En traçant des sillons moelleux... Une fière kibitka vole... Le cocher, assis sur son siège, Est vêtu d’une touloupe serrée par une écharpe rouge. Ah! voilà qu’un gamin court! Il a dans son traîneau un petit chien noir Et joue lui-même le rôle de cheval. Le gaillard! il a déjà gelé son pouce, Il a mal... mais en même temps il rit Et sa mère lui montre du doigt par la fenêtre!_ Ce charmant tableau de l’hiver russe, que Pouschkine a tracé, se représente à la mémoire de Viéra, l’un des premiers jours de décembre, alors qu’assise avec Madeleine Burdeau dans un des coupés du train qui les transporte à Kieff, elle suit, à travers la vitre dégelée de la portière, le paysage que longe la voie ferrée. Cette année-là le froid a été long à venir; la neige n’a commencé à tomber que dans les derniers jours de novembre. Tant que l’automne était resté serein, tant que les fantastiques joyaux d’or bruni et les voiles mauves dont la nature se pare pour porter le deuil de l’été gardèrent leur poésie mélancolique, rien ne fut à regretter. Mais cette pluie sournoise qui vint changer en boue le sable des chemins, mais ce vent plaintif qui rendit sinistres jusqu’aux échos harmonieux de la forêt, mais ce ciel terne, cette brise glacée, ces bras piteusement tendus des arbres dénudés, de quelle tristesse maussade ils vinrent envelopper Vodopad! Aussi quelle ne fut pas la joie des habitantes de la datcha lorsqu’en poussant, un matin, les volets de leurs chambres, elles trouvèrent le parc, morne et désolé la veille, transformé par le sortilège d’une nuit en blanc palais de marbre, qu’irisaient par places, comme la flamme de lampes aux globes opalins, les rayons légèrement voilés du soleil. Pour le Russe, l’hiver n’est pas cette saison que craignent les peuples du Midi; c’est un ami désiré, un génie bienveillant qu’il accueille toujours avec tendresse, et qui sait parler à son cœur. L’hiver russe n’est pas le visiteur morose aux neiges fondantes et noires, au ciel lugubre, à la perfide humidité, que connaissent les pays du sud; c’est un hôte loyal, au froid robuste, à la neige éclatante et drue, à la gelée nette, aux horizons larges et clairs. Qui ne s’est senti plus vigoureux, plus sain, plus dispos d’esprit et de corps, plus vaillant et, oserai-je dire, plus pur d’âme après une promenade à travers la blancheur du steppe ou de la forêt, les poumons dilatés par l’air vivifiant, les joues tapotées amicalement par la froide brise, les narines caressées par l’odeur fraîche des cristaux immaculés, les yeux si pénétrés de blancheur, qu’ils la déversent jusque dans le cœur et la pensée? Viéra, véritable âme russe, aime passionnément l’hiver russe. Avec sa beauté froide, Avec son givre brillant au soleil, Et ses journées glacées, Et ses traîneaux... Et durant l’aube tardive, Les scintillements de sa neige rose... Ses yeux ne se détachent pas de la vitre dont elle a pris possession, et qu’elle essuie avec son mouchoir chaque fois que la légère couche de vapeur dont le verre se couvre menace de se congeler. Elle ne voit que bien imparfaitement à travers cette mince couche de buée, mais cela suffit à son imagination pour reconstituer—et largement—le paysage qui se déroule. Même les choses lui paraissent plus idéales ainsi, enveloppées de cette gaze nuageuse qui les voile à demi. Évanouies à chaque instant et métamorphosées par la vitesse du train qui passe au milieu d’elles, elles ont l’air de mirages fantastiques, de blanches chimères caressées en des rêves lointains. Et que d’aspects imprévus, que de symboles variés se présentent à l’imagination pendant les quelques secondes où il est donné à l’œil de saisir la fuite des tableaux! Tantôt, c’est un pan de forêt semblable au parvis d’un temple élevé en l’honneur de la déesse Pureté... Les bouleaux aux troncs d’argent, aux grêles panaches givrés, s’élèvent, droits et sveltes, comme des colonnes de marbre; parmi eux des arbustes enveloppés de neige, ont l’air de prêtresses drapées dans leurs péplums; le sol est uni comme des dalles; la clarté du soleil matinal joue sur les colonnades avec des reflets de lampes sacrées... Tantôt la plaine bosselée, bleuie par le reflet du ciel, donne l’idée d’une mer aux vagues écumeuses... Puis défilent des bornes encapuchonnées, pareilles à une théorie de vierges aux voiles pudiques. Une mare gelée, aux bords garnis d’herbes raides, semble une vasque d’onyx aux ciselures d’argent. Les chaumières ont l’air de joujoux à suspendre aux branches de l’arbre de Noël. Les monticules épars sur certains champs font songer à un troupeau de brebis immaculées broutant une herbe de légende. Les stalactites suspendues à la crête des talus miroitent à la clarté du matin, comme des chevelures ruisselantes d’ondines... Et Viéra voudrait que le train n’arrivât jamais! Mais il y a près de deux heures que l’on s’est mis en route... Aux vastes plaines, aux forêts prestigieuses, succèdent des maisons maussades, l’air s’obscurcit d’une noire fumée, l’horizon est coupé de poteaux et des signes cabalistiques que tracent les fils entrecroisés du télégraphe; l’odeur innommable des faubourgs de grande ville s’insinue jusque dans les wagons, des coups de sifflet stridents déchirent les oreilles, le train devient poussif, ralentit, stoppe. Kieff! Madeleine Burdeau, qui n’a regardé, durant le trajet, qu’en elle-même, et Viéra, tout éblouie encore des visions blanches de la route, sortent du coupé parmi la bousculade des commissionnaires qui ont envahi les marchepieds pour s’emparer des colis des arrivants. Et Dieu sait s’ils sont nombreux, les colis que traînent après eux les voyageurs au pays de la neige! Oreillers, couvertures, valises, paniers, samovars, vaisselle, un wagon de train russe ressemble à une voiture de déménagement. —Je crois qu’il vaudra mieux que nous allions d’abord chez Vadim, dit Viéra lorsqu’elles furent sorties de l’encombrement de la gare. Il est vraiment un peu trop tôt pour se présenter à l’hôtel. Et puis Katia ne sera pas levée; c’est une sybarite! Vadim a son cours à dix heures, nous le trouverons chez lui; plus tard il pourrait nous échapper. —Comme tu voudras, répondit légèrement Madeleine, tandis que son cœur, de joie, se mettait à battre aux champs. Elles hélèrent un traîneau. —Et nous allons ainsi visiter les garçonnières? fit la Française d’un air scandalisé à dessein. —Oh! l’appartement de Vadim n’est une garçonnière qu’à demi!... Elle est si jalousement gardée, époussetée et rangée par Marfa Timoféevna, qu’elle perd beaucoup du piquant qu’ont, m’a-t-on dit, les logements des jeunes célibataires. Un type, cette Marfa Timoféevna! Vieille, édentée, barbue, toujours allante, toujours grognante, mais pleine de tendresse pour le fils de son ancien maître, elle ressemble tantôt à une «baba Iaga» (la méchante fée russe), tantôt à une fée bienfaisante des contes de votre Perrault!... Son mari était intendant, et elle, économe, chez le père de Vadim. Ils auraient dû avoir quelque bien, mais il était, lui, un ivrogne fini, et il devint impossible de le garder, car les paysans le trouvaient ivre-mort sur les routes dès neuf heures du matin. Marfa Timoféevna dut l’entretenir à ne rien faire jusqu’à sa mort; et elle n’est veuve que depuis six ou sept ans!... Trop vieille déjà à cette époque pour présider une administration domestique aussi compliquée que celle des domaines russes, elle habita quelque temps Bielaïa-Polana avec une sinécure, ou plutôt une retraite... Puis quand Vadim vint habiter Kieff après la mort de mon oncle afin d’y suivre les cours de l’université, elle demanda de pouvoir le suivre pour tenir son ménage. —Y a-t-il longtemps que le père de Vadim Piétrovitch est mort? —Cinq ans, juste. —Et sa mère? —Il ne l’a pas connue; elle est morte en lui donnant le jour. —Oh! pauvre femme!... Qu’il me bouleverse toujours, ce cruel jeu de la nature faisant naître l’enfant du dernier soupir de la mère! —C’était, dit maman, une petite personne très coquette et très belle que mon oncle adorait; et Vadim est né juste un an, jour pour jour, après leur mariage! —Et son père s’en est-il occupé un peu, du pauvre bébé? —Il a veillé sur lui absolument comme l’eût fait la mère. C’était un homme parfait. Vadim tient de lui son intelligence et la générosité de son cœur. Mais regarde, Madeleine, là, dans cette maison rouge, au premier étage, derrière cette fenêtre aux rideaux écartés, c’est lui; oui, c’est Vadim. Il ne nous voit pas, naturellement; il est toujours occupé d’autre chose que de ce qui se passe sous ses yeux... Hé! où vas-tu? cria Viéra au cocher qui dépassait la maison. —Votre Excellence m’a dit: n^o 48. —Mais non! 50. Recule ton traîneau. Pour jouir de la mine qu’allait faire Marfa Timoféevna, il avait été décidé entre les deux jeunes filles que Viéra se tiendrait un peu à l’écart quand elle aurait sonné, et qu’elle ne se montrerait tout de suite que si Vadim lui-même venait ouvrir. Au cas contraire, M^{lle} Burdeau devait seule demander à voir le jeune homme. L’effet de cette conspiration ne fut pas médiocre. En entendant l’accent étranger, en constatant la jeunesse et la beauté de la visiteuse qui désirait parler à son maître, Marfa Timoféevna fit une figure si renfrognée qu’on ne vit plus ni ses yeux ni sa bouche, mais seulement deux joues couvertes d’un épais duvet noir, des sourcils hérissés en broussailles et un grand, grand nez recourbé qui semblait flairer de ses narines poilues l’odeur de poudre de cet assaut matinal. —Je ne sais pas si Vadim Piétrovitch est chez lui, dit-elle en bougonnant; je vais aller voir. Attendez un instant dehors. —Et comment, Marfa Timoféevna, vous avez peur que nous ne volions les meubles, que vous voulez ainsi nous laisser sur le palier? demanda la voix amusée de Viéra qui se montra, aussitôt après, derrière Madeleine Burdeau. —Seigneur! Viéra Piétrovna! exclama la fée bourrue. Et elle se signa vivement. Que votre seigneurie me pardonne, je n’avais pas vu... Je ne pouvais pas savoir... Daignez entrer. Vadim Piétrovitch est là qui vient de finir son déjeuner... Permettez, Vadim Piétrovitch, des visiteuses pour vous... et quelles visiteuses! ha! ha! C’est une Allemande, la noire? demanda-t-elle tout bas à Viéra pendant que le jeune homme disait bonjour à M^{lle} Burdeau. —Non, une Française. —Ça vaut mieux. Et, barichnia, peut-on vous servir à déjeuner? —Je crois bien! Pour moi du thé, pour ma compagne du café, et quelque chose à grignoter. —En voilà une bonne surprise! s’exclama Vadim quand Marfa Timoféevna eut cessé de s’entretenir avec Viéra. Aurais-je jamais pensé ce matin, en me levant, que j’allais avoir la joie d’une visite pareille? —Mais je t’avais dit que nous viendrions à Kieff... —Oui, mais il y a longtemps; et tu n’avais pas fixé de date, alors je ne m’attendais pas... Soyez la bienvenue dans mon antre, mademoiselle, fit le jeune homme en s’inclinant très bas devant Madeleine Burdeau. —Charmant antre, répondit celle-ci remerciant d’un salut avec la tête. —Où l’on voudrait vivre toujours... s’il n’était pas en ville, ajouta Viéra. —Oh! je n’ai que trois pièces, fit le jeune homme, et une chambre pour ma femme de ménage. —Elles sont grandes et se suivent; cela fait un ensemble gai... Puis, quelle profusion de plantes rares! Le printemps a déjà détrôné l’hiver chez vous, Vadim Piétrovitch. —C’est ma seule passion, fit Vadim. —Avec une centaine d’autres, plaisanta Viéra. Peut-on circuler nous deux Madeleine? —Vous déjeunerez d’abord, puis Marfa Timoféevna décidera. Que Dieu me préserve de concéder l’entrée des sanctuaires sans m’être muni au préalable de son approbation! Et si un grain de poussière avait eu l’effronterie de s’asseoir sur un meuble!... Aïe! J’aurais la guerre pendant huit jours, déclara le jeune homme d’un ton plaisamment effaré! —Je vois ce grain de poussière _assis_, fit Madeleine Burdeau en riant de bon cœur. —Nous n’avons pas d’autre expression en russe... —Mais il n’en est pas besoin! C’est amusant au possible... Le grain de poussière, par exemple, vous a tout de suite une figure!... On voit un petit gnome malicieux faisant la nique à Marfa Timoféevna. —Que dit de moi la Française? demanda de nouveau à l’oreille de Viéra la vieille fée qui rentrait en cet instant dans la salle à manger pour mettre le couvert, et qui avait entendu prononcer son nom. —Elle admire l’ordre qui règne chez vous, répondit la jeune fille insidieusement. —C’est une bonne âme, comme je vois! Jolie aussi... eh! eh! Et elle rit de toute sa bouche sans dents à la belle étrangère. —Vous avez conquis mon cerbère, mademoiselle, fit Vadim. Et il ajouta, d’un ton qui sembla à la Française plus intentionné que celui des banales politesses: —Comme vous conquérez tout le monde, d’ailleurs! M^{lle} Burdeau rougit. —Madeleine est si modeste, dit Viéra. —Ce n’est pas sa seule qualité... Mais je vois, mesdemoiselles, que vous devenez inséparables... —Est-ce un reproche pour aujourd’hui, Vadim Piétrovitch? —Dieu m’en préserve! Je constate seulement... —Oui, intervint Viéra, nous sommes devenues de grandes amies. Madeleine consent à demeurer chez nous indéfiniment—ou du moins jusqu’à ce qu’une circonstance capitale, son mariage, par exemple, vienne nous l’arracher de force.—Je ne regrette qu’une chose, s’écria Viéra avec chaleur sans voir le geste de protestation qui accompagna les derniers mots de sa phrase, c’est qu’elle ne soit pas ma vraie sœur! Je m’entends bien mieux avec elle qu’avec Katia, c’est sûr. Un tendre regard auquel Viéra sourit marqua la reconnaissance et la réciprocité des sentiments de M^{lle} Burdeau. —Voilà. Le café est prêt et l’eau du samovar bout, jeta Marfa Timoféevna en montrant la table aux jeunes filles. Mangez, seigneuresses, et portez-vous bien! —Katia et Serguié partent-ils définitivement demain pour Odessa? interrogea Vadim lorsqu’il se fut réinstallé à table près des jeunes filles pour un semblant de second déjeuner. —Oui. Tu sais qu’ils ont passé toute la semaine avec nous, jusqu’avant-hier. —Je les ai conduits moi-même à la gare, le jour de leur départ pour Vodopad. Ne vous l’ont-ils pas dit? Viéra nia de la tête. —J’avais une envie folle de les accompagner, continua Vadim; mais pas moyen; mes études... —Mais si, Viéra, intervint M^{lle} Burdeau. Katia nous a dit que son cousin les avait accompagnés jusqu’au train. Tu ne te rappelles pas? Ils avaient dîné avec vous, n’est-ce pas, Vadim Piétrovitch? —Rien n’est plus vrai. Viéra fit encore signe que, malgré ce détail, elle ne se rappelait pas. —Je vois, sœurette, que tu t’intéresses moins à mes faits et gestes que M^{lle} Burdeau! —Quel propos téméraire, Vad, et quelle fatuité! C’est tout simplement la preuve que Madeleine a plus de mémoire que moi. —Il ne faut pas demander si notre Katia est heureuse! dit encore Vadim. Cela se voit sur toute sa petite personne rayonnante. Mais je crains bien aussi que le mariage ne la rendra pas moins frivole... Elle ne parle que des plaisirs qu’elle va trouver à Odessa, des fêtes auxquelles on l’a invitée déjà, paraît-il, du théâtre, de ses toilettes... enfin, elle compte prendre une revanche éclatante de ses vingt ans de Vodopad! C’est son expression. Serguié sourit à son caquetage, il l’admire, il en est amoureux fou! —Espérons-le! dit en riant Madeleine. Après sept semaines de mariage... —Oh! ces brillants officiers!... fit Vadim. Et il eut, pour achever sa phrase, un geste qui voulait dire: «Je ne donnerais pas deux kopecks de leur fidélité.» Viéra protesta. —Serguié n’est «brillant» qu’au dehors, dans le sens où tu emploies ce mot. Au fond, c’est une nature solide, un cœur honnête. Tu l’as assez peu connu, toi; mais moi, qui le suis depuis mon enfance, je peux affirmer que c’est un jeune homme à principes... D’ailleurs, élevé comme l’ont été les fils de Nikolaï Sémionovitch... —Ceci, interrompit Vadim à mi-voix en se tournant vers Viéra, est une manière détournée de nous faire l’éloge de quelqu’un qui ne s’appelle pas Serguié... Mademoiselle est au courant? demanda-t-il en clignant de l’œil vers la Française. —Parle tout haut, va! il n’y a pas de mystère. Est-ce un crime d’aimer Evguénï? —C’est que les jeunes filles sont si cachottières... —Mais pas moi. Seulement, Vad, reprit Viéra,—et son visage ici devint grave,—il est convenu dès aujourd’hui qu’on ne prononce plus ce nom à la légère. Evguénï est un mort chéri; laissons-le dormir en paix dans le cercueil de mon cœur. —Alors tu persistes dans tes résolutions? Le temps n’a pas réveillé en toi les lâchetés qui se trouvent au fond de toute nature humaine? —Oh! cela si, plusieurs fois! Demande à Madeleine. Nous avons eu fort à faire ensemble pour que je ne déserte pas «le drapeau du devoir». —Comment «ensemble»? Mademoiselle est donc complice de tes idées? —Vadim Piétrovitch, répondit la Française vers laquelle le jeune homme s’était tourné pendant sa dernière phrase, je suis toujours complice d’idées pures, enthousiastes et sincères, quel que soit le principe qui les dicte. N’est-il pas de consciences plus... chatouilleuses, disons même plus donquichottesques les unes que les autres? Et est-ce une raison parce que nous trouvons leurs scrupules un peu exagérés pour les railler? Ce sont ces consciences-là qui font les héros, les martyrs et les saints. Chacun est juge de ce qu’il doit et de ce qu’il peut; seule, la conscience humaine est un tribunal sans appel... Allez prouver aux carmélites que l’on peut aussi bien prier Dieu et faire son devoir dans le monde qu’aux pieds des autels d’un cloître... Allez persuader les alchimistes—puisqu’on dit qu’il en renaît—que la fabrication de l’or est un mythe et la panacée une fiction... Allez dire aux mahométans que leur paradis n’est pas desservi par des houris comme les cafés allemands par des servantes de brasseries!... Et, en somme, leur idéal vaut-il moins que celui des profanes dont le but, dans la vie, est jouissance, routine, et mépris de tout au-delà puéril ou ténébreux? —Mais je ne discute nullement ces choses, mademoiselle, dit le jeune homme, je suis de votre avis, seulement je m’étonne toujours, voilà tout, quand notre vingtième siècle produit une vraie conscience... Nous sommes tous si avides de jouir, comme vous le dites, que le renoncement n’est plus guère de mode parmi nos contemporains! —Cela semble ainsi, parce qu’on ne va pas le crier sur les toits, lorsqu’on se sacrifie! Nous ne sommes que quatre à savoir le secret de Viéra: Tatiana Aleksandrovna, Katia, vous et moi; irons-nous le répéter au premier venu, le faire imprimer dans les journaux comme une réclame? Non... Eh bien! alors, de quelle manière saurions-nous davantage ce qui se passe chez nos voisins? Voilà une cinquantaine de fenêtres qui donnent sur cette cour; qui vous dit que si nous pouvions pénétrer à travers leurs vitres avec d’autres yeux que ceux de nos corps, nous ne verrions pas, derrière la cinquième partie au moins d’entre elles un exemple d’abnégation, de vertu ou d’héroïsme? Les saints et les martyrs ne se promènent pas sur cette terre avec leur auréole au front et leur palme à la main. Ils portent des redingotes, des jupes, des chapeaux à la mode; ils parlent notre langue et se mêlent à la foule; qui pourrait les reconnaître? Croyez-moi, Vadim Piétrovitch, si frivole que soit notre siècle, si dénués de ce qu’ils appellent les préjugés, c’est-à-dire de principes, de dogmes, que soient quelques-uns de nos frères d’aujourd’hui, la sève est encore bien pure qui coule dans les veines de l’humanité; bien noble encore est l’Idéal de la plupart des hommes. Vous riez de mes illusions, Vadim Piétrovitch? —A Dieu ne plaise, mademoiselle! Je souris de bonheur de vous entendre ainsi parler, répondit le jeune homme redevenu grave et ne dissimulant point l’admiration que lui inspirait l’amie de sa cousine. Lorsqu’on sait tenir ses auditeurs sous le charme, comme vous le faites, par la seule force de sa croyance, c’est qu’on est bien près de la vérité... J’ai trop d’exemples de noblesse sous mes yeux, d’ailleurs, pour en douter. Je me rends. Et toi, Viérotschka, sache que depuis ce jour tu as gagné un second protecteur à ta cause. Donne ta petite main que je la serre en consécration de ce nouveau pacte! Viéra n’avait pas pris part à la dernière conversation de Vadim avec Madeleine Burdeau. Distraite de ce qui se disait autour d’elle par ses propres réflexions, elle suivait au loin les lentes envolées de ses pensées et de ses souvenirs. Lorsque Vadim l’interpella, elle tressaillit; puis, rentrant dans la réalité, elle écouta gravement les paroles que le jeune homme lui adressait, et par-dessus la table lui avança ses doigts qu’il baisa lorsqu’il les eut pressés. —Causez encore un instant ensemble, mes amis, dit-elle ensuite; moi je m’en vais voir Marfa Timoféevna dans sa cuisine. La pauvre vieille! il faut bien lui montrer un peu d’intérêt!... Après le départ de Viéra, Madeleine Burdeau, pour se donner une contenance, se leva, et, sans entrer dans le cabinet de travail contigu à la salle à manger, se mit à regarder du seuil de la porte large ouverte quelques tableaux appendus aux murs. —Mais entrez donc, fit Vadim qui la suivit lorsqu’elle eut répondu à son invitation. —Oh! que ceci est joli! exclama la Française montrant une gravure encore sans cadre posée sur le bureau d’érable. Qu’est-ce? —Une reproduction de _la Source_ de Siémiradski. —C’est d’un frais! Et ceci? Son doigt désignait une tête de cosaque peinte à l’huile. —Une étude de Véréchstchaguine. —Vous aimez la peinture, Vadim Piétrovitch? —Oui. Et vous? —Moi? Comment vous répondre?... Je vais vous paraître si béotienne!... Mais au fait, pourquoi affecterai-je des capacités que je n’ai pas? Je ne comprends pas la peinture, voilà! Certes un beau tableau peut flatter mes regards, occuper ma pensée; mais parler à mon cœur, émouvoir mon âme? Jamais! Et savez-vous pourquoi? Parce qu’il représente ce qui est; ce que mes yeux, par conséquent, ont vu ou deviné, et ont vu ou deviné autrement que ne l’a vu ou deviné le peintre. Or, j’ai l’imagination vive, et mes rêves pressentent des choses tellement somptueuses; mes sensations donnent aux aspects que mes regards physiques embrassent une vie tellement intense, que tout ce que je vois reproduit en peinture ne me cause que déception. Il en est de même de la sculpture. Tandis que la musique, par exemple, n’a pas d’autre moyen de charmer nos sens qu’en s’instrumentant ou se chantant. Les bruits de la nature ne peuvent ressembler que de loin aux sons que l’Art a rendu harmonieux. La danse de même. Sans pas réglés, sans attitudes plastiques, elle n’est qu’une sorte de convulsion répugnante à regarder; une bamboula sauvage. L’art est donc nécessaire ici pour nous donner les impressions voulues. Ma théorie va vous paraître bien osée; elle se résume en ceci: pourquoi chercher à imiter l’inimitable nature? Pourquoi vouloir rendre l’image de choses tellement parfaites qu’il n’y a que de l’orgueil à prétendre les reproduire?... Contentons-nous de perfectionner ce qui est perfectible, de représenter ce que nos sens ne peuvent saisir que par artifice!... Ne touchons pas à ce qui est complet par essence... —Mais les peintres ne reproduisent pas au sens où vous employez ce mot; ils rendent la pensée avec laquelle ils ont interprété les divers aspects des choses. C’est comme un beau livre; il ne fait pas se mouvoir des êtres d’un autre monde, mais bien des personnages en chair et en os qui ont nos faiblesses et nos passions; il reproduit donc aussi, comme vous dites; et cependant, vous aimez passionnément la littérature, vous me l’avez dit un jour... —Les hommes sont nombreux et tous différents les uns des autres. Avec l’amalgame des idées et des gestes de quelques-uns, l’écrivain peut créer—vraiment créer, et non reproduire—un héros que son imagination fait vivre. Mais la nature, elle, est une; et, d’ailleurs, ses aspects ne nous touchent que par la vie qui y circule et l’émotion qu’ils communiquent à notre âme. Combien moins attrayante serait une mer immobile que celle dont les vagues ondoient et dont les flots mugissent!... Quel charme moins vif aurait à nos yeux un ciel toujours strié des mêmes nuages ou éternellement bleu!... Comme notre admiration serait moins émue devant une rose pétrifiée et sans parfum que quand nous respirons cette belle fleur à la chair veloutée, à la fraîche et suave odeur!... La peinture peut-elle nous donner tout cela? Il est vrai qu’elle ne représente pas que la nature; mais les objets sans vie qu’elle nous montre sont plus factices encore et plus inertes en passant par ses mains. Elle veut enserrer un palais somptueux avec ses marbres, ses frises, ses sculptures, dans un cadre de quelques centimètres!... Elle prétend faire chatoyer la soie, rutiler l’or, scintiller les pierreries!... A quoi bon se donner tant de mal? ajouta la jeune fille, riant elle-même de son paradoxe. On achète aujourd’hui un mètre de satin pour trois francs, du «titre fixe» un peu plus cher que du cuivre, et du strass pour rien! —O profane, profane! fit Vadim, amusé pourtant des théories de la Française qui le changeaient un peu de la gravité habituelle des conversations qu’il avait avec ses compatriotes. Au reste, ajouta-t-il sans périphrase comme sans ironie, avec toute la simplicité russe, les femmes ne comprennent rien à la peinture; c’est un art trop compliqué pour leur génie étroit... —Rien n’est plus facile que de tirer des conclusions pareilles chaque fois que nous voulons discuter avec vous autres hommes; cela dispense d’expliquer, et, surtout, permet à la fatuité masculine de s’isoler sur le nuage de sa supériorité. —Pour me disculper de pareilles insinuations, fit le jeune homme prenant presque au sérieux la boutade de sa compagne, je vais vous dire ce que l’on entend par l’art de la peinture, et réfuter... —Oh! de grâce, n’en faites rien, Vadim Piétrovitch! Je connais tout cela par cœur. Mais il me plaît tant parfois, ajouta l’amie de Viéra, de jeter bas toutes les théories raisonnables et de piétiner un peu leurs ruines d’un moment! Je dois vous dire que je n’adore le convenu qu’autant que l’exige la plus stricte bienséance. Je ne veux pas me distinguer outre mesure de la foule, ni passer pour une originale, non! Ce n’est ni de ma position ni dans mes goûts; mais chanter comme mon voisin siffle, et ânonner des mots que je ne comprends pas pour paraître initiée, cela, je ne le ferai jamais!—Et maintenant, si ce n’est pas trop d’indiscrétion, passons en revue les photographies qui encombrent votre sanctuaire. Ceci?... —Le recteur de notre université. Il serait flatté s’il vous entendait l’appeler «ceci»! —Et ça? —Ça, c’est Witte, notre ministre des finances. Savez-vous qu’il n’était qu’un modeste employé du chemin de fer à Kieff dans sa jeunesse? «Ça» a gentiment monté, n’est-ce pas? —Votre carton de photographies ressemble à une boutique de Podol (quartier juif à Kieff); on y trouve de tout. Par exemple, je reconnais Cholkini qui a chanté à l’Opéra cet hiver... —Il s’appelait Perkalik lorsqu’il n’était encore qu’un pauvre juifillon de Berditscheff. Comme titre de noblesse, lorsqu’il a eu le pressentiment de sa gloire, il a changé «percale» en «soie» (cholk) et a muni ce dernier mot de la terminaison italienne chère aux artistes du chant. Voilà la légende. Je n’en garantis pas l’authenticité, mais elle n’en court pas moins toute la Russie. Aujourd’hui, Cholkini possède en Espagne des châteaux non pas illusoires, mais de bonne et belle pierre, et chasse, dit-on, avec des ducs et des altesses. Vous voyez que la fortune sait être plus coquette encore envers un chanteur qu’envers un homme de génie... —Serguié Nikolaïevitch... Viéra... l’inévitable Cléo de Mérode... le grand-duc Serge... Chaliapine... Gorki... continuait d’énumérer Madeleine en feuilletant le carton. C’est curieux, autant que je puis en juger par l’opinion des Russes que j’ai questionnés à ce sujet, ce dernier n’est pas autant prisé chez vous qu’à l’étranger. Il écrit très bien, cependant, et son originalité n’est pas de commande, au moins, à lui!... —Justement, dit Vadim, nous ne pouvons oublier que Gorki a été un «bossiak» littéralement traduit «va-nu-pieds». Ses préjugés de castes sont encore trop puissants chez nous! Je vous ferai cette confidence à vous, mademoiselle, ajouta le jeune homme comiquement mystérieux. Tolstoï a perdu son prestige parmi ses compatriotes le jour où il a commencé à se vêtir en moujick... —Qui sait si votre boutade n’a pas du vrai? répondit M^{lle} Burdeau. Les hommes sont si vains! Maria Pavlovna, continua-t-elle en regardant une nouvelle photographie. C’est le cinquième portrait d’elle qui me tombe sous la main... Vadim rougit. Puis, sortant de sa droiture habituelle, il commit une petite lâcheté: il prit l’image entre ses doigts, la rejeta négligemment sur la table et dit: —Elle a la manie de se faire photographier... O cœur humain! Madeleine Burdeau fut plus noble, peut-être à cause de la joie que lui causa le geste de Vadim. —Maria Pavlovna est charmante, répliqua-t-elle. Elle ne saurait trop multiplier ses portraits. Mais la voilà encore là... et ici... et là-bas, ne put-elle s’empêcher d’ajouter un peu malicieusement en montrant des cadres épars dans la chambre. L’embarras de l’étudiant devint visible; en ce moment, sans aucun doute, il envoya à tous les diables l’innocente Maria Pavlovna et ses images qu’il n’avait obtenues pourtant qu’à force de supplications et de multiples artifices. Redevenant magnanime, Madeleine Burdeau, sans paraître remarquer le trouble du jeune homme, continua plus loin son inspection. —Nicolaï Sémionovitch Afanassieff, fit-elle en se penchant de nouveau sur l’album; une vraie tête de gentilhomme du steppe. Et cette jeune fille? —M^{lle} Dounine. —Elle est gentille. Tiens! une photographie de Tatiana Vassilievna que je n’ai pas vue à Vodopad. Oh! l’exquise nature! l’âme sereine qui se devine dans ses yeux si jeunes! —Oui, dit Vadim, elle fait penser, l’aimable créature, à une de ses homonymes, la Tatiana Borrisovna de Tourguénieff. A elle aussi l’on confie irrésistiblement ses peines de cœur, ses secrets de famille. Elle aussi sait consoler vos chagrins par des mots bien sentis, et vous offre des avis toujours pleins d’indulgence. On songe de même en la voyant: «Ah! que tu es une excellente femme, Tatiana Vassilievna! Va, je ne te cacherai rien de ce qui me pèse sur le cœur!» Dans les chambres discrètes de sa datcha, on est si bien qu’on n’en voudrait plus sortir; ses meubles semblent des vieux amis; ses fauteuils ont des bras qui vous retiennent doucement... Dans ce ciel-là aussi le temps est toujours au beau fixe! —Je n’ai pas connu de créature plus digne, fit M^{lle} Burdeau. —Et dites-moi: Sachinnka, comment va-t-elle? —Depuis son premier accès de frayeur,—vous savez, celui qu’elle eut dans la nuit qui suivit la noce de Katia,—elle est assez calme. Pourtant, elle a de temps en temps des crises de colère qui dégénèrent en véritables spasmes de fureur. La première lui a pris en voyant Ioulia. Ceci se passa chez Evlampia; c’est cette dernière qui l’a raconté à Viéra. On ne peut plus douter maintenant qu’elle aimât Danilo. Qui s’en serait aperçu auparavant? Mais, Vadim Piétrovitch, si vous saviez comme la pauvre petite perd sa beauté! J’en suis frappée chaque jour davantage. Les pommettes de ses joues sont devenues plus osseuses, ses traits plus durs, sa bouche presque bestiale, son regard vraiment effrayant. —Cela ne pouvait manquer! dit tristement le jeune homme. L’âme n’éclairant plus le visage que d’une lumière fumeuse, l’idéalité de l’expression fait place à un jeu de physionomie grossier. On ne voit plus l’ensemble qui était harmonieux, mais des traits saillants dépouillés d’unité et rendus brutaux par l’absence de cette flamme qui illumine le visage de toute l’idéalité de la pensée. —Ah! pauvre enfant! dit la Française d’un ton de sincère et profonde pitié. Le cœur se déchire quand on pense à la mignonne et jolie créature qu’elle était encore au commencement de l’été!... Tatiana Vassilievna n’a pas mérité une croix pareille, vraiment! —Et pourtant, se plaint-elle? Accuse-t-elle la Providence? —Non; mais ses yeux, Vadim Piétrovitch, ses doux yeux qui ne devraient refléter que des impressions sereines, quels regards ils ont lorsqu’ils se posent sur l’enfant de sa tendresse! Cela est plus navrant cent fois que n’importe quelle explosion de désespoir ou de révolte! Puis Katia qui part habiter Odessa; Viéra qui ne veut pas se marier... —Ici sera justement la consolation de tante dans ses vieux jours. Ce n’est pas comme si Viéra restait fille malgré elle et que son caractère s’en ressentît; elle sera pour sa mère une amie de chaque instant. —Et moi, dit Madeleine, s’il plaît à Dieu et à Tatiana Vassilievna, je ne les quitterai pas. Je me suis tellement attachée à elles pendant ces quelques mois de mon séjour à Vodopad, que je les considère comme ma seconde famille. —Mais vous vous marierez, vous! —Je ne crois pas, fit la jeune fille troublée. Et, pour couper court à la conversation qui menaçait de prendre une tournure équivoque, elle se leva du divan sur lequel elle était assise et se mit à faire le tour de la chambre, inspectant les objets épars sur les meubles. Arrivée devant une miniature qui, seule, occupait la première planche d’une étagère, elle s’arrêta longuement et contempla avec ferveur l’ovale délicat du visage, les grands yeux bruns, la bouche coquette, les joues presque enfantines encadrées de longues boucles soyeuses et cendrées du portrait. Madeleine, d’après le souvenir de photographies vues chez M^{me} Erschoff, avait reconnu la mère de celui qu’elle aimait. Oh! comme elle aurait voulu baiser le fin visage, s’agenouiller devant la grâce de celle qui avait donné le jour à l’être de son choix, épancher dans le cœur encore présent, semblait-il, de la douce mère au sourire tendre, le secret de son pur amour! De ce portrait, les jeunes gens ne s’entretinrent pas, non plus que d’une grande photographie d’homme pendue au mur, au-dessus de l’étagère; mais l’attitude de Madeleine devant ces reliques de l’amour filial de Vadim eut cette éloquence profonde qui sait parler à l’âme. D’un regard, l’étudiant lui montra combien son silence avait su lui plaire. —Une chose m’étonne, dit la Française au bout d’un instant et pour rompre un mutisme qui pouvait devenir gênant, c’est qu’on ne parle jamais à Vodopad du défunt M. Erschoff. Serait-il indigne de souvenir?... —A peu près, fit Vadim. C’était un viveur fini. J’étais bien jeune quand il est mort; mais, étant plus grand, j’ai entendu raconter qu’il avait un pied-à-terre à Kieff sous prétexte d’affaires, et qu’il y passait la plus grande partie de son temps, trompant sa femme autant qu’il le pouvait dès les premiers mois de son mariage. Il l’avait cependant épousée par amour, bien que tante eût quelques années de plus que lui... Elle devait avoir trente ou trente et un ans... mais oui; voyez, elle a passé depuis longtemps la cinquantaine, et Katia, son aînée, n’est pas encore majeure... Pourtant, vous savez avec quelle indulgence la sainte femme accepte la vie; je suis sûr que tout au fond d’elle-même elle garde le plus tendre souvenir au mari qui a eu tant de torts envers elle. Si l’on ne parle pas de lui à Vodopad, c’est que les enfants ne l’ont pour ainsi dire pas connu: (il est mort, je crois, quand Sacha n’avait qu’un an et demi, Viéra trois ans, et Katia cinq), et que tante, ne pouvant rappeler la mémoire de leur père en des termes dignes d’un sujet aussi sacré, préfère se taire, surtout devant les étrangers qui peut-être sauraient... Mais, chut! voici Viéra, j’entends son pas dans l’antichambre... En effet, M^{lle} Erschoff, ayant suffisamment pris part aux réminiscences conjugales de Marfa Timoféevna, venait rejoindre les jeunes gens, et, sans se douter de la cruauté de sa démarche, rompre le charme du tête-à-tête si quelconque en apparence, si décisif au fond, qui les avait unis pendant plus d’une demi-heure. —Il faut que nous te quittions, Vad; nous avons un tas d’emplettes, à faire... Puis, ce ne serait pas gentil de consacrer moins de temps à Katia qu’à toi. Elle part demain; nous ne la verrons plus d’ici au mois de février, peut-être. Si elle avait pu rester pour Noël! Hélas! pas moyen, le congé de Serguié expire dans trois jours. Nous aurons une triste fête, frère, cette année! Mais toi, tu ne manqueras pas, au moins? —Pour cela, tu peux en être sûre. Je ne me figure pas le jour de la «Rojdiestvo» ailleurs qu’à Vodopad. —Et toi, Madeleine, n’oublie pas que tu te fais photographier aujourd’hui, ajouta Viéra en se tournant vers son amie. —Je n’ai garde, fit M^{lle} Burdeau; une pareille corvée! —Ton cadeau de Noël n’en sera que plus méritoire. —Marfa Timoféevna! appela encore Viéra, donnez-nous nos manteaux, je vous prie... Adieu, Vadia, à dans une huitaine de jours, donc! Au revoir, Marfa Timoféevna! —Au revoir, seigneuresses! Portez-vous bien! Et bonne fête de Noël, puisque nous ne nous verrons plus avant. Salutations à Tatiana Vassilievna... —Merci, merci. Et encore au revoir, ma bonne! —Au revoir, dit à son tour Madeleine en russe. —Oh! comme elle a dit gentiment «dosvidanié,» dit Marfa en clignant de l’œil vers M^{lle} Burdeau. No, no! C’est une vraie Russe!... Et le visage de la vieille fée redevenue bienfaisante gratifia d’un second sourire édenté la belle Française qui, décidément, avait eu l’heur de lui plaire. XIII DURANT les quelques semaines qui suivirent les fêtes de Noël, nul événement marquant ne vint rompre la monotonie de la vie à Vodopad. Monotonie tout apparente, il est vrai, car chacune des habitantes de la datcha ne portait-elle pas en elle-même autant d’impressions et d’aussi mouvementées qu’il en faudrait pour écrire plusieurs livres?... Quelles que fussent ces impressions, du reste, toutes devaient s’effacer au commencement de l’année 1904 devant la nouvelle solennelle et tragique qui, dans la nuit du 26 au 27 janvier (Date russe vieux style), éclata sur tous les points du vaste empire, balayant de ses flammes brûlantes tout ce qui n’était pas héroïsme exalté et séculaire patriotisme aux cœurs croyants des sujets du tzar. La guerre était déclarée entre le Japon et la Russie! Certains que les négociations échangées depuis le 30 juillet 1903 entre les deux pays finiraient par s’arranger diplomatiquement, ignorants des lenteurs exaspérantes que leur empereur mettait dans ses réponses aux exigences du Mikado, mal renseignés par les journaux sur les prétentions des Nippons, s’imaginant que le départ de l’ambassadeur du Japon pour Berlin, le 24 janvier, n’était qu’une ruse, un incident négligeable qui ne devait les alarmer en rien, les Russes étaient plongés dans une sécurité trompeuse. Quand, dans la nuit du 26 au 27 janvier, l’escadre de l’amiral Togo, composée de douze vaisseaux de guerre et de quelques torpilleurs, dépassa le port chinois de Chi-fou et s’approcha silencieusement de la baie qui défend Port-Arthur, la ville forte, elle-même, dormait, les vaisseaux de ligne et les croiseurs chargés de défendre son port imprudemment baignés par les rayons du projecteur électrique placé sur le navire de surveillance, et la mer éclairée par le phare de la côte, comme pour montrer le chemin à l’ennemi! Aussi, quel réveil pour la ville, lorsque éclata la première des treize torpilles lancées par les Japonais contre les croiseurs russes! Et quelle agitation intense dans tout le gigantesque empire, lorsque les dépêches du matin annoncèrent l’attaque de Port-Arthur que les journaux n’eurent garde, pourtant, de présenter comme aussi désastreuse qu’elle le fut en réalité! Les Russes, cependant, étaient pleins de confiance dans l’issue de la guerre. Habitués à vaincre, ils ne voulaient pas admettre que les «nains», les «sauvages», les «singes jaunes», comme le peuple appelait les Japonais, les vainquissent à leur tour... Les organes de la presse, remplis de mensongères nouvelles, ne relatèrent jamais exactement les faits. Si un navire de guerre russe avait coulé, il n’avait reçu qu’une légère atteinte et était en réparation dans les chantiers; si, par contre, un navire japonais n’avait souffert que d’une éraflure, il était, d’après les journaux, gravement endommagé et hors d’état de combattre. Parfois, la nouvelle d’un désastre, émanant de source privée, venait assombrir les fronts; mais l’abattement ne durait point. Dédaigneux, les Russes répétaient: «Eh! que signifie une défaite partielle; toutes les guerres n’en doivent-elles pas compter?... D’autant plus éclatante sera la victoire!» Hélas! et la victoire n’arrivait pas... Deux ou trois fois les journaux rapportèrent un succès qu’ils grossirent de toute leur éloquence officielle; des manifestations enthousiastes s’organisèrent dans les rues (instiguées, le bruit s’en répandit plus tard, par les autorités des villes qui voulaient, à leur tour, donner le change au peuple); l’hymne national retentit dans sa solennité mélancolique; des hourrahs furent criés à tue-tête, des actions de grâce au dieu des combats se chantèrent en chœur dans les églises. Touchante, mais dangereuse illusion qui sombrait le soir à la réception de dépêches aux nouvelles officieuses,—et pourtant alarmantes,—ceci, chacun le sentait vaguement dans son for intérieur, sans vouloir l’exprimer... Quoique la datcha de Vodopad ne fût habitée que par des femmes, tout ce qui touchait à la guerre y était suivi avec une fiévreuse anxiété. D’abord, parce que le patriotisme n’a pas de sexe; ensuite, parce qu’elles savaient bien, les aimantes et pitoyables créatures, que les affections de famille, les liens de l’amitié et d’autres sentiments plus doux encore, sont redevables d’un sanglant tribut à la lutte héroïque et cruelle qui défend la grandeur de la patrie menacée... Elles murmuraient tout bas les noms chéris que l’ordre d’un chef, le classement de la mobilisation, la soif du dévoûment, pouvaient appeler à la sinistre gloire: Serguié... Evguénï... Vadim... et, combattant vainement une faiblesse qui leur semblait honteuse au milieu de la poussée d’héroïsme qui soulevait en ce moment la Russie tout entière, leurs cœurs frissonnaient d’angoisse et de frayeur. —Madeleine, disait tout bas Viéra à son amie, ah! Madeleine! s’il allait partir, lui; si, sans être forcé par un ordre supérieur, il allait s’engager dans l’armée de Mandchourie comme volontaire, de quel remords se compliquerait alors mon sacrifice! De quel effondrement piteux s’anéantiraient mes belles résolutions!... Oui, je sens que de le savoir courir vers la mort en me croyant infidèle, rien ne pourrait m’empêcher de lui crier mon amour et de nouvelles promesses!... —Ne va pas ainsi au-devant de l’avenir, ma chérie, répondait la Française. Si Dieu a des desseins sur toi, il les accomplira envers et malgré tout. Attends et espère... —Madeleine! Madeleine!... Ce cri de détresse retentissait cent fois par jour, et cent fois lui répondait un regard navré et profond qui semblait dire: «Et moi, ne souffré-je pas? N’ai-je pas les mêmes angoisses et les mêmes inquiétudes que toi?» Quand arrivait le journal, une lettre, un télégramme, tous les cœurs se mettaient à battre avec une violence insupportable; les joues devenaient pâles, et les mains n’osaient se tendre pour rompre les cachets... On se signait; puis, avec un nuage d’inquiétude qui obscurcissait la vue, les dépliant enfin, on en lisait le texte... Rien encore de personnel, cette fois! On respirait!... Mais quand les pages tant redoutées faisaient pressentir un désastre patriotique, sous les paroles cauteleuses et les fleurs de rhétorique du compte rendu, quelle ardeur soudaine d’héroïsme et d’abnégation enflammait les cœurs de Tatiana et de sa fille!... Inconscient égoïsme par lequel ont passé toutes les mères et toutes les amantes!... Puisque personne des leurs n’était en jeu, elles désiraient que la guerre continuât, que les combats devinssent plus sanglants pour être plus glorieux; que les hécatombes de héros se multipliassent pour que l’invincible patrie triomphât cette fois-ci encore!... —Maman! une lettre d’Odessa. —Donne, enfant. Et les regards des yeux inquiets se croisent; les joues redeviennent pâles, les cœurs tressaillent comme chaque fois que l’hôte angoissant, nommé le Nouveau, se montre... —Grâce à Dieu, rien encore aujourd’hui, murmurent ensemble la mère et la fille, rassurées par les premières lignes de l’épître. —Made, il faut que je te traduise cela mot à mot, dit Viéra à M^{lle} Burdeau quand elle eut fini de lire; que c’est intéressant! Un fragment de lettre qu’un ami de Serguié, témoin de la première attaque de nos vaisseaux à Port-Arthur, lui écrit. Viens dans ma chambre. Installées dans l’asile discret qui semble aménagé pour servir de refuge aux causeries confidentielles et aux lectures profondes, les jeunes filles recueillies s’apprêtent, l’une à traduire, l’autre à écouter les exploits des héros des deux races, qui se heurtèrent dans la nuit mémorable du 26 au 27 janvier devant Port-Arthur, comme les nuages attirés par des courants contraires, exhalant, eux aussi, leurs tonnerres et leurs foudres! «Le soleil couchant, commença Viéra, éclairait la flotte russe assemblée en trois rangs.» —Tu comprends, c’était le soir du 26, interrompit-elle en relevant la tête... —Oui, oui, va... «Du navire amiral, un coup de canon donne, comme d’habitude, le signal de baisser le drapeau de guerre, tout blanc, avec une croix de Saint-André bleue. Le son perçant du fifre convoque les gens de chaque vaisseau sur le pont, et en présence des officiers et des hommes qui présentent les armes, le drapeau se baisse avec le cérémonial prescrit. A six heures, les gens ont soupé, et quand ils finissent de chanter la prière du soir, le fifre, jouant derechef, annonce qu’après le travail du jour l’heure du repos est arrivée. La vie sur le navire semble morte. Seuls, les pas cadencés du veilleur qui, de temps en temps, jette un regard sur l’eau éclairée par le projecteur, rompent le silence. A droite, à l’ouest, la gerbe de lumière du phare... De la ville arrivent les bruits confus de la nuit qui commence... Personne ne soupçonne l’approche de l’ennemi. L’officier vigie du croiseur _Pallada_, impatienté de ce calme, s’entoure plus étroitement de son manteau pour se mieux préserver du froid. «A onze heures trente sept minutes, à travers la lumière du phare, dans la direction de Liaotchang, il remarque pourtant quelque chose d’anormal. Il ordonne alors de diriger le réflecteur de ce côté, et voit s’approcher un torpilleur non éclairé, suivi de trois autres qui se retirent immédiatement du rais de lumière, et regagnent les ténèbres. Comme tout cela ne lui dit rien de bon, il informe le capitaine de ce qu’il a vu... «Les torpilleurs découverts s’approchent maintenant avec une grande vitesse, et le premier lance une torpille, mais qui passe à côté du croiseur, sur la gauche, sans l’atteindre. La sonnette d’alarme retentit dans la nuit silencieuse, appelant les gens aux armes, et attirant l’attention de l’escadre contre le danger qui s’approche... Les canons des croiseurs crachent une grêle de projectiles contre les torpilleurs japonais qui, de leur côté, lancent encore trois torpilles contre le _Pallada_. Une d’elles atteint le croiseur au milieu du bâbord, non loin de l’endroit où se trouve la machine. Le _Pallada_ se soulève et se penche sur le côté comme mû par un ressort lentement détendu... On fut obligé d’éteindre le feu qui se montrait dans la cale au charbon, opération durant laquelle quatre matelots furent asphyxiés et un cinquième tué par un éclat de fer. «Le _Pallada_, pour éviter le danger de couler, se rapprocha de la côte, où l’on pourrait réparer la brèche que la torpille lui avait faite. «Sur ces entrefaites, les cuirassés _Retvisan_ et _Tsésarevitch_ furent atteints à leur tour. Le _Tsésarevitch_ souffrit le plus et, en s’approchant du bord, dut faire un signal pour qu’on lui envoyât des canots. «A deux heures du matin, les Japonais, ayant fait l’assaut trois fois en suivant, se retirèrent, poursuivis par les croiseurs _Askold_ et _Novik_. «A trois heures, la lune jaunâtre éclaire les navires russes sur lesquels personne, tu le penses bien, ne songe à se reposer de crainte d’un nouvel assaut. «Et en effet, le matin, l’amiral Togo revient avec une escadre renforcée de six croiseurs et de six navires de guerre. «Nos vaisseaux, sous les ordres du vice-amiral Stark, se rangent en ordre de combat, protégés par les forts de Port-Arthur. Nous avons treize grands navires et quinze torpilleurs. Lorsque l’ennemi est à environ huit mille mètres, le premier coup de canon résonne et donne le signal de la bataille, qui s’engage des deux côtés avec acharnement. «Les Japonais ont le plus à souffrir à cause du feu des forts. Pourtant, ils s’avancent bravement, semant la mort et les dégâts. «Notre pauvre batterie est sans cesse couverte d’éclats de grenades. Les engins meurtriers font un bruit infernal, et, à cause de la trépidation qu’ils produisent, tout le monde gagne de violents maux de dents. Sans doute les nerfs des oreilles étaient-ils irrités outre mesure. «Personne ne pense à la mort. Avec la première grenade qui tombe sur notre batterie, s’envolent les souvenirs, les souffrances, les songes... Le spectacle est grandiose! La journée est claire et chaude, la mer est irisée de scintillants reflets, on croirait voir les vibrations de l’air... A l’horizon lointain se dessinent des points vagues... ils grossissent... ils s’approchent... Un, deux, trois... quinze! «Les points sont alignés, toujours plus près et plus près, gris au commencement, à présent bruns. Ils sont encore loin... «Tout à coup, un petit nuage blanc. Boum!... Nous attendons avec impatience de voir où tombera le projectile. Notre batterie est disposée sur un rocher qui surplombe la mer. A nos pieds se trouve le vaisseau-amiral, le _Peresviet_. Le projectile tombe à côté de lui, fait rejaillir l’eau qui scintille au soleil, et retombe sur le pont. «Les matelots se reculent... De nouveau, un nuage!... Le projectile siffle au-dessus de nos têtes. Derrière, sur la montagne, une effroyable explosion se produit... Un troisième nuage!... Une attente fiévreuse... Je vécus cent vies dans cette seconde. Mon corps était devenu comme impondérable: dans mon cœur une angoisse, dans ma tête une question: «Comme ils tirent si bien, cela arrivera peut-être sur notre batterie?...» «Le projectile éclate juste contre la paroi de notre rocher. «Ce coup fut pour nous le signal. Dix batteries de la terre ferme et tous les navires répondent à ce salut. «Ce qui se passa alors, il est difficile de l’écrire!... La mer devint entièrement blanche d’écume; elle bouillonnait sous les projectiles. On n’entendait pas le commandement. On donnait des ordres aux soldats en leur criant à tue-tête dans les oreilles, et l’on voyait qu’il était impossible de dominer cet abominable bruit. Plus de cent cinquante canons jouaient cette bataille, semant partout la destruction et la mort. La vapeur, la fumée, la poussière aveuglent; l’effroyable grondement des projectiles déchire les oreilles; en un mot, le combat est une orgie inouïe et sauvage! «Tout à coup, un terrible cri de douleur retentit. Un éclat d’obus a enlevé le nez d’un soldat. Du sang... les infirmiers... les brancards de la Croix-Rouge... Je sens que l’on me touche le bras, je me retourne. Un soldat très pâle me regarde d’un air dément, ses lèvres se meuvent comme s’il voulait parler; il fait des efforts surhumains pour me dire quelque chose, mais ne peut y parvenir. Enfin, il me montre du doigt le bas de la montagne. Je comprends qu’il s’est passé quelque chose à l’endroit où une petite batterie de canons-revolvers, située juste au-dessous de nous, lançait par minute environ mille deux cents balles. «Je descends au plus vite, et vraiment, ici, le diable s’en mêlait! «Au milieu de la batterie et des servants, un projectile a éclaté. Un soldat gît, le ventre déchiré; un autre a la tête aplatie; un troisième marche lentement, soutenu par deux camarades. Un canon d’acier est brisé comme une paille. La vue est poignante! Et du sang, partout du sang!... J’ordonne d’emporter les cadavres, et je remonte à ma batterie. «Là, comme auparavant l’enfer règne... «Et pourtant, la bataille aussi eut sa fin... Les Japonais se retirent, la fumée se dissipe, et le soleil brille de nouveau... Mais sur quoi tombent ses rayons! Ah! si tu avais vu nos infortunés croiseurs! Dans quel état on dut les remorquer! Ils étaient criblés de blessures. Les matelots, les femmes, les soldats, les officiers pleuraient! Quatre de nos navires, le _Poltava_, l’_Askold_, le _Diana_, le _Novik_ étaient tellement endommagés qu’on fut obligé de les remiser au centre du port. Mais les Japonais aussi avaient reçu leur part, car l’on vit distinctement que deux de leurs vaisseaux étaient légèrement endommagés, et trois très grièvement. Comme nous, ils avaient dans les quatre-vingts morts ou blessés...» Ici finissaient les détails concernant le premier assaut devant Port-Arthur. Viéra interrompit sa traduction. —Ah! les braves, fit-elle, les braves! Mais, Madeleine, que de souffrances! que de désolation! Que la guerre est donc cruelle! —Et cependant, tu le vois, les soldats y marchent vaillamment; les officiers n’ont pas un mot de regret lorsqu’ils y sont appelés. Bien plus, des milliers de jeunes gens riches et habitués à une vie facile s’enrôlent sous les drapeaux comme volontaires. —C’est un sublime dévoûment, mais l’horreur de la guerre n’en reste pas moins la même. Oh! quand on songe qu’un fils, un époux, un frère, un fiancé, peut être exposé à des dangers comme ceux dont nous venons de lire le récit, quelle pitié! —Et, en somme, l’armée n’est faite que de fils, d’époux, de fiancés, de frères, car il n’est pas d’homme, je pense, qui ne soit l’un ou l’autre, s’il ne possède pas en même temps deux ou trois de ces titres... —C’est abominable, effrayant! dit Viéra en se prenant la tête dans les mains et restant ainsi quelque temps accablée. —Alors, tu n’es pas une brave, toi? interrogea Madeleine en la touchant du doigt. Tu n’encouragerais pas ceux que tu aimes à voler au secours de la patrie? —Non, non, non! mille fois non! cria Viéra dans un premier mouvement de révolte. Et pourtant... ajouta-t-elle un instant après. —Ah! tu vois! Tu hésites déjà, cela veut dire que tu te rends. Le patriotisme est le plus noble des sentiments et, par sa noblesse même, il arrive à primer tous les autres; car le cœur de l’homme, quoi qu’on en dise, est encore assoiffé de ce qui est digne et grand. Nous ne savons pas combien nous aimons la terre qui nous a vu naître; comme nous ignorons souvent aussi à quel point nous chérissons les êtres familiers qui nous entourent, parce que la sécurité dans laquelle est plongée notre affection l’endort. Mais qu’un danger immédiat vienne à la rescousse, alors avec quelle frénésie de lionne défendant ses petits elle s’éveille et se dresse!... Lorsque j’étais plus jeune et que je vivais paisiblement en France, entre mon père que je trouvais bien sévère et ma mère qui, maladive et faible, s’occupait très peu de moi, je rêvais d’aventures, de pays inconnus; j’enviais parfois les jeunes filles de mon âge dont les parents me semblaient plus tendres et meilleurs que les miens... Mais quand papa fut emporté en trois jours par une congestion cérébrale, lorsque deux ans plus tard maman, toujours languissante, mourut de consomption, et que, pour gagner plus facilement ma vie,—charge qui m’incombait à moi seule désormais,—je dus quitter la France et habiter un pays étranger, de quels regrets mon cœur se déchira alors!... Je compris que j’aimais passionnément, sans que je m’en fusse bien rendu compte, ce père si parfaitement bon sous son apparence taciturne, cette mère si faible de santé qu’elle n’avait que la force de me chérir au plus intime de son être et de regretter—elle me le dit avant de mourir—son impuissance à s’occuper de moi; cette belle France qui me semblait monotone, parce que sa douceur discrète m’enveloppait depuis le premier souffle de ma vie, et qu’elle apaisait mes élans d’enthousiasme de son harmonie régulière... Je compris qu’il n’est pas de plus grande détresse que d’être orpheline, et que la peine d’exil qui m’avait semblé bien anodine, appliquée aux illustres disgraciés d’État dont l’histoire m’apprenait les noms, était la plus cruelle que l’on pût inventer!... Oui, ma chérie, tout en aimant profondément la Russie, surtout maintenant que la chaude affection de ta famille—ici Madeleine rougit un peu—me la fait considérer comme une seconde patrie, si je ne pouvais, une fois tous les deux ou trois ans, aller revoir ma chère France, où je n’ai plus guère, pourtant, de parents ni d’amis, je deviendrais physiquement malade de chagrin. Ceci m’est arrivé la première année de mon séjour à l’étranger. J’étais alors en Autriche. Je souffris de nostalgie si intense que je dus m’aliter plusieurs jours, et ne recouvrai la santé que quand je fus certaine de pouvoir retourner dans mon pays pour quelques semaines. C’est qu’il m’était difficile en ce temps-là de me payer un pareil luxe! Je n’étais pas riche... fit Madeleine en souriant. Maintenant non plus, c’est vrai; mais au moins un petit voyage ne fait plus si peur à ma bourse!... —Tu répètes toujours que tu n’es pas riche, dit Viéra, et pourtant tu parais être plus qu’à ton aise. Tu es très bien habillée, tu reçois un tas de revues et de journaux, tu fais de chics cadeaux à tes amis (pour employer un terme cher à tes compatriotes), enfin tout cela coûte! —Pas tant que tu ne crois. Je suis pratique, j’ai beaucoup d’ordre, cela, tu me le concéderas, je porte mes toilettes très longtemps et sais les embellir moi-même de broderies, de bouts de dentelle qui ont déjà servi, leur donner un tour coquet... —C’est vrai. Et ce talent n’appartient qu’aux Françaises. Vois comme la plupart d’entre nos femmes sont fagotées! M^{lle} Burdeau ne put s’empêcher d’approuver. —J’ai vu l’autre jour, à la poste de Kieff, dit-elle en riant, une dame de soixante ans au moins, parée d’un col marin de toile blanche... et, dans la rue, un enfant au maillot affublé, le pauvre innocent, d’un bonnet turc en velours rouge! Personne, du reste, n’y fit attention. Chez nous, des hardiesses pareilles provoqueraient un attroupement. —Oui, le Français est railleur... —Il a plutôt infiniment de tact, et sait mettre le doigt sur les ridicules. —Nous aussi, bien que dans un autre ordre d’idées. Nous ne nous occupons pas du côté matériel des choses. Nos voisins peuvent s’attifer comme ils veulent. —Porter au XX^e siècle des chevelures préhistoriques... —Singer les étrangers avec des grâces d’ours qui danse, nous semblons l’ignorer, et nous l’ignorons peut-être en effet... Mais gare aux ridicules de l’esprit! Là-dessus, nous sommes impitoyables! Vois les portraits que Gogol a tracés... Quel écrivain, en France, atteignit jamais cette perfection dans la satire! En somme, chez nous, l’esprit et l’âme seuls ont du poids; les décors extérieurs ne comptent pas, nous ne sommes ni des esthètes ni des snobs. —Vous êtes avant tout, et surtout, d’étranges gens, fit M^{lle} Burdeau en secouant la tête. —Tout ce qu’on ne connaît pas ou qu’on ne comprend pas semble étrange. Je crois que nous, les Russes, nous sommes surtout étranges à force d’être simples; cela déroute les compliqués que vous êtes. —Cela m’est venu souvent à l’idée. —Tu vois! —Enfin, tels que vous êtes, conclut Madeleine, je vous aime. Nulle part je n’ai rencontré une hospitalité aussi sincère et aussi bienveillante qu’en Russie. Le nom de «frère» que vous donnez à vos semblables n’est pas une vaine appellation; il exprime vraiment la solidarité qui règne chez vous. Vous n’êtes pas des démocrates; la longue séparation des castes est encore trop puissante parmi vous pour fusionner riches et pauvres, «dvorianines» et moujicks; mais vous êtes humains, et cela vaut mieux! Les jeunes filles quittèrent le sopha sur lequel elles étaient assises. —Attends que je mette de côté la lettre de Serguié, dit Viéra. Elle est trop précieuse pour la perdre! Puis, ouvrant un tiroir de son chiffonnier: —A propos, j’oublie toujours de te demander si tu ne sais pas où est la photographie que tu m’as donnée à Noël?... Je suis cependant bien certaine de l’avoir mise là, sur un coin de cette commode, debout contre ce vase, en attendant de lui acheter un cadre, et voilà une dizaine de jours que je ne la vois plus! J’ai cru que Sacha ou maman l’avaient changée de place, mais non... J’ai bouleversé tous mes tiroirs, pas de portrait! C’est drôle... Peut-être l’as-tu reprise pour me faire une niche?... —Non. Tu l’auras mise de côté, et trop bien. C’est pour cela que tu ne la retrouves pas... —Possible. Et pourtant... Madeleine fut frappée d’une pensée subite qui la troubla. —Enfin, une photographie ne se vole pas comme un bijou, fit-elle en s’efforçant de prendre un air léger. Surtout là où il n’y a pas d’amoureux... —C’est juste, fit Viéra à cent lieues de voir une coïncidence quelconque entre le récent séjour de Vadim à Vodopad et la disparition du portrait de son amie.—Allons dans la salle à manger, reprit-elle au bout d’un instant en passant son bras sous celui de la Française; j’entends qu’Iéfrossina met le couvert. Or, il est bon de jeter un coup d’œil sur la table après elle, car il n’y a pas de jour qu’elle n’oublie quelque chose. Ioulia était beaucoup plus soigneuse... —Est-ce qu’elle se marie décidément après Pâques, cette volage? —Oui. Pauvre Danilo! Qu’il a été vite oublié!... —Hélas! c’est la vie, fit M^{lle} Burdeau. Vadim Piétrovitch nous l’a dit... * * * * * Quelques jours plus tard, les deux jeunes filles, chaussées de hautes galoches en feutre et vêtues d’amples manteaux de fourrure, parcouraient à pied et sans but la route qui mène de la datcha à la gare de Tiétiéreff. Le ciel est blanc comme la neige qui couvre la terre; toute la nature semble faite d’ouate immaculée. Saupoudrées elles-mêmes de flocons récemment tombés, Viéra et son amie sont en harmonie de blancheur avec le paysage; et leurs âmes, apaisées par la pureté sereine de l’air et des objets qui les entourent, sont joyeuses. On dirait que rien, aujourd’hui, ne peut leur arriver que d’heureux. Adieu, soucis, inquiétudes, regrets, pressentiments sinistres! Il n’y a plus de place pour ces noirs convives dans la claire hôtellerie de leurs cœurs! —Hou! fit Viéra. On en mangerait, de cette neige! —Pas plus tard que tout de suite, dit Madeleine. Et, se baissant, elle rafla du bout de ses doigts rapidement dégantés une légère couche de cristaux qu’elle porta à ses lèvres. —On dirait qu’on boit de l’air figé, reprit-elle quand elle eut fini, en faisant claquer sa langue contre son palais. —Gamine! —Pourquoi m’as-tu donné l’idée? —Pour pouvoir en faire autant à mon tour... —Ah! ah!... Viéra défit une de ses moufles en peau de mouton, vraies moufles de paysanne,—mais plus blanches et plus petites,—et recueillit à son tour dans le creux de sa main un peu de l’écume neigeuse. —Tu as l’air d’un enfant mal élevé qui a volé la crème d’une méringue, rit la Française. —Cela me rappelle mon jeune temps, fit Viéra hâbleuse. Et elle happa d’un coup de langue la mousse glacée qui lui fit mal aux dents. —Mais je suis sûre, au contraire, que tu n’as jamais escamoté de friandises, reprit Madeleine; tu devais être une petite fille bien sage et bien obéissante... —Crois-tu? —J’en suis sûre. —Eh bien! c’est vrai. Maman raconte toujours que j’étais une enfant modèle. Après ça, ce que dit maman de ses filles!... —Au contraire; elle m’a avoué que Sacha était très difficile, la pauvre petite, et Katia un vrai diable! Il faut ajouter que son sourire semblait dire: «le plus charmant des diables.» Oh! la tendre maman! —Elle était si jolie, Katia, quand elle était petite! —Mais, encore maintenant... —Oui, pas mal... Mais alors, c’était une vraie beauté! On arrêtait Mavra dans la rue, à Kieff, quand elle y allait avec maman et le baby, pour lui demander qui était cet enfant merveilleux... —Rien que ses cheveux et ses yeux, dit M^{lle} Burdeau, cela devait suffire pour en faire un amour... J’ai vu les boucles coupées après son typhus que Tatiana Vassilievna conserve; ils étaient d’un brun doré plus clair que maintenant, et soyeux! Quant à ses yeux, ils sont restés roux et lumineux comme ils l’étaient, je suppose... —Avec cela, un teint rose, un minois tout rond comme celui d’une poupée, et toujours souriant. Ah! en voilà une qui n’a jamais été mélancolique... —Et qui ne le sera jamais, j’espère, continua Madeleine Burdeau. —Écoute, fit Viéra en tendant l’oreille; les sonnettes d’un traîneau... Schmoul, sans doute, qui retourne de la gare... C’est qu’il y a des lettres pour nous, s’il vient dans cette direction. Oui, c’est lui, reprit la jeune fille, percevant maintenant distinctement non seulement le son des clochettes, mais encore les encouragements typiques du conducteur à ses chevaux. Et son cœur, perdant de sa belle assurance, se mit à battre comme chaque fois que la correspondance s’annonçait. —Permettez, seigneuresses, dit Schmoul en arrêtant court son attelage à quelques pas des promeneuses; je vous prends toutes les deux dans mon traîneau, et nous portons ensemble les lettres à la datcha. Ainsi, vous saurez plus vite ce qu’elles contiennent, ajouta-t-il en clignant de l’œil. —Mais non, donne, fit Viéra marquant son étonnement de cette étrange combinaison. —C’est que... répondit le juif avec un sourire humble et avide, le... verre de... thé chaud, Votre Excellence... qui m’attend là-bas... à la cuisine de Mavra Platonovna!... —Tu as raison, dit la jeune fille. D’ailleurs, ainsi, maman saura plus vite, songea-t-elle en même temps. Monte, Madeleine... En route! Le juif eut un singulier sifflement qui ressemblait à un cri d’oiseau, et le rustique équipage s’enleva. Frémissante d’impatience et de curiosité, Viéra put enfin jeter un coup d’œil sur le courrier. —«Kievlanine» (gazette de Kieff) «inconnu», une circulaire... ton «Musica», Madeleine, énuméra-t-elle en tendant le journal à son amie. Ah! une lettre d’Odessa... Elle tourna plusieurs fois le pli entre ses mains fiévreuses, puis, tout à coup, n’y tenant plus: —Tant pis, fit-elle, la suscription porte le nom de maman, mais je suis trop curieuse!... Aussi bien mère me fait ouvrir toutes ses lettres. Et, de ses doigts inquiets, Viéra déchira l’enveloppe. A peine eut-elle jeté les yeux sur les pages dépliées, la jeune fille devint affreusement pâle. Sa main se posa sur le bras de sa compagne, qu’elle serra nerveusement. Son regard plein d’angoisse chercha celui de Madeleine, qui déjà l’interrogeait de même avec sollicitude; mais elle fut incapable de prononcer un mot, de poursuivre même sa lecture. —Serguié Nikolaïevitch est appelé? demanda la Française à voix basse en se penchant vers elle. Viéra n’eut que la force de faire un signe de tête affirmatif. —Pour remplacer un des officiers tués le premier jour de l’attaque devant Port-Arthur? Viéra fit de nouveau signe que son amie avait deviné juste. Celle-ci lui prit la main. —Malheureuse Katia! fit-elle douloureusement. Après quatre mois de mariage à peine!... —Mais ce n’est pas tout, dit Viéra, faisant effort sur elle-même pour parler; Katia est... —Grosse?... acheva Madeleine. Nouveau signe de tête affirmatif. —Lis sa lettre, Madeleine, fit Viéra après avoir enfin pris elle-même connaissance du pli; tu sais assez de russe pour comprendre la douleur poignante qu’elle exprime. Qui aurait cru que notre Katia pût trouver de tels accents? Elle était si gaie! Des larmes coulaient maintenant sur les joues de la jeune fille; son cœur brisé de pitié comprenait enfin combien il chérissait l’insoucieuse sœur aux goûts si différents des siens, qu’il croyait n’aimer que d’une tendresse banale. L’heure était venue dont M^{lle} Burdeau avait parlé quelques jours auparavant, où les sentiments cachés au plus profond de l’être se révèlent à eux-mêmes!... Viéra oubliait les taquineries de Katia et les griefs récents que son mariage avait mis entre elles; et jusqu’aux espérances cruelles dont elle avait maudit les joies de la nouvelle épouse, espérances qui seules soutenaient sa foi dans son holocauste, anéanties aujourd’hui sans qu’elle songeât même à s’en révolter!... Une image unique était présente à sa pensée: le désespoir de sa sœur, que la lettre de tantôt révélait si sauvage, si passionné! Et une pitié sans bornes jetait la pauvre Viéra hors d’elle-même. —Madeleine! Madeleine! répétait-elle comme un enfant. —Du courage, ma chérie, répondait la Française en achevant sa lecture; il nous reste encore à apprendre la nouvelle à ta mère! —C’est impossible. Cachons-la-lui, Madeleine, jeta Viéra d’une voix brisée. —Aujourd’hui ou demain, il faudra toujours qu’elle sache... Mais c’est trop d’épreuves, à la fin! cria M^{lle} Burdeau, révoltée comme pour son propre compte, en songeant à la vie de douleur de Tatiana. Elle aussi maintenant sanglotait. Le Juif, étonné de cette explosion de chagrin simultanée, se tournait de temps en temps vers les jeunes filles, mais sans avoir la hardiesse de les interroger pourtant... Passant la main qui ne tenait pas les rênes dans sa belle barbe court frisée, habitée, comme la mousse des forêts, par Dieu sait quels hôtes infimes de la création, il se demandait tout bas à lui-même, dans un hébraïque jargon: «Vouss ist douss... Nou, vouss ist douss?...» (Qu’est-ce que c’est? Mais qu’est-ce que c’est?) Et, tout en activant le trot de ses bêtes par de petits coups de guides sur les croupes piteuses, il compatissait, le Juif, à la peine des deux belles jeunes filles chrétiennes assises derrière lui sur les bancs mal équilibrés du traîneau... XIV UN mois s’est écoulé depuis que la nouvelle du départ de Serguié pour la guerre est venue bouleverser une fois de plus la datcha de Vodopad. Le premier moment de douleur et d’effarement passé, Tatiana Vassilievna et Viéra se sont peu à peu résignées à la partialité du sort. Elles savent à présent que l’équilibre de la Russie est gravement compromis, que la guerre avec le Japon n’est pas cette suite d’escarmouches que l’optimisme de leurs compatriotes avait prédite, mais un combat de chaque heure, forcené et sanglant, et la voix de leurs angoisses personnelles s’est tue devant l’appel impérieux de la patrie aux abois! De longues dépêches de Serguié à Katia, et que celle-ci, fidèlement, envoie à Vodopad, viennent de temps en temps, d’ailleurs, suspendre les alarmes, prouvant que l’officier a gardé la vie sauve et que sa belle vaillance des premiers jours ne l’a point abandonné, non plus que sa confiance juvénile en son étoile de nouvel époux. Le désir de Tatiana avait été que sa fille aînée quittât Odessa et vînt habiter chez elle tout le temps que durerait la campagne à laquelle Serguié prenait part. Mais l’état de santé de la jeune femme ne lui permettant pas de voyager à présent, M^{me} Erschoff s’était décidée depuis quelques jours à aller passer auprès d’elle les cinq à six semaines de repos que nécessitaient les débuts d’une grossesse difficile. A la fin du mois de mars, donc, M^{lle} Burdeau et Viéra—Sacha comptait si peu, de plus en plus errante dans sa forêt, ou réfugiée chez Evlampia—étaient seules à la datcha. Un léger souffle de printemps se glissait déjà dans l’air à travers les dernières aigreurs de la bise et le froid des giboulées... Comme d’habitude, les jeunes filles ne restaient à la maison que le temps nécessaire à la surveillance du ménage, aux repas, à des menus travaux de couture ou à leur correspondance respective. Le reste de la journée les voyait inséparablement unies, et quelle que fût la température, parcourir soit les allées du parc de la datcha, soit la forêt, soit la route. Cela mettait leurs gestes d’accord avec l’intense agitation de leur pensée, et permettait à leurs lèvres de ressasser sans cesse les suggestions de leurs cœurs, sans qu’il en résultât trop de monotonie pour celle des deux qui écoutait. —Madeleine? —Ma chérie? —Plus d’espoir, maintenant! Toutes mes illusions sont à vau-l’eau... —Qu’en sais-tu? —Mais Katia... —Rien n’est encore si sûr... —Que veux-tu dire, Madeleine? demanda Viéra frémissante, en s’arrêtant de marcher pour mieux écouter la réponse de sa compagne. —Que Katia est souffrante, sa grossesse compliquée, et que... —Ah! tais-toi, cria M^{lle} Erschoff! Tais-toi! Cela, je ne le veux pas! fit-elle d’une voix impétueuse. Maudite soit ma pensée, si elle doit nourrir de tels espoirs! —Eh bien! mais tu as souhaité que ta sœur n’eût pas d’enfants, répondit Madeleine Burdeau avec un calme voulu. —Qu’elle n’ait pas d’enfants, oui! gémit Viéra. Mais que sa santé soit compromise! qu’un nouveau malheur vienne s’ajouter à celui qui la désole maintenant! qu’elle souffre dans sa chair, la pauvre innocente! Oh!... —Et crois-tu, reprit la Française d’une voix grave, qu’il n’y a qu’à dire: «Je veux» ou «Je ne veux pas»?... poser ses conditions à Dieu?... entourer son renoncement de douillettes réticences?... Appeler l’effet et s’apitoyer sur la cause?... Non, amie, non! Une fois le terrible engrenage du destin en mouvement, on ne l’arrête pas par quelques gestes de regret! Loin de moi la pensée, pour servir tes intérêts, de souhaiter du mal à Katia, ajouta-t-elle plus doucement en prenant dans ses mains les mains froides de Viéra. J’ai voulu seulement te faire comprendre, ma si chère, qu’il faut savoir aller jusqu’au bout de ses désirs, et accepter sans peur les conséquences de vœux qui furent sans reproche... Il faut savoir rester soi-même, Viéra! Tu as été si sublime jusqu’à présent dans ton renoncement, ne peux-tu envisager avec vaillance les épreuves qui l’attendent encore et qui, peut-être, le feront triompher à jamais? A ces mots de triomphe, les yeux de M^{lle} Erschoff reprenaient un instant leur éclat, sa tête se relevait illuminée de toute l’ardeur de sa croyance, sa foi dans la justice de sa prévoyance sacrée exaltait de nouveau toutes les fibres de son âme. Craignant encore le combat, elle l’acceptait déjà, pourtant! Puis ses défaillances lui revenaient, sa volonté déconcertée et inquiète ne savait plus où se poser... Et Madeleine Burdeau qui n’avait parlé si haut que pour dominer le tumulte des pensées de son amie se disait: «Oh! qu’il est donc plus facile de raisonner que d’agir. Et comme autrement lâche je serais, moi, si j’avais à soutenir pareille lutte!» —Tu ne répondras pas à la lettre d’Evguénï? demanda la Française au bout d’un instant de silence, en se tournant vers son amie. Viéra ne répondit que par un geste vague. —Je crois qu’il vaudra mieux non, reprit Madeleine. Il a conservé l’espoir de te reconquérir, malgré ton silence de quatre mois; rompre ce silence maintenant, ce serait l’encourager d’autant plus dans cette voie périlleuse. Tu ne dis rien? Je te semble indiscrète, peut-être? —Eh non!... Tu sais bien que je n’ai pas de secrets pour toi. Mais je songe, et ne trouve rien à dire, fit Viéra. Mon âme est toute désorientée, sa boussole est affolée, elle ne me montre plus la route... —Regarde en haut: une étoile aussi peut guider les chemins incertains! Viéra fit signe que de ce côté-là, encore, le salut lui semblait bien précaire. —Écoute, amie, dit Madeleine, tu es dans une heure de crise que depuis longtemps je prévois. Oh! nulle grandeur, nulle vocation, nul héroïsme n’y échappe!... Mais nous avons fait un pacte. Je t’ai juré, moi, sur tes instances de jadis, que je te défendrais contre toi-même, à l’instant où tes pensées mauvaises, comme des soldats mutinés, prendraient les armes de la révolte et compromettraient le succès de ton œuvre... Laisse-moi l’initiative du combat. Un jour viendra où nous pourrons crier victoire. Et alors quel oubli des souffrances! Quelle joie d’avoir atteint le but sublime! —Sublime!... Et qui le sait? Tu as traité au début mes idées d’utopies... N’est-ce pas cela qu’elles sont dans la réalité?... —Non, non, mille fois non! Je n’étais qu’une impie en pensant cela! Ton rêve est le plus noble, le plus grandiose que l’on puisse imaginer! Sauver sa race de l’abjection. Mais, ma chérie, l’humanité tarée tout entière devrait suivre tes traces! —Tu crois? interrogea Viéra, les yeux lointains. —Je le jure! répondit Madeleine solennelle. Et d’ailleurs, si tu étais à côté de la vérité, qu’importerait encore? ajouta-t-elle au bout d’un instant de songerie en prenant les deux mains de son amie dans les siennes et plongeant son regard au fond des claires prunelles. Tu t’es créé un Idéal; tu l’as auréolé de toute l’ardeur de ta Foi; tu t’es agenouillée devant cette idole lumineuse, comme Paul devant le Seigneur sur le chemin de Damas. Pourrais-tu, désormais, renier tout cela et vouloir être heureuse? Ce serait en vain. Le chagrin ni la joie, le bien ni le mal, ne sont absolus en ce monde; c’est nous qui en établissons la mesure, chacun selon notre conscience et d’après les aspirations de notre âme... Si nous avons volé très haut, à la manière des aigles, redevenir couleuvre et ramper, quel que soit l’attrait de la mousse fraîche et de l’ombre des sous-bois, la nostalgie des sommets doit nous prendre. Ah! malheur! s’écria la Française vraiment inspirée, malheur à qui renie l’Idéal pétri par ses propres mains! Les séductions d’une heure le poursuivront toujours, l’image de son sourire fera grimacer les plis des lèvres les plus belles, le souvenir de sa voix rendra fausses toutes les autres!... Galatée demandera des comptes à Pygmalion! —Oh! tu me réconfortes, Madeleine! Je crois, oui, je crois! fit Viéra. Les jeunes filles rentrèrent à la datcha. —Pas de nouvelles, Akim? demanda M^{lle} Erschoff au vieux serviteur qui travaillait dans le jardin. —Non, barachnia. Schmoul n’a apporté que le journal. Viéra parcourut fiévreusement le _Kiévlanine_. —Rien de grave, dit-elle à Madeleine en respirant. En ce moment, Mavra vint dire à la Française que Natalia Grigorievna Lévine demandait à lui parler dans la cour. —Mais fais entrer, dit Viéra à la bonne. —Elle ne veut pas, milaïa. Elle dit qu’elle est très pressée. —Alors, va vite, Made! —Sais-tu ce que c’est? fit la Française en rentrant au bout d’un moment. Natalia Grigorievna part comme infirmière à Kharbine. Elle a passé son examen aujourd’hui même à Kieff, et on l’a convoquée sur-le-champ... Samedi, elle se mettra déjà en route. Elle ne veut voir personne avant son départ pour qu’on ne la distraie pas de son enthousiasme; exception n’a été faite en ma faveur qu’à fin de me recommander la classe de Vodopad. Mais je suis chargée d’un souvenir pour Tatiana Vassilievna et tous les tiens. Sais-tu ce qu’elle me disait encore? Que les dépêches de Kieff annoncent que le navire _Piétropavlovsk_, sur lequel se trouvaient l’amiral Makaroff, le grand-duc Cyrille, le peintre Véreschtchaguine et un grand nombre d’officiers et de matelots, a rencontré une mine dans la baie de Port-Arthur, en revenant d’un combat, et qu’il a sauté avec tout l’équipage et les officiers qu’il contenait, sauf, cependant, le grand-duc qui, on ne sait comment, ne fut que précipité dans l’eau, et put regagner le bord en s’accrochant à une épave... —Seigneur! Viéra devint très pâle. —Et si Serguié... commença-t-elle. —Mais non, il fait partie de l’équipage du _Bayann_. —Qui a pu combattre sous les ordres du _Piétropavlovsk_... N’as-tu pas dit que celui-ci revenait d’un combat? Ah! mon Dieu! ces inquiétudes continuelles, gémit la jeune fille, et les nouvelles sont si lentes! Le lendemain, les journaux confirmèrent les renseignements des télégrammes en les amplifiant. Viéra, de plus en plus alarmée par ce qu’elle venait d’y lire, passa le _Kiévlanine_ à M^{lle} Burdeau qui, quoique assez difficilement, parvint cependant à déchiffrer tout le texte relatant la catastrophe du _Piétropavlovsk_. «Dans la nuit du 30 mars, l’amiral Makaroff voulant prendre sa revanche des continuels assauts dont les Japonais harcelaient sa flotte, envoya huit torpilleurs à la recherche de l’ennemi. Dans cette expédition, trois torpilleurs se perdirent. Deux revinrent, à l’aube, à Port-Arthur. Le troisième, le _Strachné_, ayant rencontré plusieurs torpilleurs japonais, crut que c’étaient ceux des nôtres et s’y joignit. A l’aube seulement, le commandant reconnut son erreur et voulut s’enfuir, mais trop tard! L’ennemi se jeta sur lui et un cruel combat s’engagea. «L’amiral, inquiet du sort du _Strachné_, envoya à sa recherche le croiseur _Bayann_. «Ceci ne dura pas longtemps, les coups de feu servant de point de repère. Déjà le _Strachné_ était immobilisé, sa chaudière endommagée par une grenade. «Malgré sa vitesse, le _Bayann_ ne put arriver à temps pour porter secours au _Strachné_. Avant qu’il fût arrivé à la distance nécessaire pour tirer, une explosion se produisit à bord du _Strachné_, et le torpilleur coula à fond. Le feu du _Bayann_ mit les Japonais en fuite. Et après avoir recueilli cinq matelots du torpilleur, qui seuls étaient saufs, le croiseur rentra au port. «Bientôt après, deux détachements de navires, ayant à leur tête le _Piétropavlovsk_ et le _Poltava_, accompagnés de quinze torpilleurs, quittent le port. L’amiral Makaroff veut se rendre personnellement sur le lieu du combat, et comme le _Bayann_ sait la route, on le met à la tête de l’escorte. «Il fait très froid, et sur la mer règne un brouillard épais qui ne permet pas de distinguer les choses à une certaine distance. Pourtant les Russes remarquent, à dix milles environ de Port-Arthur, quatre croiseurs japonais de troisième classe et deux de première qui arrivent avec la plus grande vitesse. Les Japonais recommencent tout à coup le feu contre le _Bayann_. Ils visent bien. En un moment, tout le pont est couvert d’éclats de grenades. L’amiral Makaroff donne l’ordre au _Bayann_ de se mettre derrière le _Poltava_ et de lancer à son tour des grenades sur l’ennemi. Les Japonais se retirent aussitôt. Nos frères les poursuivent encore à quelques milles, jusqu’à ce qu’ils remarquent à l’horizon la fumée d’une grande escadre ennemie qui arrive à toute vapeur. Il est possible que les croiseurs japonais voulaient nous entraîner plus loin dans la mer, afin que l’amiral Togo pût leur couper le port... Étant trop faibles, nous fûmes obligés de dérouter leurs plans. «L’amiral Makaroff donne le signal du retour, et les Russes filent vers Port-Arthur aussi rapidement qu’ils le peuvent. C’est vraiment une course!... Enfin nos vaisseaux sont hors de l’atteinte de l’ennemi et sous la protection des batteries des forts. Le _Piétropavlovsk_ étant à leur tête longe le bord pour rentrer au port, quand, tout à coup, une effroyable explosion se produit. Il est juste neuf heures trois quarts du matin. «L’amiral Makaroff se trouvait avec ses officiers d’état-major sur le pont du navire, où étaient aussi le grand-duc Cyrille et le peintre de batailles Véreschtchaguine. «Après la première explosion, une seconde se produisit, d’une violence telle que tout fut démoli. Une énorme masse d’eau entra dans le navire, mais aussitôt parurent de la fumée et des flammes. On comprit que le _Piétropavlovsk_ avait dû toucher une mine posée par les Japonais dans la mer, le long de la côte, avec ce calcul que nos vaisseaux, se rangeant à la sortie du port, la rencontreraient sur leur route. «L’explosion fit six cents victimes, parmi lesquelles l’amiral Makaroff et notre illustre peintre, Véréschtchaguine. Le grand duc Cyrille put, heureusement, se jeter à l’eau et regagner le bord à la nage. Entre la seconde explosion et l’échouement du navire, se passèrent une minute et quarante secondes. La direction de la flotte est confiée momentanément à l’amiral Witheff.» Quand M^{lle} Burdeau eut fini de lire, ses yeux se levèrent sur Viéra, dont elle rencontra le regard anxieux. —Eh bien! demanda celle-ci, n’avais-je pas raison? —Oui. Mais, grâce à Dieu, le _Bayann_ n’a presque pas souffert. On ne dit pas qu’il ait perdu des hommes. —Mais on ne dit pas non plus qu’il n’en ait pas perdu. Enfin, attendons des nouvelles d’Odessa, dit la jeune fille en soupirant. Une semaine se passa. Rien n’arrivant, Viéra se décida à demander par dépêche ce que signifiait ce silence. Le soir, Akim, envoyé à la gare de Tiétiéreff, rapporta la réponse. Le texte du télégramme, raccourci selon l’usage, résumait ceci: «Serguié n’avait pas été blessé dans le combat du _Bayann_; il était, au contraire, jusqu’à son message datant du 6 avril, en parfait état de santé et de vaillance. Mais la pauvre Katia!... Énervée par des angoisses de chaque seconde, obsédée des dangers que court son jeune époux, incapable de réagir contre le désespoir de la séparation, elle n’a pu garer sa santé des atteintes de sa débilité morale. Le lendemain du jour où les dépêches officielles, devançant celle de Serguié, annonçait le combat de l’escadre dont le _Bayann_ faisait partie, elle avait dû s’aliter, et le tendre espoir si doucement caressé par Tatiana s’en était allé à vau-l’eau!... Pendant cinq jours, la jeune femme était restée suspendue entre la vie et la mort; depuis avant-hier seulement, les médecins la déclaraient sauvée. Dès qu’elle pourrait supporter le voyage, M^{me} Erschoff la ramènerait à Vodopad.» Après avoir pris connaissance de la dépêche, Viéra, sans dire un mot, plongea longuement son regard dans celui de son amie. Sur ses prunelles si claires se reflétaient, comme en une eau sans rides, les sentiments complets de son âme: la tristesse, la pitié, l’horreur, la gratitude du triomphe, une indicible foi dans l’œuvre à laquelle le Destin lui-même avait mis si promptement son sceau!... XV LE cœur battant, les joues en feu, Madeleine Burdeau parcourt en fiacre les rues de Kieff où l’ont appelée quelques emplettes à faire. Elle aurait pu, dès en sortant de la gare, porter à Vadim Piétrovitch la lettre dont Viéra l’avait chargée pour le jeune homme. Mais non, elle s’est sentie alors trop troublée, trop peu sûre d’elle; il faut qu’elle parvienne à affermir son cœur et à composer son visage! Et puis, le dirai-je? un tout petit calcul qu’elle n’ose presque pas s’avouer à elle-même se glisse dans les réticences de l’amoureuse... Si elle s’était rendue immédiatement après sa descente du train chez Vadim, point de doute que Marfa Timoféevna, retenue au logis à l’heure du déjeuner pour servir son maître, ne fût venue elle-même ouvrir la porte, et alors il aurait fallu lui remettre la lettre, sans oser demander à parler au jeune homme, tandis que plus tard,—Madeleine Burdeau tenait ces détails de Viéra qui l’avait mise cent fois au courant des faits et gestes de son cousin,—la vieille fée, ayant à faire des emplettes pour son ménage, sort d’habitude, laissant dans la chambre de l’étudiant un second déjeuner froid que celui-ci trouve en rentrant chez lui vers onze heures. Si quelqu’un sonne, force est alors au maître du logis d’ouvrir lui-même sa porte... Il est donc urgent pour Madeleine d’attendre jusqu’à ce moment si elle veut voir Vadim... Si elle veut le voir! Mais toutes ses pensées ne tendent qu’à cela; tout son désir, tout son espoir, tous les battements de son cœur! Là-haut, le ciel en fête a revêtu son voile d’azur; l’arome subtil du printemps se glisse à travers les rues de la ville qu’il embaume; de petites marchandes effrontées offrent aux promeneurs des bouquets de violettes d’un griviennik. Les pigeons de la cité sainte, apprivoisés et nombreux comme ceux de la place Saint-Marc à Venise, volettent librement, sans craindre la main de l’homme, sur les appuis des fenêtres, sur les corniches, sur le bord des trottoirs. De temps à autre, un arbre couvert de feuilles tendres se montre; de petits jardinets, même, dans certains quartiers, égaient les façades moroses. Les coupoles dorées des églises luisent au soleil, les toits des maisons, aux couleurs vives et diverses, ont l’air, au loin, de pelouses fraîches ou de champs en fleurs suspendus... Les saints, rigides, gauchement peints sur les murs des monastères, semblent sourire eux-mêmes, sous les caresses mutines des rayons printaniers. Ils font mine de donner aux passants ces avis peu orthodoxes: «Tu as bien raison de te réjouir, frère! Voici la saison du renouveau, des amours, des nids tièdes, des soirs légers... Réjouis-toi, frère! La vie est courte, les printemps fugitifs; Dieu les a faits tels pour que ton âme inquiète ne puisse s’en lasser!...» Madeleine suit leur conseil. Malgré l’anxiété dont son cœur est étreint à l’idée de son entrevue de tout à l’heure avec celui qu’elle aime, malgré la fragilité de l’espoir qu’elle a engagé sur le bonheur de cette entrevue, les risettes du printemps ne laissent pas que d’égayer son âme. Elle abandonne son front aux frôlements câlins des rayons espiègles, rafraîchit ses joues brûlantes au souffle pur de la brise, force ses pensées à s’imprégner de la sérénité du ciel, et c’est presque calme qu’elle jette au cocher l’adresse de Vadim Piétrovitch Dimitrieff. —Rue Nestérovskaïa, 50. Le minuscule fiacre s’engage dans une rue, puis dans une autre; voici le théâtre, les arbres de la Foundouklaïevska... De nouveau, le cœur de la jeune fille se met à battre éperdument; une insupportable agitation bouleverse ses nerfs. Le hasard, si cruel parfois, ne déroutera-t-il pas ses chers calculs? Permettra-t-il que Vadim lui-même vienne ouvrir sa porte?... Ou bien, le coup de timbre ne fera-t-il apparaître que le visage poilu de la «baba Iaga»? Lorsque Madeleine descend du fiacre, si bas que son marchepied est presque de niveau avec le trottoir, elle croit qu’il lui sera impossible de faire un pas, tant ses jambes sont molles. Et pourtant, elle parvient bientôt au palier du premier étage. —Drrrinn... Un pas se rapproche; le cœur de la jeune fille se vide, comme si une pompe pneumatique en retirait tout le sang. Ses oreilles bourdonnantes ne peuvent distinguer si les pieds qui foulent le parquet de l’antichambre appartiennent à une vieille femme revêche, ou bien s’ils sont chaussés de souliers masculins. Mais clic! le verrou de sûreté se déclanche... la porte s’ouvre! —Vadim Piétrovitch? —Mademoiselle? Le jeune homme est troublé; il s’incline devant la Française. Celle-ci se sent très pâle. —Une lettre de Viéra... que je vous apporte, articule-t-elle presque trop nettement, agacée de sentir sa voix si altérée. —Entrez, mademoiselle. —Mais, je ne sais si... Non, je n’ai pas le temps, répondit Madeleine. —Oh! vous n’avez pas dit ceci spontanément, fit Vadim; ce doit être une excuse... Vous avez peur de moi? ajouta-t-il d’une voix douce et basse, en faisant le geste de prendre une des mains de la jeune fille dans les siennes. M^{lle} Burdeau se rejeta en arrière. D’antérieurs exemples l’avaient rendue méfiante. Devant son mouvement, le visage de Vadim devint triste. —Je devine votre pensée, dit-il lentement; vous me jugez comme tant d’autres, sournois et fat?... —Et comment voulez-vous qu’il en soit autrement? riposta la Française hautaine. Pour une fois que vous me voyez seule chez vous, sans défense, vous essayez déjà de me traiter en conquête! Le jeune homme fut une minute ou deux sans répondre. Très grave, il fixait sa compagne qui, toute troublée qu’elle était, soutint pourtant son regard. —Voulez-vous avoir confiance en moi pendant quelques instants? demanda-t-il enfin. Je vous jure sur l’honneur que vous n’aurez pas à vous en repentir!... Veuillez m’accompagner dans mon appartement. Incliné devant elle, il lui offrait son bras. La noblesse de son attitude était telle que Madeleine obéit. Ils traversèrent ainsi l’antichambre et la salle à manger, et arrivèrent jusqu’au seuil du cabinet de travail du jeune homme, où, trois mois auparavant, leur tête-à-tête avait été si chaste et si discret. Là, Vadim dégagea son bras de celui de sa compagne, et, silencieux, lui montra du doigt l’intérieur de la pièce éclairé d’un joyeux rayon de soleil printanier. Madeleine ne comprit pas ce geste. —Eh bien? demanda-t-elle, un peu impatientée. —Regardez, fit énigmatiquement le cousin de Viéra. Remise en confiance par la gravité respectueuse de Vadim, M^{lle} Burdeau fit docilement le tour du cabinet de travail et se mit à inspecter les tableaux des murs, les livres, les meubles, les plantes rares groupées dans un coin... Tout à coup elle s’arrêta, se pencha sur une photographie comme pour être bien sûre qu’elle en reconnaissait l’image, fit encore une fois des yeux le tour de la pièce, puis, se tournant impétueusement vers le jeune homme qui, très pâle, attendait sur le seuil: —Est-ce possible, Vadim Piétrovitch? Est-ce possible? cria-t-elle d’une voix éperdue d’allégresse. Pour toute réponse, le jeune homme lui tendit les bras. —Mais... fit Madeleine, de nouveau soupçonneuse. —Chère fiancée! appela tout bas Vadim en se rapprochant d’elle. Alors elle s’abattit dans les bras restés ouverts, jeta sa tête confiante sur l’épaule du bien-aimé, et, dans cette pose qu’attendaient depuis de si longs mois ses rêves de tendresse, elle resta immobile, comme fondue dans un bonheur suprême, sans autre conscience qu’une joie insoupçonnée, divine, presque trop aiguë!... Tout près d’elle, sur la planche de l’étagère où, lors de sa première visite, se détachait solitaire une miniature à l’ovale fin, aux yeux bruns, aux longues boucles cendrées, à la bouche mutine et tendre, une photographie récente montrait le casque de cheveux noirs, le front hautain, les yeux profonds d’un visage que son miroir lui avait rendu familier; et, devant les deux images réunies par la piété de Vadim, une touffe d’œillets blancs et de narcisses faisait monter, comme une fumée d’encens, les effluves de ses parfums ardents. Hormis elles et le cadre qui, appendu au-dessus de l’étagère, entourait une figure d’homme mélancolique et fière, à laquelle l’étudiant ressemblait étrangement, nul portrait ni au mur ni sur les meubles. La douce Maria Pavlovna elle-même s’était évanouie comme un léger fantôme, sous le jour resplendissant du nouvel amour dont le sanctuaire s’éclairait!... * * * * * Quand M^{lle} Burdeau rentra le soir à Vodopad, sa figure trahissait malgré elle tant de bonheur, que Viéra, dès le premier coup d’œil qu’elle lui jeta, ne pût s’empêcher de lui en faire la remarque. —Mais rien... tu te trompes, répondit Madeleine aux questions de la jeune fille. Au milieu du trouble et des angoisses qui bouleversaient la famille Erschoff, il lui prenait un scrupule d’avouer sa joie à son amie. —Made, insista Viéra, tu me caches quelque chose! Le visage ne change pas ainsi d’expression d’une heure à l’autre sans cause... Tu étais sombre avec moi tous ces jours-ci, et d’ailleurs, ce matin, lorsque tu pris le train, je flairais déjà quelque chose d’anormal en te voyant si agitée... —Allons toujours dans ma chambre, que je me débarrasse de mon chapeau, fit Madeleine espérant qu’une diversion quelconque viendrait remettre sa confidence à plus tard. Et d’abord, au plus intéressant: n’as-tu pas reçu la dépêche que ta mère t’annonçait hier? —Il est encore trop tôt pour qu’elle soit arrivée. C’est tout au plus si elle me parviendra demain matin, car—si je ne me trompe—on ne transmet les télégrammes après neuf heures du soir qu’aux bureaux de première importance. Or celui de Tiétiéreff est loin d’être de ceux-là. En tout cas, Andreï a l’ordre d’aller encore s’informer tantôt. A toi, maintenant. M^{lle} Burdeau, ainsi pressée, se rapprocha de Viéra, lui mit ses deux mains sur les épaules, la regarda tendrement au fond des yeux pendant quelques instants, puis d’une voix profonde elle dit: —Et d’abord, pardonne-moi, amie, si je n’ai pas su cacher ma joie alors que vous êtes si désolés, toi et les tiens... —Oh! crois-tu, Madeleine, que ma tristesse soit faite d’envie? que le bonheur des autres, le tien surtout, puisse l’offusquer? Mais au contraire, ma chérie, il me sera très doux de penser que pour toi, au moins, la Vie se fait clémente! Allons! dis, va! —Eh bien! fit Madeleine rougissante un peu, tu me demandais un jour, te rappelles-tu, de te dire qui j’aimais... et je te répondais que livrer le secret d’un amour partagé c’était charmant, mais que dans le cas contraire la confidence n’avait rien de gai... —Eh bien? —Aujourd’hui, les choses ont changé, ma Viéra, le motif de mon silence n’existe plus: j’aime et... —Tu es aimée? Ah! Made! que je suis heureuse pour toi, s’écria M^{lle} Erschoff en pressant son amie sur son cœur et la baisant cent fois aux joues. Devant le bonheur de Madeleine, elle oubliait tous ses soucis à elle, la généreuse! —Mais qui?... Dis vite! Est-ce que je le connais? —Un peu, fit en souriant la Française. —C’est?... Dépêche-toi, je bous! —Vadim Piétrovitch Dimitrieff. —Oh! Viéra fut un moment comme pétrifiée de surprise. —Et je n’ai jamais rien remarqué!... Aveugle que j’étais! Si, pourtant: maintenant que je sais, un tas de choses me reviennent en mémoire... Ton portrait, par exemple, hein? c’était lui qui l’avait chipé?... Comme c’est drôle! Mais, Made, Made, cria-t-elle en embrassant de nouveau son amie, tu seras donc ma sœur, ma vraie sœur, comme c’était mon rêve! Pendant de longs instants, les jeunes filles s’entretinrent du nouveau bonheur de Madeleine. Elles bâtirent projet sur projet, organisèrent la vie de la future M^{me} Dimitrieff, comme si à elles seules eût appartenu le pouvoir de guider le destin, s’attardèrent à un luxe de songes plus brillants les uns que les autres, s’égarèrent, en un mot, dans les plus fols labyrinthes des espoirs. Puis, comme l’âme de M^{lle} Burdeau était aussi délicate que tendre, elle coupa court à ce sujet, faisant de nouveau se tourner les pensées de son amie et les siennes vers les préoccupations intenses qu’avait rejetées celle-ci pour partager sa joie. —Alors, selon toute probabilité, _elle_ sera ici demain? Viéra fit signe que oui. —La dépêche n’indiquera plus que l’heure de l’arrivée à Vodopad? —Oui. A moins que quelque chose d’imprévu ne survienne au dernier moment. —Nous irons à la gare? —Oh! non, répondit Viéra d’un air effrayé. Il me serait impossible de la revoir ainsi pour la première fois dans un lieu public! —Mais ne sera-ce pas un peu... singulier de ne pas aller au-devant d’elle? Elle pourra croire à un manque d’empressement. —Non, elle sait bien qu’à présent je me ferais hacher en morceaux pour lui épargner le plus léger désenchantement. —Lui as-tu parlé de cela dans tes lettres? —Je n’en ai jamais eu le courage, mais elle me connaît, tu comprends. —Et elle, crois-tu qu’elle ne t’en veuille pas? Ses lettres ont été si rares, si froides! Viéra, au lieu de répondre, eut un geste découragé. —Lui avais-tu dit à elle-même quel souhait tu formas lorsqu’elle s’entêta à se marier malgré tes objurgations? —Hélas! oui, jeta Viéra d’une voix triste, je le lui ai dit, Madeleine. J’ai eu cette cruauté! Ah! quel orgueil m’a poussée? Misérable que j’étais! —Nos passions, que dis-je? nos sentiments les plus nobles nous entraînent ainsi parfois à des mouvements condamnables, dit M^{lle} Burdeau en prenant les mains de son amie dans les siennes et les pressant doucement. C’est une faiblesse inhérente aux créatures d’imperfection que nous sommes. Mais Dieu voit le fond de nos cœurs et nous juge avec clémence, il ne faut pas être plus sévère que Lui. Ne te désole pas, ma chérie. Depuis longtemps, tu es absoute, là-haut... —Eh! que m’importe? cria impétueusement la désolée. Elle se souvient, elle, et demain je la reverrai, anéantie, brisée, meurtrie par mes propres mains. —Tu exagères, amie, dit Madeleine. Une parole n’a pu faire tout cela... —Oui, vous, les Français, les esprits forts, vous êtes exempts de ces superstitions; mais nous y croyons encore, nous! Nous donnons une vie à nos souhaits, et ce n’est pas à la légère que nous les formulons. Alors, s’il arrive qu’ils se réalisent, les terribles ou propices désirs, nous ne pouvons renier la corrélation qui existe entre leur âme et la nôtre! —Ah! Russe, Russe! fit Madeleine Burdeau en secouant la tête. —Qu’est-ce que je vais lui dire, moi, demain? Chacune de mes consolations sera fausse, chacun de mes mots sera en contradiction avec mes principes, et elle le saura! —Tu laisseras parler ta tendresse, ma chérie, sans songer à des subtilités. Alors tout ira bien. —Et je serai humble, dit Viéra, oh! humble! Elle pourra m’accabler, me repousser, me battre, je n’aurai pas un geste de révolte! * * * * * Le lendemain, à l’heure bleue de la tombée du soir, parmi l’apaisement reconnaissant d’une nature saturée d’ivresses, les deux sœurs, qui ne s’étaient pas revues depuis six longs mois, se retrouvèrent en présence l’une de l’autre. Toutes deux, elles étaient pâles; toutes deux, elles semblaient succomber sous le poids du revoir. Viéra, cependant, tint longtemps son aînée embrassée; mais elle la sentit hostile et comme révulsée sous son étreinte. Elle lui prit la main. Sans brusquerie, mais fermement, Katia la dégagea aussitôt. Ceci se passait sous les yeux innocents de Tatiana. Elle était si contente, elle, la pauvre maman, d’avoir encore une fois ses enfants réunis autour d’elle, de retrouver son home, ses serviteurs, ses meubles familiers, son Vodopad, qu’elle en avait oublié toutes ses peines antérieures! Elle pressait tour à tour ses trois filles sur son cœur, souriait à M^{lle} Burdeau, donnait ses mains à baiser à Akim, à Mavra, caressait Bielka, se signait devant les dieux lares de la datcha, ses chères icônes, et embrassait d’un long regard les arbres du parc qui jamais ne lui avaient semblé si verts, le ciel qui lui paraissait n’avoir jamais été si pur, les choses parmi lesquelles elle avait vieilli et dont elle savait interpréter l’âme propice... —Chères, chères enfants, répétait tour à tour Tatiana. Ma bonne demoiselle Madeleine... No! Bielotschka, et comment va mon petit lièvre blanc?... toujours grasse comme une boïarine!... Tu as bonne mine, Iéfrossina... Sais-tu, Mavra, que tu as rajeuni?... Et toi, ma Sachinnka, (ici les doux yeux bleus se voilaient légèrement,) tu es contente de revoir ta maman, mon amour? Sacha se laissait caresser, elle avait, au premier coup d’œil reconnu Tatiana et semblait tout heureuse de son retour. Elle alla même jusqu’à baiser de son propre élan les joues de la maman ravie et à lui raconter quelques incidents embrouillés de ses visites à Evlampia. Quant à sa sœur aînée, que de mal on avait eu à faire la démente se refamiliariser avec elle! Lorsque, le matin, après la réception du télégramme, Viéra lui avait annoncé l’arrivée de leur mère et de Katia, elle avait vu, à l’expression des yeux d’Aleksandra, que ce dernier nom n’éveillait aucun souvenir en elle. Alors elle lui avait répété plusieurs fois: «C’est Katia qui revient; tu sais bien, Katia, notre sœur; Katia qui te taquinait parfois, mais que tu aimais pourtant...» Et elle lui rappela plusieurs faits de leur existence commune, capable de frapper la mémoire endormie. Alors, peu à peu, le visage indifférent d’abord, puis tendu sous l’effort auquel Sacha soumettait son cerveau embrumé pour dégager la pensée que voulait en arracher Viéra, se détendit, et l’enfant répéta enfin d’un air presque lucide: «Katia, ah! Katia... oui... oui!» Puis, le soir, de nouveau elle avait oublié, et il fallut que son aînée elle-même s’ingéniât par mille moyens à se faire reconnaître, pour obtenir de temps en temps, seulement, un regard qui ne fût pas quelconque. Ah! ce furent de tristes instants pour la pauvre Katia, que les premiers de son arrivée sous le toit de Vodopad! Viéra, qui d’un regard anxieux suivait toutes les expressions de son visage et de ses gestes, n’eut pas de peine à deviner quelles pensées s’agitaient dans le cœur de sa sœur. Elle devait se rappeler, l’ancienne insoucieuse, quels espoirs radieux, émanant de ses songes, avaient, si peu de temps auparavant, empli chaque chambre de la demeure où elle avait grandi, rayonné sur chaque objet, glissé sur chaque pli des tentures, voltigé comme des insectes aux ailes d’or sur chaque herbe du parc, sur chaque feuille, chaque grain de sable, chaque brindille de mousse; couru le long des murs et des solives comme d’amoureuses lianes; fait grimacer d’envie les mascarons penchés au-dessus des portes et des fenêtres!... Et maintenant ils marchaient clopin-clopant, les rusés! se faisaient tirer l’oreille pour sourire un instant, rampaient à terre, comme de paresseuses limaces, ou raillaient, torturaient l’infortunée qui les avait chéris! Que de changements de tous côtés, soit en elle, soit parmi les choses qui l’entouraient! Sacha, ainsi que M^{lle} Burdeau le dit un jour à Vadim, avait bien changé depuis le départ de sa sœur. Ses traits allaient chaque jour se durcissant; ses yeux, de mystérieux qu’ils étaient et de si lointains, prenaient par moments un regard de bestialité cruelle, sa bouche avait des plis grossiers, ses gestes perdaient toute leur grâce. La séduisante idole d’autrefois n’était plus qu’un bloc fruste, à peine animé par les entailles d’une hache barbare... Quant à Viéra... Ici, les pensées de Katia n’étaient que trop visibles; il ne fallait pas d’efforts d’imagination pour les interpréter! Toute son attitude, sur ce point, devint si évidente que la confiante maman elle-même finit par s’en apercevoir. Inquiet, son regard se posait alternativement sur ses deux filles et demandait avec tristesse: «Mais qu’est-ce donc que ceci?... Que se passe-t-il entre vous, mes aimées?...» Enfin, renonçant à deviner, elle crut bon, cependant, de faire diversion à cet état de choses, et, se tournant vers Katia, lui dit d’une voix tendre. —Va te reposer un instant dans ta chambre, ma chérie; le voyage a été bien long, et tu es encore si faible!... Tout ce mouvement autour de toi te fatigue... Va, enfant, tu retrouveras ta chambre de jeune fille telle qu’elle était lorsque tu habitais encore parmi nous; nous n’avons touché à rien, n’est-ce pas, Viérotschka? Viéra, incapable de prononcer un mot, tant sa gorge était serrée par l’émotion, fit signe de la tête que non. —Tu vois comme on t’aimait... comme on t’aime! reprit Tatiana en accompagnant sa fille aînée jusqu’au seuil de sa chambre. Chacun des objets dont tu faisais cas, chaque bout de ruban, chaque épingle, même, est restée à sa place... Cela ne te fait pas plaisir? —Mais si, mamacha, si, si! répondit enfin la jeune femme en souriant à la sollicitude de sa mère. —Allons, je te laisse. Moi aussi, j’ai besoin d’un peu de repos. Dans une heure, le souper, nous nous reverrons. A moins que tu ne veuilles qu’on te serve dans ta chambre? Non?... A tantôt, alors. Et M^{me} Erschoff, s’éloignant, démasqua Viéra, qui se tenait à l’écart, à demi-cachée par la tapisserie dont les pans, quand ils étaient rejoints, séparaient le salon de la chambre de Katia. Au moment où la jeune fille allait franchir le seuil de la pièce, Iékatérina se leva d’un mouvement prompt du sopha sur lequel elle s’était assise, s’élança vers la portière, détacha l’embrasse qui la retenait d’un côté et ramena les plis de l’étoffe entre elle et sa sœur, tout cela sans dire un mot, sans avoir l’air même d’apercevoir Viéra. Celle-ci bondit. —Katia! cria-t-elle d’une voix frémissante de colère et de douleur. Dans la pièce voisine, rien ne bougea. —Katia! répéta Viéra plus bas maintenant et sur un ton d’humble prière. Le même silence régna. Alors la jeune fille écarta lentement la barrière qui la séparait de sa sœur, dépassa d’un pas le seuil de la chambre et surgit, pâle et désolée, contre le fond sombre du rideau. —Eh bien? demanda froidement Katia. —Ah! Katia, ma Katia! fit Viéra suppliante, est-ce ainsi que nous devions nous revoir?... Ne sommes-nous donc plus sœurs? —Eh! qu’est-ce qui te passe par la tête, maintenant! répondit la jeune femme en haussant les épaules. Avec toi, rien que des sentimentalités! Des sentimentalités toujours! —J’ai mérité tes sarcasmes, dit Viéra noblement; mais ne connais-tu pas la sainte loi du pardon? —Oui, répondit Katia, c’est l’éternel refrain! On fait mal, on offense, on meurtrit, et puis l’on implore indulgence et pitié!... Cela est aisé. Mais celui dont le cœur saigne, celui dont l’âme est mortellement froissée, quel remède lui apporte-t-on, à celui-là?... La douceur du pardon... Maigre compensation! —La plus noble qui soit, interrompit Viéra. Pardon! oubli! Si l’homme n’avait pas reçu ces dons sacrés, la vie ne serait qu’une longue cruauté! —Eh! elle n’est que cela! fit la femme de Serguié amèrement. —Ne parle pas ainsi, sœur; tu n’en as pas le droit! prononça la jeune fille douce et ferme. Tu aimes, tu es aimée; tu as accompli ton rêve de tendresse; tout l’avenir est à toi, et tu maudirais la vie? —Mais quel avenir? fit Katia avec un geste d’infini découragement. La guerre menace d’être longue. Qui sait si jamais Serguié me sera rendu? Quant à l’espoir vivant dont ma chair a tressailli pendant quatre mois, anéanti, celui-là, et à jamais! —Il peut renaître, répliqua Viéra d’une voix tremblante. —Me désolerais-je tant s’il me restait quelque espoir à ce sujet? Mais non! Les médecins m’ont dit... Enfin, sois contente, cria la jeune femme en jetant sur sa sœur un sombre regard. Ton rêve cruel est accompli: je n’aurai pas d’enfants!... A ces mots, Viéra tressaillit. Une joie intense, venue non pas des sources grossières de l’instinct, mais du trésor le plus pur de son âme, vint illuminer son front à travers sa douleur. «Pas d’enfants!...» Mais alors, de la graine de son sacrifice, germait une moisson triomphante! De la sainte loi d’amour et de pitié qui lui avait fait jeter les yeux au delà du présent, l’apothéose dès maintenant rayonnait!... «Pas d’enfants!...» Finis, les regrets! Apaisées, les révoltes de son cœur!... Un élan de gratitude infinie vers le sort et de foi ardente dans la légitimité de son œuvre fit vibrer les fibres les plus profondes de son être et illumina son visage si désolé tout à l’heure... Heureusement, Katia ne vit pas ce mouvement, bien vite réprimé; toute à sa colère, elle continuait âprement: —Ah! l’heureuse prophétesse! Elle n’a qu’à frapper le sol du bâton de son désir, et aussitôt le bois mort se couvre de fleurs! —Katia! —Eh bien! qu’as-tu à protester? Tu as maudit mon mariage; le sort s’est empressé de ratifier ton vœu. Il ne te reste plus qu’à savourer ta joie... —Écoute, dit Viéra en se rapprochant de sa sœur d’un geste à la fois calme et résolu, même pour te consoler, même pour obtenir de toi mon pardon, je n’ai pas le droit de renier le principe dont ma conscience, avec toute sa lucidité et toute sa foi, s’est fait le but suprême. Oui, j’ai désiré l’extinction de notre race; oui, j’ai fait le souhait que tu n’aies pas d’enfant; et ce même souhait habite encore mon cœur à l’instant où je te parle!... Je ne me disculpe plus; hais-moi si tu veux, maudis-moi, renie-moi, mais auparavant, regarde! Et, appuyant sa main sur le bras de son aînée, Viéra, malgré la résistance hostile de celle-ci, l’entraîna vers la fenêtre, sur les vitres de laquelle, durant la dernière phrase de Katia, ses yeux à elle étaient restés rivés. Lorsqu’elles furent arrivées assez près pour distinguer nettement ce que la jeune fille avait entrevu quelques secondes auparavant, celle-ci désigna du doigt la portion du jardin sur laquelle elle avait voulu attirer l’attention de sa sœur. —Regarde! Katia, domptée par la voix impérative de sa cadette, fit suivre à ses yeux la direction que leur imposait le geste de Viéra, et voici ce qu’ils virent: Vêtue comme elle l’était invariablement depuis le jour où sa folie s’était catégoriquement révélée aux siens, du costume des paysannes ruthènes, Sacha, marchant très vite, arpentait en tous sens une large plate-bande préparée pour recevoir des semis. Sans doute, se racontait-elle à elle-même une histoire bien joyeuse, car les deux sœurs la voyaient rire, hocher la tête, faire de grands gestes avec les bras, rejeter son buste en arrière ou se pencher très fort comme pour mieux déployer son exhubérante hilarité... Tout à coup, mue par un dernier spasme de gaieté plus démonstratif encore que les autres, la folle se laissa tomber à terre; resta pendant quelques instants étendue de tout son long au milieu de la plate-bande; tressaillit deux ou trois fois encore de frissons violents; puis elle se remit debout dans le désordre occasionné par sa chute, sa couronne glissée tout de guingois sur le côté de sa tête, les rubans de ses tresses dénoués et froissés, deux larges plaques de terreau noir sur son tablier à fleurs, à la hauteur des genoux. «Seigneur!» laissa échapper Katia dans un souffle... Pâle de saisissement et d’horreur, la jeune femme, depuis le commencement de cette scène, était restée à côté de sa sœur, la main retenue dans la main de celle-ci, sans qu’elle songeât à l’en dégager, les yeux rivés sur le point du jardin où elle voyait, pour la première fois, s’affirmer d’une façon si précise la démence d’Aleksandra. —Oh!... —Regarde, regarde encore, fit Viéra impérieuse! Sacha ne riait plus. A sa gaieté débordante avaient succédé une complète immobilité, d’abord, puis une colère qui grandissait de seconde en seconde,—ceci Viéra et Katia en jugèrent par la véhémence de ses gestes.—De ses poings fermés et brandis, elle menaçait maintenant un ennemi invisible... Elle le poursuivait à travers la plate-bande, se baissait de temps à autre pour ramasser une motte de terre et la jeter après le fantôme évoqué par sa folie; trépignait de colère, lançait des injures dont les échos—passant à travers la fenêtre—arrivaient jusqu’aux oreilles des deux sœurs bouleversées. Enfin, de ce terrible jeu aussi, la démente se lassa. Brusquement, sans transition aucune, elle s’arrêta, demeura quelques secondes immobile, puis, par trois fois différentes cracha à terre, comme elle l’avait vu faire aux moujicks, et, d’un mouvement grossier, rajusta ses vêtements. Katia, desolée, pleurait. —Mais regarde, regarde encore, dit Viéra; ce n’est pas tout. Je connais ses crises, moi; toujours, à présent, trois accès régulièrement se suivent: la gaieté, d’abord, puis la colère, puis l’épouvante! —Ah! je n’en puis plus, fit Katia d’une voix brisée! Laisse... je ne veux plus la voir! Pauvre Sacha, pauvre, pauvre!... Mais, malgré elle, ses yeux cherchèrent de nouveau l’endroit où la folle, depuis quelques instants, avait recommencé ses gestes. Toujours la même scène, murmura Viéra comme en se parlant à elle-même: la catastrophe du silo... C’est l’émotion de ce revoir! Le corps rejeté en arrière, la tête détournée du spectacle sanglant que sa démence renouvelait à ses yeux; les bras étendus et crispés dans le vide, Sacha semblait la statue vivante de la terreur... —Mais va, Viéra, va la calmer, sanglota Katia; moi, je ne saurais... non, je n’oserais!... Viéra fit signe que c’était inutile... —Personne ne peut la toucher dans un moment pareil. Aux débuts, maman ou moi, nous parvenions à la calmer; mais maintenant elle devient furieuse à blesser quelqu’un, si on l’approche; il faut laisser la crise se passer d’elle-même... —Tu parles de maman; nous n’avions pas songé à elle, la malheureuse! Et si elle entendait... Oh! écoute!... C’est trop affreux! Katia, cramponnée au bras de sa sœur, était si pâle que Viéra eut peur de la voir défaillir. —Viens t’asseoir, dit-elle doucement... Et elle l’entraîna vers le sopha. —Mais maman... fit encore Katia, sans avoir la force de finir sa phrase... —Elle n’a pu entendre; sa chambre est trop loin de l’endroit où Sacha se trouve. Quant aux autres, ils savent que mieux vaut ne pas se montrer; ils épient de loin, comme nous... —Et cela arrive souvent, ces... ces choses? —Cela dépend de l’excitation de ses nerfs; aujourd’hui, c’est l’agitation causée par votre arrivée... —Ah! c’est affreux, affreux! gémit Katia... Puis un long silence se fit entre les deux sœurs. La tête enfouie dans ses mains, Katia continuait à pleurer doucement... Viéra s’assit auprès d’elle, mais sans chercher à la distraire; sans doute ces larmes apaiseraient-elles le cœur si bouleversé d’émotions diverses que la jeune femme subissait depuis son retour à Vodopad... Ce ne fut que lorsqu’elle vit sa sœur s’essuyer une dernière fois les yeux et rester immobile, le regard perdu sur ses pensées, le buste appuyé contre le dossier du sopha, les deux bras affalés tout le long d’elle d’un geste las, que la jeune fille se décida enfin à lui poser la question qui, depuis la scène de tout à l’heure, brûlait ses lèvres impatientes. Touchant légèrement Katia du doigt, elle demanda tout bas: —Eh! bien?... La jeune femme resta quelques instants sans répondre, puis, se tournant à demi vers sa sœur, elle leva sur celle-ci un regard encore rempli de la vision tragique, et dit lentement: —Je ne puis plus t’en vouloir! Lorsque, une demi-heure plus tard, Tatiana Vassilievna écarta à son tour les pans de la tapisserie qui séparait le salon de la chambre de Katia, ses yeux rencontrèrent un spectacle qui ravit de joie son cœur maternel. Assises sur le sopha à côté l’une de l’autre, ses deux filles enlacées formaient un groupe étroit. Viéra tenait une des mains de sa sœur dans les siennes, et la jeune femme, brisée par la fatigue et l’émotion, dormait, la tête doucement posée sur l’épaule droite de sa cadette... —Béni soit Dieu! murmura la maman en embrassant longuement des yeux les enfants de sa tendresse! Puis, sans attirer l’attention de Viéra qui, toute à sa nouvelle joie, ne s’était pas aperçue de sa présence, elle sépara de nouveau les deux côtés de la portière, et sortit sans bruit de la chambre en souriant à ses pensées... _Mars-Août 1905._ [Illustration] Tableau des différents termes russes employés dans ce livre: _Datcha._ Sorte de villa bâtie le plus souvent là où se trouvent des forêts. _Verste._ Environ un kilomètre. _Déciatine._ Environ un hectare. _Isba._ Chaumière, cabane. _Khata._ Chaumière, cabane (en petit russien). _Britschka._ Voiture rustique. _Cum eximia laude._ Expression latine employée par les étudiants russes et qui signifie ou plutôt qui équivaut à l’expression française: avec la plus grande distinction. _Sierniki._ Petits pâtés au fromage. _Bliné._ Crêpes. _Pirogui._ Petits pâtés. _Niania._ Bonne d’enfant. _Borschtch._ Potage aux betteraves ou aux choux. _Roussalki._ Ondines, nymphes des eaux. _Lavra._ Couvent de moines à Kieff (Laure). _Kalatch._ Pain blanc qui a cette forme: _Otchipok._ Coiffure petite russienne. _Evguénï Onéguine._ Héros d’un roman en vers de Pouschkine. _Tatiana Larina._ Héroïne du même roman. _Milaïa._ Douce, aimable. _Grivienick._ Pièce de 10 kopecks (27 centimes) _Safian._ Cuir souple jaune ou rouge. _Baba._ Femme, femme mariée. _Babouchka._ Grand’mère. _Tserkoff._ Église russe. _Prizba._ Banc de pierre scellé devant les isbas. _Vodka._ Eau-de-vie. _Kozak._ Cosaque, danse ainsi nommée. _Trépak._ Danse russe et petite russienne. _Rojdiestvo._ Noël. _Dosvidanié._ Au revoir. _Dvorianine._ Noble. _Moujik._ Paysan. Les détails concernant la guerre sont tirés en partie de _Der russisch-japanische krieg_ par Heinrich Lange. _Achevé d’imprimer_ le quatre février mil neuf cent sept PAR ALPHONSE LEMERRE 6, RUE DES BERGERS, 6 _A PARIS_ End of the Project Gutenberg EBook of Au delà du présent, by Léonia Sienicka *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK AU DEL DU PRÉSENT *** ***** This file should be named 51237-0.txt or 51237-0.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/5/1/2/3/51237/ Produced by Giovanni Fini, Clarity and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive/American Libraries.) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. 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