The Project Gutenberg EBook of Le grand Meaulnes, by Alain-Fournier Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the copyright laws for your country before downloading or redistributing this or any other Project Gutenberg eBook. This header should be the first thing seen when viewing this Project Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the header without written permission. Please read the "legal small print," and other information about the eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is important information about your specific rights and restrictions in how the file may be used. You can also find out about how to make a donation to Project Gutenberg, and how to get involved. **Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts** **eBooks Readable By Both Humans and By Computers, Since 1971** *****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!***** Title: Le grand Meaulnes Author: Alain-Fournier Release Date: May, 2004 [EBook #5781] [Yes, we are more than one year ahead of schedule] [This file was first posted on July 21, 2003] Edition: 10 Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GRAND MEAULNES *** Produced by Walter Debeuf Le Grand Meaulnes By Alain-Fournier. LE GRAND MEAULNES Preface. Henri-Alban Fournier (Alain-Fournier est un demi-pseudonyme) est ne le 3 octobre 1886, a La Chapelle-d'Angillon (Cher). Apres une enfance passee en Sologne et dans le Bas-Berry, ou ses parents sont instituteurs, il commence ses etudes secondaires a Paris, puis va preparer a Brest le concours d'entree a l'Ecole Navale, a quoi il renonce bientot, ayant compris qu'il ne pourrait jamais vivre loin de ces campagnes de son enfance qu'il a passionnement aimees. Il revient faire sa philosophie a Bourges. Puis, ayant choisi la carriere de l'enseignement des Lettres, il poursuit ses etudes au Lycee Lakanal, a Sceaux, ou il se lie de profonde amitie avec Jacques Riviere (qui epousera en 1909 se jeune soeur Isabelle). Tous deux se lancent a la recherche de la verite et de la beaute dans tous les arts: peinture, musique et surtout litterature, ou ils seront les premiers a decouvrir, parmi les jeunes ecrivains-- alors incompris et moques--ceux qui deviendront les grands noms de notre epoque: Claudel, Peguy, Valery, etc. En juin 1905, Henri avait rencontre celle qui, sous le nom d'Yvonne de Galais sera l'heroine du Grand Meaulnes. Breve rencontre, unique conversation le long des quais de la Seine, d'ou est ne en lui, cependant, ce qui sera le grand amour de sa vie. Il ne retrouvera qu'en 1913, apres huit ans de recherches et de souffrances, pour une deuxieme courte rencontre, "La Belle Jeune Fille", alors mariee et mere de deux enfants. Ses etudes ayant ete interrompues en 1907 par les deux ans de son service militaire, il ne les avait pas reprises. Il avait tenu alors quelque temps un Courrier litteraire, publie divers poemes, essais, contes (reunis plus tard sous le titre Miracles), cependant que s'elaborait lentement l'oeuvre qui l'a rendu celebre. Et c'est quelques mois apres la deuxieme rencontre--la derniere--que parut Le Grand Meaulnes commence presque au lendemain de la premiere, patiemment bati, remanie, transforme au long de ces huit annees, et qui est l'histoire, a peine transposee, de tout ce qu'il avait vecu jusqu'alors, et du grand douloureux amour qui a domine sa vie. Un an plus tard, il etait tue aux Eparges, le 22 septembre 1914. Sa soeur Isabelle, a qui est dedie le roman, apres la mort de son mari, Jacques Riviere, en 1925, publia l'abondante Correspondance des deux amis; ensuite les Lettres au Petit B. (Rene Bichet, un gentil camarade de Lakanal) et les Lettres d'Alain-Fournier a sa Famille, puis des souvenirs sur son frere: Images d'Alain-Fournier, etc. A ma soeur Isabelle. PREMIERE PARTIE CHAPITRE PREMIER Le Pensionnaire. Il arriva chez nous un dimanche de novembre 189... Je continue a dire "chez nous", bien que la maison ne nous appartienne plus. Nous avons quitte le pays depuis bientot quinze ans et nous n'y reviendrons certainement jamais. Nous habitions les batiments du Cour Superieur de Sainte-Agathe. Mon pere, que j'appelais M. Seurel, comme les autres eleves, y dirigeait a la fois le Cours superieur, ou l'on preparait le brevet d'instituteur, et le Cours moyen. Ma mere faisait la petite classe. Une longue maison rouge, avec cinq portes vitrees, sous des vignes vierges, a l'extremite du bourg; une cour immense avec preaux et buanderie, qui ouvrait en avant sur le village par un grand portail; sur le cote nord, la route ou donnait une petite grille et qui menait vers La Gare, a trois kilometres; au sud et par derriere, des champs, des jardins et des pres qui rejoignaient les faubourgs... tel est le plan sommaire de cette demeure ou s'ecoulerent les jours les plus tourmentes et les plus chers de ma vie--demeure d'ou partirent et ou revinrent se briser, comme des vagues sur un rocher desert, nos aventures. Le hasard des "changements", une decision d'inspecteur ou de prefet nous avaient conduits la. Vers la fin des vacances, il y a bien longtemps, une voiture de paysan, qui precedait notre menage, nous avait deposes, ma mere et moi, devant la petite grille rouillee. Des gamins qui volaient des peches dans le jardin s'etaient enfuis silencieusement par les trous de la haie... Ma mere, que nous appelions Millie, et qui etait bien la menagere la plus methodique que j'aie jamais connue, etait entree aussitot dans les pieces remplies de paille poussiereuse, et tout de suite elle avait constate avec desespoir, comma a chaque "deplacement", que nos meubles ne tiendraient jamais dans une maison si mal construite... Elle etait sortie pour me confier sa detresse. Tout en me parlant, elle avait essuye doucement avec son mouchoir ma figure d'enfant noircie par le voyage. Puis elle etait rentree faire le compte de toutes les ouvertures qu'il allait falloir condamner pour rendre le logement habitable... Quant a moi, coiffe d'un grand chapeau de paille a rubans, j'etais reste la, sur le gravier de cette cour etrangere, a attendre, a fureter petitement autour du puits et sous le hangar. C'est ainsi, du moins, que j'imagine aujourd'hui notre arrivee. Car aussitot que je veux retrouver le lointain souvenir de cette premiere soiree d'attente dans notre cour de Sainte-Agathe, deja ce sont d'autres attentes que je me rappelle; deja, les deux mains appuyees aux barreaux du portail, je me vois epiant avec anxiete quelqu'un qui va descendre la grand'rue. Et si j'essaie d'imaginer la premiere nuit que je dus passer dans ma mansarde, au milieu des greniers du premier etage, deja ce sont d'autres nuits que je me rappelle; je ne suis plus seul dans cette chambre; une grande ombre inquiete et amie passe le long des murs et se promene. Tout ce paysage paisible--l'ecole, le champ du pere Martin, avec ses trois noyers, le jardin des quatre heures envahi chaque jour par des femmes en visite--est a jamais, dans ma memoire, agite, transforme par la presence de celui qui bouleversa toute notre adolescence et dont la fuite meme ne nous a pas laisse de repos. Nous etions pourtant depuis dix ans dans ce pays lorsque Meaulnes arriva. J'avais quinze ans. C'etait un froid dimanche de novembre, le premier jour d'automne qui fit songer a l'hiver. Toute la journee, Millie avait attendu une voiture de La Gare qui devait lui apporter un chapeau pour la mauvaise saison. Le matin, elle avait manque la messe; et jusqu'au sermon, assis dans le choeur avec les autres enfants, j'avais regarde anxieusement du cote des cloches, pour la voir entrer avec son chapeau neuf. Apres midi, je dus partir seul a vepres. "D'ailleurs, me dit-elle, pour me consoler, en brossant de sa main mon costume d'enfant, meme s'il etait arrive, ce chapeau, il aurait bien fallu sans doute, que je passe mon dimanche a le refaire". Souvent nos dimanches d'hiver se passaient ainsi. Des le matin, mon pere s'en allait au loin, sur le bord de quelque etang couvert de brume, pecher le brochet dans une barque; et ma mere, retiree jusqu'a la nuit dans sa chambre obscure, rafistolait d'humbles toilettes. Elle s'enfermait ainsi de crainte qu'une dame de ses amies, aussi pauvre qu'elle mais aussi fiere, vint la surprendre. Et moi, les vepres finies, j'attendais, en lisant dans la froide salle a manger, qu'elle ouvrit la porte pour me montrer comment ca lui allait. Ce dimanche-la, quelque animation devant l'eglise me retint dehors apres vepres. Un bapteme, sous le porche, avait attroupe des gamins. Sur la place, plusieurs hommes du bourg avaient revetu leurs vareuses de pompiers; et, les faisceaux formes, transis et battant la semelle, ils ecoutaient Boujardon, le brigadier, s'embrouiller dans la theorie... Le carillon du bapteme s'arreta soudain, comme une sonnerie de fete qui se serait trompee de jour et d'endroit; Boujardon et ses hommes, l'arme en bandouliere emmenerent la pompe au petit trot; et je les vis disparaitre au premier tournant, suivis de quatre gamins silencieux, ecrasant de leurs grosses semelles les brindilles de la route givree ou je n'osais pas les suivre. Dans le bourg, il n'y eut plus alors de vivant que le cafe Daniel, ou j'entendais sourdement monter puis s'apaiser les discussions des buveurs. Et, frolant le mur bas de la grande cour qui isolait notre maison du village, j'arrivai un peu anxieux de mon retard, a la petite grille. Elle etait entr'ouverte et je vis aussitot qu'il se passait quelque chose d'insolite. En effet, a la porte de la salle a manger--la plus rapprochee des cinq portes vitrees qui donnaient sur la cour--une femme aux cheveux gris, penchee, cherchait a voir au travers des rideaux. Elle etait petite, coiffee d'une capote de velours noir a l'ancienne mode. Elle avait un visage maigre et fin, mais ravage par l'inquietude; et je ne sais quelle apprehension, a sa vue, m'arreta sur la premiere marche, devant la grille. "Ou est-il passe? mon Dieu! disait-elle a mi-voix. Il etait avec moi tout a l'heure. Il a deja fait le tour de la maison. Il s'est peut-etre sauve..." Et, entre chaque phrase, elle frappait au carreau trois petits coups a peine perceptibles. Personne ne venait ouvrir a la visiteuse inconnue. Millie, sans doute, avait recu le chapeau de La Gare, et sans rien entendre, au fond de la chambre rouge, devant un lit seme de vieux rubans et de plumes defrisees, elle cousait, decousait, rebatissait sa mediocre coiffure... En effet, lorsque j'eus penetre dans la salle a manger, immediatement suivi de la visiteuse, ma mere apparut tenant a deux mains sur la tete des fils de laiton, des rubans et des plumes, qui n'etaient pas encore parfaitement equilibres... Elle me sourit, de ses yeux bleus fatigues d'avoir travaille a la chute du jour, et s'ecria: "Regarde! Je t'attendais pour te montrer..." Mais, apercevant cette femme assise dans le grand fauteuil, au fond de la salle, elle s'arreta, deconcertee. Bien vite, elle enleva sa coiffure, et, durant toute la scene qui suivit, elle la tint contre sa poitrine, renversee comme un nid dans son bras droit replie. La femme a la capote, qui gardait, entre ses genoux, un parapluie et un sac de cuir, avait commence de s'expliquer, en balancant legerement la tete et en faisant claquer sa langue comme une femme en visite. Elle avait repris tout son aplomb. Elle eut meme, des qu'elle parla de son fils, un air superieur et mysterieux qui nous intrigua. Ils etaient venus tous les deux, en voiture, de La Ferte-d'Angillon, a quatorze kilometres de Sainte-Agathe. Veuve--et fort riche, a ce qu'elle nous fit comprendre--elle avait perdu le cadet de ses deux enfants, Antoine, qui etait mort un soir au retour de l'ecole, pour s'etre baigne avec son frere dans un etang malsain. Elle avait decide de mettre l'aine, Augustin, en pension chez nous pour qu'il put suivre le Cours Superieur. Et aussitot elle fit l'eloge de ce pensionnaire qu'elle nous amenait. Je ne reconnaissais plus la femme aux cheveux gris, que j'avais vue courbee devant la porte, une minute auparavant, avec cet air suppliant et hagard de poule qui aurait perdu l'oiseau sauvage de sa couvee. Ce qu'elle contait de son fils avec admiration etait fort surprenant: il aimait a lui faire plaisir, et parfois il suivait le bord de la riviere, jambes nues, pendant des kilometres, pour lui rapporter des oeufs de poules d'eau, de canards sauvages, perdus dans les ajoncs... Il tendait aussi des nasses... L'autre nuit, il avait decouvert dans le bois une faisane prise au collet... Moi qui n'osais plus rentrer a la maison quand j'avais un accroc a ma blouse, je regardais Millie avec etonnement. Mais ma mere n'ecoutait plus. Elle fit meme signe a la dame de se taire; et, deposant avec precaution son "nid" sur la table, elle se leva silencieusement comme pour aller surprendre quelqu'un... Au-dessus de nous, en effet, dans un reduit ou s'entassaient les pieces d'artifice noircies du dernier Quatorze Juillet, un pas inconnu, assure, allait et venait, ebranlant le plafond, traversait les immenses greniers tenebreux du premier etage, et se perdait enfin vers les chambres d'adjoints abandonnees ou l'on mettait secher le tilleul et murir les pommes. "Deja, tout a l'heure, j'avais entendu ce bruit dans les chambres du bas, dit Millie a mi-voix, et je croyais que c'etait toi, Francois, qui etais rentre..." Personne ne repondit. Nous etions debout tous les trois, le coeur battant, lorsque la porte des greniers qui donnait sur l'escalier de la cuisine s'ouvrit; quelqu'un descendit les marches, traversa la cuisine, et se presenta dans l'entree obscure de la salle a manger. "C'est toi, Augustin?" dit la dame. C'etait un grand garcon de dix-sept ans environ. Je ne vis d'abord de lui, dans la nuit tombante, que son chapeau de feutre paysan coiffe en arriere et sa blouse noire sanglee d'une ceinture comme en portent les ecoliers. Je pus distinguer aussi qu'il souriait... Il m'apercut, et, avant que personne eut pu lui demander aucune explication: "Viens-tu dans la cour?" dit-il. J'hesitai une seconde. Puis, comme Millie ne me retenait pas, je pris ma casquette et j'allai vers lui. Nous sortimes par la porte de la cuisine et nous allames au preau, que l'obscurite envahissait deja. A la lueur de la fin du jour, je regardais, en marchant, sa face anguleuse au nez droit, a la levre duvetee. "Tiens, dit-il, j'ai trouve ca dans ton grenier. Tu n'y avais donc jamais regarde?" Il tenait a la main une petite roue en bois noirci; un cordon de fusees dechiquetees courait tout autour; c'avait du etre le soleil ou la lune au feu d'artifice du Quatorze Juillet. "Il y en a deux qui ne sont pas parties: nous allons toujours les allumer", dit-il d'un ton tranquille et de l'air de quelqu'un qui espere bien trouver mieux par la suite. Il jeta son chapeau par terre et je vis qu'il avait les cheveux completement ras comme un paysan. Il me montra les deux fusees avec leurs bouts de meche en papier que la flamme avait coupes, noircis, puis abandonnes. Il planta dans le sable le moyeu de la roue, tira de sa poche--a mon grand etonnement, car cela nous etait formellement interdit--une boite d'allumettes. Se baissant avec precaution, il mit le feu a la meche. Puis, me prenant par la main, il m'entraina vivement en arriere. Un instant apres, ma mere qui sortait sur le pas de la porte, avec la mere de Meaulnes, apres avoir debattu et fixe le prix de pension, vit jaillir sous le preau, avec un bruit de soufflet, deux gerbes d'etoiles rouges et blanches; et elle put m'apercevoir, l'espace d'une seconde, dresse dans la lueur magique, tenant par la main le grand gars nouveau venu et ne bronchant pas... Cette fois encore, elle n'osa rien dire. Et le soir, au diner, il y eut, a la table de famille, un compagnon silencieux, qui mangeait, la tete basse, sans se soucier de nos trois regards fixes sur lui. CHAPITRE II Apres quatre heures. Je n'avais guere ete, jusqu'alors, courir dans les rues avec les gamins du bourg. Une coxalgie, dont j'ai souffert jusque vers cette annee 189... m'avait rendu craintif et malheureux. Je me vois encore poursuivant les ecoliers alertes dans les ruelles qui entouraient la maison, en sautillant miserablement sur une jambe... Aussi ne me laissait-on guere sortir. Et je me rappelle que Millie, qui etait tres fiere de moi, me ramena plus d'une fois a la maison, avec force taloches, pour m'avoir ainsi rencontre, sautant a cloche-pied, avec les garnements du village. L'arrivee d'Augustin Meaulnes, qui coincida avec ma guerison, fut le commencement d'une vie nouvelle. Avant sa venue, lorsque le cours etait fini, a quatre heures, une longue soiree de solitude commencait pour moi. Mon pere transportait le feu du poele de la classe dans la cheminee de notre salle a manger; et peu a peu les derniers gamins attardes abandonnaient l'ecole refroidie ou roulaient des tourbillons de fumee. Il y avait encore quelques jeux, des galopades dans la cour; puis la nuit venait; les deux eleves qui avaient balaye la classe cherchaient sous le hangar leurs capuchons et leurs pelerines, et ils partaient bien vite, leur panier au bras, en laissant le grand portail ouvert... Alors, tant qu'il y avait une lueur de jour, je restais au fond de la mairie, enferme dans le cabinet des archives plein de mouches mortes, d'affiches battant au vent, et je lisais assis sur une vieille bascule, aupres d'une fenetre qui donnait sur le jardin. Lorsqu'il faisait noir, que les chiens de la ferme voisine commencaient a hurler et que le carreau de notre petite cuisine s'illuminait, je rentrais enfin. Ma mere avait commence de preparer le repas. Je montais trois marches de l'escalier du grenier; je m'asseyais sans rien dire et, la tete appuyee aux barreaux froids de la rampe, je la regardais allumer son feu dans l'etroite cuisine ou vacillait la flamme d'une bougie. Mais quelqu'un est venu qui m'a enleve a tous ces plaisirs d'enfant paisible. Quelqu'un a souffle la bougie qui eclairait pour moi le doux visage maternel penche sur le repas du soir. Quelqu'un a eteint la lampe autour de laquelle nous etions une famille heureuse, a la nuit, lorsque mon pere avait accroche les volets de bois aux portes vitrees. Et celui- la, ce fut Augustin Meaulnes, que les autres eleves appelerent bientot le grand Meaulnes. Des qu'il fut pensionnaire chez nous, c'est-a-dire des les premiers jours de decembre, l'ecole cessa d'etre desertee le soir, apres quatre heures. Malgre le froid de la porte battante, les cris des balayeurs et leurs seaux d'eau, il y avait toujours, apres le cours, dans la classe, une vingtaine de grands eleves, tant de la campagne que du bourg, serres autour de Meaulnes. Et c'etaient de longues discussions, des disputes interminables, au milieu desquelles je me glissais avec inquietude et plaisir. Meaulnes ne disait rien; mais c'etait pour lui qu'a chaque instant l'un des plus bavards s'avancait au milieu du groupe, et, prenant a temoin tour a tour chacun de ses compagnons, qui l'approuvaient bruyamment, racontait quelque longue histoire de maraude, que tous les autres suivaient, le bec ouvert, en riant silencieusement. Assis sur un pupitre, en balancant les jambes, Meaulnes reflechissait. Aux bons moments, il riait aussi, mais doucement, comme s'il eut reserve ses eclats de rire pour quelque meilleure histoire, connue de lui seul. Puis, a la nuit tombante, lorsque la lueur des carreaux de la classe n'eclairait plus le groupe confus de jeunes gens, Meaulnes se levait soudain et, traversant le cercle presse: "Allons, en route!" criait-il. Alors tous le suivaient et l'on entendait leurs cris jusqu'a la nuit noire, dans le haut du bourg... Il m'arrivait maintenant de les accompagner. Avec Meaulnes, j'allais a la porte des ecuries des faubourgs, a l'heure ou l'on trait les vaches... Nous entrions dans les boutiques, et, du fond de l'obscurite, entre deux craquements de son metier, le tisserand disait: "Voila les etudiants!" Generalement, a l'heur du diner, nous nous trouvions tout pres du Cours, chez Desnoues, le charron, qui etait aussi marechal. Sa boutique etait une ancienne auberge, avec de grandes portes a deux battants qu'on laissait ouvertes. De la rue on entendait grincer le soufflet de la forge et l'on apercevait a la lueur du brasier, dans ce lieu obscur et tintant, parfois des gens de campagne qui avaient arrete leur voiture pour causer un instant, parfois un ecolier comme nous, adosse a une porte, qui regardait sans rien dire. Et c'est la que tout commenca, environ huit jours avant Noel. CHAPITRE III "Je frequentais la boutique d'un vannier". La pluie etait tombee tout le jour, pour ne cesser qu'au soir. La journee avait ete mortellement ennuyeuse. Aux recreations, personne ne sortait. Et l'on entendait mon pere, M. Seurel, crier a chaque minute, dans la classe: "Ne sabotez donc pas comme ca, les gamins!" Apres la derniere recreation de la journee, ou, comme nous disions, apres le dernier "quart d'heure", M. Seurel, qui depuis un instant marchait le long en large pensivement, s'arreta, frappa un grand coup de regle sur la table, pour faire cesser le bourdonnement confus des fins de classe ou l'on s'ennuie, et, dans le silence attentif, demanda: "Qui est-ce qui ira demain en voiture a La Gare avec Francois, pour chercher M. et Mme Charpentier?" C'etaient mes grands-parents: grand-pere Charpentier, l'homme au grand burnous de laine grise, le vieux garde forestier en retraite, avec son bonnet de poil de lapin qu'il appelait son kepi... Les petits gamins le connaissaient bien. Les matins, pour se debarbouiller, il tirait un seau d'eau, dans lequel il barbotait, a la facon des vieux soldats en se frottant vaguement la barbiche. Un cercle d'enfants, les mains derriere le dos, l'observaient avec une curiosite respectueuse... Et ils connaissaient aussi grand'mere Charpentier, la petite paysanne, avec sa capote tricotee, parce que Millie l'amenait, au moins une fois, dans la classe des plus petits. Tous les ans, nous allions les chercher, quelques jours avant Noel, a la Gare, au train de 4 h 2. Ils avaient, pour nous voir, traverse tout le departement, charges de ballots de chataignes et de victuailles pour Noel enveloppees dans des serviettes. Des qu'ils avaient passe, tous les deux, emmitoufles, souriants et un peu interdits, le seuil de la maison, nous fermions sur eux toutes les portes, et c'etait une grande semaine de plaisir qui commencait... Il fallait, pour conduire avec moi la voiture qui devait les ramener, il fallait quelqu'un de serieux qui ne nous versat pas dans un fosse, et d'assez debonnaire aussi, car le grand-pere Charpentier jurait facilement et la grand-mere etait un peu bavarde. A la question de M. Seurel, une dizaine de voix repondirent, criant ensemble: "Le grand Meaulnes! le grand Meaulnes!" Mais M. Seurel fit semblant de ne pas entendre. Alors ils crierent: "Fromentin!" D'autres: "Jasmin Delouche!" Le plus jeune des Roy, qui allait aux champs monte sur sa truie au triple galop, criait: "Moi! Moi!" d'une voix percante. Dutremblay et Moucheboeuf se contentaient de lever timidement la main. J'aurais voulu que ce fut Meaulnes. Ce petit voyage en voiture a ane serait devenu un evenement plus important. Il le desirait aussi, mais il affectait de se taire dedaigneusement. Tous les grands eleves s'etaient assis comme lui sur la table, a revers, les pieds sur le banc, ainsi que nous faisions dans les moments de grand repit et de rejouissance. Coffin, sa blouse relevee et roulee autour de la ceinture, embrassait la colonne de fer qui soutenait la poutre de la classe et commencait de grimper en signe d'allegresse. Mais M. Seurel refroidit tout le monde en disant: "Allons! Ce sera Moucheboeuf". Et chacun regagna sa place en silence. A quatre heures, dans la grande cour glacee, ravinee par la pluie, je me trouvai seul avec Meaulnes. Tous deux, sans rien dire, nous regardions le bourg luisant que sechait la bourrasque. Bientot, le petit Coffin, en capuchon, un morceau de pain a la main, sortit de chez lui et, rasant les murs, se presenta en sifflant a la porte du charron. Meaulnes ouvrit le portail, le hela et, tous les trois, un instant apres, nous etions installes au fond de la boutique rouge et chaude, brusquement traversee par de glacials coups de vent: Coffin et moi, assis aupres de la forge, nos pieds boueux dans les copeaux blancs; Meaulnes, les mains aux poches, silencieux, adosse au battant de la porte d'entree. De temps a autre, dans la rue, passait une dame de village, la tete baissee a cause du vent, qui revenait de chez le boucher, et nous levions le nez pour regarder qui c'etait. Personne ne disait rien. Le marechal et son ouvrier, l'un soufflant la forge, l'autre battant le fer, jetaient sur le mur de grandes ombres brusques... Je me rappelle ce soir-la comme un des grands soirs de mon adolescence. C'etait en moi un melange de plaisir et d'anxiete: je craignais que mon compagnon ne m'enlevat cette pauvre joie d'aller a La Gare en voiture; et pourtant j'attendais de lui, sans oser me l'avouer, quelque entreprise extraordinaire qui vint tout bouleverser. De temps a autre, le travail paisible et regulier de la boutique s'interrompait pour un instant. Le marechal laissait a petits coups pesants et clairs retomber son marteau sur l'enclume. Il regardait, en l'approchant de son tablier de cuir, le morceau de fer qu'il avait travaille. Et, redressant la tete, il nous disait, histoire de souffler un peu: "Eh bien, ca va, la jeunesse?" L'ouvrier restait la main en l'air a la chaine du soufflet, mettait son poing gauche sur la hanche et nous regardait en riant. Puis le travail sourd et bruyant reprenait. Durant une de ces pauses, on apercut, par la porte battante, Millie dans le grand vent, serree dans un fichu, qui passait chargee de petits paquets. Le marechal demanda: "C'est-il que M. Charpentier va bientot venir? --Demain, repondis je, avec ma grand'mere, j'irai les chercher en voiture au train de 4 h 2. --Dans la voiture a Fromentin, peut-etre?" Je repondis bien vite: "Non, dans celle du pere Martin. --Oh! alors, vous n'etes pas revenus". Et tous les deux, son ouvrier et lui, se prirent a rire. L'ouvrier fit remarquer, lentement, pour dire quelque chose: "Avec la jument de Fromentin on aurait pu aller les chercher a Vierzon. Il y a une heure d'arret. C'est a quinze kilometres. On aurait ete de retour avant meme que l'ane a Martin fut attele. --Ca, dit l'autre, c'est une jument qui marche!... --Et je crois bien que Fromentin la preterait facilement". La conversation finit la. De nouveau la boutique fut un endroit plein d'etincelles et de bruit, ou chacun ne pensa que pour soi. Mais lorsque l'heure fut venue de partir et que je me levai pour faire signe au grand Meaulnes, il ne m'apercut pas d'abord. Adosse a la porte et la tete penchee, il semblait profondement absorbe par ce qui venait d'etre dit. En le voyant ainsi, perdu dans ses reflexions, regardant, comme a travers des lieus de brouillard, ces gens paisibles qui travaillaient, je pensai soudain a cette image de Robinson Crusoe, ou l'on voit l'adolescent anglais, avant son grand depart, "frequentant la boutique d'un vannier"... Et j'y ai souvent repense depuis. CHAPITRE IV L'Evasion. A une heure de l'apres-midi, le lendemain, la classe du Cours superieur est claire, au milieu du paysage gele, comme une barque sur l'Ocean. On n'y sent pas la saumure ni le cambouis, comme sur un bateau de peche, mais les harengs grilles sur le poele et la laine roussie de ceux qui, en rentrant, se sont chauffes de trop pres. On a distribue, car la fin de l'annee approche, les cahiers de compositions. Et, pendant que M. Seurel ecrit au tableau l'enonce des problemes, un silence imparfait s'etablit, mele de conversations a voix basse, coupe de petits cris etouffes et de phrases dont on ne dit que les premiers mots pour effrayer son voisin: "Monsieur! Un tel me..." M. Seurel, en copiant ses problemes, pense a autre chose. Il se retourne de temps a autre, en regardant tout le monde d'un air a la fois severe et absent. Et ce remue-menage sournois cesse completement, une seconde, pour reprendre ensuite, tout doucement d'abord, comme un ronronnement. Seul, au milieu de cette agitation, je me tais. Assis au bout d'une des tables de la division des plus jeunes, pres des grandes vitres, je n'ai qu'a me redresser un peu pour apercevoir le jardin, le ruisseau dans le bas, puis les champs. De temps a autre, je me souleve sur la pointe des pieds et je regarde anxieusement du cote de la ferme de la Belle-Etoile. Des le debut de la classe, je me suis apercu que Meaulnes n'etait pas rentre apres la recreation de midi. Son voisin de table a bien du s'en apercevoir aussi. Il n'a rien dit encore, preoccupe par sa composition. Mais, des qu'il aura leve la tete, la nouvelle courra par toute la classe, et quelqu'un, comme c'est l'usage, ne manquera par de crier a haute voix les premiers mots de la phrase: "Monsieur! Meaulnes..." Je sais que Meaulnes est parti. Plus exactement, je le soupconne de s'etre echappe. Sitot le dejeuner termine, il a du sauter le petit mur et filer a travers champs, en passant le ruisseau a la Vieille-Planche, jusqu'a la Belle-Etoile. Il aura demande la jument pour aller chercher M. et Mme Charpentier. Il fait atteler en ce moment. La Belle-Etoile est, la-bas, de l'autre cote du ruisseau, sur le versant de la cote, une grande ferme, que les ormes, les chenes de la cour et les haies vives cachent en ete. Elle est placee sur un petit chemin qui rejoint d'un cote la route de La Gare, de l'autre un faubourg du pays. Entouree de hauts murs soutenus par des contreforts dont le pied baigne dans le fumier, la grande batisse feodale est au mois de juin enfouie sous les feuilles, et, de l'ecole, on entend seulement, a la tombee de la nuit, le roulement des charrois et les cris des vachers. Mais aujourd'hui, j'apercois par la vitre, entre les arbres depouilles, le haut mur grisatre de la cour, la porte d'entree, puis, entre des troncons de haie, un bande du chemin blanchi de givre, parallele au ruisseau, qui mene a la route de La Gare. Rien ne bouge encore dans ce clair paysage d'hiver. Rien n'est change encore. Ici, M. Seurel acheve de copier le deuxieme probleme. Il en donne trois d'habitude. Si aujourd'hui par hasard, il n'en donnait que deux... Il remonterait aussitot dans sa chaire et s'apercevait de l'absence de Meaulnes. Il enverrait pour le chercher a travers le bourg deux gamins qui parviendraient certainement a le decouvrir avant que la jument ne soit attelee... M. Seurel, le deuxieme probleme copie, laisse un instant retomber son bras fatigue... Puis, a mon grand soulagement, il va a la ligne et recommence a ecrire en disant: "Ceci, maintenant, n'est plus qu'un jeu d'enfant!" ... Deux petits traits noirs, qui depassaient le mur de la Belle-Etoile et qui devaient etre les deux brancards dresses d'une voiture, ont disparu. Je suis sur maintenant qu'on fait la-bas les preparatifs du depart de Meaulnes. Voici la jument qui passe la tete et le poitrail entre les deux pilastres de l'entree, puis s'arrete, tandis qu'on fixe sans doute, a l'arriere de la voiture un second siege pour les voyageurs que Meaulnes pretend ramener. Enfin tout l'equipage sort lentement de la cour, disparait un instant derriere la haie, et repasse avec la meme lenteur sur le bout de chemin blanc qu'on apercoit entre deux troncons de la cloture. Je reconnais alors, dans cette forme noire qui tient les guides, un coude nonchalamment appuye sur le cote de la voiture, a la facon paysanne, mon compagnon Augustin Meaulnes. Un instant encore tout disparait derriere la haie. Deux hommes qui sont restes au portail de la Belle-Etoile, a regarder partir la voiture, se concertent maintenant avec une animation croissante. L'un d'eux ce decide enfin a mettre sa main en porte-voix pres de sa bouche et a appeler Meaulnes, puis a courir quelques pas, dans sa direction, sur le chemin... Mais alors, dans la voiture qui est lentement arrivee sur la route de La Gare et que du petit chemin on ne doit plus apercevoir, Meaulnes change soudain d'attitude. Un pied sur le devant, dresse comme un conducteur de char romain, secouant a deux mains les guides, il lance sa bete a fond de train et disparait en un instant de l'autre cote de la montee. Sur le chemin, l'homme qui appelait s'est repris a courir; l'autre s'est lance au galop a travers champs et semble venir vers nous. En quelques minutes, et au moment meme ou M. Seurel, quittant le tableau, se frotte les mains pour en enlever la craie, au moment ou trois voix a la fois crient du fond de la classe: "Monsieur! Le grand Meaulnes est parti!" L'homme en blouse bleue est a la porte, qu'il ouvre soudain toute grande, et, levant son chapeau, il demande sur le seuil: "Excusez-moi, monsieur, c'est-il vous qui avez autorise cet eleve a demander la voiture pour aller a Vierzon chercher vos parents? Il nous est venu des soupcons... --Mais pas du tout!" repond M. Seurel. Et aussitot c'est dans la classe un desarroi effroyable. Les trois premiers, pres de la sortie, ordinairement charges de pourchasser a coups de pierres les chevres ou les porcs qui viennent brouter dans la cour les corbeilles d'argent, se sont precipites a la porte. Au violent pietinement de leurs sabots ferres sur les dalles de l'ecole a succede, dehors, le bruit etouffe de leurs pas precipites qui machent le sable de la cour et derapent au virage de la petite grille ouverte sur la route. Tout le reste de la classe s'entasse aux fenetres du jardin. Certains ont grimpe sur les tables pour mieux voir... Mais il est trop tard. Le grand Meaulnes s'est evade. "Tu iras tout de meme a La Gare avec Moucheboeuf, me dit M. Seurel. Meaulnes ne connait pas le chemin de Vierzon. Il se perdra aux carrefours. Il ne sera pas au train pour trois heures". Sur le seuil de la petite classe, Millie tend le cou pour demander: "Mais qu'y a-t-il donc?" Dans la rue du bourg, les gens commencent a s'attrouper. Le paysan est toujours la, immobile, entete, son chapeau a la main, comme quelqu'un qui demande justice. CHAPITRE V La voiture qui revient. Lorsque j'eus ramene de La Gare les grands-parents, lorsqu'apres le diner, assis devant la haute cheminee, ils commencerent a raconter par le menu detail tout ce qui leur etait arrive depuis les dernieres vacances, je m'apercus bientot que je ne les ecoutais pas. La petite grille de la cour etait tout pres de la porte de la salle a manger. Elle grincait en s'ouvrant. D'ordinaire, au debut de la nuit, pendant nos veillees de campagne, j'attendais secretement ce grincement de la grille. Il etait suivi d'un bruit de sabots claquant ou s'essuyant sur le seuil, parfois d'un chuchotement comme de personnes qui se concertent avant d'entrer. Et l'on frappait. C'etait un voisin, les institutrices, quelqu'un enfin qui venait nous distraire de la longue veillee. Or, ce soir-la, je n'avais plus rien a esperer du dehors, puisque tous ceux que j'aimais etaient reunis dans notre maison; et pourtant je ne cessais d'epier tous les bruits de la nuit et d'attendre qu'on ouvrit notre porte. Le vieux grand-pere, avec son air broussailleux de grand berger gascon, ses deux pieds lourdement poses devant lui, son baton entre les jambes, inclinant l'epaule pour cogner sa pipe contre son soulier, etait la. Il approuvait de ses yeux mouilles et bons ce que disait la grand'mere, de son voyage et de ses poules et de ses voisins et des paysans qui n'avaient pas encore paye leur fermage. Mais je n'etais plus avec eux. J'imaginais le roulement de voiture qui s'arreterait soudain devant la porte. Meaulnes sauterait de la carriole et entrerait comme si rien ne s'etait passe... Ou peut-etre irait-il d'abord reconduire la jument a la Belle-Etoile; et j'entendrais bientot son pas sonner sur la route et la grille s'ouvrir... Mais rien. Le grand-pere regardait fixement devant lui et ses paupieres en battant s'arretaient longuement sur ses yeux comme a l'approche du sommeil. La grand'mere repetait avec embarras sa derniere phrase, que personne n'ecoutait. "C'est de ce garcon que vous etes en peine?" dit-elle enfin. A La Gare, en effet, je l'avais questionnee vainement. Elle n'avait vu personne, a l'arret de Vierzon, qui ressemblat au grand Meaulnes. Mon compagnon avait du s'attarder en chemin. Sa tentative etait manquee. Pendant le retour, en voiture, j'avais rumine ma deception, tandis que ma grand'mere causait avec Moucheboeuf. Sur la route blanchie de givre, les petits oiseaux tourbillonnaient autour des pieds de l'ane trottinant. De temps a autre, sur le grand calme de l'apres-midi gele, montait l'appel lointain d'une bergere ou d'un gamin helant son compagnon d'un bosquet de sapins a l'autre. Et chaque fois, ce long cri sur les coteaux deserts me faisait tressaillir, comme si c'eut ete la voix de Meaulnes me conviant a le suivre au loin... Tandis que je repassais tout cela dans mon esprit, l'heure arriva de se coucher. Deja le grand-pere etait entre dans la chambre rouge, la chambre-salon, tout humide et glacee d'etre close depuis l'autre hiver. On avait enleve, pour qu'il s'y installat, les tetieres en dentelle des fauteuils, releve les tapis et mis de cote les objets fragiles. Il avait pose son baton sur un chaise, ses gros souliers sous un fauteuil; il venait de souffler sa bougie, et nous etions debout, nous disant bonsoir, prets a nous separer pour la nuit, lorsqu'un bruit de voitures nous fit taire. On eut dit deux equipages se suivant lentement au tres petit trot. Cela ralentit le pas et finalement vint s'arreter sous la fenetre de la salle a manger qui donnait sur la route, mais qui etait condamnee. Mon pere avait pris la lampe et, sans attendre, il ouvrait la porte qu'on avait deja fermee a clef. Puis, poussant la grille, s'avancant sur le bord des marches, il leva la lumiere au-dessus de sa tete pour voir ce qui se passait. C'etaient bien deux voitures arretees, le cheval de l'une attache derriere l'autre. Un homme avait saute a terre et hesitait... "C'est ici la mairie? dit-il en s'approchant? Pourriez-vous m'indiquer M. Fromentin, metayer a la Belle-Etoile? J'ai trouve sa voiture et sa jument qui s'en allaient sans conducteur, le long d'un chemin pres de la route de Saint-Loup-des-Bois. Avec mon falot, j'ai pu voir son nom et son adresse sur la plaque. Comme c'etait sur mon chemin, j'ai ramene son attelage par ici, afin d'eviter des accidents, mais ca m'a rudement retarde quand meme". Nous etions la, stupefaits. Mon pere s'approcha. Il eclaira la carriole avec sa lampe. "Il n'y a aucune trace de voyageur, poursuivit l'homme. Pas meme une couverture. La bete est fatiguee; elle boitille un peu". Je m'etais approche jusqu'au premier rang et je regardais avec les autres cet attelage perdu qui nous revenait, telle une epave qu'eut ramenee la haute mer--la premiere epave et la derniere, peut-etre, de l'aventure de Meaulnes. "Si c'est trop loin, chez Fromentin, dit l'homme, je vais vous laisser la voiture. J'ai perdu beaucoup de temps et l'on doit s'inquieter, chez moi". Mon pere accepta. De cette facon nous pourrions des ce soir reconduire l'attelage a la Belle-Etoile sans dire ce qui s'etait passe. Ensuite, on deciderait de ce qu'il faudrait raconter aux gens du pays et ecrire a la mere de Meaulnes... Et l'homme fouetta sa bete, en refusant le verre de vin que nous lui offrions. Du fond de sa chambre ou il avait rallume la bougie, tandis que nous rentrions sans rien dire et que mon pere conduisait la voiture a la ferme, mon grand-pere appelait: "Alors? Est-il rentre, ce voyageur?" Les femmes se concerterent du regard, une seconde: "Mais oui, il a ete chez sa mere. Allons, dors. Ne t'inquiete pas! --Eh bien, tant mieux. C'est bien ce que je pensais", dit-il. Et, satisfait, il eteignit sa lumiere et se tourna dans son lit pour dormir. Ce fut la meme explication que nous donnames aux gens du bourg. Quant a la mere du fugitif, il fut decide qu'on attendrait pour lui ecrire. Et nous gardames pour nous seuls notre inquietude qui dura trois grands jours. Je vois encore mon pere rentrant de la ferme vers onze heures, sa moustache mouillee par la nuit, discutant avec Millie d'une voix tres basse, angoissee et colere... CHAPITRE VI On frappe au carreau. Le quatrieme jour fut un des plus froids de cet hiver-la. De grand matin, les premiers arrives dans la cour se rechauffaient en glissant autour du puits. Ils attendaient que le poele fut allume dans l'ecole pour s'y precipiter. Derriere le portail, nous etions plusieurs a guetter la venue des gars de la campagne. Ils arrivaient tout eblouis encore d'avoir traverse des paysages de givre, d'avoir vu les etangs glaces, les taillis ou les lievres detalent... Il y avait dans leurs blouses un gout de foin et d'ecurie qui alourdissait l'air de la classe, quand ils se pressaient autour du poele rouge. Et, ce matin-la, l'un d'eux avait apporte dans un panier un ecureuil gele qu'il avait decouvert en route. Il essayait, je me souviens, d'accrocher par ses griffes, au poteau du preau, la longue bete raidie... Puis la pesante classe d'hiver commenca... Un coup brusque au carreau nous fit lever la tete. Dresse contre la porte, nous apercumes le grand Meaulnes secouant avant d'entrer le givre de sa blouse, la tete haute et comme ebloui! Les deux eleves du banc le plus rapproche de la porte se precipiterent pour l'ouvrir: il y eut a l'entree comme un vague conciliabule, que nous n'entendimes pas, et le fugitif se decida enfin a penetrer dans l'ecole. Cette bouffee d'air frais venue de la cour deserte, les brindilles de paille qu'on voyait accrochees aux habits du grand Meaulnes, et surtout son air de voyageur fatigue, affame, mais emerveille, tout cela fit passer en nous un etrange sentiment de plaisir et de curiosite. M. Seurel etait descendu du petit bureau a deux marches ou il etait en train de nous faire la dictee, et Meaulnes marchait vers lui d'un air agressif. Je me rappelle combien je le trouvai beau, a cet instant, le grand compagnon, malgre son air epuise et ses yeux rougis par les nuits passees au dehors, sans doute. Il s'avanca jusqu'a la chaire et dit, du ton tres assure de quelqu'un qui rapporte un renseignement: "Je suis rentre, monsieur." --Je le vois bien, repondit M. Seurel, en le considerant avec curiosite... Allez vous asseoir a votre place". Le gars se retourna vers nous, le dos un peu courbe, souriant d'un air moqueur, comme font les grands eleves indisciplines lorsqu'ils sont punis, et, saisissant d'une main le bout de la table, il se laissa glisser sur son banc. "Vous allez prendre un livre que je vais vous indiquer, dit le maitre-- toutes les tetes etaient alors tournees vers Meaulnes--pendant que vos camarades finiront la dictee". Et la classe reprit comme auparavant. De temps a autre le grand Meaulnes se tournait de mon cote, puis il regardait par les fenetres, d'ou l'on apercevait le jardin blanc, cotonneux, immobile, et les champs deserts, ou parfois descendait un corbeau. Dans la classe, la chaleur etait lourde, aupres du poele rougi. Mon camarade, la tete dans les mains, s'accouda pour lire: a deux reprises je vis ses paupieres se fermer et je crus qu'il allait s'endormir. "Je voudrais aller me coucher, monsieur, dit-il enfin, en levant le bras a demi. Voici trois nuits que je ne dors pas. --Allez!" dit M. Seurel, desireux surtout d'eviter un incident. Toutes les tetes levees, toutes les plumes en l'air, a regret nous le regardames partir, avec sa blouse fripee dans le dos et ses souliers terreux. Que la matinee fut lente a traverser! Aux approches de midi, nous entendimes la-haut, dans la mansarde, le voyageur s'appreter pour descendre. Au dejeuner, je le retrouvai assis devant le feu, pres des grands-parents interdits, pendant qu'aux douze coups de l'horloge, les grands eleves et les gamins eparpilles dans la cour neigeuse filaient comme des ombres devant la porte de la salle a manger. De ce dejeuner je ne me rappelle qu'un grand silence et une grande gene. Tout etait glace: la toile ciree sans nappe, le vin froid dans les verres, le carreau rougi sur lequel nous posions les pieds... On avait decide, pour ne pas le pousser a la revolte, de ne rien demander au fugitif. Et il profita de cette treve pour ne pas dire un mot. Enfin, le dessert termine, nous pumes tous les deux bondir dans la cour. Cour d'ecole, apres midi, ou les sabots avaient enleve la neige... cour noircie ou le degel faisait degoutter les toits du preau... cour pleine de jeux et de cris percants! Meaulnes et moi, nous longeames en courant les batiments. Deja deux ou trois de nos amis du bourg laissaient la partie et accouraient vers nous en criant de joie, faisant gicler la boue sous leurs sabots, les mains aux poches, le cache-nez deroule. Mais mon compagnon se precipita dans la grande classe, ou je le suivis, et referma la porte vitree juste a temps pour supporter l'assaut de ceux qui nous poursuivaient. Il y eut un fracas clair et violent de vitres secouees, de sabots claquant sur le seuil; une poussee qui fit plier la tige de fer maintenant les deux battants de la porte; mais deja Meaulnes, au risque de se blesser a son anneau brise, avait tourne la petite clef qui fermait la serrure. Nous avions accoutume de juger tres vexante une pareille conduite. En ete, ceux qu'on laissait ainsi a la porte couraient au galop dans le jardin et parvenaient souvent a grimper par une fenetre avant qu'on eut pu les fermer toutes. Mais nous etions en decembre et tout etait clos. Un instant on fit au dehors des pesees sur la porte; on nous cria des injures; puis, un a un, ils tournerent le dos et s'en allerent, la tete basse, en rajustant leurs cache-nez. Dans la classe qui sentait les chataignes et la piquette, il n'y avait que deux balayeurs, qui deplacaient les tables. Je m'approchai du poele pour m'y chauffer paresseusement en attendant la rentree, tandis qu'Augustin Meaulnes cherchait dans le bureau du maitre et dans les pupitres. Il decouvrit bientot un petit atlas, qu'il se mit a etudier avec passion debout sur l'estrade, les coudes sur le bureau, la tete entre les mains. Je me disposais a aller pres de lui; je lui aurais mis la main sur l'epaule et nous aurions sans doute suivi ensemble sur la carte le trajet qu'il avait fait, lorsque soudain la porte de communication avec la petite classe s'ouvrit toute battante sous une violente poussee, et Jasmin Delouche, suivi d'un gars du bourg et de trois autres de la campagne, surgit avec un cri de triomphe. Une des fenetres de la petite classe etait sans doute mal fermee ils avaient du la pousser et sauter par la. Jasmin Delouche, encore qu'assez petit, etait l'un des plus ages du Cours Superieur. Il etait fort jaloux du grand Meaulnes, bien qu'il se donnait comme son ami. Avant l'arrivee de notre pensionnaire, c'etait lui, Jasmin, le coq de la classe. Il avait une figure pale, assez fade, et les cheveux pommades. Fils unique de la veuve Delouche, aubergiste, il faisait l'homme; il repetait avec vanite ce qu'il entendait dire aux joueurs de billard, aux buveurs de vermouth. A son entree, Meaulnes leva la tete et, les sourcils fronces, cria aux gars qui se precipitaient sur le poele, en se bousculant: "On ne peut donc pas etre tranquille une minute, ici!" --Si tu n'es pas content, il fallait rester ou tu etais", repondit, sans lever la tete, Jasmin Delouche qui se sentait appuye par ses compagnons. Je pense qu'Augustin etait dans cet etat de fatigue ou la colere monte et vous surprend sans qu'on puisse la contenir. "Toi, dit-il, en se redressant et en fermant son livre, un peu pale, tu vas commencer par sortir d'ici!" L'autre ricana: "Oh! cria-t-il. Parce que tu es reste trois jours echappe, tu crois que tu vas etre le maitre maintenant?" Et, associant les autres a sa querelle: "Ce n'est pas toi qui nous fera sortir, tu sais!" Mais deja Meaulnes etait sur lui. Il y eut d'abord une bousculade; les manches des blouses craquerent et se decousirent. Seul, Martin, un des gars de la campagne entres avec Jasmin, s'interposa: "Tu vas te laisser!" dit-il, les narines gonflees, secouant la tete comme un belier. D'une poussee violente, Meaulnes le jeta, titubant, les bras ouverts, au milieu de la classe; puis, saisissant d'une man Delouche par le cou, de l'autre ouvrant la porte, il tenta de le jeter dehors. Jasmin s'agrippait aux tables et trainait les pieds sur les dalles, faisant crisser ses souliers ferres, tandis que Martin, ayant repris son equilibre revenait a pas comptes, la tete en avant, furieux. Meaulnes lacha Delouche pour se colleter avec cet imbecile, et il allait peut- etre se trouver en mauvaise posture, lorsque la porte des appartements s'ouvrit a demi. M. Seurel parut la tete tournee vers la cuisine, terminant, avant d'entrer, une conversation avec quelqu'un... Aussitot la bataille s'arreta. Les uns se rangerent autour du poele, la tete basse, ayant evite jusqu'au bout de prendre parti. Meaulnes s'assit a sa place, le haut de ses manches decousu et defronce. Quant a Jasmin, tout congestionne, on l'entendit crier durant les quelques secondes qui precederent le coup de regle du debut de la classe: "Il ne peut plus rien supporter maintenant. Il fait le malin. Il s'imagine peut-etre qu'on ne sait pas ou il a ete!" --Imbecile! Je ne le sais pas moi-meme", repondit Meaulnes, dans le silence deja grand. Puis, haussant les epaules, la tete dans les mains, il se mit a apprendre ses lecons. CHAPITRE VII Le gilet de soie. Notre chambre etait, comme je l'ai dit, une grande mansarde. A moitie mansarde, a moitie chambre. Il y avait des fenetres aux autres logis d'adjoints; on ne sait pourquoi celui-ci etait eclaire par une lucarne. Il etait impossible de fermer completement la porte, qui frottait sur le plancher. Lorsque nous y montions, le soir, abritant de la main notre bougie que menacaient tous les courants d'air de la grande demeure, chaque fois nous essayions de fermer cette porte, chaque fois nous etions obliges d'y renoncer. Et, toute le nuit, nous sentions autour de nous, penetrant jusque dans notre chambre, le silence des trois greniers. C'est la que nous nous retrouvames, Augustin et moi, le soir de ce meme jour d'hiver. Tandis qu'en un tour de main j'avais quitte tous mes vetements et les avais jetes en tas sur une chaise au chevet de mon lit, mon compagnon, sans rien dire, commencait lentement a se deshabiller. Du lit de fer aux rideaux de cretonne decores de pampres, ou j'etais monte deja, je le regardais faire. Tantot il s'asseyait sur son lit bas et sans rideaux. Tantot il se levait et marchait de long en large, tout en se devetant. La bougie, qu'il avait posee sur une petite table d'osier tressee par des bohemiens, jetait sur le mur son ombre errante et gigantesque. Tout au contraire de moi, il pliait et rangeait, d'un air distrait et amer, mais avec soin, ses habits d'ecolier. Je le revois plaquant sur une chaise sa lourde ceinture; pliant sur le dossier sa blouse noire extraordinairement fripee et salie; retirant une espece de paletot gros bleu qu'il avait sous sa blouse, et se penchant en me tournant le dos, pour l'etaler sur le pied de son lit... Mais lorsqu'il se redressa et se retourna vers moi, je vis qu'il portait, au lieu du petit gilet a boutons de cuivre, qui etait d'uniforme sous le paletot, un etrange gilet de soie, tres ouvert, que fermait dans le bas un rang serre de petits boutons de nacre. C'etait un vetement d'une fantaisie charmante, comme devaient en porter les jeunes gens qui dansaient avec nos grand'meres, dans les bals de mil huit cent trente. Je me rappelle, en cet instant, le grand ecolier paysan, nu-tete, car il avait soigneusement pose sa casquette sur ses autres habits--visage si jeune, si vaillant et si durci deja. Il avait repris sa marche a travers la chambre lorsqu'il se mit a deboutonner cette piece mysterieuse d'un costume qui n'etait pas le sien. Et il etait etrange de le voir, en bras de chemise, avec son pantalon trop court, ses souliers boueux, mettant la main sur ce gilet de marquis. Des qu'il l'eut touche, sortant brusquement de sa reverie il tourna la tete vers moi et me regarda d'un oeil inquiet. J'avais un peu envie de rire. Il sourit en meme temps que moi et son visage s'eclaira. "Oh! dis-moi ce que c'est, fis-je, enhardi, a voix basse. Ou l'as-tu pris?" Mais son sourire s'eteignit aussitot. Il passa deux fois sur ses cheveux ras sa main lourde, et tout soudain, comme quelqu'un qui ne peut plus resister a son desir, il reendossa sur le fin jabot sa vareuse qu'il boutonna solidement et sa blouse fripee; puis il hesita un instant, en me regardant de cote... Finalement, il s'assit sur le bord de son lit, quitta ses souliers qui tomberent bruyamment sur le plancher; et, tout habille comme un soldat au cantonnement d'alerte, il s'etendit sur son lit et souffla la bougie. Vers le milieu de la nuit je m'eveillai soudain. Meaulnes etait au milieu de la chambre, debout, sa casquette sur la tete, et il cherchait au portemanteau quelque chose--une pelerine qu'il se mit sur le dos... La chambre etait tres obscure. Pas meme la clarte que donne parfois le reflet de la neige. Un vent noir et glace soufflait dans le jardin mort et sur le toit. Je me dressai un peu et je lui criai tout bas: "Meaulnes! tu repars?" Il ne repondit pas. Alors, tout a fait affole, je dis: "Eh bien, je pars avec toi. Il faut que tu m'emmenes". Et je sautai a bas. Il s'approcha, me saisit par le bras, me forcant a m'asseoir sur le rebord du lit, et il me dit: "Je ne puis pas t'emmener, Francois. Si je connaissais bien mon chemin, tu m'accompagnerais. Mais il faut d'abord que je le retrouve sur le plan, et je n'y parviens pas. --Alors, tu ne peux pas repartir non plus? --C'est vrai, c'est bien inutile... fit-il avec decouragement. Allons, recouche-toi. Je te promets de ne par repartir sans toi". Et il reprit sa promenade de long en large dans la chambre. Je n'osais plus rien dire. Il marchait, s'arretait, repartait plus vite, comme quelqu'un qui, dans sa tete, recherche ou repasse des souvenirs, les confronte, les compare, calcule, et soudain pense avoir trouve; puis de nouveau lache le fil et recommence a chercher... Ce ne fut pas la seule nuit ou, reveille par le bruit de ses pas, je le trouvai ainsi, vers une heure du matin, deambulant a travers la chambre et les greniers--comme ces marins qui n'ont pu se deshabituer de faire le quart et qui, au fond de leurs proprietes bretonnes, se levent et s'habillent a l'heure reglementaire pour surveiller la nuit terrienne. A deux ou trois reprises, durant le mois de janvier et la premiere quinzaine de fevrier, je fus ainsi tire de mon sommeil. Le grand Meaulnes etait la, dresse, tout equipe, sa pelerine sur le dos, pret a partir, et chaque fois, au bord de ce pays mysterieux ou une fois dja il s'etait evade, il s'arretait, hesitait. Au moment de lever le loquet de la porte de l'escalier et de filer par la porte de la cuisine qu'il eut facilement ouverte sans que personne l'entendit, il reculait une fois encore... Puis, durant les longues heures du milieu de la nuit, fievreusement, il arpentait, en reflechissant, les greniers abandonnes. Enfin une nuit, vers le 15 fevrier, ce fut lui-meme qui m'eveilla en me posant doucement la main sur l'epaule. La journee avait ete fort agitee. Meaulnes, qui delaissait completement tous les jeux de ses anciens camarades, etait reste, durant la derniere recreation du soir, assis sur son banc, tout occupe a etablir un mysterieux petit plan, en suivant du doigt, et en calculant longuement, sur l'atlas du Cher. Un va-et-vient incessant se produisait entre la cour et la salle de classe. Les sabots claquaient. On se pourchassait de table en table, franchissant les bancs et l'estrade d'un saut... On savait qu'il ne faisait pas bon s'approcher de Meaulnes lorsqu'il travaillait ainsi; cependant, comme la recreation se prolongeait, deux ou trois gamins du bourg, par maniere de jeu, s'approcherent a pas de loup et regarderent par-dessus son epaule. L'un d'eux s'enhardit jusqu'a pousser les autres sur Meaulnes... Il ferma brusquement son atlas, cacha sa feuille et empoigna le dernier des trois gars, tandis que les deux autres avaient pu s'echapper. ... C'etait ce hargneux Giraudat, qui prit un ton pleurard, essaya de donner des coups de pied, et, en fin de compte, fut mis dehors par le grand Meaulnes, a qui il cria rageusement: "Grand lache! ca ne m'etonne pas qu'ils sont tous contre toi, qu'ils veulent te faire la guerre!..." et une foule d'injures auxquelles nous repondimes, sans avoir bien compris ce qu'il avait voulu dire. C'est moi qui criais le plus fort, car j'avais pris le parti du grand Meaulnes. Il y avait maintenant comme un pacte entre nous. La promesse qu'il m'avait faite de m'emmener avec lui, sans me dire, comme tout le monde, "que je ne pourrais pas marcher", m'avait lie a lui pour toujours. Et je ne cessais de penser a son mysterieux voyage. Je m'etais persuade qu'il avait du rencontrer une jeune fille. Elle etait sans doute infiniment plus belle que toutes celles du pays, plus belle que Jeanne, qu'on apercevait dans le jardin des religieuses par le trou de la serrure; et que Madeleine, la fille du boulanger, toute rose et toute blonde; et que Jenny, la fille de la chatelaine, qui etait admirable, mais folle et toujours enfermee. C'est a une jeune fille certainement qu'il pensait la nuit, comme un heros de roman. Et j'avais decide de lui en parler, bravement, la premiere fois qu'il m'eveillerait... Le soir de cette nouvelle bataille, apres quatre heures, nous etions tous les deux occupes a rentrer des outils du jardin, des pics et des pelles qui avaient servi a creuser des trous, lorsque nous entendimes des cris sur la route. C'etait une bande de jeunes gens et de gamins, en colonne par quatre, au pas gymnastique, evoluant comme une compagnie parfaitement organisee, conduits par Delouche, Daniel, Giraudat, et un autre que nous ne connumes point. Ils nous avaient apercus et ils nous huaient de la belle facon. Ainsi tout le bourg etait contre nous, et l'on preparait je ne sais quel jeu guerrier dont nous etions exclus. Meaulnes, sans mot dire, remisa sous le hangar la beche et la pioche qu'il avait sur l'epaule... Mais, a minuit, je sentais sa main sur mon bras, et je m'eveillais en sursaut. "Leve-toi, dit-il, nous partons. --Connais-tu maintenant le chemin jusqu'au bout? --J'en connais une bonne partie. Et il faudra bien que nous trouvions le reste! repondit-il, les dents serrees. --Ecoute, Meaulnes, fis-je en me mettant sur mon seant. Ecoute-moi: nous n'avons qu'une chose a faire; c'est de chercher tous les deux en plein jour, en nous servant de ton plan, la partie du chemin qui nous manque. --Mais cette portion-la est tres loin d'ici. --Eh bien, nous irons en voiture, cet ete, des que les journees seront longues". Il y eut un silence prolonge qui voulait dire qu'il acceptait. "Puisque nous tacherons ensemble de retrouver la jeune fille que tu aimes, Meaulnes, ajoutai-je enfin, dis-moi qui elle est, parle-moi d'elle". Il s'assit sur le pied de mon lit. Je voyais dans l'ombre sa tete penchee, ses bras croises et ses genoux. Puis il aspira l'air fortement, comme quelqu'un qui a eu gros coeur longtemps et qui va enfin confier son secret... CHAPITRE VIII L'Aventure. Mon compagnon ne me conta pas cette nuit-la tout ce qui lui etait arrive sur la route. Et meme lorsqu'il se fut decide a me tout confier, durant des jours de detresse dont je reparlerai, ce resta longtemps le grand secret de nos adolescences. Mais aujourd'hui que tout est fini, maintenant qu'il ne reste plus que poussiere de tant de mal, de tant de bien, je puis raconter son etrange aventure. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . A une heure et demie de l'apres-midi, sur la route de Vierzon, par ce temps glacial, Meaulnes fit marcher la bete bon train car il savait n'etre pas en avance. Il ne songea d'abord, pour s'en amuser, qu'a notre surprise a tous, lorsqu'il ramenerait dans la carriole, a quatre heures, le grand-pere et la grand'-mere Charpentier. Car, a ce moment-la, certes, il n'avait pas d'autre intention. Peu a peu, le froid le penetrant, il s'enveloppa les jambes dans une couverture qu'il avait d'abord refusee et que les gens de la Belle- Etoile avaient mise de force dans la voiture. A deux heures, il traversa le bourg de La Motte. Il n'etait jamais passe dans un petit pays aux heures de classe et s'amusa de voir celui-la aussi desert, aussi endormi. C'est a peine si, de loin en loin, un rideau se leva, montrant une tete curieuse de bonne femme. A la sortie de La Motte, aussitot apres la maison d'ecole, il hesita entre deux routes et crut se rappeler qu'il fallait tourner a gauche pour aller a Vierzon Personne n'etait la pour le renseigner. Il remit sa jument au trot sur la route desormais plus etroite et mal empierree. Il longea quelque temps un bois de sapins et rencontra enfin un roulier a qui il demanda, mettant sa main en porte-voix, s'il etait bien la sur la route de Vierzon. La jument, tirant sur les guides, continuait a trotter; l'homme ne dut pas comprendre ce qu'on lui demandait; il cria quelque chose en faisant un geste vague, et, a tout hasard, Meaulnes poursuivit sa route. De nouveau se fut la vaste campagne gelee, sans accident ni distraction aucune; parfois seulement une pie s'envolait, effrayee par la voiture, pour aller se percher plus loin sur un orme sans tete. Le voyageur avait enroule autour de ses epaules, comme une cape, sa grande couverture. Les jambes allongees, accoude sur un cote de la carriole, il dut somnoler un assez long moment... ... Lorsque, grace au froid, qui traversait maintenant la couverture, Meaulnes eut repris ses esprits, il s'apercut que le paysage avait change. Ce n'etaient plus ces horizons lointains, ce grand ciel blanc ou se perdait le regard, mais de petits pres encore verts avec de hautes clotures. A droite et a gauche, l'eau des fosses coulait sous la glace. Tout faisait pressentir l'approche d'une riviere. Et, entre les hautes haies, la route n'etait plus qu'un etroit chemin defonce. La jument, depuis un instant, avait cesse de trotter. D'un coup de fouet, Meaulnes voulut lui faire reprendre sa vive allure, mais elle continua a marcher au pas avec une extreme lenteur, et le grand ecolier, regardant de cote, les mains appuyees sur le devant de la voiture, s'apercut qu'elle boitait d'une jambe de derriere. Aussitot il sauta a terre, tres inquiet. "Jamais nous n'arriverons a Vierzon pour le train", dit-il a mi-voix. Et il n'osait pas s'avouer sa pensee la plus inquietante, a savoir que peut-etre il s'etait trompe de chemin et qu'il n'etait plus la sur la route de Vierzon. Il examina longuement le pied de la bete et n'y decouvrit aucune trace de blessure. Tres craintive, la jument levait la patte des que Meaulnes voulait la toucher et grattait le sol de son sabot lourd et maladroit. Il comprit enfin qu'elle avait tout simplement un caillou dans le sabot. En gars expert au maniement du betail, il s'accroupit, tenta de lui saisir le pied droit avec sa main gauche et de le placer entre ses genoux, mais il fut gene par la voiture. A deux reprises, la jument se deroba et avanca de quelques metres. Le marchepied vint le frapper a la tete et la roue le blessa au genou. Il s'obstina et finit par triompher de la bete peureuse; mais le caillou se trouvait si bien enfonce que Meaulnes dut sortir son couteau de paysan pour en venir a bout. Lorsqu'il eut termine sa besogne, et qu'il releva enfin la tete, a demi etourdit et les yeux troubles, il s'apercut avec stupeur que la nuit tombait... Tout autre que Meaulnes eut immediatement rebrousse chemin. C'etait le seul moyen de ne pas s'egarer davantage. Mais il reflechit qu'il devait etre maintenant fort loin de la Motte. En outre la jument pouvait avoir pris un chemin transversal pendant qu'il dormait. Enfin, ce chemin-la devait bien a la longue mener vers quelque village... Ajoutez a toutes ces raisons que le grand gars, en remontant sur le marche-pied, tandis que la bete impatiente tirait deja sur les guides, sentait grandir en lui le desir exaspere d'aboutir a quelque chose et d'arriver quelque part, en depit de tous les obstacles! Il fouetta la jument qui fit un ecart et se remit au grand trot. L'obscurite croissait. Dans le sentier ravine, il y avait maintenant tout juste passage pour la voiture. Parfois une branche morte de la haie se prenait dans la roue et se cassait avec un bruit sec... Lorsqu'il fit tout a fait noir, Meaulnes songea soudain, avec un serrement de coeur, a la salle a manger de Sainte-Agathe, ou nous devions, a cette heure, etre tous reunis. Puis la colere le prit; puis l'orgueil et la joie profonde de s'etre ainsi evade, sans avoir voulu... CHAPITRE IX Une halte. Soudain, la jument ralentit son allure, comme si son pied avait bute dans l'ombre; Meaulnes vit sa tete plonger et se relever par deux fois; puis elle s'arreta net, les naseaux bas, semblant humer quelque chose. Autour des pieds de la bete, on entendait comme un clapotis d'eau. Un ruisseau coupait le chemin. En ete, ce devait etre un gue. Mais a cette epoque le courant etait si fort que la glace n'avait pas pris et qu'il eut ete dangereux de pousser plus avant. Meaulnes tira doucement sur les guides, pour reculer de quelques pas et, tres perplexe, se dressa dans la voiture. C'est alors qu'il apercut, entre les branches, une lumiere. Deux ou trois pres seulement devaient la separer du chemin... L'ecolier descendit de voiture et ramena la jument en arriere, en lui parlant pour la calmer, pour arreter ses brusques coups de tete effrayes: "Allons, ma vieille! Allons! Maintenant nous n'irons pas plus loin. Nous saurons bientot ou nous sommes arrives". Et, poussant la barriere entrouverte d'un petit pre qui donnait sur le chemin, il fit entrer la son equipage. Ses pieds enfoncaient dans l'herbe molle. La voiture cahotait silencieusement. Sa tete contre celle de la bete, il sentait sa chaleur et le souffle dur de son haleine... Il la conduisit tout au bout du pre, lui mit sur le dos la couverture; puis, ecartant les branches de la cloture du fond, il apercut de nouveau la lumiere, qui etait celle d'une maison isolee. Il lui fallut bien, tout de meme, traverser trois pres, sauter un traitre petit ruisseau, ou il faillit plonger les deux pieds a la fois... Enfin, apres un dernier saut du haut d'un talus, il se trouva dans la cour d'une maison campagnarde. Un cochon grognait dans son tet. Au bruit des pas sur la terre gelee, un chien se mit a aboyer avec fureur. Le volet de la porte etait ouvert, et la lueur que Meaulnes avait apercue etait celle d'un feu de fagots allume dans la cheminee. Il n'y avait pas d'autre lumiere que celle du feu. Une bonne femme, dans la maison, se leva et s'approcha de la porte, sans paraitre autrement effrayee. L'horloge a poids, juste a cet instant, sonna la demie de sept heures. "Excusez-moi, ma pauvre dame, dit le grand garcon, je crois bien que j'ai mis le pied dans vos chrysanthemes". Arretee, un bol a la main, elle le regardait. "Il est vrai, dit-elle, qu'il fait noir dans la cour a ne pas s'y conduire". Il y eut un silence, pendant lequel Meaulnes, debout, regarda les murs de la piece tapissee de journaux illustres comme une auberge, et la table, sur laquelle un chapeau d'homme etait pose. "Il n'est pas la, le patron? dit-il en s'asseyant. --Il va revenir, repondit la femme, mise en confiance. Il est alle chercher un fagot. --Ce n'est pas que j'aie besoin de lui, poursuivit le jeune homme en rapprochant sa chaise du feu. Mais nous sommes la plusieurs chasseurs a l'affut. Je suis venu vous demander de nous ceder un peu de pain". Il savait, le grand Meaulnes, que chez les gens de campagne, et surtout dans une ferme isolee, il faut parler avec beaucoup de discretion, de politique meme, et surtout ne jamais montrer qu'on n'est pas du pays. "Du pain? dit-elle. Nous ne pourrons guere vous en donner. Le boulanger qui passe pourtant tous les mardis n'est pas venu aujourd'hui". Augustin, qui avait espere un instant se trouver a proximite d'un village, s'effraya. "Le boulanger de quel pays? demanda-t-il. --Eh bien, le boulanger du Vieux-Nancay, repondit la femme avec etonnement. --C'est a quelle distance d'ici, au juste, Le Vieux-Nancay? poursuivit Meaulnes tres inquiet. --Par la route, je ne saurais pas vous dire au juste; mais par la traverse il y a trois lieues et demie". Et elle se mit a raconter qu'elle y avait sa fille en place, qu'elle venait a pied pour la voir tous les premiers dimanches du mois et que ses patrons... Mais Meaulnes, completement deroute, l'interrompit pour dire: "Le Vieux-Nancay serait-il le bourg le plus rapproche d'ici?" --Non, c'est Les Landes, a cinq kilometres. Mais il n'y a pas de marchands ni de boulanger. Il y a tout juste une petite assemblee, chaque annee, a la Saint-Martin". Meaulnes n'avait jamais entendu parler des Landes. Il se vit a tel point egare qu'il en fut presque amuse. Mais la femme, qui etait occupee a laver son bol sur l'evier, se retourna, curieuse a son tour, et elle dit lentement, en le regardant bien droit: "C'est-il que vous n'etes pas du pays?..." A ce moment, un paysan age se presenta a la porte, avec une brassee de bois, qu'il jeta sur le carreau. La femme lui expliqua, tres fort, comme s'il eut ete sourd, ce que demandait le jeune homme. "Eh bien, c'est facile, dit-il simplement. Mais approchez-vous monsieur. Vous ne vous chauffez pas". Tous les deux, un instant plus tard, ils etaient installes pres des chenets: le vieux cassant son bois pour le mettre dans le feu, Meaulnes mangeant un bol de lait avec du pain qu'on lui avait offert. Notre voyageur, ravi de se trouver dans cette humble maison apres tant d'inquietudes, pensant que sa bizarre aventure etait terminee, faisait deja le projet de revenir plus tard avec des camarades revoir ces braves gens. Il ne savait pas que c'etait la seulement une halte, et qu'il allait tout a l'heure reprendre son chemin. Il demanda bientot qu'on le remit sur la route de La Motte. Et, revenant peu a peu a la verite, il raconta qu'avec sa voiture il s'etait separe des autres chasseurs et se trouvait maintenant completement egare. Alors l'homme et la femme insisterent si longtemps pour qu'il restat coucher et repartit seulement au grand jour, que Meaulnes finit par accepter et sortit chercher sa jument pour la rentrer a l'ecurie. "Vous prendrez garde aux trous de la sente", lui dit l'homme. Meaulnes n'osa pas avouer qu'il n'etait pas venu par la "sente". Il fut sur le point de demander au brave homme de l'accompagner. Il hesita une seconde sur le seuil et si grande etait son indecision qu'il faillit chanceler. Puis il sortit dans la cour obscure. CHAPITRE X La Bergerie. Pour s'y reconnaitre, il grimpa sur le talus d'ou il avait saute. Lentement et difficilement, comme a l'aller, il se guida entre les herbes et les eaux, a travers les clotures de saules, et s'en fut chercher sa voiture dans le fond du pre ou il l'avait laissee. La voiture n'y etait plus... Immobile, la tete battante, il s'efforca d'ecouter tous les bruits de la nuit, croyant a chaque seconde entendre sonner tout pres le collier de la bete. Rien... Il fit le tour du pre; la barriere etait a demi ouverte, a demi renversee, comme si une roue de voiture avait passe dessus. La jument avait du, par la, s'echapper toute seule. Remontant le chemin, il fit quelques pas et s'embarrassa les pieds dans la couverture qui sans doute avait glisse de la jument a terre. Il en conclut que la bete s'etait enfuie dans cette direction. Il se prit a courir. Sans autre idee que la volonte tenace et folle de rattraper sa voiture, tout le sang au visage, en proie a ce desir panique qui ressemblait a la peur, il courait... Parfois son pied butait dans les ornieres. Aux tournants, dans l'obscurite totale, il se jetait contre les clotures, et, deja trop fatigue pour s'arreter a temps, s'abattait sur les epines, les bras en avant, se dechirant les mains pour se proteger le visage. Parfois, il s'arretait, ecoutait--et repartait. Un instant, il crut entendre un bruit de voiture; mais ce n'etait qu'un tombereau cahotant qui passait tres loin, sur une route, a gauche... Vint un moment ou son genou, blesse au marche-pied, lui fit si mal qu'il dut s'arreter, la jambe raidie. Alors il reflechit que si sa jument ne n'etait pas sauvee au grand galop, il l'aurait depuis longtemps rejointe. Il se dit aussi qu'une voiture ne se perdait pas ainsi et que quelqu'un la retrouverait bien. Enfin il revint sur ses pas, epuise, colere, se trainant a peine. A la longue, il crut se retrouver dans les parages qu'il avait quittes et bientot il apercut la lumiere de la maison qu'il cherchait. Un sentier profond s'ouvrait dans la haie: "Voila la sente dont le vieux m'a parle", se dit Augustin. Et il s'engagea dans ce passage, heureux de n'avoir plus a franchir les haies et les talus. Au bout d'un instant, le sentier deviant a gauche, la lumiere parut glisser a droite, et, parvenu a un croisement de chemins, Meaulnes, dans sa hate a regagner le pauvre logis, suivit sans reflechir un sentier qui paraissait directement y conduire. Mais a peine avait-il fait dix pas dans cette direction que la lumiere disparut, soit qu'elle fut cachee par une haie, soit que les paysans, fatigues d'attendre, eussent ferme leurs volets. Courageusement, l'ecolier sauta a travers champs, marcha tout droit dans la direction ou la lumiere avait brille tout a l'heure. Puis, franchissant encore une cloture, il retomba dans un nouveau sentier... Ainsi peu a peu, s'embrouillait la piste du grand Meaulnes et se brisait le lien qui l'attachait a ceux qu'il avait quittes. Decourage, presque a bout de forces, il resolut, dans son desespoir, de suive ce sentier jusqu"au bout. A cent pas de la, il debouchait dans une grande prairie grise, ou l'on distinguait de loin en loin des ombres qui devaient etre des genevriers, et une batisse obscure dans un repli de terrain. Meaulnes s'en approcha. Ce n'etait la qu'une sorte de grand parc a betail ou de bergerie abandonnee. La porte ceda avec un gemissement. La lueur de la lune, quand le grand vent chassait les nuages, passait a travers les fentes des cloisons. Une odeur de moisi regnait. Sans chercher plus avant, Meaulnes s'etendit sur la paille humide, le coude a terre, la tete dans la main. Ayant retire sa ceinture, il se recroquevilla dans sa blouse, les genoux au ventre. Il songea alors a la couverture de la jument qu'il avait laissee dans le chemin, et il se sentit si malheureux, si fache contre lui-meme qu'il lui prit une forte envie de pleurer... Aussi s'efforca-t-il de penser a autre chose. Glace jusqu'aux moelles, il se rappela un reve--une vision plutot, qu'il avait eue tout enfant, et dont il n'avait jamais parle a personne: un matin, au lieu de s'eveiller dans sa chambre, ou pendaient ses culottes et ses paletots, il s'etait trouve dans une longue piece verte, aux tentures pareilles a des feuillages. En ce lieu coulait une lumiere si douce qu'on eut cru pouvoir la gouter. Pres de la premiere fenetre, une jeune fille cousait, le dos tourne, semblant attendre son reveil... Il n'avait pas eu la force de se glisser hors de son lit pour marcher dans cette demeure enchantee. Il s'etait rendormi... Mais la prochaine fois, il jurait bien de se lever. Demain matin, peut-etre!... CHAPITRE XI Le domaine mysterieux. Des le petit jour, il se reprit a marcher. Mais son genou enfle lui faisait mal; il lui fallait s'arreter et s'asseoir a chaque moment tant la douleur etait vive. L'endroit ou il se trouvait etait d'ailleurs le plus desole de la Sologne. De toute la matinee, il ne vit qu'une bergere, a l'horizon, qui ramenait son troupeau. Il eut beau la heler, essayer de courir, elle disparut sans l'entendre. Il continua cependant de marcher dans sa direction, avec une desolante lenteur... Pas un toit, pas une ame. Pas meme le cri d'un courlis dans les roseaux des marais. Et, sur cette solitude parfaite, brillait un soleil de decembre, clair et glacial. Il pouvait etre trois heures de l'apres-midi lorsqu'il apercut enfin, au-dessus d'un bois de sapins, la fleche d'une tourelle grise. "Quelque vieux manoir abandonne, se dit-il, quelque pigeonnier desert!..." Et, sans presser le pas, il continua son chemin. Au coin du bois debouchait, entre deux poteaux blancs, une allee ou Meaulnes s'engagea. Il y fit quelques pas et s'arreta, plein de surprise, trouble d'une emotion inexplicable. Il marchait pourtant du meme pas fatigue, le vent glace lui gercait les levres, le suffoquait par instants; et pourtant un contentement extra-ordinaire le soulevait, une tranquillite parfaite et presque enivrante, la certitude que son but etait atteint et qu'il n'y avait plus maintenant que du bonheur a esperer. C'est ainsi que, jadis, la veille des grandes fetes d'ete il se sentait defaillir, lorsqu'a la tombee de la nuit on plantait des sapins dans les rues du bourg et que la fenetre de sa chambre etait obstruee par les branches. "Tant de joie, se dit-il, parce que j'arrive a ce vieux pigeonnier, plein de hiboux et de courants d'air!..." Et, fache contre lui-meme, il s'arreta, se demandant s'il ne valait pas mieux rebrousser chemin et continuer jusqu'au prochain village. Il reflechissait depuis un instant, la tete basse, lorsqu'il s'apercut soudain que l'allee etait balayee a grands ronds reguliers comme on faisait chez lui pour les fetes. Il se trouvait dans un chemin pareil a la grand'rue de La Ferte, le matin de l'Assomption!... Il eut apercu au detour de l'allee une troupe de gens en fete soulevant la poussiere comme au mois de juin, qu'il n'eut pas ete surpris davantage. "Y aurait-il une fete dans cette solitude?" se demanda-t-il. Avancant jusqu'au premier detour, il entendit un bruit de voix qui s'approchaient. Il se jeta de cote dans les jeunes sapins touffus, s'accroupit et ecoute en retenant son souffle. C'etaient des voix enfantines. Une troupe d'enfants passa tout pres de lui. L'un d'eux, probablement une petite fille, parlait d'un ton si sage et si entendu que Meaulnes, bien qu'il ne comprit guere le sens de ses paroles, ne put s'empecher de sourire. "Une seule chose m'inquiete, disait-elle, c'est la question des chevaux. On n'empechera jamais Daniel, par exemple, de monter sur le grand poney jaune! --Jamais on ne m'en empechera repondit une voix moqueuse de jeune garcon. Est-ce que nous n'avons pas toutes les permissions?... Meme celle de nous faire mal, s'il nous plait..." Et les voix s'eloignerent, au moment ou s'approchait deja un autre groupe d'enfants. "Si la glace est fondue, dit une fillette, demain matin, nous irons en bateau. --Mais nous le permettra-t-on? dit une autre. --Vous savez bien que nous organisons la fete a notre guise. --Et si Frantz rentrait des ce soir, avec sa fiancee? --Eh bien, il ferait ce que nous voudrions!..." "Il s'agit d'une noce, sans doute, se dit Augustin. Mais ce sont les enfants qui font la loi, ici?... Etrange domaine!" Il voulut sortir de sa cachette pour leur demander ou l'on trouverait a boire et a manger. Il se dressa et vit le dernier groupe qui s'eloignait. C'etaient trois fillettes avec des robes droites qui s'arretaient aux genoux. Elles avaient de jolis chapeaux a brides. Une plume blanche leur trainait dans le cou, a toutes les trois. L'une d'elles, a demi retournee, un peu penchee, ecoutait sa compagne qui lui donnait de grandes explications, le doigt leve. "Je leur ferais peur", se dit Meaulnes, en regardant sa blouse paysanne dechiree et son ceinturon baroque de collegien de Sainte-Agathe. Craignant que les enfants ne le rencontrassent en revenant par l'allee, il continua son chemin a travers les sapins dans la direction du "pigeonnier", sans trop reflechir a ce qu'il pourrait demander la-bas. Il fut bientot arrete a la lisiere du bois, par un petit mur moussu. De l'autre cote, entre le mur et les annexes du domaine, c'etait une longue cour etroite toute remplie de voitures, comme une cour d'auberge un jour de foire. Il y en avait de tous les genres et de toutes les formes: de fines petites voitures a quatre places, les brancards en l'air; des chars a bancs; des bourbonnaises demodees avec des galeries a moulures, et meme de vieilles berlines dont les glaces etaient levees. Meaulnes, cache derriere les sapins, de crainte qu'on ne l'apercut, examinait le desordre du lieu, lorsqu'il avisa, de l'autre cote de la cour, juste au-dessus du siege d'un haut char a bancs, une fenetre des annexes a demi ouverte. Deux barreaux de fer, comme on en voit derriere les domaines aux volets toujours fermes des ecuries, avaient du clore cette ouverture. Mais le temps les avait descelles. "Je vais entrer la, se dit l'ecolier, je dormirai dans le foin et je partirai au petit jour, sans avoir fait peur a ces belles petites filles". Il franchit le mur, peniblement, a cause de son genou blesse, et, passant d'une voiture sur l'autre, du siege d'un char a bancs sur le toit d'une berline, il arriva a la hauteur de la fenetre, qu'il poussa sans bruit comme une porte. Il se trouvait non pas dans un grenier a foin, mais dans une vaste piece au plafond bas qui devait etre une chambre a coucher. On distinguait, dans la demi-obscurite du soir d'hiver, que la table, la cheminee et meme les fauteuils etaient charges de grands vases, d'objets de prix, d'armes anciennes. Au fond de la piece des rideaux tombaient, qui devaient cacher une alcove. Meaulnes avait ferme la fenetre, tant a cause du froid que par crainte d'etre apercu du dehors. Il alla soulever le rideau du fond et decouvrit un grand lit bas, couvert de vieux livres dores, de luths aux cordes cassees et de candelabres jetes pele-mele. Il repoussa toutes ces choses dans le fond de l'alcove, puis s'etendit sur cette couche pour s'y reposer et reflechir un peu a l'etrange aventure dans laquelle il s'etait jete. Un silence profond regnait sur ce domaine. Par instants seulement on entendait gemir le grand vent de decembre. Et Meaulnes, etendu, en venait a se demander si, malgre ces etranges rencontres, malgre la voix des enfants dans l'allee, malgre les voitures entassees, ce n'etait pas la simplement, comme il l'avait pense d'abord, une vieille batisse abandonnee dans la solitude de l'hiver. Il lui sembla bientot que le vent lui portait le son d'une musique perdue. C'etait comme un souvenir plein de charme et de regret. Il se rappela le temps ou sa mere, jeune encore, se mettait au piano l'apres- midi dans le salon, et lui, sans rien dire, derriere la porte qui donnait sur le jardin, il l'ecoutait jusqu'a la nuit... "On dirait que quelqu'un joue du piano quelque part? pensa-t-il. Mais laissant sa question sans reponse, harasse de fatigue, il ne tarda pas a s'endormir... CHAPITRE XII La chambre de Wellington. Il faisait nuit, lorsqu'il s'eveilla. Transi de froid, il se tourna et retourna sur sa couche, fripant et roulant sous lui sa blouse noire. Une faible clarte glauque baignait les rideaux de l'alcove. S'asseyant sur le lit, il glissa sa tete entre les rideaux. Quelqu'un avait ouvert la fenetre et l'on avait attache dans l'embrasure deux lanternes venitiennes vertes. Mais a peine Meaulnes avait-il pu jeter un coup d'oeil, qu'il entendit sur le palier un bruit de pas etouffe et de conversation a voix basse. Il se rejeta dans l'alcove et ses souliers ferres firent sonner un des objets de bronze qu'il avait repousses contre le mur. Un instant, tres inquiet, il retint son souffle. Les pas se rapprocherent et deux ombres glisserent dans la chambre. "Ne fais pas de bruit, disait l'un. --Ah! repondait l'autre, il est toujours bien temps qu'il s'eveille! --As-tu garni sa chambre? --Mais oui, comme celles des autres". Le vent fit battre la fenetre ouverte. "Tiens, dit le premier, tu n'as pas meme ferme la fenetre. Le vent a deja eteint une des lanternes. Il va falloir la rallumer. --Bah! repondit l'autre, pris d'une paresse et d'un decouragement soudain. A quoi bon ces illuminations du cote de la campagne, du cote du desert, autant dire? Il n'y a personne pour les voir. --Personne? Mais il arrivera encore des gens pendant une partie de la nuit. La-bas, sur la route, dans leurs voitures, ils seront bien contents d'apercevoir nos lumieres!" Meaulnes entendit craquer une allumette. Celui qui avait parle le dernier, et qui paraissait etre le chef, reprit d'une voix trainante, a la facon d'un fossoyeur de Shakespeare: "Tu mets des lanternes vertes a la chambre de Wellington. T'en mettrais aussi bien des rouges... Tu ne t'y connais pas plus que moi!" Un silence. "... Wellington, c'etait un Americain? Eh bien, c'est-il une couleur americaine, le vert? Toi, le comedien qui as voyage, tu devrais savoir ca. --O! la la! repondit le "comedien", voyage? Oui, j'ai voyage! Mais je n'ai rien vu! Que veux-tu voir dans une roulotte?" Meaulnes avec precaution regarda entre les rideaux. Celui qui commandait la manoeuvre etait un gros homme nu-tete, enfonce dans un enorme paletot. Il tenait a la main une longue perche garnie de lanternes multicolores, et il regardait paisiblement, une jambe croisee sur l'autre, travailler son compagnon. Quant au comedien, c'etait le corps le plus lamentable qu'on puisse imaginer. Grand, maigre, grelottant, ses yeux glauques et louches, sa moustache retombant sur sa bouche edentee faisaient songer a la face d'un noye qui ruisselle sur une dalle. Il etait en manches de chemise, et ses dents claquaient. Il montrait dans ses paroles et ses gestes le mepris le plus parfait pour sa propre personne. Apres un moment de reflexion amere et risible a la fois, il s'approcha de son partenaire et lui confia, les deux bras ecartes: "Veux-tu que je te dise?... Je ne peux pas comprendre qu'on soit alle chercher des degoutants comme nous, pour servir dans une fete pareille! Voila, mon gars!..." Mais sans prendre garde a ce grand elan du coeur, le gros homme continua de regarder son travail, les jambes croisees, bailla, renifla tranquillement, puis, tournant le dos, s'en fut, sa perche sur l'epaule, en disant: "Allons, en route! Il est temps de s'habiller pour le diner". Le bohemien le suivit, mais, en passant devant l'alcove: "Monsieur l'Endormi, fit-il avec des reverences et des inflexions de voix gouailleuses, vous n'avez plus qu'a vous eveiller, a vous habiller en marquis, meme si vous etes un marmiteux comme je suis; et vous descendrez a la fete costumee, puisque c'est le bon plaisir de ces petits messieurs et de ces petites demoiselles". Il ajouta, sur le ton d'un boniment forain, avec une derniere reverence: "Notre camarade Maloyau, attache aux cuisines, vous presentera le personnage d'Arlequin, et votre serviteur, celui du grand Pierrot". CHAPITRE XIII La fete etrange. Des qu'ils eurent disparu l'ecolier sortit de sa cachette. Il avait les pieds glaces, les articulations raides; mais il etait repose et son genou paraissait gueri. "Descendre au diner, pensa-t-il, je ne manquerai pas de le faire. Je serai simplement un invite dont tout le monde a oublie le nom. D'ailleurs, je ne suis pas un intrus ici. Il est hors de doute que M. Maloyau et son compagnon m'attendaient..." Au sortir de l'obscurite totale de l'alcove, il put y voir assez distinctement dans la chambre eclairee par les lanternes vertes. Le bohemien l'avait "garnie". Des manteaux etaient accroches aux pateres. Sur une lourde table a toilette, au marbre brise, on avait dispose de quoi transformer en muscadin tel garcon qui eut passe la nuit precedente dans une bergerie abandonnee. Il y avait, sur la cheminee, des allumettes aupres d'un grand flambeau. Mais on avait omis de cirer le parquet; et Meaulnes sentit rouler sous ses souliers du sable et des gravats. De nouveau il eut l'impression d'etre dans une maison depuis longtemps abandonnee... En allant vers la cheminee, il faillit buter contre une pile de grands cartons et de petites boites: il etendit le bras, alluma la bougie, puis souleva les couvercles et se pencha pour regarder. C'etaient des costumes de jeunes gens d'il y a longtemps, des redingotes a hauts cols de velours, de fins gilets tres ouverts, d'interminables cravates blanches et des souliers vernis du debut de ce siecle. Il n'osait rien toucher du bout du doigt, mais apres s'etre nettoye en frissonnant, il endossa sur sa blouse d'ecolier un des grands manteaux dont il releva le collet plisse, remplaca ses souliers ferres par de fins escarpins vernis et se prepara a descendre nu-tete. Il arriva, sans rencontrer personne, au bas d'un escalier de bois, dans un recoin de cour obscur. L'haleine glacee de la nuit vint lui souffler au visage et soulever un pan de son manteau. Il fit quelques pas et, grace a la vague clarte du ciel, il put se rendre compte aussitot de la configuration des lieux. Il etait dans une petite cour formee par des batiments des dependances. Tout y paraissait vieux et ruine. Les ouvertures au bas des escaliers etaient beantes, car les portes depuis longtemps avaient ete enlevees; on n'avait pas non plus remplace les carreaux des fenetres qui faisaient des trous noirs dans les murs. Et pourtant toutes ces batisses avaient un mysterieux air de fete. Une sorte de reflet colore flottait dans les chambres basses ou l'on avait du allumer aussi, du cote de la campagne, des lanternes. La terre etait balayee; on avait arrache l'herbe envahissante. Enfin, en pretant l'oreille, Meaulnes crut entendre comme un chant, comme des voix d'enfants et de jeunes filles, la-bas, vers les batiments confus ou le vent secouait des branches devant les ouvertures roses, vertes et bleues des fenetres. Il etait la, dans son grand manteau, comme un chasseur, a demi penche, pretant l'oreille, lorsqu'un extraordinaire petit jeune homme sortit du batiment voisin, qu'on aurait cru desert. Il avait un chapeau haut de forme tres cintre qui brillait dans la nuit comme s'il eut ete d'argent; un habit dont le col lui montait dans les cheveux, un gilet tres ouvert, un pantalon a sous-pieds... Cet elegant, qui pouvait avoir quinze ans, marchait sur la pointe des pieds comme s'il eut ete souleve par les elastiques de son pantalon, mais avec une rapidite extraordinaire. Il salua Meaulnes au passage sans s'arreter, profondement, automatiquement, et disparut dans l'obscurite, vers le batiment central, ferme, chateau ou abbaye, dont la tourelle avait guide l'ecolier au debut de l'apres-midi. Apres un instant d'hesitations, notre heros emboita le pas au curieux petit personnage. Ils traverserent une sorte de grande cour-jardin, passerent entre des massifs, contournerent un vivier enclos de palissades, un puits, et se trouverent enfin au seuil de la demeure centrale. Une lourde porte de bois, arrondie dans le haut et cloutee comme une porte de presbytere, etait a demi ouverte. L'elegant s'y engouffra. Meaulnes le suivit, et, des ses premiers pas dans le corridor, il se trouva, sans voir personne, entoure de rires, de chants, d'appels et de poursuites. Tout au bout de celui-ci passait un couloir transversal. Meaulnes hesitait s'il allait pousser jusqu'au fond ou bien ouvrir une des portes derriere lesquelles il entendait un bruit de voix, lorsqu'il vit passer dans le fond deux fillettes qui se poursuivaient. Il courut pour les voir et les rattraper, a pas de loup, sur ses escarpins. Un bruit de portes qui s'ouvrent, deux visages de quinze ans que la fraicheur du soir et la poursuite ont rendus tout roses, sous de grands cabriolets a brides, et tout va disparaitre dans un brusque eclat de lumiere. Une seconde, elles tournent sur elles-memes, par jeu; leurs amples jupes legeres se soulevent et se gonflent; on apercoit la dentelle de leurs longs, amusants pantalons; puis, ensemble, apres cette pirouette, elles bondissent dans la piece et referment la porte. Meaulnes reste un moment ebloui et titubant dans ce corridor noir. Il craint maintenant d'etre surpris. Son allure hesitante et gauche le ferait, sans doute, prendre pour un voleur. Il va s'en retourner deliberement vers la sortie, lorsque de nouveau il entend dans le fond du corridor un bruit de pas et des voix d'enfants. Ce sont deux petits garcons qui s'approcherent en parlant. "Est-ce qu'on va bientot diner, leur demande Meaulnes avec aplomb. --Viens avec nous, repond le plus grand, on va t'y conduire". Et avec cette confiance et ce besoin d'amitie qu'ont les enfants, la veille d'une grande fete, ils le prennent chacun par la main. Ce sont probablement deux petits garcons de paysans. On leur a mis leurs plus beaux habits: de petites culottes coupees a mi-jambe qui laissent voir leurs gros bas de laine et leurs galoches, un petit justaucorps de velours bleu, une casquette de meme couleur et un noeud de cravate blanc. "La connais-tu, toi? demande l'un des enfants. --Moi, fait le plus petit, qui a une tete ronde et des yeux naifs, maman m'a dit qu'elle avait une robe noire et une collerette et qu'elle ressemblait a un joli pierrot. --Qui donc? demande Meaulnes. --Eh bien, la fiancee que Franz est alle chercher..." Avant que le jeune homme ait rien pu dire, ils sont tous les trois arrives a la porte d'une grande salle ou flambe un beau feu. Des planches, en guise de table, ont ete posees sur des treteaux; on a etendu des nappes blanches, et des gens de toutes sortes dinent avec ceremonie. CHAPITRE XIV La fete etrange (suite). C'etait, dans une grande salle au plafond bas, un repas comme ceux que l'on offre, la veille des noces de campagne, aux parents qui sont venus de tres loin. Les deux enfants avaient lache les mains de l'ecolier et s'etaient precipites dans une chambre attenante ou l'on entendait des voix pueriles et des bruits de cuillers battant les assiettes. Meaulnes, avec audace et sans s'emouvoir, enjamba un banc et se trouva assis aupres de deux vieilles paysannes. Il se mit aussitot a manger avec un appetit feroce; et c'est au bout d'un instant seulement qu'il leva la tete pour regarder les convives et les ecouter. On parlait peu, d'ailleurs. Ces gens semblaient a peine se connaitre. Ils devaient venir, les uns, du fond de la campagne, les autres, de villes lointaines. Il y avait, epars le long des tables, quelques vieillards avec des favoris, et d'autres completement rases qui pouvaient etre d'anciens marins. Pres d'eux dinaient d'autres vieux qui leur ressemblaient: meme face tannee, memes yeux vifs sous des sourcils en broussaille, memes cravates etroites comme des cordons de souliers... Mais il etait aise de voir que ceux-ci n'avaient jamais navigue plus loin que le bout du canton; et s'ils avaient tangue, roule plus de mille fois sous les averses et dans le vent, c'etait pour ce dur voyage sans peril qui consiste a creuser le sillon jusqu'au bout de son champ et a retourner ensuite la charrue... On voyait peu de femmes; quelques vieilles paysannes avec de rondes figures ridees comme des pommes, sous des bonnets tuyautes. Il n'y avait pas un seul de ces convives avec qui Meaulnes ne se sentit a l'aise et en confiance. Il expliquait ainsi plus tard cette impression: quand on a, disait-il, commis quelque lourde faute impardonnable, on songe parfois, au milieu d'une grande amertume: "Il y a pourtant par le monde des gens qui me pardonneraient". On imagine de vieilles gens, des grands-parents pleins d'indulgence, qui sont persuades a l'avance que tout ce que vous faites est bien fait. Certainement parmi ces bonnes gens-la les convives de cette salle avaient ete choisis. Quant aux autres, c'etaient des adolescents et des enfants... Cependant, aupres de Meaulnes, les deux vieilles femmes causaient: "En mettant tout pour le mieux, disait la plus agee, d'une voix cocasse et suraigue qu'elle cherchait vainement a adoucir, les fiances ne seront pas la, demain, avant trois heures. --Tais-toi, tu me ferais mettre en colere", repondait l'autre du ton le plus tranquille. Celle-ci portait sur le front une capeline tricotee. 'Comptons! reprit la premiere sans s'emouvoir. Une heure et demie de chemin de fer de Bourges a Vierzon, et sept lieues de voiture, de Vierzon jusqu'ici..." La discussion continua. Meaulnes n'en perdait pas une parole. Grace a cette paisible prise de bec, la situation s'eclairait faiblement: Frantz de Galais, le fils du chateau--qui etait etudiant ou marin ou peut-etre aspirant de marine, on ne savait pas...--etait alle a Bourges pour y chercher une jeune fille et l'epouser. Chose etrange, ce garcon, qui devait etre tres jeune et tres fantasque, reglait tout a sa guise dans le Domaine. Il avait voulu que la maison ou sa fiancee entrerait ressemblat a un palais en fete. Et pour celebrer la venue de la jeune fille, il avait invite lui-meme ces enfants et ces vieilles gens debonnaires. Tels etaient les points que la discussion des deux femmes precisait. Elles laissaient tout le reste dans le mystere, et reprenaient sans cesse la question du retour des fiances. L'une tenait pour le matin du lendemain. L'autre pour l'apres-midi. "Ma pauvre Moinelle, tu es toujours aussi folle, disait la plus jeune avec calme. --Et toi, ma pauvre Adele, toujours aussi entetee. Il y a quatre ans que je ne t'avais vue, tu n'as pas change", repondait l'autre en haussant les epaules, mais de sa voix la plus paisible. Et elles continuaient ainsi a se tenir tete sans la moindre humeur. Meaulnes intervint dans l'espoir d'en apprendre davantage: "Est-elle aussi jolie qu'on le dit, la fiancee de Frantz?" Elles le regarderent, interloquees. Personne d'autre que Frantz n'avait vu la jeune fille. Lui-meme, en revenant de Toulon, l'avait rencontree un soir, desolee, dans un de ces jardins de Bourges qu'on appelle les Marais. Son pere, un tisserand, l'avait chassee de chez lui. Elle etait fort jolie et Frantz avait decide aussitot de l'epouser. C'etait une etrange histoire; mais son pere, M. de Galais, et sa soeur Yvonne ne lui avaient-ils pas toujours tout accorde!... Meaulnes, avec precaution, allait poser d'autres questions, lorsque parut a la porte un couple charmant: une enfant de seize ans avec corsage de velours et jupe a grands volants; un jeune personnage en habit a haut col et pantalon a elastiques. Ils traverserent la salle, esquissant un pas de deux; d'autres les suivirent; puis d'autres passerent en courant, poussant des cris, poursuivis par un grand pierrot blafard, aux manches trop longues, coiffe d'un bonnet noir et riant d'une bouche edentee. Il courait a grandes enjambees maladroites, comme si, a chaque pas, il eut du faire un saut, et il agitait ses longues manches vides. Les jeunes filles en avaient un peu peur; les jeunges gens lui serraient la main et il paraissait faire la joie des enfants qui le poursuivaient avec des cris percants. Au passage il regarda Meaulnes de ses yeux vitreux, et l'ecolier crut reconnaitre, completement rase, le compagnon de M. Maloyau, le bohemien qui tout a l'heure accrochait les lanternes. Le repas etait termine. Chacun se levait. Dans les couloirs s'organisaient des rondes et des farandoles. Une musique, quelque part, jouait un pas de menuet... Meaulnes, la tete a demi cachee dans le collet de son manteau, comme dans une fraise, se sentait un autre personnage. Lui aussi, gagne par le plaisir, se mit a poursuivre le grand pierrot a travers les couloirs du Domaine, comme dans les coulisses d'un theatre ou la pantomime, de la scene, se fut partout repandue. Il se trouva ainsi mele jusqu'a la fin de la nuit a une foule joyeuse aux costumes extravagants. Parfois il ouvrait une porte, et se trouvait dans une chambre ou l'on montrait la lanterne magique. Des enfants applaudissaient a grand bruit... Parfois, dans un coin de salon ou l'on dansait, il engageait conversation avec quelque dandy et se renseignait hativement sur les costumes que l'on porterait les jours suivants... Un peu angoisse a la longue par tout ce plaisir qui s'offrait a lui, craignant a chaque instant que son manteau entr'ouvert ne laissat voir sa blousse de collegien, il alla se refugier un instant dans la partie la plus paisible et la plus obscure de la demeure. On n'y entendait que le bruit etouffe d'un piano. Il entra dans une piece silencieuse qui etait une salle a manger eclairee par une lampe a suspension. La aussi c'etait fete, mais fete pour les petits enfants. Les uns, assis sur des poufs, feuilletaient des albums ouverts sur leurs genoux; d'autres etaient accroupis par terre devant une chaise et, gravement, ils faisaient sur le siege un etalage d'images; d'autres, aupres du feu, ne disaient rien, ne faisaient rien, mais ils ecoutaient au loin, dans l'immense demeure, la rumeur de la fete. Une porte de cette salle a manger etait grande ouverte. On entendait dans la piece attenante jouer du piano. Meaulnes avanca curieusement la tete. C'etait une sorte de petit salon-parloir; une femme ou une jeune fille, un grand manteau marron jete sur ses epaules, tournait le dos, jouant tres doucement des airs de rondes ou de chansonnettes. Sur le divan, tout a cote, six ou sept petits garcons et petites filles ranges comme sur une image, sages comme le sont les enfants lorsqu'il se fait tard, ecoutaient. De temps en temps seulement, l'un d'eux, arc-boute sur les poignets, se soulevait, glissait a terre et passait dans la salle a manger: un de ceux qui avaient fini de regarder les images venait prendre sa place. Apres cette fete ou tout etait charmant, mais fievreux et fou, ou lui- meme avait si follement poursuivi le grand pierrot, Meaulnes se trouvait la plonge dans le bonheur le plus calme du monde. Sans bruit, tandis que la jeune fille continuait a jouer, il retourna s'asseoir dans la salle a manger, et, ouvrant un des gros livres rouges epars sur la table, il commenca distraitement a lire. Presque aussitot un des petits qui etaient par terre s'approcha, se pendit a son bras et grimpa sur son genou pour regarder en meme temps que lui; un autre en fit autant de l'autre cote. Alors ce fut un reve comme son reve de jadis. Il put imaginer longuement qu'il etait dans sa propre maison, marie, un beau soir, et que cet etre charmant et inconnu qui jouait du piano, pres de lui, c'etait sa femme... CHAPITRE XV La rencontre. Le lendemain matin, Meaulnes fut pret un des premiers. Comme on le lui avait conseille, il revetit un simple costume noir, de mode passee, une jaquette serree a la taille avec des manches bouffant aux epaules, un gilet croise, un pantalon elargi du bas jusqu'a cacher ses fines chaussures, et un chapeau haut de forme. La cour etait deserte encore lorsqu'il descendit. Il fit quelques pas et se trouva comme transporte dans une journee de printemps. Ce fut en effet le matin le plus doux de cet hiver-la. Il faisait du soleil comme aux premiers jours d'avril. Le givre fondait et l'herbe mouillee brillait comme humectee de rosee. Dans les arbres, plusieurs petits oiseaux chantaient et de temps a autre une brise tiedie coulait sur le visage du promeneur. Il fit comme les invites qui se sont eveilles avant le maitre de la maison. Il sortit dans la cour du Domaine, pensant a chaque instant qu'une voix cordiale et joyeuse allait crier derriere lui: "Deja reveille, Augustin?..." Mais il se promena longtemps seul a travers le jardin et la cour. La- bas, dans le batiment principal, rien ne remuait, ni aux fenetres, ni a la tourelle. On avait ouvert deja, cependant, les deux battants de la ronde porte de bois. Et, dans une des fenetres du haut, un rayon de soleil donnait, comme en ete, aux premieres heures du matin. Meaulnes, pour la premiere fois, regardait en plein jour l'interieur de la propriete. Les vestiges d'un mur separaient le jardin delabre de la cour, ou l'on avait, depuis peu, verse du sable et passe le rateau. A l'extremite des dependances qu'il habitait, c'etaient des ecuries baties dans un amusant desordre, qui multipliait les recoins garnis d'arbrisseaux fous et de vigne vierge. Jusque sur le Domaine deferlaient des bois de sapins qui le cachaient a tout le pays plat, sauf vers l'est, ou l'on apercevait des collines bleues couvertes de rochers et de sapins encore. Un instant, dans le jardin, Meaulnes se pencha sur la branlante barriere de bois qui entourait le vivier; vers les bords il restait un peu de glace mince et plissee comme une ecume. Il s'apercut lui-meme reflete dans l'eau, comme incline sur le ciel, dans son costume d'etudiant romantique. Et il crut voir un autre Meaulnes; non plus l'ecolier qui s'etait evade dans une carriole de paysan, mais un etre charmant et romanesque, au milieu d'un beau livre de prix... Il se hata vers le batiment principal, car il avait faim. Dans la grande salle ou il avait dine la veille, une paysanne mettait le couvert. Des que Meaulnes se fut assis devant un des bols alignes sur la nappe, elle lui versa le cafe en disant: "Vous etes le premier, monsieur". Il ne voulut rien repondre, tant il craignait d'etre soudain reconnu comme un etranger. Il demanda seulement a quelle heure partirait le bateau pour la promenade matinale qu'on avait annoncee. "Pas avant une demi-heure, monsieur: personne n'est descendu encore", fut la reponse. Il continua donc d'errer en cherchant le lieu de l'embarcadere, autour de la longue maison chatelaine aux ailes inegales, comme une eglise. Lorsqu'il eut contourne l'aile sud, il apercut soudain les roseaux, a perte de vue, qui formaient tout le paysage. L'eau des etangs venait de ce cote mouiller le pied des murs, et il y avait, devant plusieurs portes, de petits balcons de bois qui surplombaient les vagues clapotantes. Desoeuvre, le promeneur erra un long moment sur la rive sablee comme un chemin de halage. Il examinait curieusement les grandes portes aux vitres poussiereuses qui donnaient sur des pieces delabrees ou abandonnees, sur des debarras encombres de brouettes, d'outils rouilles et de pots de fleurs brises, lorsque soudain, a l'autre bout des batiments, il entendit des pas grincer sur le sable. C'etaient deux femmes, l'une tres vieille et courbee; l'autre, une jeune fille, blonde, elancee, dont le charmant costume, apres tous les deguisements de la veille, parut d'abord a Meaulnes extraordinaire. Elles s'arreterent un instant pour regarder le paysage, tandis que Meaulnes se disait, avec un etonnement qui lui parut plus tard bien grossier: "Voila sans doute ce qu'on appelle une jeune fille excentrique--peut- etre une actrice qu'on a mandee pour la fete". Cependant, les deux femmes passaient pres de lui et Meaulnes, immobile, regarda la jeune fille. Souvent, plus tard, lorsqu'il s'endormait apres avoir desesperement essaye de se rappeler le beau visage efface, il voyait en reve passer des rangees de jeunes femmes qui ressemblaient a celle-ci. L'une avait un chapeau comme elle et l'autre son air un peu penche; l'autre son regard si pur; l'autre encore sa taille fine, et l'autre avait aussi ses yeux bleus: mais aucune de ces femmes n'etait jamais la grande jeune fille. Meaulnes eut le temps d'apercevoir, sous une lourde chevelure blonde, un visage aux traits un peu courts, mais dessines avec une finesse presque douloureuse. Et comme deja elle etait passee devant lui, il regarda sa toilette, qui etait bien la plus simple et la plus sage des toilettes... Perplexe, il se demandait s'il allait les accompagner, lorsque la jeune fille, se tournant imperceptiblement vers lui, dit a sa compagne: "Le bateau ne va pas tarder, maintenant, je pense?..." Et Meaulnes les suivit. La vieille dame, cassee, tremblante, ne cessait de causer gaiement et de rire. La jeune fille repondait doucement. Et lorsqu'elles descendirent sur l'embarcadere, elle eut ce meme regard innocent et grave, qui semblait dire: "Qui etes-vous? Que faites-vous ici? Je ne vous connais pas. Et pourtant il me semble que je vous connais". D'autres invites etaient maintenant epars entre les arbres, attendant. Et trois bateaux de plaisance accostaient, prets a recevoir les promeneurs. Un a un, sur le passage des dames, qui paraissaient etre la chatelaine et sa fille, les jeunes gens saluaient profondement, et les demoiselles s'inclinaient. Etrange matinee! Etrange partie de plaisir! Il faisait froid malgre le soleil d'hiver, et les femmes enroulaient autour de leur cou ces boas de plumes qui etaient alors a la mode... La vieille dame resta sur la rive, et, sans savoir comment, Meaulnes se trouva dans le meme yacht que la jeune chatelaine. Il s'accouda sur le pont, tenant d'une main d'une main son chapeau battu par le grand vent, et il put regarder a l'aise le jeune fille, qui s'etait assise a l'abri. Elle aussi le regardait. Elle repondait a ses compagnes, souriait, puis posait doucement ses yeux bleus sur lui, en tenant sa levre un peu mordue. Un grand silence regnait sur les berges prochaines. Le bateau filait avec un brui calme de machine et d'eau. On eut pu se croire au coeur de l'ete. On allait aborder, semblait-il, dans le beau jardin de quelque maison de campagne. La jeune fille s'y promenerait sous une ombrelle blanche. Jusqu'au soir on entendrait les tourterelles gemir... Mais soudain une rafale glacee venait rappeler decembre aux invites de cette etrange fete. On aborda devant un bois de sapins. Sur le debarcadere, les passages durent attendre un instant, serres les uns contre les autres, qu'un des bateliers eut ouvert le cadenas de la barriere... Avec quel emoi Meaulnes se rappelait dans la suite cette minute ou, sur le bord de l'etang, il avait eu tres pres du sien le visage desormais perdu de la jeune fille! Il avait regarde ce profil si pur, de tous ses yeux, jusqu'a ce qu'ils fussent pres de s'emplir de larmes. Et il se rappelait avoir vu, comme un secret delicat qu'elle lui eut confie, un peu de poudre restee sur sa joue... A terre, tout s'arrangea comme dans un reve. Tandis que les enfants couraient avec des cris de joie, que des groupes se formaient et s'eparpillaient a travers bois, Meaulnes s'avanca dans une allee, ou, dix pas devant lui, marchait la jeune fille. Il se trouva pres d'elle sans avoir eu le temps de reflechir: "Vous etes belle", dit-il simplement. Mais elle hata le pas et, sans repondre, prit une allee transversale. D'autres promeneurs couraient, jouaient a travers les avenues, chacun errant a sa guise, conduit seulement par sa libre fantaisie. Le jeune homme se reprocha vivement ce qu'il appelait sa balourdise, sa grossierete, sa sottise. Il errait au hasard, persuade qu'il ne reverrait plus cette gracieuse creature, lorsqu'il l'apercut soudain venant a sa rencontre et forcee de passer pres de lui dans l'etroit sentier. Elle ecartait de ses deux mains nues les plis de son grand manteau. Elle avait des souliers noirs tres decouverts. Ses chevilles etaient si fines qu'elles pliaient par instants et qu'on craignait de les voir se briser. Cette fois, le jeune homme salua, en disant tres bas: "Voulez-vous me pardonner? --Je vous pardonne, dit-elle gravement. Mais il faut que je rejoigne les enfants, puisqu'ils sont les maitres aujourd'hui. Adieu". Augustin la supplia de rester un instant encore. Il lui parlait avec gaucherie, mais d'un ton si trouble, si plein de desarroi, qu'elle marcha plus lentement et l'ecouta. "Je ne sais meme pas qui vous etes", dit-elle enfin. Elle prononcait chaque mot d'un ton uniforme, en appuyant de la meme facon sur chacun, mais en disant plus doucement le dernier... Ensuite elle reprenait son visage immobile, sa bouche un peu mordue, et ses yeux bleus regardaient fixement au loin. "Je ne sais pas non plus votre nom", repondit Meaulnes. Ils suivaient maintenant un chemin decouvert, et l'on voyait a quelque distance les invites se presser autour d'une maison isolee dans la pleine campagne. "Voici la 'maison de Frantz'", dit la jeune fille; il faut que je vous quitte..." Elle hesita, le regarda un instant en souriant et dit: "Mon nom?... Je suis mademoiselle Yvonne de Galais..." Et elle s'echappa. La "maison de Frantz' etait alors inhabitee. Mais Meaulnes la trouva envahie jusqu'aux greniers par la foule des invites. Il n'eut guere le loisir d'ailleurs d'examiner le lieu ou il se trouvait: on dejeuna en hate d'un repas froid emporte dans les bateaux, ce qui etait fort peu de saison, mais les enfants en avaient decide ainsi, sans doute; et l'on repartit. Meaulnes s'approcha de Mlle de Galais des qu'il la vit sortir et, repondant a ce qu'elle avait dit tout a l'heure: "Le nom que je vous donnais etait plus beau, dit-il. --Comment? Quel etait ce nom?" fit-elle, toujours avec la meme gravite. Mais il eut peur d'avoir dit une sottise et ne repondit rien. "Mon nom a moi est Augustin Meaulnes, continua-t-il, et je suis etudiant. --Oh! vous etudiez?" dit-elle. Et ils parlerent un instant encore. Ils parlerent lentement, avec bonheur,--avec amitie. Puis l'attitude de la jeune fille changea. Moins hautaine et moins grave, maintenant, elle parut aussi plus inquiete. On eut dit qu'elle redoutait ce que Meaulnes allait dire et s'en effarouchait a l'avance. Elle etait aupres de lui toute fremissante, comme une hirondelle un instant posee a terre et qui deja tremble du desir de reprendre son vol. "A quoi bon? A quoi bon?" repondait-elle doucement aux projets que faisait Meaulnes. Mais lorsqu'enfin il osa lui demander la permission de revenir un jour vers ce beau domaine: "Je vous attendrai", repondit-elle simplement. Ils arrivaient en vue de l'embarcadere. Elle s'arreta soudain et dit pensivement: "Nous sommes deux enfants; nous avons fait une folie. Il ne faut pas que nous montions cette fois dans le meme bateau. Adieu, ne me suivez pas". Meaulnes resta un instant interdit, la regardant partir. Puis il se reprit a marcher. Et alors le jeune fille, dans le lointain, au moment de se perdre a nouveau dans la foule des invites, s'arreta et, se tournant vers lui, pour la premiere fois le regarda longuement. Etait-ce un dernier signe d'adieu? Etait-ce pour lui defendre de l'accompagner? Ou peut-etre avait-elle quelque chose encore a lui dire?... Des qu'on fut rentre au Domaine, commenca, derriere la ferme, dans une grande prairie en pente, la course des poneys. C'etait la derniere partie de la fete. D'apres toutes les previsions, les fiances devaient arriver a temps pour y assister et ce serait Frantz qui dirigeait tout. On dut pourtant commencer sans lui. Les garcons en costumes de jockeys, les fillettes en ecuyeres, amenaient les uns, de fringants poneys enrubannes, les autres, de tres vieux chevaux dociles. Au milieu des cris, des rires enfantins, des paris et des longs coups de cloche, on se fut cru transporte sur la pelouse verte et taillee de quelque champ de courses en miniature. Meaulnes reconnut Daniel et les petites filles aux chapeaux a plumes, qu'il avait entendus la veille dans l'allee du bois... Le reste du spectacle lui echappa, tant il etait anxieux de retrouver dans la foule le gracieux chapeau de roses et le grand manteau marron. Mais Mlle de Galais ne parut pas. Il la cherchait encore lorsqu'une volee de coups de cloche et des cris de joie annoncerent la fin des courses. Une petite fille sur une vieille jument blanche avait remporte la victoire. Elle passait triomphalement sur sa monture et le panache de son chapeau flottait au vent. Puis soudain tout se tut. Les jeux etaient finis et Frantz n'etait pas de retour. On hesita un instant; on se concerta avec embarras. Enfin, par groupes, on regagna les appartements, pour attendre, dans l'inquietude et le silence, le retour des fiances. CHAPITRE XVI Frantz de Galais. La course avait fini trop tot. Il etait quatre heures et demie et il faisait jour encore, lorsque Meaulnes se retrouva dans sa chambre, la tete pleine des evenements de son extraordinaire journee. Il s'assit devant la table, desoeuvre, attendant le diner et la fete qui devait suivre. De nouveau soufflait le grand vent du premier soir. On l'entendait gronder comme un torrent ou passer avec le sifflement appuye d'une chute d'eau. Le tablier de la cheminee battait de temps a autre. Pour la premiere fois, Meaulnes sentit en lui cette legere angoisse qui vous saisit a la fin des trop belles journees. Un instant il pensa a allumer du feu; mais il essaya vainement de lever le tablier rouille de la cheminee. Alors il se prit a ranger dans la chambre; il accrocha ses beaux habits aux portemanteaux, disposa le long du mur les chaises bouleversees, comme s'il eut tout voulu preparer la pour un long sejour. Cependant songeant qu'il devait se tenir toujours pret a partir, il plia soigneusement sur le dossier d'une chaise, comme un costume de voyage, sa blouse et ses autres vetements de collegien; sous la chaise, il mit ses souliers ferres pleins de terre encore. Puis il revint s'asseoir et regarda autour de lui, plus tranquille, sa demeure qu'il avait mise en ordre. De temps a autre une goutte de pluie venait rayer la vitre qui donnait sur la cour aux voitures et sur le bois de sapins. Apaise, depuis qu'il avait range son appartement, le grand garcon se sentit parfaitement heureux. Il etait la, mysterieux, etranger, au milieu de ce monde inconnu, dans la chambre qu'il avait choisie. Ce qu'il avait obtenu depassait toutes ses esperances. Et il suffisait maintenant a sa joie de se rappeler ce visage de jeune fille, dans le grand vent, qui se tournait vers lui... Durant cette reverie, la nuit etait tombee sans qu'il songeat meme a allumer les flambeaux. Un coup de vent fit battre la porte de l'arriere- chambre qui communiquait avec la sienne et dont la fenetre donnait aussi sur la cour aux voitures. Meaulnes allait la refermer, lorsqu'il apercut dans cette piece une lueur, comme celle d'une bougie allumee sur la table. Il avanca la tete dans l'entrebaillement de la porte. Quelqu'un etait entre la, par la fenetre sans doute, et se promenait de long en large, a pas silencieux. Autant qu'on pouvait voir, c'etait un tres jeune homme. Nu-tete, une pelerine de voyage sur les epaules, il marchait sans arret, comme affole par une douleur insupportable. Le vent de la fenetre qu'il avait laissee grande ouverte faisait flotter sa pelerine et, chaque fois qu'il passait pres de la lumiere, on voyait luire des boutons dores sur sa fine redingote. Il sifflait quelque chose entre ses dents, une espece d'air marin, comme en chantent, pour s'egayer le coeur, les matelots et les filles dans les cabarets des ports... Un instant, au milieu de sa promenade agitee, il s'arreta et se pencha sur la table, chercha dans une boite, en sortit plusieurs feuilles de papier... Meaulnes vit, de profil, dans la lueur de la bougie, un tres fin, tres aquilin visage sans moustache sous une abondante chevelure que partageait une raie de cote. Il avait cesse de siffler. Tres pale, les levres entr'ouvertes, il paraissait a bout de souffle, comme s'il avait recu au coeur un coup violent. Meaulnes hesitait s'il allait, par discretion, se retirer, ou s'avancer, lui mettre doucement, en camarade, la main sur l'epaule, et lui parler. Mais l'autre leva la tete et l'apercut. Il le considera une seconde, puis, sans s'etonner, s'approcha et dit, affermissant sa voix: "Monsieur, je ne vous connais pas. Mais je suis content de vous voir. Puisque vous voici, c'est a vous que je vais expliquer... Voila!..." Il paraissait completement desempare. Lorsqu'il eut dit: "Voila", il prit Meaulnes par le revers de sa jaquette, comme pour fixer son attention. Puis il tourna la tete vers la fenetre, comme pour reflechir a ce qu'il allait dire, cligna des yeux--et Meaulnes comprit qu'il avait une forte envie de pleurer. Il ravala d'un coup toute cette peine d'enfant, puis, regardant toujours fixement la fenetre, il reprit d'une voix alteree: "Eh bien, voila: c'est fini; la fete est finie. Vous pouvez descendre le leur dire. Je suis rentre tout seul. Ma fiancee ne viendra pas. Par scrupule, par crainte, par manque de foi... d'ailleurs, monsieur, je vais vous expliquer..." Mais il ne put continuer; tout son visage se plissa. Il n'expliqua rien. Se detournant soudain, il s'en alla dans l'ombre ouvrir et refermer des tiroirs pleins de vetements et de livres. "Je vais m'appreter pour repartir, dit-il. Qu'on ne me derange pas". Il placa sur la table divers objets, un necessaire de toilette, un pistolet... Et Meaulnes, plein de desarroi, sortit sans oser lui dire un mot ni lui serrer la main. En bas, deja, tout le monde semblait avoir pressenti quelque chose. Presque toutes les jeunes filles avaient change de robe. Dans le batiment principal le diner avait commence, mais hativement, dans le desordre, comme a l'instant d'un depart. Il se faisait un continuel va-et-vient de cette grande cuisine-salle a manger aux chambres du haut et aux ecuries. Ceux qui avaient fini formaient des groupes ou l'on se disait au revoir. "Que se passe-t-il? demanda Meaulnes a un garcon de campagne, qui se hatait de terminer son repas, son chapeau de feutre sur la tete et sa serviette fixee a son gilet. --Nous partons, repondit-il. Cela s'est decide tout d'un coup. A cinq heures, nous nous sommes trouves seuls, tous les invites ensemble. Nous avions attendu jusqu'a la derniere limite. Les fiances ne pouvaient plus venir? Quelqu'un a dit: "Si nous partions..." Et tout le monde s'est apprete pour le depart". Meaulnes ne repondit pas. Il lui etait egal de s'en aller maintenant. N'avait-il pas ete jusqu'au bout de son aventure?... N'avait-il pas obtenu cette fois tout ce qu'il desirait? C'est a peine s'il avait eu le temps de repasser a l'aise dans sa memoire toute la belle conversation du matin. Pour l'instant, il ne s'agissait que de partir. Et bientot, il reviendrait--sans tricherie, cette fois... "Si vous voulez venir avec nous, continua l'autre, qui etait un garcon de son age, hatez-vous d'aller vous mettre en tenue. Nous attelons dans un instant". Il partit au galop, laissant la son repas commence et negligeant de dire aux invites ce qu'il savait. Le parc, le jardin et la cour etaient plonges dans une obscurite profonde. Il n'y avait pas, ce soir-la, de lanternes aux fenetres. Mais comme, apres tout, ce diner ressemblait au dernier repas des fins de noces, les moins bons de invites, qui peut- etre avaient bu, s'etaient mis a chanter. A mesure qu'il s'eloignait, Meaulnes entendait monter leurs airs de cabaret, dans ce parc qui depuis deux jours avait tenu tant de grace et de merveilles. Et c'etait le commencement du desarroi et de la devastation. Il passa pres du vivier ou le matin meme il s'etait mire. Comme tout paraissait change deja...-- avec cette chanson, reprise en choeur, qui arrivait par bribes: D'ou donc que tu reviens, petite libertine? Ton bonnet est dechire Tu es bien mal coiffee... et cet autre encore: Mes souliers sont rouges... Adieu, mes amours... Mes souliers sont rouges... Adieu, sans retour! Comme il arrivait au pied de l'escalier de sa demeure isolee, quelqu'un en descendait qui le heurta dans l'ombre et lui dit: "Adieu, monsieur!" et, s'enveloppant dans sa pelerine comme s'il avait tres froid, disparut. C'etait Franz Galais. La bougie que Frantz avait laissee dans sa chambre brulait encore. Rien n'avait ete derange. Il y avait seulement, ecrits sur une feuille de papier a lettres placee en evidence, ces mots: Ma fiancee a disparu, me faisant dire qu'elle ne pouvait pas etre ma femme; qu'elle etait une couturiere et non pas une princesse. Je ne sais que devenir. Je m'en vais. Je n'ai plus envie de vivre. Qu'Yvonne me pardonne si je ne lui dis pas adieu, mais elle ne pourrait rien pour moi... C'etait la fin de la bougie, dont la flamme vacilla, rampa une seconde et s'eteignit. Meaulnes rentra dans sa propre chambre et ferma la porte. Malgre l'obscurite, il reconnut chacune des choses qu'il avait rangees en plein jour, en plein bonheur, quelques heures auparavant. Piece par piece, fidele, il retrouva tout son vieux vetement miserable, depuis ses godillots jusqu'a sa grossiere ceinture a boucle de cuivre. Il se deshabilla et se rhabilla vivement, mais, distraitement, deposa sur une chaise ses habits d'emprunt, se trompant de gilet. Sous les fenetres, dans la cour aux voitures, un remue-menage avait commence. On tirait, on appelait, on poussait, chacun voulant defaire sa voiture de l'inextricable fouillis ou elle etait prise. De temps en temps un homme grimpait sur le siege d'une charrette, sur la bache d'une grande carriole et faisait tourner sa lanterne. La lueur du falot venait frapper la fenetre: un instant, autour de Meaulnes, la chambre maintenant familiere, ou toutes choses avaient ete pour lui si amicales, palpitait, revivait... Et c'est ainsi qu'il quitta, refermant soigneusement la porte, ce mysterieux endroit qu'il ne devait sans doute jamais revoir. CHAPITRE XVII La fete etrange (fin). Deja, dans la nuit, une file de voitures roulait lentement vers la grille du bois. En tete, un homme revetu d'une peau de chevre, une lanterne a la main, conduisait par la bride le cheval du premier attelage. Meaulnes avait hate de trouver quelqu'un qui voulut bien se charger de lui. Il avait hate de partir. Il apprehendait, au fond du coeur, de se trouver soudain seul dans le Domaine, et que sa supercherie fut decouverte. Lorsqu'il arriva devant le batiment principal les conducteurs equilibraient la charge des dernieres voitures. On faisait lever tous les voyageurs pour rapprocher ou reculer les sieges, et les jeunes filles enveloppees dans des fichus se levaient avec embarras, les couvertures tombaient a leurs pieds et l'on voyait les figures inquietes de celles qui baissaient leur tete du cote des falots. Dans un de ces voituriers, Meaulnes reconnut le jeune paysan qui tout a l'heure avait offert de l'emmener: "Puis-je monter? lui cria-t-il. --Ou vas-tu, mon garcon? repondit l'autre qui ne le reconnaissait plus. --Du cote de Sainte-Agathe. --Alors il faut demander une place a Maritain" Et voila le grand ecolier cherchant parmi les voyageurs attardes ce Maritain inconnu. On le lui indiqua parmi les buveurs qui chantaient dans la cuisine. "C'est un 'amusard', lui dit-on. Il sera encore la a trois heures du matin". Meaulnes songea un instant a la jeune fille inquiete, pleine de fievre et de chagrin, qui entendrait chanter dans le Domaine, jusqu'au milieu de la nuit, ces paysans avines. Dans quelle chambre etait-elle? Ou etait sa fenetre, parmi ces batiments mysterieux? Mais rien ne servirait a l'ecolier de s'attarder. Il fallut partir. Une fois rentre a Sainte- Agathe, tout deviendrait plus clair; il cesserait d'etre un ecolier evade; de nouveau il pourrait songer a la jeune chatelaine. Une a une, les voitures s'en allaient; les roues grincaient sur le sable de la grande allee. Et, dans la nuit, on les voyait tourner et disparaitre, chargees de femmes emmitouflees, d'enfants dans des fichus, qui deja s'endormaient. Une grande carriole encore; un char a bancs, ou les femmes etaient serrees epaule contre epaule, passa, laissant Meaulnes interdit, sur le seuil de la demeure. Il n'allait plus rester bientot qu'une vieille berline que conduisait un paysan en blouse. "Vous pouvez monter, repondit-il aux explications d'Augustin, nous allons dans cette direction". Peniblement Meaulnes ouvrit la portiere de la vieille guimbarde, dont la vitre trembla et les gonds crierent. Sur la banquette, dans un coin de la voiture, deux tout petits enfants, un garcon et une fille, dormaient. Ils s'eveillerent au bruit et au froid, se detendirent, regarderent vaguement, puis en frissonnant se renfoncerent dans leur coin et se rendormirent. Deja la vieille voiture partait. Meaulnes referma plus doucement la portiere et s'installa avec precaution dans l'autre coin; puis, avidement, s'efforca de distinguer a travers la vitre les lieux qu'il allait quitter et la route par ou il etait venu: il devina, malgre la nuit, que la voiture traversait la cour et le jardin, passait devant l'escalier de sa chambre, franchissait la grille et sortait du Domaine pour entrer dans les bois. Fuyant le long de la vitre, on distinguait vaguement les troncs des vieux sapins. "Peut-etre rencontrerons-nous Frantz de Galais", se disait Meaulnes, le coeur battant. Brusquement, dans le chemin etroit, la voiture fit un ecart pour ne pas heurter un obstacle. C'etait, autant qu'on pouvait deviner dans la nuit a ses formes massives, une roulotte arretee presque au milieu du chemin et qui avait du rester la, a proximite de la fete, durant ces derniers jours. Cet obstacle franchi, les chevaux repartis au trot, Meaulnes commencait a se fatiguer de regarder a la vitre, s'efforcant vainement de percer l'obscurite environnante, lorsque soudain, dans la profondeur du bois, il y eut un eclair, suivi d'une detonation. Les chevaux partirent au galop et Meaulnes ne sut pas d'abord si le cocher en blouse s'efforcait de les retenir ou, au contraire, les excitait a fuir. Il voulut ouvrir la portiere. Comme la poignee se trouvait a l'exterieur, il essaya vainement de baisser la glace, la secoua... Les enfants, reveilles en peur, se serraient l'un contre l'autre, sans rien dire. Et tandis qu'il secouait la vitre, le visage colle au carreau, il apercut, grace a un coude du chemin, une forme blanche qui courait. C'etait, hagard et affole, le grand pierrot de la fete, le bohemien en tenue de mascarade, qui portait dans ses bras un corps humain serre contre sa poitrine. Puis tout disparut. Dans la voiture qui fuyait au grand galop a travers la nuit, les deux enfants s'etaient rendormis. Personne a qui parler des evenements mysterieux de ces deux jours. Apres avoir longtemps repasse dans son esprit tout ce qu'il avait vu et entendu, plein de fatigue et le coeur gros, le jeune homme lui aussi s'abandonna au sommeil, comme un enfant triste... Ce n'etait pas encore le petit jour lorsque, la voiture s'etant arretee sur la route, Meaulnes fut reveille par quelqu'un qui cognait a la vitre. Le conducteur ouvrit peniblement la portiere et cria, tandis que le vent froid de la nuit glacait l'ecolier jusqu'aux os: "Il va falloir descendre ici. Le jour se leve. Nous allons prendre la traverse. Vous etes tout pres de Sainte-Agathe". A demi replie, Meaulnes obeit, chercha vaguement, d'un geste inconscient, sa casquette, qui avait roule sous les pieds des deux enfants endormis, dans le coin le plus sombre de la voiture, puis il sortit en se baissant. "Allons, au revoir, dit l'homme en remontant sur son siege. Vous n'avez plus que six kilometres a faire. Tenez, la borne est la, au bord du chemin". Meaulnes, qui ne s'etait pas encore arrache de son sommeil, marcha courbe en avant, d'un pas lourd, jusqu'a la borne et s'y assit, les bras croises, la tete inclinee, comme pour se rendormir. "Ah! non, cria le voiturier. Il ne faut pas vous endormir la. Il fait trop froid. Allons, debout, marchez un peu..." Vacillant comme un homme ivre, le grand garcon, les mains dans ses poches, les epaules rentrees, s'en alla lentement sur le chemin de Sainte-Agathe; tandis que, dernier vestige de la fete mysterieuse, la vieille berline quittait le gravier de la route et s'eloignait, cahotant en silence, sur l'herbe de la traverse. On ne voyait plus que le chapeau du conducteur, dansant au-dessus des clotures... DEUXIEME PARTIE CHAPITRE PREMIER Le Grand Jeu. Le grand vent et le froid, la pluie ou la neige, l'impossibilite ou nous etions de mener a bien de longues recherches nous empecherent, Meaulnes et moi de reparler du Pays perdu avant la fin de l'hiver. Nous ne pouvions rien commencer de serieux, durant ces breves journees de fevrier, ces jeudis sillonnes de bourrasques, qui finissaient regulierement vers cinq heures par une morne pluie glacee. Rien ne nous rappelait l'aventure de Meaulnes sinon ce fait etrange que depuis l'apres-midi de son retour nous n'avions plus d'amis. Aux recreations, les memes jeux qu'autrefois s'organisaient, mais Jasmin ne parlait jamais plus au grand Meaulnes. Le soir, aussitot la classe balayee, la cour se vidait comme au temps ou j'etais seul, et je voyais errer mon compagnon, du jardin au hangar et de la cour a la salle a manger. Les jeudis matins, chacun de nous installe sur le bureau d'une des deux salles de classe, nous lisions Rousseau et Paul-Louis Courier que nous avions deniches dans les placards, entre des methodes d'anglais et des cahiers de musique finement recopies. L'apres-midi, c'etait quelque visite qui nous faisait fuir l'appartement; et nous regagnions l'ecole... Nous entendions parfois des groupes de grands eleves qui s'arretaient un instant, comme par hasard, devant le grand portail, le heurtaient en jouant a des jeux militaires incomprehensibles et puis s'en allaient... Cette triste vie se poursuivit jusqu'a la fin de fevrier. Je commencais a croire que Meaulnes avait tout oublie, lorsqu'une aventure, plus etrange que les autres, vint me prouver que je m'etais trompe et qu'une crise violente se preparait sous la surface morne de cette vie d'hiver. Ce fut justement un jeudi soir, vers la fin du mois, que la premiere nouvelle du Domaine etrange, la premiere vague de cette aventure dont nous ne reparlions pas arriva jusqu') nous. Nous etions en pleine veillee. Mes grands-parents repartis, restaient seulement avec nous Millie et mon pere, qui ne se doutaient nullement de la sourde facherie par quoi toute la classe etait divisee en deux clans. A huit heures, Millie qui avait ouvert la porte pour jeter dehors les miettes du repas fit: "Ah!" d'une voix si claire que nous nous approchames pour regarder. Il y avait sur le seuil une couche de neige... Comme il faisait tres sombre, je m'avancai de quelques pas dans la cour pour voir si la couche etait profonde. Je sentis des flocons legers qui me glissaient sur la figure et fondaient aussitot. On me fit rentrer tres vite et Millie ferma la porte frileusement. A neuf heures nous nous disposions a monter nous coucher; ma mere avait deja la lampe a la main, lorsque nous entendimes tres nettement deux grands coups lances a toute volee dans le portail, a l'autre bout de la cour. Elle replaca la lampe sur la table et nous restames tous debout, aux aguets, l'oreille tendue. Il ne fallait pas songer a aller voir ce qui se passait. Avant d'avoir traverse seulement la moitie de la cour, la lampe eut ete eteinte et le verre brise. Il y eut un cour silence et mon pere commencait a dire que "c'etait sans doute...", lorsque, tout juste sous la fenetre de la salle a manger, qui donnait, je l'ai dit, sur la route de La Gare, un coup de sifflet partit, strident et tres prolonge, qui dut s'entendre jusque dans la rue de l'eglise. Et, immediatement, derriere la fenetre, a peine voiles par les carreaux, pousses par des gens qui devaient etre montes a la force des poignets sur l'appui exterieur, eclaterent des cris percants. "Amenez-le! Amenez-le!" A l'autre extremite du batiment, les memes cris repondirent. Ceux-la avaient du passer par le champ du pere Martin; ils devaient etre grimpes sur le mur bas qui separait le champ de notre cour. Puis, vociferes a chaque endroit par huit ou dix inconnus aux voix deguisees, les cris de: "Amenez-le!" eclaterent successivement--sur le toit du cellier qu'ils avaient du atteindre en escaladant un tas de fagots adosse au mur exterieur--sur un petit mur qui joignait le hangar au portail et dont la crete arrondie permettait de se mettre commodement a cheval--sur le mur grille de la route de La Gare ou l'on pouvait facilement monter... Enfin, par derriere, dans le jardin, une troupe retardataire arriva, qui fit la meme sarabande, criant cette fois: "A l'abordage!" Et nous entendions l'echo de leurs cris resonner dans les salles de classe vides, dont ils avaient ouvert les fenetres. Nous connaissions si bien, Meaulnes et moi, les detours et les passages de la grande demeure, que nous voyions tres nettement, comme sur un plan, tous les points ou ces gens inconnus etaient en train de l'attaquer. A vrai dire, ce fut seulement au tout premier instant que nous eumes de l'effroi. Le coup de sifflet nous fit penser tous les quatre a une attaque de rodeurs et de bohemiens. Justement il y avait depuis une quinzaine, sur la place, derriere l'eglise, un grand malandrin et un jeune garcon a la tete serree dans des bandages. Il y avait aussi, chez les charrons et les marechaux, des ouvriers qui n'etaient pas du pays. Mais, des que nous eumes entendu les assaillants crier, nous fumes persuades que nous avions affaire a des gens--et probablement a des jeunes gens--du bourg. Il y avait meme certainement des gamins--on reconnaissait leurs voix suraigues--dans la troupe qui se jetait a l'assaut de notre demeure comme a l'abordage d'un navire. "Ah! bien, par exemple..." s'ecria mon pere. Et Millie demanda a mi-voix: "Mais qu'est-ce que cela veut dire?" lorsque soudain les voix du portail et du mur grille--puis celle de la fenetre--s'arreterent. Deux coups de sifflet partirent derriere la croisee. Les cris des gens grimpes sur le cellier, comme ceux des assaillants du jardin, decrurent progressivement, puis cesserent; nous entendimes, le long du mur de la salle a manger le frolement de toute la troupe qui se retirait en hate et dont les pas etaient amortis par la neige. Quelqu'un evidemment les derangeait. A cette heure ou tout dormait, ils avaient pense mener en paix leur assaut contre cette maison isolee a la sortie du bourg. Mais voici qu'on troublait leur plan de campagne. A peine avions-nous eu le temps de nous ressaisir--car l'attaque avait ete soudaine comme un abordage bien conduit--et nous disposions-nous a sortir, que nous entendimes une voix connue appeler a la petite grille: "Monsieur Seurel! Monsieur Seurel!" C'etait M. Pasquier, le boucher. Le gros petit homme racla ses sabots sur le seuil, secoua sa courte blouse saupoudree de neige et entra. Il se donnait l'air finaud et effare de quelqu'un qui a surpris tout le secret d'une mysterieuse affaire: "J'etais dans ma cour, qui donne sur la place des Quatre-Routes. J'allais fermer l'etable des chevaux. Tout d'un coup; dresses sur la neige, qu'est-ce que je vois: deux grands gars qui semblaient faire sentinelle ou guetter quelque chose. Ils etaient vers la croix. Je m'avance: je fais deux pas--Hip! les voila partis au grand galop du cote de chez vous. Ah! je n'ai pas hesite, j'ai pris mon falot et j'ai dit: Je vais aller raconter ca a M. Seurel..." Et le voila qui recommence son histoire: "J'etais dans la cour derriere chez moi..." Sur ce, on lui offre une liqueur, qu'il accepte, et on lui demande des details qu'il est incapable de fournir. Il n'avait rien vu en arrivant a la maison. Toutes les troupes mises en eveil par les deux sentinelles qu'il avait derangees s'etaient eclipsees aussitot. Quant a dire qui ces estafettes pouvaient etre... "Ca pourrait bien etre des bohemiens, avancait-il. Depuis bientot un mois qu'ils sont sur la place, a attendre le beau temps pour jouer la comedie, ils ne sont pas sans avoir organise quelque mauvais coup". Tout cela ne nous avancait guere et nous restions debout, fort perplexes tandis que l'homme sirotait la liqueur et de nouveau mimait son histoire, lorsque Meaulnes, qui avait ecoute jusque-la fort attentivement, prit par terre le falot du boucher et decida: "Il faut aller voir!" Il ouvrit la porte et nous le suivimes, M. Seurel, M. Pasquier et moi. Millie, deja rassuree, puisque les assaillants etaient partis, et, comme tous les gens ordonnes et meticuleux, fort peu curieuse de sa nature, declara: "Allez-y si vous voulez. Mais fermez la porte et prenez la clef. Moi, je vais me coucher. Je laisserai la lampe allumee". CHAPITRE II Nous tombons dans une embuscade. Nous partimes sur la neige, dans un silence absolu. Meaulnes marchait en avant, projetant la lueur en eventail de sa lanterne grillagee... A peine sortions-nous par le grand portail que, derriere la bascule municipale, qui s'adossait au mur de notre preau, partirent d'un seul coup, comme perdreaux surpris, deux individus encapuchonnes. Soit moquerie, soit plaisir cause par l'etrange jeu qu'ils jouaient la, soit excitation nerveuse et peur d'etre rejoints, ils dirent en courant deux ou trois paroles coupees de rires. Meaulnes laissa tomber sa lanterne dans la neige, en me criant: "Suis-moi, Francois!..." Et laissant la les deux hommes ages incapables de soutenir une pareille course, nous nous lancames a la poursuite des deux ombres, qui, apres avoir un instant contourne le bas du bourg, en suivant le chemin de la Vieille-Planche, remonterent deliberement vers l'eglise. Ils couraient regulierement sans trop de hate et nous n'avions pas de peine a les suivre. Ils traverserent la rue de l'eglise ou tout etait endormi et silencieux, et s'engagerent derriere le cimetiere dans un dedale de petites ruelles et d'impasses. C'etait la un quartier de journaliers, de couturieres et de tisserands, qu'on nommait les Petits-Coins. Nous le connaissons assez mal et nous n'y etions jamais venu la nuit. L'endroit etait desert le jour: les journaliers absents, les tisserands enfermes; et durant cette nuit de grand silence il paraissait plus abandonne, plus endormi encore que les autres quartiers du bourg. Il n'y avait donc aucune chance pour que quelqu'un survint et nous pretat main-forte. Je ne connaissais qu'un chemin, entre ces petites maisons posees au hasard comme des boites en carton, c'etait celui qui menait chez la couturiere qu'on surnommait "la Muette". On descendait d'abord une pente assez raide, dallee de place en place, puis apres avoir tourne deux ou trois fois, entre des petites cours de tisserands ou des ecuries vides, on arrivait dans une large impasse fermee par une cour de ferme depuis longtemps abandonnee. Chez la Muette, tandis qu'elle engageait avec ma mere une conversation silencieuse, les doigts fretillants, coupee seulement de petits cris d'infirme, je pouvais voir par la croisee le grand mur de la ferme, qui etait la derniere maison de ce cote du faubourg, et la barriere toujours fermee de la cour seche, sans paille, ou jamais rien ne passait plus... C'est exactement ce chemin que les deux inconnus suivirent. A chaque tournant nous craignons de les perdre, mais a ma surprise, nous arrivions toujours au detour de la ruelle suivante avant qu'ils l'eussent quittee. Je dis: a ma surprise, car le fait n'eut pas ete possible, tant ces ruelles etaient courtes, s'ils n'avaient pas, chaque fois, tandis que nous les avions perdus de vue, ralenti leur allure. Enfin, sans hesiter, ils s'engagerent dans la rue qui menait chez la Muette, et je criai a Meaulnes: "Nous les tenons, c'est une impasse!" A vrai dire, c'etaient eux qui nous tenaient... Ils nous avaient conduits la ou ils avaient voulu. Arrives au mur, ils se retournerent vers nous resolument et l'un des deux lanca le meme coup de sifflet que nous avions deja par deux fois entendu, ce soir-la. Aussitot une dizaine de gars sortirent de la cour de la ferme abandonnee ou ils semblaient avoir ete postes pour nous attendre. Ils etaient tous encapuchonnes, le visage enfonce dans leurs cache-nez... Qui c'etait, nous le savions d'avance, mais nous etions bien resolus a n'en rien dire a M. Seurel, que nos affaires ne regardaient pas. Il y avait Delouche, Denis, Giraudat et tous les autres. Nous reconnumes dans la lutte leur facon de se battre et leurs voix entrecoupees. Mais un point demeurait inquietant et semblait presque effrayer Meaulnes: il y avait la quelqu'un que nous ne connaissons pas et qui paraissait etre le chef... Il ne touchait pas Meaulnes: il regardait manoeuvrer ses soldats qui avaient fort a faire et qui, traines dans la neige, deguenilles du haut en bas, s'acharnaient contre le grand gars essouffle. Deux d'entre eux s'etaient occupes de moi, m'avaient immobilise avec peine, car je me debattais comme un diable. J'etais par terre, les genoux plies, assis sur les talons; on me tenait les bras joints par derriere, et je regardais la scene avec une intense curiosite melee d'effroi. Meaulnes s'etait debarrasse de quatre garcons du Cours qu'il avait degrafes de sa blouse en tournant vivement sur lui-meme et en les jetant a toute volee dans la neige... Bien droit sur ses deux jambes, le personnage inconnu suivait avec interet, mais tres calme, la bataille, repetant de temps a autre d'une voix nette: "Allez... Courage... Revenez-y... Go on my boys..." C'etait evidemment lui qui commandait... D'ou venait-il? Ou et comment les avait-il entraines a la bataille! Voila qui restait un mystere pour nous. Il avait, comme les autres, le visage enveloppe dans un cache-nez, mais lorsque Meaulnes, debarrasse de ses adversaires, s'avanca vers lui, menacant, le mouvement qu'il fit pour y voir bien clair et faire face a la situation decouvrit un morceau de linge blanc qui lui enveloppait la tete a la facon d'un bandage. C'est a ce moment que je criai a Meaulnes: "Prends garde par derriere! Il y en a un autre". Il n'eut pas le temps de se retourner que, de la barriere a laquelle il tournait le dos, un grand diable avait surgi et, passant habilement son cache-nez autour du cou de mon ami, le renversait en arriere. Aussitot les quatre adversaires de Meaulnes qui avaient pique le nez dans la neige revenaient a la charge pour lui immobiliser bras et jambes, lui liaient les bras avec une corde, les jambes avec un cache-nez, et le jeune personnage a la tete bandee fouillait dans ses poches... Le dernier venu, l'homme au lasso, avait allume une petite bougie qu'il protegeait de la main, et chaque fois qu'il decouvrait un papier nouveau, le chef allait aupres de ce lumignon examiner ce qu'il contenait. Il deplia enfin cette espece de carte couverte d'inscriptions a laquelle Meaulnes travaillait depuis son retour et s'ecria avec joie: "Cette fois nous l'avons. Voila le plan! Voila le guide! Nous allons voir si ce monsieur est bien alle ou je l'imagine..." Son acolyte eteignit la bougie. Chacun ramassa sa casquette ou sa ceinture. Et tous disparurent silencieusement comme ils etaient venus, me laissant libre de delier en hate mon compagnon. "Il n'ira pas tres loin avec ce plan-la", dit Meaulnes en se levant. Et nous repartimes lentement, car il boitait un peu. Nous retrouvames sur le chemin de l'eglise M. Seurel et le pere Pasquier: "Vous n'avez rien vu? dirent-ils... Nous non plus!" Grace a la nuit profonde ils ne s'apercurent de rien. Le boucher nous quitta et M. Seurel rentra bien vite se coucher. Mais nous deux, dans notre chambre, a la lueur de la lampe que Millie nous avait laissee, nous restames longtemps a rafistoler nos blouses decousues, discutant a voix basse sur ce qui nous etait arrive, comme deux compagnons d'armes le soir d'une bataille perdue... CHAPITRE III Le Bohemien a l'ecole. Le reveil du lendemain fut penible. A huit heures et demie, a l'instant ou M. Seurel allait donner le signal d'entrer, nous arrivames tout essouffles pour nous mettre sur les rangs. Comme nous etions en retard, nous nous glissames n'importe ou, mais d'ordinaire le grand Meaulnes etait le premier de la longue file d'eleves, coude a coude, charges de livres, de cahiers et de porte-plume, que M. Seurel inspectait. Je fus surpris de l'empressement silencieux que l'on mit a nous faire place vers le milieu de la file; et tandis que M. Seurel, retardant de quelques secondes l'entree au cours, inspectait le grand Meaulnes, j'avancai curieusement la tete, regardant a droite et a gauche pour voir les visages de nos ennemis de la veille. Le premier que j'apercus etait celui-la meme auquel je ne cessais de penser, mais le dernier que j'eusse pu m'attendre a voir en ce lieu. Il etait a la place habituelle de Meaulnes, le premier de tous, un pied sur la marche de pierre une epaule et le coin du sac qu'il avait sur le dos accotes au chambranle de la porte. Son visage fin, tres pale, un peu pique de rousseur, etait penche et tourne vers nous avec une sorte de curiosite meprisante et amusee. Il avait la tete et tout un cote de la figure bandes de linge blanc. Je reconnaissais le chef de bande, le jeune bohemien qui nous avait voles la nuit precedente. Mais deja nous entrions dans la classe et chacun prenait sa place. Le nouvel eleve s'assit pres du poteau, a la gauche du long banc dont Meaulnes occupait, a droite, la premiere place. Giraudat, Delouche et les trois autres du premier banc s'etaient serres les uns contre les autres pour lui faire place, comme si tout eut ete convenu d'avance... Souvent, l'hiver, passaient ainsi parmi nous des eleves de hasard, mariniers pris par les glaces dans le canal, apprentis, voyageurs immobilises par la neige. Ils restaient au cours deux jours, un mois, rarement plus... Objets de curiosite durant la premiere heure, ils etaient aussitot negliges et disparaissaient bien vite dans la foule des eleves ordinaires. ais celui-ci ne devait pas se faire aussitot oublier. Je me rappelle encore cet etre singulier et tous les tresors etranges apportes dans ce cartable qu'il s'accrochait au dos. Ce furent d'abord les porte-plume "a vue" qu'il tira pour ecrire sa dictee. Dans un oeillet du manche, en fermant un oeil, on voyait apparaitre, trouble et grossie, la basilique de Lourdes ou quelque monument inconnu. Il en choisit un et les autres aussitot passerent de main en main. Puis ce fut un plumier chinois rempli de compas et d'instruments amusants qui s'en allerent par le banc de gauche, glissant silencieusement, sournoisement, de main en main, sous les cahiers, pour que M. Seurel ne put rien voir. Passerent aussi des livres tout neufs, dont j'avais, avec convoitise, lu les titres derriere la couverture des rares bouquins de notre bibliotheque: La Teppe aux Merles, La Roche aux Mouettes, Mon ami Benoist... Les uns feuilletaient d'une main sur leurs genoux ces volumes, venus on ne savait d'ou, voles peut-etre, et ecrivaient la dictee de l'autre main. D'autres faisaient tourner le compas au fond de leurs casiers. D'autres brusquement, tandis que M. Seurel tournant le dos continuait la dictee en marchant du bureau a la fenetre, fermaient un oeil et se collaient sur l'autre la vue glauque et trouee de Notre- Dame de Paris. Et l'eleve etranger, la plume a la main, son fin profil contre le poteau gris, clignait des yeux, content de tout ce jeu furtif qui s'organisait autour de lui. Peu a peu cependant toute la classe s'inquieta: les objets, qu'on "faisait passer" a mesure, arrivaient l'un apres l'autre dans les mains du grand Meaulnes qui, negligemment, sans les regarder, les posait aupres de lui. Il y en eut bientot un tas, mathematique et diversement colore, comme aux pieds de la femme qui represente la Science, dans les compositions allegoriques. Fatalement M. Seurel allait decouvrir ce deballage insolite et s'apercevoir du manege. Il devait songer, d'ailleurs, a faire une enquete sur les evenements de la nuit. La presence du bohemien allait faciliter sa besogne... Bientot, en effet, il s'arretait, surpris, devant le grand Meaulnes. "A qui appartient tout cela? demanda-t-il en designant "tout cela" du dos de son livre referme sur son index. --Je n'en sais rien", repondit Meaulnes d'un ton bourru, sans lever la tete. Mais l'ecolier inconnu intervint: "C'est a moi", dit-il. Et il ajouta aussitot, avec un geste large et elegant de jeune seigneur auquel le vieil instituteur ne sut pas resister: "Mais je les mets a votre disposition, monsieur, si vous voulez regarder". Alors, en quelques secondes, sans bruit, comme pour ne pas troubler le nouvel etat de choses qui venait de se creer, toute la classe se glissa curieusement autour du maitre qui penchait sur ce tresor sa tete demi- chauve, demi-frisee, et du jeune personnage bleme qui donnait avec un air de triomphe tranquille les explications necessaires. Cependant, silencieux a son banc, completement delaisse, le grand Meaulnes avait ouvert son cahier de brouillons et, froncant le sourcil, s'absorbait dans un problee difficile. Le "quart d'heure" nous surprit dans ces occupations. La dictee n'etait pas finie et le desordre regnait dans la classe. A vrai dire, depuis le matin la recreation durait. A dix heures et demie, donc, lorsque la cour sombre et boueuse fut envahie par les eleves, on s'apercut bien vite qu'un nouveau maitre regnait sur les jeux. De tous les plaisirs nouveaux que le bohemien, des ce matin-la, introduisit chez nous, je ne me rappelle que le plus sanglant: c'etait une espece de tournoi ou les chevaux etaient les grands eleves charges des plus jeunes grimpes sur leurs epaules. Partages en deux groupes qui partaient des deux bouts de la cour, ils fondaient les uns sur les autres, cherchant a terrasser l'adversaire par la violence du choc, et les cavaliers, usant de cache-nez comme de lassos, ou de leurs bras tendus comme de lances, s'efforcaient de desarconner leurs rivaux. Il y en eut dont on esquivait le choc et qui, perdant l'equilibre, allaient s'etaler dans la boue, le cavalier roulant sous sa monture. Il y eut des ecoliers a moitie desarconnes que le cheval rattrapait par les jambes et qui, de nouveau acharnes a la lutte, regrimpaient sur ses epaules. Monte sur le grand Delage qui avait des membres demesures, le poil roux et les oreilles decollees, le mince cavalier a la tete bandee excitait les deux troupes rivales et dirigeait malignement sa monture en riant aux eclats. Augustin, debout sur le seuil de la classe, regardait d'abord avec mauvaise humeur s'organiser ces jeux. Et j'etais aupres de lui, indecis. "C'est un malin, dit-il entre ses dents, les mains dans les poches. Venir ici, des ce matin, c'etait le seul moyen de n'etre pas soupconne. Et M. Seurel s'y est laisse prendre!" Il resta la un long moment, sa tete rase au vent, a maugreer contre ce comedien qui allait faire assommer tous ces gars dont il avait ete peu de temps auparavant le capitaine. Et, enfant paisible que j'etais, je ne manquais pas de l'approuver. Partout, dans tous les coins, en l'absence du maitre, se poursuivait la lutte: les plus petits avaient fini par grimper les uns sur les autres; ils couraient et culbutaient avant meme d'avoir recu le choc de l'adversaire... Bientot il ne resta plus debout, au milieu de la cour, qu'un groupe acharne et tourbillonnant d'ou surgissait par moments le bandeau blanc du nouveau chef. Alors le grand Meaulnes ne sut plus resister. Il baissa la tete, mit ses mains sur ces cuisses et me cria: "Allons-y, Francois!" Surpris par cette decision soudaine, je sautai pourtant sans hesiter sur ses epaules et en une seconde nous etions au fort de la melee, tandis que la plupart des combattants, eperdus, fuyaient en criant: "Voila Meaulnes! Voila le grand Meaulnes!" Au milieu de ceux qui restaient il se mit a tourner sur lui-meme en me disant: "Etends les bras: empoigne-les comme j'ai fait cette nuit". Et moi, grise par la bataille, certain du triomphe, j'agrippais au passage les gamins qui se debattaient, oscillaient un instant sur les epaules des grands et tombaient dans la boue. En moins de rien il ne resta debout que le nouveau venu monte sur Delage; mais celui-ci, peu desireux d'engager la lutte avec Augustin, d'un violent coup de reins en arriere se redressa et fit descendre le cavalier blanc. La main a l'epaule de sa monture, comme un capitaine tient le mors de son cheval, le jeune garcon debout par terre regarda le grand Meaulnes avec un peu de saisissement et une immense admiration: "A la bonne heure!" dit-il. Mais aussitot la cloche sonna, dispersant les eleves qui s'etaient rassembles autour de nous dans l'attente d'une scene curieuse. Et Meaulnes, depite de n'avoir pu jeter a terre son ennemi, tourna le dos en disant, avec mauvaise humeur: "Ce sera pour une autre fois!" Jusqu'a midi la classe continua comme a l'approche des vacances, melee d'intermedes amusants et de conversations dont l'ecolier-comedien etait le centre. Il expliquait comment, immobilises par le froid sur la place, ne songeant pas meme a organiser des representations nocturnes, ou personne ne viendrait, ils avaient decide que lui-meme irait au cours pour se distraire pendant la journee, tandis que son compagnon soignerait les oiseaux des Iles et la chevre savante. Puis il racontait leurs voyages dans le pays environnant, alors que l'averse tombe sur le mauvais toit de zinc de la voiture et qu'il faut descendre aux cotes pour pousser a la roue. Les eleves du fond quittaient leur table pour venir ecouter de plus pres. Les moins romanesques profitaient de cette occasion pour se chauffer autour du poele. Mais bientot la curiosite les gagnait et ils se rapprochaient du groupe bavard en tendant l'oreille, laissant une main posee sur le couvercle du poele pour y garder leur place. "Et de quoi vivez-vous?" demanda M. Seurel, qui suivait tout cela avec sa curiosite un peu puerile de maitre d'ecole et qui posait une foule de questions. Le garcon hesita un instant, comme si jamais il ne s'etait inquiete de ce detail. "Mais, repondit-il, de ce que nous avons gagne l'automne precedent, je pense. C'est Ganache qui regle les comptes". Personne ne lui demanda qui etait Ganache. Mais moi je pensai au grand diable qui, traitreusement, la veille au soir, avait attaque Meaulnes par derriere et l'avait renverse... CHAPITRE IV Ou il est question du domaine mysterieux. L'apres-midi ramena les memes plaisirs et, tout le long du cours, le meme desordre et la meme fraude. Le bohemien avait apporte d'autres objets precieux, coquillages, jeux, chansons et jusqu'a un petit singe qui griffait sourdement l'interieur de sa gibeciere... A chaque instant il fallait que M. Seurel s'interrompit pour examiner ce que le malin garcon venait de tirer de son sac... Quatre heures arriverent et Meaulnes etait le seul a avoir fini ses problemes. Ce fut sans hate que tout le monde sortit. Il n'y avait plus, semblait- il, entre les heures de cours et de recreation, cette dure demarcation qui faisait la vie scolaire simple et reglee comme par la succession de la nuit et du jour. Nous en oubliames meme de designer comme d'ordinaire a M. Seurel, vers quatre heures moins dix, les deux eleves qui devaient rester pour balayer la classe. Or, nous n'y manquions jamais car c'etait une facon d'annoncer et de hater la sortie du cours. Le hasard voulut que ce fut ce jour-la te tour du grand Meaulnes; et des le matin j'avais, en causant avec lui, averti le bohemien que les nouveaux etaient toujours designes d'office pour faire le second balayeur, le jour de leur arrivee. Meaulnes revint en classe des qu'il eut ete chercher le pain de son gouter. Quant au bohemien, il se fit longtemps attendre et arriva le dernier, en courant, comme la nuit commencait de tomber... "Tu resteras dans la classe, m'avait dit mon compagnon, et pendant que je le tiendrai, tu lui reprendras le plan qu'il m'a vole". Je m'etais donc assis sur une petite table, aupres de la fenetre, lisant a la derniere lueur du jour, et je les vis tous les deux deplacer en silence les bancs de l'ecole--le grand Meaulnes, taciturne et l'air dur, sa blouse noire boutonnee a trois boutons en arriere et sanglee a la ceinture; l'autre, delicat, nerveux, la tete bandee comme un blesse. Il etait vetu d'un mauvais paletot, avec des dechirures que je n'avais pas remarquees pendant le jour. Plein d'une ardeur presque sauvage, il soulevait et poussait les tables avec une precipitation folle, en souriant un peu. On eut dit qu'il jouait la quelque jeu extraordinaire dont nous ne connaissons pas le fin mot. Ils arriverent ainsi dans le coin le plus obscur de la salle, pour deplacer la derniere table. En cet endroit, d'un tour de main, Meaulnes pouvait renverser son adversaire, sans que personne du dehors eut chance de les apercevoir ou de les entendre par les fenetres. Je ne comprenais pas qu'il laissat echapper une pareille occasion. L'autre, revenu pres de la porte, allait s'enfuir d'un instant a l'autre, pretextant que la besogne etait terminee, et nous ne le reverrions plus. Le plan et tous les renseignements que Meaulnes avait mis si longtemps a retrouver, a concilier, a reunir, seraient perdus pour nous... A chaque seconde j'attendais de mon camarade un signe, un mouvement, qui m'annoncat le debut de la bataille, mais le grand garcon ne bronchait pas. Par instants, seulement, il regardait avec une fixite etrange et d'un air interrogatif le bandeau du bohemien, qui, dans la penombre de la tombee de la nuit, paraissait largement tache de noir. La derniere table fut deplacee sans que rien arrivat. Mais au moment ou, remontant tous les deux vers le haut de la classe, ils allaient donner sur le seuil un dernier coup de balai, Meaulnes, baissant la tete et sans regarder notre ennemi, dit a mi-voix: "Votre bandeau est rouge de sang et vos habits sont dechires". L'autre le regarda un instant, non pas surpris de ce qu'il disait, mais profondement emu de le lui entendre dire. "Ils ont voulu, repondit-il, m'arracher votre plan tout a l'heure, sur la place. Quand ils ont su que je voulais revenir ici balayer la classe, ils ont compris que j'allais faire la paix avec vous, ils se sont revoltes contre moi. Mais je l'ai tout de meme sauve", ajouta-t-il fierement, en tendant a Meaulnes le precieux papier plie. Meaulnes se tourna lentement vers moi: "Tu entends? dit-il. Il vient de se battre et de se faire blesser pour nous, tandis que nous lui tendions un piege!" Puis cessant d'employer ce "vous" insolite chez des ecoliers de Sainte- Agathe: "Tu es un vrai camarade", dit-il, et il lui tendit la main. Le comedien la saisit et demeura sans parole une seconde, tres trouble, la voix coupee... Mais bientot avec une curiosite ardente il poursuivit: "Ainsi vous me tendiez un piege! Que c'est amusant! Je l'avais devine et je me disais: ils vont etre bien etonnes, quand m'ayant repris ce plan, ils s'apercevront que je l'ai complete... --Complete? --Oh! attendez! Pas entierement..." Quittant ce ton enjoue, il ajouta gravement et lentement, se rapprochant de nous: "Meaulnes, il est temps que je vous le dise: moi aussi je suis alle la ou vous avez ete. J'assistais a cette fete extraordinaire. J'ai bien pense, quand les garcons du Cours m'ont parle de votre aventure mysterieuse, qu'il s'agissait du vieux Domaine perdu. Pour m'en assurer je vous ai vole votre carte... Mais je suis comme vous: j'ignore le nom de ce chateau; je ne saurais pas y retourner; je ne connais pas en entier le chemin qui d'ici vous y conduirait". Avec quel elan, avec quelle intense curiosite, avec quelle amitie nous nous pressames contre lui! Avidement Meaulnes lui posait des questions... Il nous semblait a tous deux qu'en insistant ardemment aupres de notre nouvel ami, nous lui ferions dire cela meme qu'il pretendait ne pas savoir. "Vous verrez, vous verrez, repondait le jeune garcon avec un peu d'ennui et d'embarras, je vous ai mis sur le plan quelques indications que vous n'aviez pas... C'est tout ce que je pouvais faire". Puis, nous voyant plein d'admiration et d'enthousiasme: "Oh! dit-il tristement et fierement, je prefere vous avertir: je ne suis pas un garcon comme les autres. Il y a trois mois, j'ai voulu me tirer une balle dans la tete et c'est ce qui vous explique ce bandeau sur le front, comme un mobile de la Seine, en 1870... --Et ce soir, en vous battant, la plaie s'est rouverte", dit Meaulnes avec amitie. Mais l'autre, sans y prendre garde, poursuivit d'un ton legerement emphatique: --Je voulais mourir. Et puisque je n'ai pas reussi, je ne continuerai a vivre que pour l'amusement, comme un enfant, comme un bohemien. J'ai tout abandonne. Je n'ai plus ni pere, ni soeur, ni maison, ni amour... Plus rien, que des compagnons de jeux. --Ces compagnons-la vous ont deja trahi, dis-je. --Oui, repondit-il avec animation. C'est la faute d'un certain Delouche. Il a devine que j'allais faire cause commune avec vous. Il a demoralise ma troupe qui etait si bien en main. Vous avez vu cet abordage, hier au soir, comme c'etait conduit, comme ca marchait! Depuis mon enfance, je n'avais rien organise d'aussi reussi..." Il resta songeur un instant, et il ajouta pour nous desabuser tout a fait sur son compte: "Si je suis venu vers vous deux, ce soir, c'est que--je m'en suis apercu ce matin--il y a plus de plaisir a prendre avec vous qu'avec la bande de tous les autres. C'est ce Delouche surtout qui me deplait. Quelle idee de faire l'homme a dix-sept ans! Rien ne me degoute davantage... Pensez-vous que nous puissions le repincer? --Certes, dit Meaulnes. Mais resterez-vous longtemps avec nous? --Je ne sais. Je le voudrais beaucoup. Je suis terriblement seul. Je n'ai que Ganache..." Toute sa fievre, tout son enjouement etaient tombes soudain. Un instant, il plongea dans ce meme desespoir ou sans doute, un jour, l'idee de se tuer l'avait surpris. "Soyez mes amis, dit-il soudain. Voyez: je connais votre secret et je l'ai defendu contre tous. Je puis vous remettre sur la trace que vous avez perdue..." Et il ajouta presque solennellement: "Soyez mes amis pour le jour ou je serais encore a deux doigts de l'enfer comme une fois deja... Jurez-moi que vous repondrez quand je vous appellerai--quand je vous appellerai ainsi... (et il poussa une sorte de cri etrange: Hou-ou!...) Vous, Meaulnes, jurez d'abord!" Et nous jurames, car, enfants que nous etions, tout ce qui etait plus solennel et plus serieux que nature nous seduisait. "En retour, dit-il, voici maintenant tout ce que je puis vous dire: je vous indiquerai la maison de Paris ou la jeune fille du chateau avait l'habitude de passer les fetes: Paques et la Pentecote, le mois de juin et quelquefois une partie de l'hiver". A ce moment une voix inconnue appela du grand portail, a plusieurs reprises, dans la nuit. Nous devinames que c'etait Ganache, le bohemien, qui n'osait pas ou ne savait comment traverser la cour. D'une voix pressante, anxieuse, il appelait tantot tres haut, tantot presque bas: "Hou-ou! Hou-ou! -Dites! Dites vite!" cria Meaulnes au jeune bohemien qui avait tressailli et qui rajustait ses habits pour partir. Le jeune garcon nous donna rapidement une adresse a Paris, que nous repetames a mi-voix. Puis il courut, dans l'ombre, rejoindre son compagnon a la grille, nous laissant dans un etat de trouble inexprimable. CHAPITRE V L'Homme aux espadrilles. Cette nuit-la, vers trois heures du matin, la veuve Delouche, l'aubergiste, qui habitait dans le milieu du bourg, se leva pour allumer son feu. Dumas, son beau-frere, qui habitait chez elle, devait partir en route a quatre heures, et la triste bonne femme, dont la main droite etait recroquevillee par une brulure ancienne, se hatait dans la cuisine obscure pour preparer le cafe. Il faisait froid. Elle mit sur sa camisole un vieux fichu, puis tenant d'une main sa bougie allumee, abritant la flamme de l'autre main--la mauvaise--avec son tablier leve, elle traversa la cour encombree de bouteilles vides et de caisses a savon, ouvrit pour y prendre du petit bois la porte du bucher qui servait de cabane aux poules... Mais a peine avait-elle pousse la porte que, d'un coup de casquette si violent qu'il fit ronfler l'air, un individu surgissant de l'obscurite profonde eteignit la chandelle, abattit du meme coup la bonne femme et s'enfuit a toutes jambes, tandis que les poules et les coqs affoles menaient un tapage infernal. L'homme emportait dans un sac--comme la veuve Delouche retrouvant son aplomb s'en apercut un instant plus tard--une douzaine de ses poulets les plus beaux. Aux cris de sa belle-soeur, Dumas etait accouru. Il constata que le chenapan, pour entrer, avait du ouvrir avec une fausse clef la porte de la petite cour et qu'il s'etait enfui, sans la fermer, par le meme chemin. Aussitot, en homme habitue aux braconniers et aux chapardeurs, il alluma le falot de sa voiture, et le prenant d'une main, son fusil charge de l'autre, il s'efforca de suivre la trace du voleur, trace tres imprecise--l'individu devait etre chausse d'espadrilles--qui le mena sur la route de La Gare puis se perdit devant la barriere d'un pre. Force d'arreter la ses recherches, il releva la tete, s'arreta... et entendit au loin, sur la meme route, le bruit d'une voiture lancee au grand galop, qui s'enfuyait... De son cote, Jasmin Delouche, le fils de la veuve, s'etait leve et, jetant en hate un capuchon sur ses epaules, il etait sorti en chaussons pour inspecter le bourg. Tout dormait, tout etait plonge dans l'obscurite et le silence profond qui precedent les premieres lueurs du jour. Arrive aux Quatre-Routes, il entendit seulement--comme son oncle --tres loin, sur la colline des Riaudes, le bruit d'une voiture dont le cheval devait galoper les quatre pieds leves. Garcon malin en fanfaron, il se dit alors, comme il nous le repeta par la suite avec l'insupportable grasseyement des faubourgs de Montlucon: "Ceux-la sont partis vers La Gare, mais il n'est pas dit que je n'en "chaufferai" pas d'autres, de l'autre cote du bourg". Et il rebroussa chemin vers l'eglise, dans le meme silence nocturne. Sur la place, dans la roulotte des bohemiens, il y avait une lumiere. Quelqu'un de malade sans doute. Il allait s'approcher, pour demander ce qui etait arrive, lorsqu'une ombre silencieuse, une ombre chaussee d'espadrilles, deboucha des Petits-Coins et accourut au galop, sans rien voir, vers le marchepied de la voiture... Jasmin, qui avait reconnu l'allure de Ganache, s'avanca soudain dans la lumiere et demanda a mi-voix: "Eh bien! Qu'y a-t-il? Hagard, echevele, edente, l'autre s'arreta, le regarda, avec un rictus miserable cause par l'effroi et la suffocation, et repondit d'une haleine hachee: "C'est le compagnon qui est malade... Il s'est battu hier soir et sa blessure s'est rouverte... Je viens d'aller chercher la soeur". En effet, comme Jasmin Delouche, fort intrigue, rentrait chez lui pour se recoucher, il rencontra, vers le milieu du bourg, une religieuse qui se hatait. Au matin, plusieurs habitants de Sainte-Agathe sortirent sur le seuil de leurs portes avec les memes yeux bouffis et meurtris par une nuit sans sommeil. Ce fut, chez tous, un cri d'indignation et, par le bourg, comme une trainee de poudre. Chez Giraudat, on avait entendu, vers deux heures du matin, une carriole qui s'arretait et dans laquelle on chargeait en hate des paquets qui tombaient mollement. Il n'y avait, dans la maison, que deux femmes et elles n'avaient pas ose bouger. Au jour, elles avaient compris, en ouvrant la basse-cour, que les paquets en question etaient les lapins et la volaille... Millie, durant la premiere recreation, trouva devant la porte de la buanderie plusieurs allumettes a demi brulees. On en conclut qu'ils etaient mal renseignes sur notre demeure et n'avaient pu entrer... Chez Perreux, chez Boujardon et chez Clement, on crut d'abord qu'ils avaient vole aussi les cochons, mais on les retrouva dans la matinee, occupes a deterrer des salades, dans differents jardins. Tout le troupeau avait profite de l'occasion et de la porte ouverte pour faire une petite promenade nocturne... Presque partout on avait enleve la volaille; mais on s'en etait tenu la. Mme Pignot, la boulangere, qui ne faisait pas d'elevage, cria bien toute la journee qu'on lui avait vole son battoir et une livre d'indigo, mais le fait ne fut jamais prouve, ni inscrit sur le proces-verbal... Cet affolement, cette crainte, ce bavardage durerent tout le matin. En classe, Jasmin raconta son aventure de la nuit: "Ah! ils sont malins, disait-il. Mais si mon oncle en avait rencontre un, il l'a bien dit: Je le fusillais comme un lapin!" Et il ajoutait en nous regardant: "C'est heureux qu'il n'ait pas rencontre Ganache, il etait capable de tirer dessus. C'est tous la meme race, qu'il dit, et Dessaigne le disait aussi". Personne cependant ne songeait a inquieter nos nouveaux amis. C'est le lendemain soir seulement que Jasmin fit remarquer a son oncle que Ganache, comme leur voleur, etait chausse d'espadrilles. Ils furent d'accord pour trouver qu'il valait la peine de dire cela aux gendarmes. Ils deciderent donc, en grand secret, d'aller des leur premier loisir au chef-lieu de canton prevenir le brigadier de la gendarmerie. Durant les jours qui suivirent, le jeune bohemien, malade de sa blessure legerement rouverte, ne parut pas. Sur la place de l'eglise, le soir, nous allions roder, rien que pour voir sa lampe derriere le rideau rouge de la voiture. Pleins d'angoisse et de fievre, nous restions la, sans oser approcher de l'humble bicoque, qui nous paraissait etre le mysterieux passage et l'anti-chambre du Pays dont nous avions perdu le chemin. CHAPITRE VI Une dispute dans la coulisse. Tant d'anxietes et de troubles divers, durant ces jours passes, nous avaient empeches de prendre garde que mars etait venu en que le vent avait molli. Mais le troisieme jour apres cette aventure, en descendant, le matin, dans la cour, brusquement je compris que c'etait le printemps. Une brise delicieuse comme une eau tiedie coulait par-dessus le mur, une pluie silencieuse avait mouille la nuit les feuilles des pivoines; la terre remuee du jardin avait un gout puissant, et j'entendais, dans l'arbre voisin de la fenetre, un oiseau qui essayait d'apprendre la musique... Meaulnes, a la premiere recreation, parla d'essayer tout de suite l'itineraire qu'avait precise l'ecolier-bohemien. A grand peine je lui persuadai d'attendre que nous eussions revu notre ami, que le temps fut serieusement au beau... que tous les pruniers de Sainte-Agathe fussent en fleur. Appuyes contre le mur bas de la petite ruelle, les mains aux poches et nu-tete, nous parlions et le vent tantot nous faisait frissonner de froid, tantot, par bouffees de tiedeur, reveillait en nous je ne sais quel vieil enthousiasme profond. Ah! frere, compagnon, voyageur, comme nous etions persuades, tous deux, que le bonheur etait proche, et qu'il allait suffire de se mettre en chemin pour l'atteindre!... A midi et demi, pendant le dejeuner, nous entendimes un roulement de tambour sur la place des Quatre-Routes. En un clin d'oeil, nous etions sur le seuil de la petite grille, nos serviettes a la main... C'etait Ganache qui annoncait pour le soir, a huit heures, "vu le beau temps", une grande representation sur la place de l'eglise. A tout hasard, "pour se premunir contre la pluie", une tente serait dressee. Suivait un long programma des attractions, que le vent emporta, mais ou nous pumes distinguer vaguement "pantomimes... chansons... fantaisies equestres...", le tout scande par de nouveaux roulements de tambour. Pendant le diner du soir, la grosse caisse, pour annoncer la seance, tonna sous nos fenetres et fit trembler les vitres. Bientot apres, passerent, avec un bourdonnement de conversation, les gens des faubourgs, par petits groupes, qui s'en allaient vers la place de l'eglise. Et nous etions la, tous deux, forces de rester a table, trepignant d'impatience! Vers neuf heures, enfin, nous entendimes des frottements de pieds et des rires etouffes a la petite grille: les institutrices venaient nous chercher. Dans l'obscurite complete nous partimes en bande vers le lieu de la comedie. Nous apercevions de loin le mur de l'eglise illumine comme par un grand feu. Deux quinquets allumes devant la porte de la baraque ondulaient au vent... A l'interieur, des gradins etaient amenages comme dans un cirque. M. Seurel, les institutrices, Meaulnes et moi, nous nous installames sur les bancs les plus bas. Je revois ce lieu, qui devait etre fort etroit, comme un cirque veritable, avec de grandes nappes d'ombre ou s'etageaient Mme Pignot, la boulangere, et Fernande, l'epiciere, les filles du bourg, les ouvriers marechaux, des dames, des gamins, des paysans, d'autres gens encore. La representation etait avancee plus qu'a moitie. On voyait sur la piste une petite chevre savante qui bien docilement mettait ses pieds sur quatre verres, puis sur deux, puis sur un seul. C'etait Ganache qui la commandait doucement, a petits coups de baguette, en regardant vers nous d'un air inquiet, la bouche ouverte les yeux morts. Assis sur un tabouret pres de deux autres quinquets, a l'endroit ou la piste communiquait avec la roulotte nous reconnumes, en fin maillot noir, front bande le meneur de jeu, notre ami. A peine etions-nous assis que bondissait sur la piste un poney tout harnache a qui le jeune personnage blesse fit faire plusieurs tours, et qui s'arretait toujours devant l'un de nous lorsqu'il fallait designer la personne la plus aimable ou la plus brave de la societe; mais toujours devant Mme Pignot lorsqu'il s'agissait de decouvrir la plus menteuse, la plus avare ou "la plus amoureuse..." Et c'etaient autour d'elle des rires, de cris et des coin-coin, comme dans un troupeau d'oies que pourchasse un epagneul!... A l'entracte, le meneur de jeu vint s'entretenir un instant avec M. Seurel, qui n'eut pas ete plus fier d'avoir parle a Talma ou a Leotard; et nous, nous ecoutions avec un interet passionne tout ce qu'il disait: de sa blessure--refermee; de ce spectacle--prepare durant les longues journees d'hiver; de leur depart--qui ne serait pas avant la fin du mois, car ils pensaient donner jusque-la des representations variees et nouvelles. Le spectacle devait se terminer par une grande pantomime. Vers la fin de l'entracte, notre ami nous quitta, et, pour regagner l'entree de la roulotte, fut oblige de traverser un groupe qui avait envahi la piste et au milieu duquel nous apercumes soudain Jasmin Delouche. Les femmes et les filles s'ecarterent. Ce costume noir, cet air blesse, etrange et brave, les avaient toutes seduites. Quant a Jasmin, qui paraissait revenir a cet instant d'un voyage, et qui s'entretenait a voix basse mais animee avec Mme Pignot, il etait evident qu'une cordeliere, un col bas et des pantalons-elephant eussent fait plus surement sa conquete... Il se tenait les pouces au revers de son veston, dans une attitude a la fois tres fate et tres genee. Au passage du bohemien, dans un mouvement de depit, il dit a haute voix a Mme Pignot quelque chose que je n'entendis pas, mais certainement une injure, un mot provocant a l'adresse de notre ami. Ce devait etre une menace grave et inattendue, car le jeune homme ne put s'empecher de se retourner et de regarder l'autre, qui, pour ne pas perdre contenance, ricanait, poussait ses voisins du coude, comme pour les mettre de son cote... Tout ceci se passa d'ailleurs en quelques secondes. Je fus sans doute le seul de mon banc a m'en apercevoir. Le meneur de jeu rejoignit son compagnon derriere le rideau qui masquait l'entree de la roulotte. Chacun regagna sa place sur les gradins, croyant que la deuxieme partie du spectacle allait aussitot commencer, et un grand silence s'etablit. Alors, derriere le rideau, tandis que s'apaisaient les dernieres conversations a voix basse, un bruit de dispute monta. Nous n'entendions pas ce qui etait dit, mais nous reconnumes les deux voix, celle du grand gars et celle du jeune homme-- la premiere qui expliquait qui se justifiait, l'autre qui gourmandait, avec indignation et tristesse a la fois: "Mais malheureux! disait celle-ci, pourquoi ne m'avoir pas dit..." Et nous ne distinguions pas la suite, bien que tout le monde pretat l'oreille. Puis tout se tut soudainement. L'altercation se poursuivit a voix basse; et les gamins des hauts gradins commencerent a crier: "Les lampions, le rideau!" et a frapper du pied. CHAPITRE VII Le Bohemien enleve son bandeau. Enfin glissa lentement, entre les rideaux, la face--sillonnee de rides, tout ecarquillee tantot par la gaiete tantot par la detresse, et semee de pains a cacheter!--d'un long pierrot en trois pieces mal articulees, recroqueville sur son ventre come par une colique, marchant sur la pointe des pieds comme par exces de prudence et de crainte, les mains empetrees dans des manches trop longues qui balayaient la piste. Je ne saurais plus reconstituer aujourd'hui le sujet de sa pantomime. Je me rappelle seulement que des son arrivee dans le cirque, apres s'etre vainement et desesperement retenu sur les pieds, il tomba. Il eut beau se relever; c'etait plus fort que lui: il tombait. Il ne cessait pas de tomber. Il s'embarrassait dans quatre chaises a la fois. Il entrainait dans sa chute une table enorme qu'on avait apportee sur la piste. Il finit par aller s'etaler par dela la barriere du cirque jusque sur les pieds des spectateurs. Deux aides, racoles dans le public a grand'peine, le tiraient par les pieds et le remettaient debout apres d'inconcevables efforts. Et chaque fois qu'il tombait, il poussait un petit cri, varie chaque fois, un petit cri insupportable, ou la detresse et la satisfaction se melaient a doses egales. Au denouement, grimpe sur un echafaudage de chaises, il fit une chute immense et tres lente, et son ululement de triomphe strident et miserable durait aussi longtemps que sa chute, accompagne par les cris d'effroi des femmes. Durant la seconde partie de sa pantomime, je revois, sans bien m'en rappeler la raison, "le pauvre pierrot qui tombe" sortant d'une de ses manches une petite poupee bourree de son et mimant avec elle toute une scene tragi-comique. En fin de compte, il lui faisait sortir par la bouche tout le son qu'elle avait dans le ventre. Puis, avec de petits cris pitoyables, il la remplissait de bouillie et, au moment de la plus grande attention, tandis que tous les spectateurs, la levre pendante, avaient les yeux fixes sur la fille visqueuse et crevee du pauvre pierrot, il la saisit soudain par un bras et la lanca a toute volee, a travers les spectateurs, sur la figure de Jasmin Delouche, dont elle ne fit que mouiller l'oreille, pour aller ensuite s'aplatir sur l'estomac de Mme Pignot, juste au-dessous du menton. La boulangere poussa un tel cri, elle se renversa si fort en arriere et toutes ses voisines l'imiterent si bien que le banc se rompit, et la boulangere, Fernande, la triste veuve Delouche et vingt autres s'effondrerent, les jambes en l'air, au milieu des rires, des cris et des applaudissements, tandis que le grand clown, abattu la face contre terre, se relevait pour saluer et dire: "Nous avons, messieurs et mesdames, l'honneur de vous remercier!" Mais a ce moment meme et au milieu de l'immense brouhaha, le grand Meaulnes, silencieux depuis le debut de la pantomime et qui semblait plus absorbe de minute en minute, se leva brusquement, me saisit par le bras, comme incapable de se contenir, et me cria: "Regarde le bohemien! Regarde! Je l'ai enfin reconnu". Avant meme d'avoir regarde, comme si depuis longtemps, inconsciemment, cette pensee couvait en moi et n'attendait que l'instant d'eclore, j'avais devine! Debout apres d'un quinquet, a l'entre de la roulotte, le jeune personnage inconnu avait defait son bandeau et jete sur les epaules une pelerine. On voyait, dans la lueur fumeuse, comme naguere a la lumiere de la bougie, dans la chambre du Domaine, un tres fin, tres aquilin visage sans moustache. Pale, les levres entr'ouvertes, il feuilletait hativement une sorte de petit album rouge qui devait etre un atlas de poche. Sauf une cicatrice qui lui barrait la tempe et disparaissait sous la masse des cheveux, c'etait, tel que me l'avait decrit minutieusement le grand Meaulnes, le fiance du Domaine inconnu. Il etait evident qu'il avait enleve son bandage pour etre reconnu de nous. Mais a peine le grand Meaulnes avait-il fait ce mouvement et pousse ce cri, que le jeune homme rentrait dans la roulotte, apres nous avoir jete un coup d'oeil d'entente et nous avoir souri, avec une vague tristesse, comme il souriait d'ordinaire. "Et l'autre! disait Meaulnes avec fievre, comment ne l'ai-je pas reconnu tout de suite! C'est le pierrot de la fete, la-bas..." Et il descendit les gradins pour aller vers lui. Mais deja Ganache avait coupe toutes les communications avec la piste; un a un il eteignait les quatre quinquets du cirque, et nous etions obliges de suivre la foule qui s'ecoulait tres lentement, canalisee entre les bancs paralleles, dans l'ombre ou nous pietinions d'impatience. Des qu'il fut dehors enfin, le grand Meaulnes se precipita vers la roulotte, escalada le marchepied, frappa a la porte, mais tout etait clos deja. Deja sans doute, dans la voiture a rideaux, comme dans celle du poney, de la chevre et des oiseaux savants, tout le monde etait rentre et commencait a dormir. CHAPITRE VIII Les gendarmes! Il nous fallut rejoindre la troupe de messieurs et de dames qui revenaient vers le Cours Superieur, par les rues obscures. Cette fois nous comprenions tout. Cette grande silhouette blanche que Meaulnes avait vue, le dernier soir de la fete, filer entre les arbres, c'etait Ganache, qui avait recueilli le fiance desespere et s'etait enfui avec lui. L'autre avait accepte cette existence sauvage, pleine de risques, de jeux et d'aventures. Il lui avait semble recommencer son enfance... Frantz de Galais nous avait jusqu'ici cache son nom et il avait feint d'ignorer le chemin du Domaine, par peur sans doute d'etre force de rentrer chez ses parents; mais pourquoi, ce soir-la, lui avait-il plu soudain de se faire connaitre a nous et de nous laisser deviner la verite tout entiere?... Que de projets le grand Meaulnes ne fit-il pas, tandis que la troupe des spectateurs s'ecoulait lentement a travers le bourg. Il decida que, des le lendemain matin, qui etait un jeudi, il irait trouver Frantz. Et, tous les deux, ils partiraient pour la-bas! Quel voyage sur la route mouillee! Frantz expliquerait tout; tout s'arrangeait, et la merveilleuse aventure allait reprendre la ou elle s'etait interrompue... Quant a moi je marchais dans l'obscurite avec un gonflement de coeur indefinissable. Tout se melait pour contribuer a ma joie, depuis le faible plaisir que donnait l'attente du jeudi jusqu'a la tres grande decouverte que nous venions de faire, jusqu'a la tres grande chance qui nous etait echue. Et je me souviens que, dans ma soudaine generosite de coeur, je m'approchai de la plus laide des filles du notaire a qui l'on m'imposait parfois le supplice d'offrir mon bras, et spontanement je lui donnai la main. Amers souvenirs! Vains espoirs ecrases! Le lendemain, des huit heures, lorsque nous debouchames tous les deux sur la place de l'eglise, avec nos souliers bien cires, nos plaques de ceinturons bien astiquees et nos casquettes neuves, Meaulnes, qui jusque-la se retenait de sourire en me regardant, poussa un cri et s'elanca vers la place vide... Sur l'emplacement de la baraque et des voitures, il n'y avait plus qu'un pot casse et des chiffons. Les bohemiens etaient partis... Un petit vent qui nous parut glace soufflait. Il me semblait qu'a chaque pas nous allions buter sur le sol caillouteux et dur de la place et que nous allions tomber. Meaulnes, affole, fit deux fois le mouvement de s'elancer, d'abord sur la route du Vieux-Nancay, puis sur la route de Saint-Loup-des-Bois. Il mit sa main au-dessus de ses yeux, esperant un instant que nos gens venaient seulement de partir. Mais que faire? Dix traces de voitures s'embrouillaient sur la place, puis s'effacaient sur la route dure. Il fallut rester la, inertes. Et tandis que nous revenions, a travers le village ou la matinee du jeudi commencait, quatre gendarmes a cheval, avertis par Delouche la veille au soir, deboucherent au galop sur la place et s'eparpillerent a travers les rues pour garder toutes les issues, comme des dragons qui font la reconnaissance d'un village... Mais il etait trop tard. Ganache, le voleur de poulets, avait fuit avec son compagnon. Les gendarmes ne retrouverent personne, ni lui, ni ceux-la qui chargeaient dans des voitures les chapons qu'il etranglait. Prevenu a temps par le mot imprudent de Jasmin, Frantz avait du comprendre soudain de quel metier son compagnon et lui vivaient, quand la caisse de la roulotte etait vide; plein de honte et de fureur, il avait arrete aussi-tot un itineraire et decide de prendre du champ avant l'arrivee des gendarmes. Mais, ne craignant plus desormais qu'on tentat de le ramener au domaine de son pere, il avait voulu se montrer a nous sans bandage, avant de disparaitre. Un seul point resta toujours obscur: comment Ganache avait-il pu a la fois devaliser les basses-cours et querir la bonne soeur pour la fievre de son ami? Mais n'etait-ce pas la toute l'histoire du pauvre diable? Voleur et chemineau d'un cote, bonne creature de l'autre... CHAPITRE IX A la recherche du sentier perdu. Comme nous rentrions, le soleil dissipait la legere brume du matin; les menageres sur le seuil des maisons secouaient leurs tapis ou bavardaient; et, dans les champs et les bois, aux portes du bourg, commencait la plus radieuse matinee de printemps qui soit restee dans ma memoire. Tous les grands eleves du cours devaient arriver vers huit heures, ce jeudi-la, pour preparer, durant la matinee, les uns le Certificat d'Etudes Superieurs, les autres le concours de l'Ecole Normale. Lorsque nous arrivames tous les deux. Meaulnes plein d'un regret et d'une agitation qui ne lui permettaient pas de rester immobile, moi tres abattu, l'ecole etait vide... Un rayon de frais soleil glissait sur la poussiere d'un banc vermoulu, et sur le vernis ecaille d'un planisphere. Comment rester la, devant un livre, a ruminer notre deception, tandis que tout nous appelait au-dehors: les poursuites des oiseaux dans les branches pres des fenetres, la fuite des autres eleves vers les pres et les bois, et surtout le fievreux desir d'essayer au plus vite l'itineraire incomplet verifie par le bohemien--derniere ressource de notre sac presque vide, derniere clef du trousseau, apres avoir essaye toutes les autres?... Cela etait au-dessus de nos forces! Meaulnes marchait de long en large, allait aupres des fenetres, regardait dans le jardin, puis revenait et regardait vers le bourg, comme s'il eut attendu quelqu'un qui ne viendrait certainement pas. "J'ai l'idee, me dit-il enfin, j'ai l'idee que ce n'est peut-etre pas aussi loin que nous l'imaginions... Frantz a supprime sur mon plan toute une portion de la route que j'avais indiquee. Cela veut dire, peut-etre, que la jument a fait, pendant mon sommeil, un long detour inutile..." J'etais a moitie assis sur le coin d'une grande table, un pied par terre, l'autre ballant, l'air decourage et desoeuvre, la tete basse. "Pourtant, dis-je, au retour, dans la berline, ton voyage a dure toute la nuit. --Nous etions partis a minuit, repondit-il vivement. On m'a depose a quatre heures du matin, a environ six kilometres a l'ouest de Sainte- Agathe, tandis que j'etais parti par la route de La Gare a l'est. Il faut donc compter ces six kilometres en moins entre Sainte-Agathe et le pays perdu. "Vraiment, il me semble qu'en sortant du bois des Communaux, on ne doit pas etre a plus de deux lieues de ce que nous cherchons." --Ce sont precisement ces deux lieues-la qui manquent sur ta carte. --C'est vrai. Et la sortie du bois est bien a une lieue et demie d'ici, mais pour un bon marcheur, cela peut se faire en une matinee..." A cet instant Moucheboeuf arriva. Il avait une tendance irritante a se faire passer pour bon eleve, non pas en travaillant mieux que les autres, mais en se signalant dans des circonstances comme celle-ci. "Je savais bien, dit-il triomphant, ne trouver que vous deux. Tous les autres sont partis pour le bois des Communaux. En tete: Jasmin Delouche qui connait les nids". Et, voulant faire le bon apotre, il commenca a raconter tout ce qu'ils avaient dit pour narguer le Cours, M. Seurel et nous, en decidant cette expedition. "S'ils sont au bois, je les verrai sans doute en passant, dit Meaulnes, car je m'en vais aussi. Je serai de retour vers midi et demi". Moucheboeuf resta ebahi. "Ne viens-tu pas?" me demanda Augustin, s'arretant une seconde sur le seuil de la porte entr'ouverte--ce qui fit entrer dans la piece grise, en une bouffee d'air tiedi par le soleil, un fouillis de cris, d'appels, de pepiements, le bruit d'un seau sur la margelle du puits et le claquement d'un fouet au loin. "Non, dis-je, bien que la tentation fut forte, je ne puis pas, a cause de M. Seurel. Mais hate-toi. Je t'attendrai avec impatience". Il fit un geste vague et partit, tres vite, plein d'espoir. Lorsque M. Seurel arriva, vers dix heures, il avait quitte sa veste d'alpaga noir, revetu un paletot de pecheur aux vastes poches boutonnees, un chapeau de paille et de courtes jambieres vernies pour serrer le bas de son pantalon. Je crois bien qu'il ne fut guere surpris de ne trouver personne. Il ne voulut pas entendre Moucheboeuf qui lui repeta trois fois que les gars avaient dit: "S'il a besoin de nous, qu'il vienne donc nous chercher!" Et il commanda: "Serrez vos affaires, prenez vos casquettes, et nous allons les denicher a notre tour... Pourras-tu marcher jusque-la, Francois?" J'affirmai que oui et nous partimes. Il fut entendu que Moucheboeuf conduirait M. Seurel et lui servirait d'appeau... C'est-a-dire que, connaissant les futaies ou se trouvaient les denicheurs, il devait de temps a autre crier a toute voix: "Hop! Hola! Giraudat! Delouche! Ou etes-vous?... Y en a-t-il?... En avez-vous trouve?..." Quant a moi, je fus charge, a mon vif plaisir, de suivre la lisiere est du bois, pour le cas ou les ecoliers fugitifs chercheraient a s'echapper de ce cote. Or dans le plan rectifie par le bohemien et que nous avions maintes fois etudie avec Meaulnes, il semblait qu'un chemin a un trait, un chemin de terre, partit de cette lisiere du bois pour aller dans la direction du Domaine. Si j'allais le decouvrir ce matin!... Je commencai a me persuader que, avant midi, je me trouverais sur le chemin du manoir perdu... La merveilleuse promenade!... Des que nous eumes passe le Glacis et contourne le Moulin, je quittai mes deux compagnons, M. Seurel dont on eut dit qu'il partait en guerre--je crois bien qu'il avait mis dans sa poche un vieux pistolet--et ce traitre de Moucheboeuf. Prenant un chemin de traverse, j'arrivai bientot a la lisiere du bois-- seul a travers la campagne pour la premiere fois de ma vie comme une patrouille que son caporal a perdue. Me voici, j'imagine, pres de ce bonheur mysterieux que Meaulnes a entrevu un jour. Toute la matinee est a moi pour explorer la lisiere du bois, l'endroit le plus frais et le plus cache du pays, tandis que mon grand frere aussi est parti a la decouverte. C'est comme un ancien lit de ruisseau. Je passe sous les basses branches d'arbres dont je ne sais pas le nom mais qui doivent etre des aulnes. J'ai saute tout a l'heure un echalier au bout de la sente, et je me suis trouve dans cette grande voie d'herbe verte qui coule sous les feuilles, foulant par endroits les orties, ecrasant les hautes valerianes. Parfois mon pied se pose, durant quelques pas, sur un banc de sable fin. Et dans le silence, j'entends un oiseau--je m'imagine que c'est un rossignol, mais sans doute je me trompe, puisqu'ils ne chantent que le soir--un oiseau qui repete obstinement la meme phrase: voix de la matinee, parole dite sous l'ombrage, invitation delicieuse au voyage entre les aulnes. Invisible, entete, il semble m'accompagner sous la feuille. Pour la premiere fois me voila, moi aussi, sur le chemin de l'aventure. Ce ne sont plus des coquilles abandonnees par les eaux que je cherche, sous la direction de M. Seurel, ni les orchis que le maitre d'ecole ne connaisse pas, ni meme, comme cela nous arrivait souvent dans le champ du pere Martin, cette fontaine profonde et tarie, couverte d'un grillage, enfouie sous tant d'herbes folles qu'il fallait chaque fois plus de temps pour la retrouver... Je cherche quelque chose de plus mysterieux encore. C'est le passage dont il est question dans les livres, l'ancien chemin obstrue, celui dont le prince harasse de fatigue n'a pu trouver l'entree. Cela se decouvre a l'heure la plus perdue de la matinee, quand on a depuis longtemps oublie qu'il va etre onze heures, midi... Et soudain, en ecartant, dans le feuillage profond, les branches, avec ce geste hesitant des mains a hauteur du visage inegalement ecartees, on l'apercoit comme une longue avenue sombre dont la sortie est un rond de lumiere tout petit. Mais tandis que j'espere et m'enivre ainsi, voici que brusquement je debouche dans une sorte de clairiere, qui se trouve etre tout simplement un pre. Je suis arrive sans y penser a l'extremite des Communaux, que j'avais toujours imaginee infiniment loin. Et voici a ma droite, entre des piles de bois, toute bourdonnante dans l'ombre, la maison du garde. Deux paires de bas sechent sur l'appui de la fenetre. Les annees passees, lorsque nous arrivions a l'entree du bois, nous disions toujours, en montrant un point de lumiere tout au bout de l'immense allee noire: "C'est la-bas la maison du garde; la maison de Baladier". Mais jamais nous n'avions pousse jusque la. Nous entendions dire quelquefois, comme s'il se fut agi d'une expedition extraordinaire: "Il a ete jusqu'a la maison du garde!..." Cette fois, je suis alle jusqu'a la maison de Baladier, et je n'ai rien trouve. Je commencais a souffrir de ma jambe fatiguee et de la chaleur que je n'avais pas sentie jusque-la; je craignais de faire tout seul le chemin du retour, lorsque j'entendis pres de moi l'appeau de M. Seurel, la voix de Moucheboeuf, puis d'autres voix qui m'appelaient... Il y avait la une troupe de six grands gamins, ou, seul, le traitre Moucheboeuf avait l'air triomphant. C'etait Giraudat, Auberger, Delage et d'autres... Grace a l'appeau, on avait pris les uns grimpes dans un merisier isole au milieu d'une clairiere; les autres en train de denicher des pics-verts. Giraudat, le nigaud aux yeux bouffis, a la blouse crasseuse, avait cache les petits dans son estomac, entre sa chemise et sa peau. Deux de leurs compagnons s'etaient enfuis a l'approche de M. Seurel: ce devait etre Delouche et le petit Coffin. Ils avaient d'abord repondu par des plaisanteries a l'adresse de "Mouchevache!", que repetaient les echos des bois, et celui-ci, maladroitement, se croyant sur de son affaire, avait repondu, vexe: "Vous n'avez qu'a descendre, vous savez! M. Seurel est la..." Alors tout s'etait tu subitement; c'avait ete une fuite silencieuse a travers le bois. Et comme ils le connaissaient a fond, il ne fallait pas songer a les rejoindre. On ne savait pas non plus ou le grand Meaulnes etait passe. On n'avait pas entendu sa voix; et l'on dut renoncer a poursuivre les recherches. Il etait plus de midi lorsque nous reprimes la route de Sainte-Agathe, lentement, la tete basse, fatigues, terreux. A la sortie du bois, lorsque nous eumes frotte et secoue la boue de nos souliers sur la route seche, le soleil commenca de frapper dur. Deja ce n'etait plus ce matin de printemps si frais et si luisant. Les bruits de l'apres-midi avaient commence. De loin en loin un cop criait, cri desole! dans les fermes desertes aux alentours de la route. A la descente du Glacis, nous nous arretames un instant pour causer avec des ouvriers des champs qui avaient repris leur travail apres le dejeuner. Ils etaient accoudes a la barriere, et M. Seurel leur disait: "De fameux galopins! Tenez, regardez Giraudat. Il a mis les oisillons dans sa chemise. Ils ont fait la dedans ce qu'ils ont voulu. C'est du propre!..." Il me semblait que c'etait de ma debacle aussi que les ouvriers riaient. Ils riaient en hochant la tete, mais ils ne donnaient pas tout a fait tort aux jeunes gars qu'ils connaissaient bien. Ils nous confierent meme, lorsque M. Seurel eut repris la tete de la colonne: "Il y en a un autre qui est passe, un grand, vous savez bien... Il a du rencontrer, en revenant, la voiture des Granges, et on l'a fait monter, il est descendu, plein de terre, tout dechire, ici, a l'entree du chemin des Granges! Nous lui avons dit que nous vous avions vus passer ce matin, mais que vous n'etiez pas de retour encore. Et il a continue tout doucement sa route vers Sainte-Agathe". En effet, assis sur une pile du pont des Glacis, nous attendait le grand Meaulnes, l'air brise de fatigue. Aux questions de M. Seurel, il repondit que lui aussi etait parti a la recherche des ecoliers buissonniers. Et a celle que je lui posai tout bas, il dit seulement en hochant la tete avec decouragement: "Non! rien! rien qui ressemble a ca". Apres dejeuner, dans la classe fermee, noire et vide, au milieu du pays radieux, il s'assit a l'une des grandes tables et, la tete dans les bras, il dormit longtemps, d'un sommeil triste et lourd. Vers le soir, apres un long instant de reflexion, comme s'il venait de prendre une decision importante, il ecrivit une lettre a sa mere. Et c'est tout ce que je me rappelle de cette morne fin d'un grand jour de defaite. CHAPITRE X La lessive. Nous avions escompte trop tot la venue du printemps. Le lundi soir, nous voulumes faire nos devoirs aussitot apres quatre heures comme en plein ete, et pour y voir plus clair nous sortimes deux grandes tables dans la cour. Mais le temps s'assombrit tout de suite; une goutte de pluie tomba sur un cahier; nous rentrames en hate. Et de la grande salle obscurcie, par les larges fenetres, nous regardions silencieusement dans le ciel gris la deroute des nuages. Alors Meaulnes, qui regardait comme nous, la main sur une poignee de croisee, ne put s'empecher de dire, comme s'il eut ete fache de sentir monter en lui tant de regret: "Ah! ils filaient autrement que cela les nuages, lorsque j'etais sur la route, dans la voiture de la Belle-Etoile. --Sur quelle route?" demanda Jasmin. Mais Meaulnes ne repondit pas. "Moi, dis-je, pour faire diversion, j'aurais aime voyager comme cela en voiture, par la pluie battante, abrite sous un grand parapluie. --Et lire tout le long du chemin comme dans une maison, ajouta un autre. --Il ne pleuvait pas et je n'avais pas envie de lire, repondit Meaulnes, je ne pensais qu'a regarder le pays". Mais lorsque Giraudat, a son tour, demanda de quel pays il s'agissait, Meaulnes de nouveau resta muet. Et Jasmin dit: "Je sais... Toujours la fameuse aventure!..." Il avait dit ces mots d'un ton conciliant et important, comme s'il eut ete lui-meme un peu dans le secret. Ce fut peine perdue; ses avances lui resterent pour compte; et comme la nuit tombait chacun s'en fut au galop, la blouse relevee sur la tete, sous la froide averse. Jusqu'au jeudi suivant le temps resta a la pluie. Et ce jeudi-la fut plus triste encore que le precedent. Toute la campagne etait baignee dans une sorte de brume glacee comme aux plus mauvais jours de l'hiver. Millie, trompee par le beau soleil de l'autre semaine, avait fait faire la lessive, mais il ne fallait pas songer a mettre secher le linge sur les haies du jardin, ni meme sur des cordes dans le grenier, tant l'air etait humide et froid. En discutant avec M. Seurel, il lui vint l'idee d'etendre sa lessive dans les classes, puisque c'etait jeudi, et de chauffer le poele a blanc. Pour economiser les feux de la cuisine et de la salle a manger, on ferait cuire les repas sur le poele et nous nous tiendrions toute la journee dans la grande salle du Cours. Au premier instant,--j'etais si jeune encore!--je considerai cette nouveaute comme une fete. Morne fete!... Toute la chaleur du poele etait prise par la lessive et il faisait grand froid. Dans la cour, tombait interminablement et mollement une petite pluie d'hiver. C'est la pourtant que des neuf heures du matin, devore d'ennui, je retrouvai le grand Meaulnes. Par les barreaux du grand portail, ou nous regardames, au haut du bourg, sur les Quatre-Routes, le cortege d'un enterrement venu du fond de la campagne. Le cercueil, amene dans une charrette a boeufs, etait decharge et pose sur une dalle, au pied de la grande croix ou le boucher avait apercu naguere les sentinelles du bohemien! Ou etait-il maintenant, le jeune capitaine qui si bien menait l'abordage?... Le cure et les chantres vinrent comme c'etait l'usage au-devant du cercueil pose la, et les tristes chants arrivaient jusqu'a nous. Ce serait la, nous le savions, le seul spectacle de la journee, qui s'ecoulerait tout entiere comme une eau jaunie dans un caniveau. "Et maintenant, dit Meaulnes soudain, je vais preparer mon bagage. Apprends-le, Seurel: j'ai ecrit a ma mere jeudi dernier, pour lui demander de finir mes etudes a Paris. C'est aujourd'hui que je pars". Il continuait a regarder vers le bourg, les mains appuyees aux barreaux, a la hauteur de sa tete. Inutile de demander si sa mere, qui etait riche et lui passait toutes ses volontes, lui avait passe celle-la. Inutile aussi de demander pourquoi soudainement il desirait s'en aller a Paris!... Mais il y avait en lui, certainement, le regret et la crainte de quitter ce cher pays de Sainte-Agathe d'ou il etait parti pour son aventure. Quant a moi, je sentais monter une desolation violente que je n'avais pas sentie d'abord. "Paques approche! dit-il pour m'expliquer, avec un soupir. --Des que tu l'auras trouvee la-bas, tu m'ecriras, n'est-ce pas? demandai-je. --C'est promis, bien sur. N'es-tu pas mon compagnon et mon frere?..." Et il me posa la main sur l'epaule. Peu a peu je comprenais que c'etait bien fini, puisqu'il voulait terminer ses etudes a Paris; jamais plus je n'aurais avec moi mon grand camarade. Il n'y avait d'espoir, pour nous reunir, qu'en cette maison de Paris ou devait se retrouver la trace de l'aventure perdue... Mais de voir Meaulnes lui-meme si triste, quel pauvre espoir c'etait la pour moi! Mes parents furent avertis: M. Seurel se montra tres etonne, mais se rendit bien vite aux raisons d'Augustin; Millie, femme d'interieur, se desola surtout a la pensee que la mere de Meaulnes verrait notre maison dans un desordre inaccoutume... La malle, helas! fut bientot faite. Nous cherchames sous l'escalier ses souliers des dimanches; dans l'armoire, un peu de linge; puis ses papiers et ses livres d'ecole--tout ce qu'un jeune homme de dix-huit ans possede au monde. A midi, Mme Meaulnes arrivait avec sa voiture. Elle dejeuna au cafe Daniel en compagnie d'Augustin, et l'emmena sans donner presque aucune explication, des que le cheval fut affene et attele. Sur le seuil, nous leur dimes au revoir; et la voiture disparut au tournant des Quatre- Routes. Millie frotta ses souliers devant la porte et rentra dans la froide salle a manger, remettre en ordre ce qui avait ete derange. Quant a moi, je me trouvai, pour la premiere fois depuis de longs mois, seul en face d'une longue soiree de jeudi--avec l'impression que, dans cette vieille voiture, mon adolescence venait de s'en aller pour toujours. CHAPITRE XI Je trahis... Que faire? Le temps s'elevait un peu. On eut dit que le soleil allait se montrer. Une porte claquait dans la grande maison. Puis le silence retombait. De temps a autre mon pere traversait la cour, pour remplir un seau de charbon dont il bourrait le poele. J'apercevais les linges blancs pendus aux cordes et je n'avais aucune envie de rentrer dans le triste endroit transforme en sechoir, pour m'y trouver en tete-a-tete avec l'examen de la fin de l'annee, ce concours de l'Ecole Normale qui devait etre desormais ma seule preoccupation. Chose etrange: a cet ennui qui me desolait se melait comme une sensation de liberte. Meaulnes parti, toute cette aventure terminee et manquee, il me semblait du moins que j'etais libere de cet etrange souci, de cette occupation mysterieuse, qui ne me permettaient plus d'agir comme tout le monde. Meaulnes parti, je n'etais plus son compagnon d'aventures, le frere de ce chasseur de pistes; je redevenais un gamin du bourg pareil aux autres. Et cela etait facile et je n'avais qu'a suivre pour cela mon inclination la plus naturelle. Le cadet des Roy passa dans la rue boueuse, faisant tourner au bout d'un ficelle, puis lachant en l'air trois marrons attaches qui retomberent dans la cour. Mon desoeuvrement etait si grand que je pris plaisir a lui relancer deux ou trois fois ses marrons de l'autre cote du mur. Soudain je le vis abandonner ce jeu pueril pour courir vers un tombereau qui venait par le chemin de la Vieille-Planche. Il eut vite fait de grimper par derriere sans meme que la voiture s'arretat. Je reconnaissais le petit tombereau de Delouche et son cheval. Jasmin conduisait; le gros Boujardon etait debout. Ils revenaient du pre. "Viens avec nous, Francois!" cria Jasmin, qui devait savoir deja que Meaulnes etait parti. Ma foi! sans avertir personne, j'escaladai la voiture cahotante et me tins comme les autres, debout, appuye contre un des montants du tombereau. Il nous conduisit chez la veuve Delouche... Nous sommes maintenant dans l'arriere-boutique, chez la bonne femme qui est en meme temps epiciere et aubergiste. Un rayon de soleil glisse a travers la fenetre basse sur les boites en fer-blanc et sur les tonneaux de vinaigre. Le gros Boujardon s'assoit sur l'appui de la fenetre et tourne vers nous, avec un gros rire d'homme pateux, il mange des biscuits a la cuiller. A la portee de la main, sur un tonneau, la boite est ouverte et entamee. Le petit Roy pousse des cris de plaisir. Une sorte d'intimite de mauvais aloi s'est etablie entre nous. Jasmin et Boujardon seront maintenant mes camarades, je le vois. Le cours de ma vie a change tout d'un coup. Il me semble que Meaulnes est parti depuis tres longtemps et que son aventure est une vieille histoire triste, mais finie. Le petit Roy a deniche sous une planche une bouteille de liqueur entamee. Delouche nous offre a chacun la goutte, mais il n'y a qu'un verre et nous buvons tous dans le meme. On me sert le premier avec un peu de condescendance, comme si je n'etais pas habitue a ces moeurs de chasseurs et de paysans... Cela me gene un peu. Et comme on vient a parler de Meaulnes, l'envie me prend, pour dissiper cette gene et retrouver mon aplomb, de montrer que je connais son histoire et de la raconter un peu. En quoi cela pourrait-il lui nuire puisque tout est fini maintenant de ses aventures ici?... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Est-ce que je raconte mal cette histoire? Elle ne produit pas l'effet que j'attendais. Mes compagnons, en bons villageois que rien n'etonne, ne sont pas surpris pour si peu. "C'etait une noce, quoi!" dit Boujardon. Delouche en a vu une, a Preveranges, qui etait plus curieuse encore. Le chateau? On trouverait certainement des gens du pays qui en ont entendu parler. Le jeune fille? Meaulnes se mariera avec elle quand il aura fait son annee de service. "Il aurait du, ajoute l'un d'eux, nous en parler et nous montrer son plan au lieu de confier cela a un bohemien!..." Empetre dans mon insucces, je veux profiter de l'occasion pour exciter leur curiosite: je me decide a expliquer qui etait ce bohemien; d'ou il venait; son etrange destinee... Boujardon et Delouche ne veulent rien entendre: "C'est celui-la qui a tout fait. C'est lui qui a rendu Meaulnes insociable, Meaulnes qui etait un si brave camarade! C'est lui qui a organise toutes ces sottises d'abordages et d'attaques nocturnes, apres nous avoir tous embrigades comme un bataillon scolaire..." "Tu sais, dit Jasmin, en regardant Boujardon, et en secouant la tete a petits coups, j'ai rudement bien fait de le denoncer aux gendarmes. En voila un qui a fait du mal au pays et qui en aurait fait encore!..." Me voici presque de leur avis. Tout aurait sans doute autrement tourne si nous n'avions pas considere l'affaire d'une facon si mysterieuse et si tragique. C'est l'influence de ce Frantz qui a tout perdu... Mais soudain, tandis que je suis absorbe dans ces reflexions, il se fait du bruit dans la boutique. Jasmin Delouche cache rapidement son flacon de goutte derriere un tonneau; le gros Boujardon degringole du haut de sa fenetre, met le pied sur une bouteille vide et poussiereuse qui roule, et manque deux fois de s'etaler. Le petit Roy les pousse par derriere, pour sortir plus vite, a demi suffoque de rire. Sans bien comprendre ce qui se passe je m'enfuis avec eux, nous traversons la cour et nous grimpons par une echelle dans un grenier a foin. J'entends une voix de femme qui nous traite de propres-a-rien!... "Je n'aurais pas cru qu'elle serait rentree si tot", dit Jasmin tout bas. Je comprends, maintenant seulement, que nous etions la en fraude, a voler des gateaux et de la liqueur. Je suis decu comme ce naufrage qui croyait causer avec un homme et qui reconnut soudain que c'etait un singe. Je ne songe plus qu'a quitter ce grenier, tant ces aventures-la me deplaisent. D'ailleurs la nuit tombe... On me fait passer par derriere, traverser deux jardins, contourner une mare; je me retrouve dans la rue mouillee, boueuse, ou se reflete la lueur du cafe Daniel. Je ne suis pas fier de ma soiree. Me voici aux Quatre-Routes. Malgre moi, tout d'un coup, je revois, au tournant, un visage dur et fraternel qui me sourit, un dernier signe de la main--et la voiture disparait... Un vent froid fait claquer ma blouse, pareil au vent de cet hiver qui etait si tragique et si beau. Deja tout me parait moins facile. Dans la grande classe ou l'on m'attend pour diner, de brusques courants d'air traversent la maigre tiedeur que repand le poele. Je grelotte, tandis qu'on me reproche mon apres-midi de vagabondage. Je n'ai pas meme, pour rentrer dans la reguliere vie passee, la consolation de prendre place a table et de retrouver mon siege habituel. On n'a pas mis la table ce soir-la; chacun dine sur ses genoux, ou il peut, dans la salle de classe obscure. Je mange silencieusement la galette cuite sur le poele, qui devait etre la recompense de ce jeudi passe dans l'ecole, et qui a brule sur les cercles rougis. Le soir, tout seul dans ma chambre, je me couche bien vite pour etouffer le remords que je sens monter du fond de ma tristesse. Mais par deux fois je me suis eveille, au milieu de la nuit, croyant entendre, la premiere fois, le craquement du lit voisin, ou Meaulnes avait coutume de se retourner brusquement d'une seule piece, et, l'autre fois, son pas leger de chasseur aux aguets, a travers les greniers du fond... CHAPITRE XII Les trois lettres de Meaulnes. De toute ma vie je n'ai recu que trois lettres de Meaulnes. Elles ont encore chez moi dans un tiroir de commode. Je retrouve chaque fois que je les relis la meme tristesse que naguere. La premiere m'arriva des le surlendemain de son depart. "Mon cher Francois, "Aujourd'hui, des mon arrivee a Paris, je suis alle devant la maison indiquee. Je n'ai rien vu. Il n'y avait personne. Il n'y aura jamais personne. "La maison que disait Frantz est un petit hotel a un etage. La chambre de Mlle de Galais doit etre au premier. Les fenetres du haut sont les plus cachees par les arbres. Mais en passant sur le trottoir on les voit tres bien. Tous les rideaux sont fermes et il faudrait etre fou pour esperer qu'un jour, entre ces rideaux tires, le visage d'Yvonne de Galais puisse apparaitre. "C'est sur un boulevard... Il pleuvait un peu dans les arbres deja verts. On entendait les cloches claires des tramways qui passaient indefiniment. "Pendant pres de deux heures, je me suis promene de long en large sous les fenetres. Il y a un marchand de vins chez qui je me suis arrete pour boire, de facon a n'etre pas pris pour un bandit qui veut faire un mauvais coup. Puis j'ai repris ce guet sans espoir. "La nuit est venue. Les fenetres se sont allumees un peu partout mais non pas dans cette maison. Il n'y a certainement personne. Et pourtant Paques approche. "Au moment ou j'allais partir une jeune fille, ou une jeune femme--je ne sais--est venue s'asseoir sur un des bancs mouilles de pluie. Elle etait vetue de noir avec une petite collerette blanche. Lorsque je suis parti, elle etait encore la, immobile malgre le froid du soir, a attendre je ne sais quoi, je ne sais qui. Tu vois que Paris est plein de fous comme moi. Augustin" Le temps passa. Vainement j'attendis un mot d'Augustin le lundi de Paques et durant tous les jours qui suivirent--jours ou il semble, tant ils sont calmes apres la grande fievre de Paques, qu'il n'y ait plus qu'a attendre l'ete. Juin ramena le temps des examens et une terrible chaleur dont la buee suffocante planait sur le pays sans qu'un souffle de vent la vint dissiper. La nuit n'apportait aucune fraicheur et par consequent aucun repit a ce supplice. C'est durant cet insupportable mois de juin que je recus la deuxieme lettre du grand Meaulnes. "Juin 189... "Mon cher ami, "Cette fois tout espoir est perdu. Je le sais depuis hier soir. La douleur, que je n'avais presque pas sentie tout de suite, monte depuis ce temps. "Tous les soirs j'allais m'asseoir sur ce banc, guettant, reflechissant, esperant malgre tout. "Hier apres diner, la nuit etait noire et etouffante. Des gens causaient sur le trottoir, sous les arbres. Au-dessus des noirs feuillages, verdis par les lumieres, les appartements des seconds, des troisiemes etages etaient eclaires. Ca et la, une fenetre que l'ete avait ouverte toute grande... On voyait la lampe allumee sur la table, refoulant a peine autour d'elle la chaude obscurite de juin; on voyait presque jusqu'au fond de la piece... Ah! si la fenetre noire d'Yvonne de Galais s'etait allumee aussi, j'aurais ose, je crois, monter l'escalier, frapper, entrer... "La jeune fille de qui je t'ai parle etait la encore, attendant comme moi. Je pensai qu'elle devait connaitre la maison et je l'interrogeai: "--Je sais, a-t-elle dit, qu'autrefois, dans cette maison, une jeune fille et son frere venaient passer les vacances. Mais j'ai appris que le frere avait fui le chateau de ses parents sans qu'on puisse jamais le retrouver, et le jeune fille s'est mariee. C'est ce qui vous explique que l'appartement soit ferme". "Je suis parti. Au bout de dix pas mes pieds butaient sur le trottoir et je manquais tomber. La nuit--c'etait la nuit derniere--lorsqu'enfin les enfants et les femmes se sont tus, dans les cours, pour me laisser dormir, j'ai commence d'entendre rouler les fiacres dans la rue. Ils ne passaient que loin en loin. Mais quand l'un etait passe, malgre moi, j'attendais l'autre: le grelot, les pas du cheval qui claquaient sur l'asphalte... Et cela repetait: c'est la ville deserte, ton amour perdu, la nuit interminable, l'ete, la fievre... "Seurel, mon ami, je suis dans une grande detresse. Augustin" Lettres de peu de confidence quoi qu'il paraisse! Meaulnes ne me disait ni pourquoi il etait reste si longtemps silencieux, ni ce qu'il comptait faire maintenant. J'eus l'impression qu'il rompait avec moi, parce que son aventure etait finie, comme il rompait avec son passe. J'eus beau lui ecrire, en effet, je ne recus plus de reponse. Un mot de felicitations seulement, lorsque j'obtins mon Brevet Simple. En septembre je sus par un camarade d'ecole qu'il etait venu en vacances chez sa mere a La Ferte-d'Angillon. Mais nous dumes, cette annee la, invites par mon oncle Florentin du Vieux-Nancay, passer chez lui les vacances. Et Meaulnes repartit pour Paris sans que j'eusse pu le voir. A la rentree, exactement vers la fin de novembre, tandis que je m'etais remis avec une morne ardeur a preparer le Brevet Superieur, dans l'espoir d'etre nomme instituteur l'annee suivante, sans passer par l'Ecole Normale de Bourges, je recus la derniere des trois lettres que j'aie jamais recues d'Augustin: "Je passe encore sous cette fenetre, ecrivait-il. J'attends encore, sans le moindre espoir, par folie. A la fin de ces froids dimanches d'automne, au moment ou il va faire nuit, je ne puis me decider a rentrer, a fermer les volets de ma chambre, sans etre retourne la-bas, dans la rue gelee. "Je suis comme cette folle de Sainte-Agathe qui sortait a chaque minute sur le pas de la porte et regardait, la main sur les yeux, du cote de La Gare, pour voir si son fils qui etait mort ne venait pas. "Assis sur le banc, grelottant, miserable, je me plais a imaginer que quelqu'un va me prendre doucement par le bras... Je me retournerais. Ce serait-elle. "Je me suis un peu attardee", dirait-elle simplement. Et toute peine et toute demence s'evanouissent. Nous entrons dans notre maison. Ses fourrures sont toutes glacees, sa voilette mouillee; elle apporte avec elle le gout de brume du dehors; et tandis qu'elle s'approche du feu, je vois ses cheveux blonds givres, son beau profil au dessin si doux penche vers la flamme... "Helas! la vitre reste blanchie par le rideau qui est derriere. Et la jeune fille du Domaine perdu l'ouvrirait-elle, que je n'ai maintenant plus rien a lui dire. "Notre aventure est finie. L'hiver de cette annee est mort comme la tombe. Peut-etre quand nous mourrons, peut-etre la mort seule nous donnera la clef et la suite et la fin de cette aventure manquee. "Seurel, je te demandais l'autre jour de penser a moi. Maintenant, au contraire, il vaut mieux m'oublier. Il vaudrait mieux tout oublier. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . A.M." Et ce fut un nouvel hiver, aussi mort que le precedent avait ete vivant d'une mysterieuse vie: la place de l'eglise sans bohemiens; la cour d'ecole que les gamins desertaient a quatre heures... la salle de classe ou j'etudiais seul et sans gout... En fevrier, pour la premiere fois de l'hiver, la neige tomba, ensevelissant definitivement notre roman d'aventures de l'an passe, brouillant toute piste, effacant les dernieres traces. Et je m'efforcai, comme Meaulnes me l'avait demande dans sa lettre, de tout oublier. TROISIEME PARTIE CHAPITRE PREMIER La baignade. Fumer la cigarette, se mettre de l'eau sucree sur les cheveux pour qu'ils frisent, embrasser les filles du Cours Complementaire dans les chemins et crier "A la cornette!" derriere la haie pour narguer la religieuse qui passe, c'etait la joie de tous les mauvais droles du pays. A vingt ans, d'ailleurs, les mauvais droles de cette espece peuvent tres bien s'amender et deviennent parfois des jeunes gens fort sensibles. Le cas est plus grave lorsque le drole en question a la figure deja vieillotte et fanee, lorsqu'il s'occupe des histoires louches des femmes du pays, lorsqu'il dit de Gilberte Poquelin mille betises pour faire rire les autres. Mais enfin le cas n'est pas encore desespere... C'etait le cas de Jasmin Delouche. Il continuait, je ne sais pourquoi, mais certainement sans aucun desir de passer les examens, a suivre le Cour Superieur que tout le monde aurait voulu lui voir abandonner. Entre temps, il apprenait avec son oncle Dumas le metier de platrier. Et bientot ce Jasmin Delouche, avec Boujardon et un autre garcon tres doux, le fils de l'adjoint qui s'appelait Denis, furent les seuls grands eleves que j'aimasse a frequenter, parce qu'ils etaient "du temps de Meaulnes". Il y avait d'ailleurs, chez Delouche, un desir tres sincere d'etre mon ami. Pour tout dire, lui qui avait ete l'ennemi du grand Meaulnes, il eut voulu devenir le grand Meaulnes de l'ecole: tout au moins regrettait-il peut-etre de n'avoir pas ete son lieutenant. Moins lourd que Boujardon, il avait senti, je pense, tout ce que Meaulnes avait apporte, dans notre vie, d'extraordinaire. Et souvent je l'entendais repeter: "Il le disait bien, le grand Meaulnes..." ou encore: "Ah! disait le grand Meaulnes..." Outre que Jasmin etait plus homme que nous, le vieux petit gars disposait de tresors d'amusements qui consacraient sur nous sa superiorite: un chien de race melee, aux longs poils blancs, qui repondait au nom agacant de Becali et rapportait les pierres qu'on lancait au loin, sans avoir d'aptitude bien nette pour aucun autre sport; une vieille bicyclette achetee d'occasion et sur quoi Jasmin nous faisait quelquefois monter, le soir apres le cours, mais avec laquelle il preferait exercer les filles du pays; enfin et surtout un ane blanc et aveugle qui pouvait s'atteler a tous les vehicules. C'etait l'ane de Dumas, mais il le pretait a Jasmin quand nous allions nous baigner au Cher, en ete. Sa mere, a cette occasion, donnait une bouteille de limonade que nous mettions sous le siege, parmi les calecons de bains desseches. Et nous partions, huit ou dix grands eleves du Cours, accompagnes de M. Seurel, les uns a pied, les autres grimpes dans la voiture a ane, qu'on laissait a la ferme de Grand'Fons, au moment ou le chemin du Cher devenait trop ravine. J'ai lieu de me rappeler jusqu'en ses moindres details une promenade de ce genre, ou l'ane de Jasmin conduisit au Cher nos calecons, nos bagages, la limonade et M. Seurel, tandis que nous suivions a pied par derriere. On etait au mois d'aout. Nous venions de passer les examens. Delivres de ce souci, il nous semblait que tout l'ete, tout le bonheur nous appartenait, et nous marchions sur la route en chantant, sans savoir quoi ni pourquoi, au debut d'un bel apres-midi de jeudi. Il n'y eut, a l'aller, qu'une ombre a ce tableau innocent. Nous apercumes, marchant devant nous, Gilberte Poquelin. Elle avait la taille bien prise, une jupe demi-longue, des souliers hauts, l'air doux et effronte d'une gamine qui devient jeune fille. Elle quitta la route et prit un chemin detourne, pour aller chercher du lait sans doute. Le petit Coffin proposa aussitot a Jasmin de la suivre. "Ce ne serait pas la premiere fois que j'irais l'embrasser...", dit l'autre. Et il se mit a raconter sur elle et ses amies plusieurs histoires grivoises, tandis que toute la troupe, par fanfaronnade, s'engageait dans le chemin, laissant M. Seurel continuer en avant, sur la route, dans la voiture a ane. Une fois la, pourtant, la bande commenca a s'egrener. Delouche lui-meme paraissait peu soucieux de s'attaquer devant nous a la gamine qui filait, et il ne l'approcha pas a plus de cinquante metres. Il y eut quelques cris de coqs et de poules, des petits coups de sifflet galants, puis nous rebroussames chemin, un peu mal a l'aise, abandonnant la partie. Sur la route, en plein soleil, il fallut courir. Nous ne chantions plus. Nous nous deshabillames et rhabillames dans les saulaies arides qui bordent le Cher. Les saules nous abritaient des regards, mais non pas du soleil. Les pieds dans le sable et la vase dessechee, nous ne pensions qu'a la bouteille de limonade de la veuve Delouche, qui fraichissait dans la fontaine de Grand'Fons, une fontaine creusee dans la rive meme du Cher. Il y avait toujours, dans le fond, des herbes glauques et deux ou trois betes pareilles a des cloportes; mais l'eau etait si claire, si transparente, que les pecheurs n'hesitaient pas a s'agenouiller, les deux mains sur chaque bord, pour y boire. Helas! ce fut ce jour-la comme les autres fois... Lorsque, tous habilles, nous nous mettions en rond, les jambes croisees en tailleur, pour nous partager, dans deux gros verres sans pied, la limonade rafraichie, il ne revenait guere a chacun, lorsqu'on avait prie M. Seurel de prendre sa part, qu'un peu de mousse qui piquait le gosier et ne faisait qu'irriter la soif. Alors, a tour de role, nous allions a la fontaine que nous avions d'abord meprisee, et nous approchions lentement le visage de la surface de l'eau pure. Mais tous n'etaient pas habitues a ces moeurs d'hommes des champs. Beaucoup, comme moi, n'arrivaient pas a se desalterer: les uns, parce qu'ils n'aimaient pas l'eau, d'autres, parce qu'ils avaient le gosier serre par la peur d'avaler un cloporte, d'autres, trompes par la grande transparence de l'eau immobile et n'en sachant pas calculer exactement la surface, s'y baignaient la moitie du visage en meme temps que la bouche et aspiraient acrement par le nez une eau qui leur semblait brulante, d'autres enfin pour toutes ces raisons a la fois... N'importe! il nous semblait, sur ces bords arides du Cher, que toute la fraicheur terrestre etait enclose en ce lieu. Et maintenant encore, au seul mot de fontaine, prononce n'importe ou, c'est a celle-la, pendant longtemps, que je pense. Le retour se fit a la brune, avec insouciance d'abord, comme l'aller. Le chemin de Grand'Fons, qui remontait vers la route, etait un ruisseau l'hiver et, l'ete, un ravin impraticable, coupe de trous et de grosses racines, qui montait dans l'ombre entre de grandes haies d'arbres. Une partie des baigneurs s'y engagea par jeu. Mais nous suivimes, avec M. Seurel, Jasmin et plusieurs camarades, un sentier doux et sablonneux, parallele a celui-la, qui longeait la terre voisine. Nous entendions causer et rire les autres, pres de nous, au-dessous de nous, invisibles dans l'ombre, tandis que Delouche racontait ses histoires d'homme... Au faite des arbres de la grande haie gresillaient les insectes du soir qu'on voyait, sur le clair du ciel, remuer tout autour de la dentelle des feuillages. Parfois il en degringolait un, brusquement, dont le bourdonnement grincait tout a coup.--Beau soir d'ete calme!... Retour, sans espoir mais sans desir, d'une pauvre partie de campagne... Ce fut encore Jasmin, sans le vouloir, qui vint troubler cette quietude... Au moment ou nous arrivions au sommet de la cote, a l'endroit ou il reste deux grosse vieilles pierres qu'on dit etre les vestiges d'un chateau fort, il en vint a parler des domaines qu'il avait visites et specialement d'un domaine a demi abandonne aux environs du Vieux-Nancay: le domaine des Sablonnieres. Avec cet accent de l'Allier qui arrondit vaniteusement certains mots et abrege avec precocite les autres, il racontait avoir vu quelques annees auparavant, dans la chapelle en ruine de cette vieille propriete, une pierre tombale sur laquelle etaient graves ces mots: Ci-git le chevalier Galois Fidele a son Dieu, a son Roi, a sa Belle "Ah! Bah! Tiens!" disait M. Seurel, avec un leger haussement d'epaules, un peu gene du ton que prenait la conversation, mais desireux cependant de nous laisser parler comme des hommes. Alors Jasmin continua de decrire ce chateau, comme s'il y avait passe sa vie. Plusieurs fois, en revenant du Vieux-Nancay, Dumas et lui avaient ete intrigues par la vieille tourelle grise qu'on apercevait au-dessus des sapins. Il y avait la, au milieu des bois, tout un dedale de batiments ruines que l'on pouvait visiter en l'absence des maitres. Un jour, un garde de l'endroit, qu'ils avaient fait monter dans leur voiture, les avait conduits dans le domaine etrange. Mais depuis lors on avait fait tout abattre; il ne restait plus guere, disait-on, que la ferme et une petite maison de plaisance. Les habitants etaient toujours les memes: un vieil officier retraite, demi-ruine, et sa fille. Il parlait... Il parlait... J'ecoutai attentivement, sentant sans m'en rendre compte qu'il s'agissait la d'une chose bien connue de moi, lorsque soudain, tout simplement, comme se font les choses extraordinaires, Jasmin se tourna vers moi et, me touchant le bras, frappe d'une idee qui ne lui etait jamais venue: Tiens, mais, j'y pense, dit-il, c'est la que Meaulnes--tu sais, le grand Meaulnes?--avait du aller. "Mais oui, ajouta-t-il, car je ne repondais pas, et je me rappelle que le garde parlait du fils de la maison, un excentrique, qui avait des idees extraordinaires..." Je ne l'ecoutais plus, persuade des le debut qu'il avait devine juste et que devant moi, loin de Meaulnes, loin de tout espoir, venait de s'ouvrir, net et facile comme une route familiere, le chemin du Domaine sans nom. CHAPITRE II Chez Florentin. Autant j'avais ete un enfant malheureux et reveur et ferme, autant je devins resolu et, comme on dit chez nous, "decide", lorsque je sentis que dependait de moi l'issue de cette grave aventure. Ce fut, je crois bien, a dater de ce soir-la que mon genou cessa definitivement de me faire mal. Au Vieux-Nancay, qui etait la commune du domaine des Sablonnieres, habitait toute la famille de M. Seurel et en particulier mon oncle Florentin, un commercant chez qui nous passions quelquefois la fin de septembre. Libere de tout examen, je ne voulus pas attendre et j'obtins d'aller immediatement voir mon oncle. Mais je decidai de ne rien faire savoir a Meaulnes aussi longtemps que je ne serais pas certain de pouvoir lui annoncer quelque bonne nouvelle. A quoi bon en effet l'arracher a son desespoir pour l'y replonger ensuite plus profondement peut-etre? Le Vieux-Nancay fut pendant tres longtemps le lieu du monde que je preferais, le pays des fins de vacances, ou nous n'allions que bien rarement, lorsqu'il se trouvait une voiture a louer pour nous y conduire. Il y avait eu, jadis, quelque brouille avec la branche de la famille qui habitait la-bas, et c'est pourquoi sans doute Millie se faisait tant prier chaque fois pour monter en voiture. Mais moi, je me souciais bien de ces facheries!... Et sitot arrive, je me perdais et m'ebattais parmi les oncles, les cousines et les cousins, dans une existence faite de mille occupations amusantes et de plaisirs qui me ravissaient. Nous descendions chez l'oncle Florentin et la tante Julie, qui avaient un garcon de mon age, le cousin Firmin, et huit filles, dont les ainees, Marie-Louise, Charlotte, pouvaient avoir dix-sept et quinze ans. Ils tenaient un tres grand magasin a l'une des entrees de ce bourg de Sologne, devant l'eglise--un magasin universel, auquel s'approvisionnaient tous les chatelains-chasseurs de la region, isoles dans la contree perdue, a trente kilometres de toute gare. Ce magasin, avec ses comptoirs d'epicerie et de rouennerie, donnait par de nombreuses fenetres sur la route et, par la porte vitree, sur la grande place de l'eglise. Mais, chose etrange, quoiqu'assez ordinaire dans ce pays pauvre, la terre battue dans toute la boutique tenait lieu de plancher. Par derriere c'etaient six chambres, chacune remplie d'une seule et meme marchandise: la chambre aux chapeaux, la chambre au jardinage, la chambre aux lampes... que sais-je? Il me semblait, lorsque j'etais enfant et que je traversais ce dedale d'objets de bazar, que je n'en epuiserais jamais du regard toutes les merveilles. Et, a cette epoque encore, je trouvais qu'il n'y avait de vraies vacances que passees en ce lieu. La famille vivait dans une grande cuisine dont la porte s'ouvrait sur le magasin--cuisine ou brillaient aux fins de septembre de grandes flambees de cheminee, ou les chasseurs et les braconniers qui vendaient du gibier a Florentin venaient de grand matin se faire servir a boire, tandis que les petites filles, deja levees, couraient, criaient, se passaient les unes aux autres du "sent-y-bon" sur leurs cheveux lisses. Aux murs, de vieilles photographies, de vieux groupes scolaires jaunis montraient mon pere--on mettait longtemps a le reconnaitre en uniforme --au milieu de ses camarades d'Ecole Normale... C'est la que se passaient nos matinees; et aussi dans la cour ou Florentin faisait pousser des dahlias et elevait des pintades; ou l'on torrefiait le cafe, assis sur des boites a savon; ou nous deballions des caisses remplies d'objets divers precieusement enveloppes et dont nous ne savions pas toujours le nom... Toute la journee, le magasin etait envahi par des paysans ou par les cochers des chateaux voisins. A la porte vitree s'arretaient et s'egouttaient, dans le brouillard de septembre, des charrettes, venues du fond de la campagne. Et de la cuisine nous ecoutions ce que disaient les paysannes, curieux de toutes leurs histoires... Mais le soir, apres huit heures, lorsqu'avec des lanternes on portait le foin aux chevaux dont la peau fumait dans l'ecurie--tout le magasin nous appartenait! Marie-Louise, qui etait l'ainee de mes cousines mais une des plus petites, achevait de plier et de ranger les piles de drap dans la boutique; elle nous encourageait a venir la distraire. Alors, Firmin et moi avec toutes les filles, nous faisions irruption dans la grande boutique, sous les lampes d'auberge, tournant les moulins a cafe, faisant des tours de force sur les comptoirs; et parfois Firmin allait chercher dans les greniers, car la terre battue invitait a la danse, quelque vieux trombone plein de vert-de-gris... Je rougis encore a l'idee que, les annees precedentes, Mlle de Galais eut pu venir a cette heure et nous surprendre au milieu de ces enfantillages... Mais ce fut un peu avant la tombee de la nuit, un soir de ce mois d'aout, tandis que je causais tranquillement avec Marie- Louise et Firmin, que je la vis pour la premiere fois... Des le soir de mon arrivee au Vieux-Nancay, j'avais interroge mon oncle Firmin sur le Domaine des Sablonnieres. "Ce n'est plus un Domaine, avait-il dit. On a tout vendu, et les acquereurs, des chasseurs, ont fait abattre les vieux batiments pour agrandir leurs terrains de chasse; la cour d'honneur n'est plus maintenant qu'une lande de bruyeres et d'ajoncs. Les anciens possesseurs n'ont garde qu'une petite maison d'un etage et la ferme. Tu auras bien l'occasion de voir ici mademoiselle de Galais; c'est elle-meme qui vient faire ses provisions, tantot en selle, tantot en voiture, mais toujours avec le meme cheval, le vieux Belisaire... C'est un drole d'equipage!" J'etais si trouble que je ne savais plus quelle question poser pour en apprendre davantage. "Ils etaient riches, pourtant?" --Oui, Monsieur de Galais donnait des fetes pour amuser son fils, un garcon etrange, plein d'idees extraordinaires. Pour le distraire, il imaginait ce qu'il pouvait. On faisait venir des Parisiennes... des gars de Paris et d'ailleurs... "Toutes les Sablonnieres etaient en ruine, madame de Galais pres de sa fin, qu'ils cherchaient encore a l'amuser et lui passaient toutes ses fantaisies. C'est l'hiver dernier--non, l'autre hiver, qu'ils ont fait leur plus grande fete costumee. Ils avaient invite moitie gens de Paris et moitie gens de campagne. Ils avaient achete ou loue des quantites d'habits merveilleux, des jeux, des chevaux, des bateaux. Toujours pour amuser Frantz de Galais. On disait qu'il allait se marier et qu'on fetait la ses fiancailles. Mais il etait bien trop jeune. Et tout a casse d'un coup; il s'est sauve; on ne l'a jamais revu... La chatelaine morte, mademoiselle de Galais est restee soudain toute seule avec son pere, le vieux capitaine de vaisseau. --N'est-elle pas mariee? demandai-je enfin. --Non, dit-il, je n'ai entendu parler de rien. Serais-tu un pretendant?" Tout deconcerte, je lui avouai aussi brievement, aussi discretement que possible, que mon meilleur ami, Augustin Meaulnes, peut-etre, en serait un. "Ah! dit Florentin, en souriant, s'il ne tient pas a la fortune, c'est un joli parti... Faudra-t-il que j'en parle a monsieur de Galais? Il vient encore quelquefois jusqu'ici chercher du petit plomb pour la chasse. Je lui fais toujours gouter ma vieille eau-de-vie de marc". Mais je le priai bien vite de n'en rien faire, d'attendre. Et moi-meme je ne me hatai pas de prevenir Meaulnes. Tant d'heureuses chances accumulees m'inquietaient un peu. Et cette inquietude me commandait de ne rien annoncer a Meaulnes que je n'eusse au moins vu la jeune fille. Je n'attendis pas longtemps. Le lendemain, un peu avant le diner, la nuit commencait a tomber; une brume fraiche, plutot de septembre que d'aout, descendait avec la nuit. Firmin et moi, pressentant le magasin vide d'acheteurs un instant, nous etions venus voir Marie-Louise et Charlotte. Je leur avais confie le secret qui m'amenait au Vieux-Nancay a cette date prematuree. Accoudes sur le comptoir ou assis les deux mains a plat sur le bois cire, nous nous racontions mutuellement ce que nous savions de la mysterieuse jeune fille--et cela se reduisait a fort peu de chose--lorsqu'un bruit de roues nous fit tourner la tete. "La voici, c'est elle", dirent-ils a voix basse. Quelques secondes apres, devant la porte vitree, s'arretait l'etrange equipage. Une vieille voiture de ferme, aux panneaux arrondis, avec de petites galeries moulees, comme nous n'en avons jamais vu dans cette contree; un vieux cheval blanc qui semblait toujours vouloir brouter quelque herbe sur la route, tant il baissait la tete pour marcher; et sur le siege--je le dis dans la simplicite de mon coeur, mais sachant bien ce que je dis--la jeune fille la plus belle qu'il y ait peut-etre jamais eu au monde. Jamais je ne vis tant de grace s'unir a tant de gravite. Son costume lui faisait la taille si mince qu'elle semblait fragile. Un grand manteau marron, qu'elle enleva en entrant, etait jete sur ses epaules. C'etait la plus grave des jeunes filles, la plus frele des femmes. Une lourde chevelure blonde pesait sur son front et sur son visage, delicatement dessine, finement modele. Sur son teint tres pur, l'ete avait pose deux taches de rousseur... Je ne remarquai qu'un defaut a tant de beaute: aux moments de tristesse, de decouragement ou seulement de reflexion profonde, ce visage si pur se marbrait legerement de rouge, comme il arrive chez certains malades gravement atteints sans qu'on le sache. Alors toute l'admiration de celui qui la regardait faisait place a une sorte de pitie d'autant plus dechirante qu'elle surprenait davantage. Voila du moins ce que je decouvrais, tandis qu'elle descendait lentement de voiture et qu'enfin Marie-Louise, me presentant avec aisance a la jeune fille, m'engageait a lui parler. On lui avanca une chaise ciree et elle s'assit, adossee au comptoir, tandis que nous restions debout. Elle paraissait bien connaitre et aimer le magasin. Ma tante Julie, aussitot prevenue, arriva, et, le temps quelle parla, sagement, les mains croisees sur son ventre, hochant doucement sa tete de paysanne-commercante coiffee d'un bonnet blanc, retarda le moment--qui me faisait trembler un peu--ou la conversation s'engagerait avec moi... Ce fut tres simple. "Ainsi, dit Mlle de Galais, vous serez bientot instituteur?" Ma tante allumait au-dessus de nos tetes la lampe de porcelaine qui eclairait faiblement le magasin. Je voyais le doux visage enfantin de la jeune fille, ses yeux bleus si ingenus, et j'etais d'autant plus surpris de sa voix si nette, si serieuse. Lorsqu'elle cessait de parler, ses yeux se fixaient ailleurs, ne bougeaient plus en attendant la reponse, et elle tenait sa levre un peu mordue. "J'enseignerais, moi aussi, dit-elle, si M. de Galais voulait! J'enseignerais les petits garcons, comme votre mere..." Et elle sourit, montrant ainsi que mes cousins lui avaient parle de moi. "C'est, continua-t-elle, que les villageois sont toujours avec moi polis, doux et serviables. Et je les aime beaucoup. Mais aussi quel merite ai-je a les aimer?... "Tandis qu'avec l'institutrice, ils sont, n'est-ce pas? chicaniers et avares. Il y a sans cesse des histoires de porte-plume perdus, de cahiers trop chers ou d'enfants qui n'apprennent pas... Eh bien, je me debattrais avec eux et ils m'aimeraient tout de meme. Ce serait beaucoup plus difficile..." Et, sans sourire, elle reprit sa pose songeuse et enfantine, son regard bleu, immobile. Nous etions genes tous les trois par cette aisance a parler des choses delicates, de ce qui est secret, subtil, et dont on ne parle bien que dans les livres. Il y eut un instant de silence; et lentement une discussion s'engagea... Mais avec une sorte de regret et d'animosite contre je ne sais quoi de mysterieux dans sa vie, la jeune demoiselle poursuivit: "Et puis j'apprendrais aux garcons a etre sages, d'une sagesse que je sais. Je ne leur donnerais pas le desir de courir le monde, comme vous le ferez sans doute, monsieur Seurel, quand vous serez sous-maitre. Je leur enseignerais a trouver le bonheur qui est tout pres d'eux et qui n'en a pas l'air..." Marie-Louise et Firmin etaient interdits comme moi. Nous restions sans mot dire. Elle sentit notre gene et s'arreta, se mordit la levre, baissa la tete et puis elle sourit comme si elle se moquait de nous: "Ainsi, dit-elle, il y a peut-etre quelque grand jeune homme fou qui me cherche au bout du monde, pendant que je suis ici, dans le magasin de madame Florentin, sous cette lampe, et que mon vieux cheval m'attend a la porte. Si ce jeune homme me voyait, il ne voudrait pas y croire, sans doute?..." De la voir sourire, l'audace me prit et je sentis qu'il etait temps de dire, en riant aussi: "Et peut-etre que ce grand jeune homme fou, je le connais, moi?" Elle me regardait vivement. A ce moment le timbre de la porte sonna, deux bonnes femmes entrerent avec des paniers: "Venez dans la 'salle a manger', vous serez en paix", nous dit ma tante en poussant la porte de la cuisine. Et comme Mlle de Galais refusait et voulait partir aussitot, ma tante ajouta: "Monsieur de Galais est ici et cause avec Florentin, aupres du feu". Il y avait toujours, meme au mois d'aout, dans la grande cuisine, un eternel fagot de sapins qui flambait et craquait. La aussi une lampe de porcelaine etait allumee et un vieillard au doux visage, creuse et rase, presque toujours silencieux comme un homme accable par l'age et les souvenirs, etait assis aupres de Florentin devant deux verres de marc. Florentin salua: "Francois! cria-t-il de sa forte voix de marchand forain, comme s'il y avait eu entre nous une riviere ou plusieurs hectares de terrain, je viens d'organiser un apres-midi de plaisir au bord du Cher pour jeudi prochain. Les uns chasseront, les autres pecheront, les autres danseront, les autres se baigneront!... Mademoiselle, vous viendrez a cheval; c'est entendu avec monsieur de Galais. J'ai tout arrange... "Et, Francois! ajouta-t-il comme s'il y eut seulement pense, tu pourras amener ton ami, monsieur Meaulnes... C'est bien Meaulnes qu'il s'appelle?" Mlle de Galais s'etait levee, soudain devenue tres pale. Et, a ce moment precis, je me rappelai que Meaulnes, autrefois, dans le Domaine singulier, pres de l'etang, lui avait dit son nom... Lorsqu'elle me tendit la main, pour partir, il y avait entre nous, plus clairement que si nous avions dit beaucoup de paroles, une entente secrete que la mort seule devait briser et une amitie plus pathetique qu'un grand amour. ... A quatre heures, le lendemain matin, Firmin frappait a la porte de la petite chambre que j'habitais dans la cour aux pintades. Il faisait nuit encore et j'eus grand'peine a retrouver mes affaires sur la table encombree de chandeliers de cuivre et de statuettes de bons saints toutes neuves, choisies au magasin pour meubler mon logis la veille de mon arrivee. Dans la cour, j'entendais Firmin gonfler ma bicyclette, et ma tante dans la cuisine souffler le feu. Le soleil se levait a peine lorsque je partis. Mais ma journee devait etre longue: j'allais d'abord dejeuner a Sainte-Agathe pour expliquer mon absence prolongee et, poursuivant ma course, je devais arriver avant le soir a la Ferte- d'Angillon, chez mon ami Augustin Meaulnes. CHAPITRE III Une apparition. Je n'avais jamais fait de longue course a bicyclette. Celle-ci etait la premiere. Mais, depuis longtemps, malgre mon mauvais genou, en cachette, Jasmin m'avait appris a monter. Si deja pour un jeune homme ordinaire la bicyclette est un instrument bien amusant, que ne devait-elle pas sembler a un pauvre garcon comme moi, qui naguere encore trainais miserablement la jambe, trempe de sueur, des le quatrieme kilometre!... Du haut des cotes, descendre et s'enfoncer dans le creux des paysages; decouvrir comme a coups d'ailes les lointains de la route qui s'ecartent et fleurissent a votre approche, traverser un village dans l'espace d'un instant et l'emporter tout entier d'un coup d'oeil... En reve seulement j'avais connu jusque-la course aussi charmante, aussi legere. Les cotes memes me trouvaient plein d'entrain. Car c'etait, il faut le dire, le chemin du pays de Meaulnes que je buvais ainsi... "Un peu avant l'entree du bourg, me disait Meaulnes, lorsque jadis il decrivait son village, on voit une grande roue a palettes que le vent fait tourner..." Il ne savait pas a quoi elle servait, ou peut-etre feignait-il de n'en rien savoir pour piquer ma curiosite davantage. C'est seulement au declin de cette journee de fin d'aout que j'apercus, tournant au vent dans une immense prairie, la grande roue qui devait monter l'eau pour une metairie voisine. Derriere les peupliers du pre se decouvraient deja les premiers faubourgs. A mesure que je suivais le grand detour que faisait la route pour contourner le ruisseau, le paysage s'epanouissait et s'ouvrait... Arrive sur le pont, je decouvris enfin la grand'rue du village. Des vaches paissaient, cachees dans les roseaux de la prairie et j'entendais leurs cloches, tandis que, descendu de bicyclette, les deux mains sur mon guidon, je regardais le pays ou j'allais porter une si grave nouvelle. Les maisons, ou l'on entrait en passant sur un petit pont de bois, etaient toutes alignees au bord d'un fosse qui descendait la rue, comme autant de barques, voiles carguees, amarrees dans le calme du soir. C'etait l'heure ou dans chaque cuisine on allume un feu. Alors la crainte et je ne sais quel obscur regret de venir troubler tant de paix commencerent a m'enlever tout courage. A point pour aggraver ma soudaine faiblesse, je me rappelai que la tante Moinel habitait la, sur une petite place de La Ferte-d'Angillon. C'etait une de mes grand'tantes. Tous ses enfants etaient morts et j'avais bien connu Ernest, le dernier de tous, un grand garcon qui allait etre instituteur. Mon grand-oncle Moinel, le vieux greffier, l'avait suivi de pres. Et ma tante etait restee toute seule dans sa bizarre petite maison ou les tapis etaient faits d'echantillons cousus, les tables couvertes de coqs, de poules et de chats en papier--mais ou les murs etaient tapisses de vieux diplomes, de portraits de defunts, de medaillons en boucles de cheveux morts. Avec tant de regrets et de deuil, elle etait la bizarrerie et la bonne humeur memes. Lorsque j'eus decouvert la petite place ou se tenait sa maison, je l'appelai bien fort par la porte entr'ouverte, et je l'entendis tout au bout des trois pieces en enfilade pousser un petit cri suraigu: "Eh la! Mon Dieu!" Elle renversa son cafe dans le feu--a cette heure-la comment pouvait- elle faire du cafe?--et elle apparut... Tres cambree en arriere, elle portait une sorte de chapeau-capote-capeline sur le faite de la tete, tout en haut de son front immense et cabosse ou il y avait de la femme mongole et de la Hottentote; et elle riait a petits coups, montrant le reste de ses dents tres fines. Mais tandis que je l'embrassais, elle me prit maladroitement, hativement, une main que j'avais derriere le dos. Avec un mystere parfaitement inutile puisque nous etions tous les deux seuls, elle me glissa une petite piece que je n'osai pas regarder et qui devait etre de un franc... Puis comme je faisais mine de demander des explications ou de la remercier, elle me donna une bourrade en criant: "Va donc! Ah! je sais bien ce que c'est!" Elle avait toujours ete pauvre, toujours empruntant, toujours depensant. "J'ai toujours ete bete et toujours malheureuse", disait-elle sans amertume mais de sa voix de fausset. Persuadee que les sous me preoccupaient comme elle, la brave femme n'attendait pas que j'eusse souffle pour me cacher dans la main ses tres minces economies de la journee. Et par la suite c'est toujours ainsi qu'elle m'accueillit. Le diner fut aussi etrange--a la fois triste et bizarre--que l'avait ete la reception. Toujours une bougie a portee de la main, tantot elle l'enlevait, me laissant dans l'ombre, et tantot la posait sur la petite table couverte de plats et de vases ebreches ou fendus. "Celui-la, disait-elle, les Prussiens lui ont casse les anses, en soixante-dix, parce qu'ils ne pouvaient pas l'emporter". Je me rappelai seulement alors, en revoyant ce grand vase a la tragique histoire, que nous avions dine et couche la jadis. Mon pere m'emmenait dans l'Yonne, chez un specialiste qui devait guerir mon genou. Il fallait prendre un grand express qui passait avant le jour... Je me souvins du triste diner de jadis, de toutes les histoires du vieux greffier accoude devant sa bouteille de boisson rose. Et je me souvenais aussi de mes terreurs... Apres le diner, assise devant le feu, ma grand'tante avait pris mon pere a part pour lui raconter une histoire de revenants: "Je me retourne... Ah! mon pauvre Louis, qu'est-ce que je vois, une petite femme grise..." Elle passait pour avoir la tete farcie de ces sornettes terrifiantes. Et voici que ce soir-la, le diner fini, lorsque, fatigue par la bicyclette, je fus couche dans la grande chambre avec une cheminee de nuit a carreaux de l'oncle Moinel, elle vint s'asseoir a mon chevet et commenca de sa voix la plus mysterieuse et la plus pointue: "Mon pauvre Francois, il faut que je te raconte a toi ce que je n'ai jamais dit a personne..." Je pensai: "Mon affaire est bonne, me voila terrorise pour toute la nuit, comme il y a dix ans!..." Et j'ecoutai. Elle hochait la tete, regardant droit devant soi comme si elle se fut raconte l'histoire a elle-meme: "Je revenais d'une fete avec Moinel. C'etait le premier mariage ou nous allions tous les deux, depuis la mort de notre pauvre Ernest; et j'y avais rencontre ma soeur Adele que je n'avais pas vue depuis quatre ans! Un vieil ami de Moinel, tres riche, l'avait invite a la noce de son fils, au domaine des Sablonnieres. Nous avions loue une voiture. Cela nous avait coute bien cher. Nous revenions sur la route vers sept heures du matin, en plein hiver. Le soleil se levait. Il n'y avait absolument personne. Qu'est-ce que je vois tout d'un coup devant nous, sur la route? Un petit homme, un petit jeune homme arrete, beau comme le jour, qui ne bougeait pas, qui nous regardait venir. A mesure que nous approchions, nous distinguions sa jolie figure, si blanche, si jolie que cela faisait peur!... "Je prends le bras de Moinel; je tremblais comme la feuille; je croyais que c'etait le Bon Dieu!... Je lui dis: "--Regarde! C'est une apparition! "Il me repond tout bas, furieux: "--Je l'ai bien vu! Tais-toi donc, vieille bavarde..." "Il ne savait que faire; lorsque le cheval s'est arrete... De pres, cela avait une figure pale, le front en sueur, un beret sale et un pantalon long. Nous entendimes sa voix, qui disait: "--Je ne suis pas un homme, je suis une jeune fille. Je me suis sauvee et je n'en puis plus. Voulez-vous bien me prendre dans votre voiture, monsieur et madame?" "Aussitot nous l'avons fait monter. A peine assise, elle a perdu connaissance. Et devines-tu a qui nous avions affaire? C'etait la fiancee du jeune homme des Sablonnieres, Frantz de Galais, chez qui nous etions invites aux noces! --Mais il n'y a pas eu de noces, dis-je, puisque la fiancee s'est sauvee! --Eh bien, non, fit-elle toute penaude en me regardant. Il n'y a pas eu de noces. Puisque cette pauvre folle s'etait mis dans la tete mille folies qu'elle nous a expliquees. C'etait une des filles d'un pauvre tisserand. Elle etait persuadee que tant de bonheur etait impossible, que le jeune homme etait trop jeune pour elle; que toutes les merveilles qu'il lui decrivait etaient imaginaires, et lorsqu'enfin Frantz est venu la chercher, Valentine a pris peur. Il se promenait avec elle et sa soeur dans le jardin de l'Archeveche a Bourges, malgre le froid et le grand vent. Le jeune homme, par delicatesse certainement en parce qu'il aimait la cadette, etait plein d'attentions pour l'ainee. Alors ma folle s'est imagine je ne sais quoi; elle a dit qu'elle allait chercher un fichu a la maison; et la, pour etre sure de n'etre pas suivie, elle a revetu des habits d'homme et s'est enfuie a pied sur la route de Paris. "Son fiance a recu d'elle une lettre ou elle lui declarait qu'elle allait rejoindre un jeune homme qu'elle aimait. Et ce n'etait pas vrai... "--Je suis plus heureuse de mon sacrifice, me disait-elle, que si j'etais sa femme". Oui, mon imbecile, mais en attendant, il n'avait pas du tout l'idee d'epouser sa soeur: il s'est tire une balle de pistolet; on a vu le sang dans le bois; mais on n'a jamais retrouve son corps. --Et qu'avez-vous fait de cette malheureuse fille? --Nous lui avons fait boire une goutte, d'abord. Puis nous lui avons donne a manger et elle a dormi aupres du feu quand nous avons ete de retour. Elle est restee chez nous une bonne partie de l'hiver. Tout le jour, tant qu'il faisait clair, elle taillait, cousait des robes, arrangeait des chapeaux et nettoyait la maison avec rage. C'est elle qui a recolle toute la tapisserie que tu vois la. Et depuis son passage les hirondelles nichent dehors. Mais, le soir, a la tombee de la nuit, son ouvrage fini, elle trouvait toujours un pretexte pour aller dans la cour, dans le jardin, ou sur le devant de la porte, meme quand il gelait a pierre fendre. Et on la decouvrait la, debout, pleurant de tout son coeur. "--Eh bien, qu'avez-vous encore? Voyons? "--Rien, madame Moinel!" "--Et elle rentrait. "Les voisins disaient: "--Vous avez trouve un bien petit jolie petite bonne, madame Moinel. "Malgre nos supplications, elle a voulu continuer son chemin sur Paris, au mois de mars; je lui ai donne des robes qu'elle a retaillees, Moinel lui a pris son billet a la gare et donne un peu d'argent. "Elle ne nous a pas oublies; elle est couturiere a Paris aupres de Notre-Dame; elle nous ecrit encore pour nous demander si nous ne savons rien des Sablonnieres. Une bonne fois, pour la delivrer de cette idee, je lui ai repondu que le domaine etait vendu, abattu, le jeune homme disparu pour toujours et la jeune fille mariee. Tout cela doit etre vrai, je pense. Depuis ce temps ma Valentine ecrit bien moins souvent..." Ce n'etait pas une histoire de revenants que racontait la tante Moinel de sa petite voix stridente si bien faite pour les raconter. J'etais cependant au comble du malaise. C'est que nous avions jure a Frantz le bohemien de le servir comme des freres et voici que l'occasion m'en etait donnee... Or, etait-ce le moment de gater la joie que j'allais porter a Meaulnes le lendemain matin, et de lui dire ce que je venais d'apprendre? A quoi bon le lancer dans une entreprise mille fois impossible? Nous avions en effet l'adresse de la jeune fille; mais ou chercher le bohemien qui courait le monde?... Laissons les fous avec les fous, pensai-je. Delouche et Boujardon n'avaient pas tort. Que de mal nous a fait ce Frantz romanesque! Et je resolus de ne rien dire tant que je n'aurais pas vu maries Augustin Meaulnes et Mlle de Galais. Cette resolution prise, il me restait encore l'impression penible d'un mauvais presage--impression absurde que je chassai bien vite. La chandelle etait presque au bout; un moustique vibrait; mais la tante Moinel, la tete penchee sous sa capote de velours qu'elle ne quittait que pour dormir, les coudes appuyes sur ses genoux, recommencait son histoire... Par moments elle relevait brusquement la tete et me regardait pour connaitre mes impressions, ou peut-etre pour voir si je ne m'endormais pas. A la fin, sournoisement, la tete sur l'oreiller, je fermai les yeux, faisant semblant de m'assoupir. "Allons! tu dors...", fit-elle d'un ton plus sourd et un peu decu. J'eus pitie d'elle et je protestai: "Mais non, ma tante, je vous assure... --Mais si! dit-elle. Je comprends bien d'ailleurs que tout cela ne t'interesse guere. Je te parle la de gens que tu n'as pas connus..." Et lachement, cette fois, je ne repondis pas. CHAPITRE IV La grande nouvelle. Il faisait, le lendemain matin, quand j'arrivai dans la grand'rue, un si beau temps de vacances, un si grand calme, et sur tout le bourg passaient des bruits si paisibles, si familiers, que j'avais retrouve toute la joyeuse assurance d'un porteur de bonne nouvelle... Augustin et sa mere habitaient l'ancienne maison d'ecole. A la mort de son pere, retraite depuis longtemps, et qu'un heritage avait enrichi, Meaulnes avait voulu qu'on achetat l'ecole ou le vieil instituteur avait enseigne pendant vingt annees, ou lui-meme avait appris a lire. Non pas qu'elle fut d'aspect fort aimable: c'etait une grosse maison carree comme une mairie qu'elle avait ete; les fenetres du rez-de-chaussee qui donnaient sur la rue etaient si hautes que personne n'y regardait jamais; et la cour de derriere, ou il n'y avait pas un arbre et dont un haut preau barrait la vue sur la campagne, etait bien la plus seche et la plus desolee cour d'ecole abandonnee que j'aie jamais vue... Dans le couloir complique ou se trouvaient quatre portes, je trouvai la mere de Meaulnes rapportant du jardin un gros paquet de linge, qu'elle avait du mettre secher des la premiere heure de cette longue matinee de vacances. Ses cheveux gris etaient a demi defaits; des meches lui battaient la figure; son visage regulier sous sa coiffure ancienne etait bouffi et fatigue, comme par une nuit de veille; et elle baissait tristement la tete d'un air songeur. Mais, m'apercevant soudain, elle me reconnut et sourit: "Vous arrivez a temps, dit-elle. Voyez, je rentre le linge que j'ai fait secher pour le depart d'Augustin. J'ai passe la nuit a regler ses comptes et a preparer ses affaires. Le train part a cinq heures, mais nous arriverons a tout appreter..." On eut dit, tant elle montrait d'assurance, qu'elle-meme avait pris cette decision. Or, sans doute ignorait-elle meme ou Meaulnes devait aller. "Montez, dit-elle, vous le trouverez dans la mairie en train d'ecrire". En hate je grimpai l'escalier, ouvris la porte de droite ou l'on avait laisse l'ecriteau Mairie, et me trouvait dans une grande salle a quatre fenetres, deux sur le bourg, deux sur la campagne, ornee aux murs des portraits jaunis des presidents Grevy et Carnot. Sur une longue estrade qui tenait tout le fond de la salle, il y avait encore, devant une table a tapis vert, les chaises des conseillers municipaux. Au centre, assis sur un vieux fauteuil qui etait celui du maire, Meaulnes ecrivait, trempant sa plume au fond d'un encrier de faience demode, en forme de coeur. Dans ce lieu qui semblait fait pour quelque rentier de village, Meaulnes se retirait, quand il ne battait pas la contree, durant les longues vacances... Il se leva, des qu'il m'eut reconnu, mais non pas avec la precipitation que j'avais imaginee: "Seurel!" dit-il seulement, d'un air de profond etonnement. C'etait le meme grand gars au visage osseux, a la tete rasee. Une moustache inculte commencait a lui trainer sur les levres. Toujours ce meme regard loyal... Mais sur l'ardeur des annees passees on croyait voir comme une voile de brume, que par instants sa grande passion de jadis dissipait... Il paraissait tres trouble de me voir. D'un bond j'etais monte sur l'estrade. Mais, chose etrange a dire, il ne songea pas meme a me tendre la main. Il s'etait tourne vers moi, les mains derriere le dos, appuye contre la table, renverse en arriere, et l'air profondement gene. Deja, me regardant sans me voir, il etait absorbe par ce qu'il allait me dire. Comme autrefois et comme toujours, homme lent a commencer de parler, ainsi que sont les solitaires, les chasseurs et les hommes d'aventures, il avait pris une decision sans se soucier des mots qu'il faudrait pour l'expliquer. Et maintenant que j'etais devant lui, il commencait seulement a ruminer peniblement les paroles necessaires. Cependant, je lui racontais avec gaiete comment j'etais venu, ou j'avais passe la nuit et que j'avais ete bien surpris de voir Mme Meaulnes preparer le depart de son fils... "Ah! elle t'a dit?... demanda-t-il. --Oui. Ce n'est pas, je pense, pour un long voyage? --Si, un tres long voyage". Un instant decontenance, sentant que j'allais tout a l'heure, d'un mot, reduire a neant cette decision que je ne comprenais pas, je n'osais plus rien dire et ne savais pas par ou commencer ma mission. Mais lui-meme parla enfin, comme quelqu'un qui veut se justifier. "Seurel! dit-il, tu sais ce qu'etait pour moi mon etrange aventure de Sainte-Agathe. C'etait ma raison de vivre et d'avoir de l'espoir. Cet espoir-la perdu, que pouvais-je devenir?... Comment vivre a la facon de tout le monde! "Eh bien j'ai essaye de vivre la-bas, a Paris, quand j'ai vu que tout etait fini et qu'il ne valait plus meme la peine de chercher le Domaine perdu... Mais un homme qui a fait une fois un bond dans le paradis, comment pourrait-il s'accommoder ensuite de la vie de tout le monde? Ce qui est le bonheur des autres m'a paru derision. Et lorsque, sincerement, deliberement, j'ai decide un jour de faire comme les autres, ce jour-la j'ai amasse du remords pour longtemps..." Assis sur une chaise de l'estrade, la tete basse, l'ecoutant sans le regarder je ne savais que penser de ces explications obscures: "Enfin, dis-je, Meaulnes, explique-toi mieux! Pourquoi ce long voyage? As-tu quelque faute a reparer? Une promesse a tenir? --Eh bien, oui, repondit-il. Tu te souviens de cette promesse que j'avais faite a Frantz?... --Ah! fis-je soulage, il ne s'agit que de cela?... --De cela. Et peut-etre aussi d'une faute a reparer. Les deux en meme temps..." Suivit un moment de silence pendant lequel je decidai de commencer a parler et preparai mes mots. "Il n'y a qu'une explication a laquelle je croie, dit-il encore. Certes, j'aurais voulu revoir une fois mademoiselle de Galais, seulement la revoir... Mais, j'en suis persuade maintenant, lorsque j'avais decouvert le Domaine sans nom, j'etais a une hauteur, a un degre de perfection et de purete que je n'atteindrai jamais plus. Dans la mort seulement, comme je te l'ecrivais un jour, je retrouverai peut-etre la beaute de ce temps-la..." Il changea de ton pour reprendre avec une animation etrange, en se rapprochant de moi: "Mais, ecoute, Seurel! Cette intrigue nouvelle et ce grand voyage, cette faute que j'ai commise et qu'il faut reparer, c'est, en un sens, mon ancienne aventure qui se poursuit..." Un temps, pendant lequel peniblement il essaya de ressaisir ses souvenirs. J'avais manque l'occasion precedente. Je ne voulais pour rien au monde laisser passer celle-ci; et, cette fois, je parlai--trop vite, car je regrettai amerement plus tard, de n'avoir pas attendu ses aveux. Je prononcai donc ma phrase, qui etait preparee pour l'instant d'avant, mais qu'il n'allait plus maintenant. Je dis, sans un geste, a peine en soulevant un peu la tete: "Et si je venais t'annoncer que tout espoir n'est pas perdu?..." Il me regarda, puis, detournant brusquement les yeux, rougit comme je n'ai jamais vu quelqu'un rougir: une montee de sang qui devait lui cogner a grands coups dans les tempes... "Que veux-tu dire?" demanda-t-il enfin, a peine distinctement. Alors, tout d'un trait, je racontai ce que je savais, ce que j'avais fait, et comment, la face des choses ayant tourne, il semblait presque que ce fut Yvonne de Galais qui m'envoyait vers lui. Il etait maintenant affreusement pale. Durant tout ce recit, qu'il ecoutait en silence, la tete un peu rentree, dans l'attitude de quelqu'un qu'on a surpris et qui ne sait comment se defendre, se cacher ou s'enfuir, il ne m'interrompit, je me rappelle, qu'une seule fois. Je lui racontais, en passant, que toutes les Sablonnieres avaient ete demolies et que le Domaine d'autrefois n'existait plus: "Ah! dit-il, tu vois... (comme s'il eut guette une occasion de justifier sa conduite et le desespoir ou il avait sombre) tu vois: il n'y a plus rien..." Pour terminer, persuade qu'enfin l'assurance de tant de facilite emporterait le reste de sa peine, je lui racontai qu'une partie de campagne etait organisee par mon oncle Florentin, que Mlle de Galais devait y venir a cheval et que lui-meme etait invite... Mais il paraissait completement desempare et continuait a ne rien repondre. "Il faut tout de suite decommander ton voyage, dis-je avec impatience. Allons avertir ta mere..." "Cette partie de campagne?... me demanda-t-il avec hesitation. Alors, vraiment, il faut que j'y aille?... --Mais voyons, repliquai-je, cela ne se demande pas". Il avait l'air de quelqu'un qu'on pousse par les epaules. En bas, Augustin avertit Mme Meaulnes que je dejeunerais avec eux, dinerais, coucherais la et que, le lendemain, lui-meme louerait une bicyclette et me suivrait au Vieux-Nancay. "Ah! tres bien", fit-elle, en hochant la tete, comme si ces nouvelles eussent confirme toutes ses previsions. Je m'assis dans la petite salle a manger, sous les calendriers illustres, les poignards ornementes et les outres soudanaises qu'un frere de M. Meaulnes, ancien soldat d'infanterie de marine, avait rapportes de ses lointains voyages. Augustin me laissa la un instant, avant le repas, et, dans la chambre voisine, ou sa mere avait prepare ses bagages, je l'entendis qui lui disait, en baissant un peu la voix, de ne pas defaire sa malle,--car son voyage pouvait etre seulement retarde... CHAPITRE V La partie de plaisir. J'eus peine a suivre Augustin sur la route du Vieux-Nancay. Il allait comme un coureur de bicyclette. Il ne descendait pas aux cotes. A son inexplicable hesitation de la veille avaient succede une fievre, une nervosite, un desir d'arriver au plus vite, qui ne laissaient pas de m'effrayer un peu. Chez mon oncle il montra la meme impatience, il parut incapable de s'interesser a rien jusqu'au moment ou nous fumes tous installes en voiture, vers dix heures, le lendemain matin, et prets a partir pour les bords de la riviere. On etait a la fin du mois d'aout, au declin de l'ete. Deja les fourreaux vides des chataigniers jaunis commencaient a joncher les routes blanches. Le trajet n'etait pas long; la ferme des Aubiers, pres du Cher ou nous allions, ne se trouvait guere qu'a deux kilometres au dela des Sablonnieres. De loin en loin, nous rencontrions d'autres invites en voiture, et meme des jeunes gens a cheval, que Florentin avait convies audacieusement au nom de M. de Galais... On s'etait efforce comme jadis de meler riches et pauvres, chatelains et paysans. C'est ainsi que nous vimes arriver a bicyclette Jasmin Delouche, qui, grace au garde Baladier, avait fait naguere la connaissance de mon oncle. "Et voila, dit Meaulnes en l'apercevant, celui qui tenait la clef de tout, pendant que nous cherchions jusqu'a Paris. C'est a desesperer!" Chaque fois qu'il le regardait sa rancune en etait augmentee. L'autre, qui s'imaginait au contraire avoir droit a toute notre reconnaissance, escorta notre voiture de tres pres, jusqu'au bout. On voyait qu'il avait fait, miserablement, sans grand resultat, des frais de toilette, et les pans de sa jaquette elimee battaient le garde crotte de son velocipede... Malgre la contrainte qu'il s'imposait pour etre aimable, sa figure vieillotte ne parvenait pas a plaire. Il m'inspirait plutot a moi une vague pitie. Mais de qui n'aurais-je pas eu pitie durant cette journee- la?... Je ne me rappelle jamais cette partie de plaisir sans un obscur regret, comme une sorte d'etouffement. Je m'etais fait de ce jour tant de joie a l'avance! Tout paraissait si parfaitement concerte pour que nous soyons heureux. Et nous l'avons ete si peu!... Que les bords du Cher etaient beaux, pourtant! Sur la rive ou l'on s'arreta, le coteau venait finir en pente douce et la terre se divisait en petits pres verts, en saulaies separees par des clotures, comme autant de jardins minuscules. De l'autre cote de la riviere les bords etaient formes de collines grises, abruptes, rocheuses; et sur les plus lointaines on decouvrait, parmi les sapins, de petits chateaux romantiques avec une tourelle. Au loin, par instants, on entendait aboyer la meute du chateau de Preveranges. Nous etions arrives en ce lieu par un dedale de petits chemins, tantot herisses de cailloux blancs, tantot remplis de sable--chemins qu'aux abords de la riviere les sources vives transformaient en ruisseaux. Au passage, les branches des groseilliers sauvages nous agrippaient par la manche. Et tantot nous etions plonges dans la fraiche obscurite des fonds de ravins, tantot au contraire, les haies interrompues, nous baignions dans la claire lumiere de toute la vallee. Au loin sur l'autre rive, quand nous approchames, un homme accroche aux rocs, d'un geste lent, tendait des cordes a poissons. Qu'il faisait beau, mon Dieu! Nous nous installames sur une pelouse, dans le retrait que formait un taillis de bouleaux. C'etait une grande pelouse rase, ou il semblait qu'il y eut place pour des jeux sans fin. Les voitures furent detelees; les chevaux conduits a la ferme des Aubiers. On commenca a deballer les provisions dans le bois, et a dresser sur la prairie de petites tables pliantes que mon oncle avait apportees. Il fallut, a ce moment, des gens de bonne volonte, pour aller a l'entree du grand chemin voisin guetter les derniers arrivants et leur indiquer ou nous etions. Je m'offris aussitot; Meaulnes me suivit, et nous allames nous poster pres du pont suspendu, au carrefour de plusieurs sentiers et du chemin qui venait des Sablonnieres. Marchant de long en large, parlant du passe, tachant tant bien que mal de nous distraire, nous attendions. Il arriva encore une voiture du Vieux-Nancay, des paysans inconnus avec une grande fille enrubannee. Puis plus rien. Si, trois enfants dans une voiture a ane, les enfants de l'ancien jardinier des Sablonnieres. "Il me semble que je les reconnais, dit Meaulnes. Ce sont eux, je crois bien, qui m'ont pris par la main jadis, le premier soir de la fete, et m'ont conduit au diner..." Mais a ce moment, l'ane ne voulant plus marcher, les enfants descendirent pour le piquer, le tirer, cogner sur lui tant qu'ils purent; alors Meaulnes, decu, pretendit s'etre trompe... Je leur demandai s'ils avaient rencontre sur la route M. et Mlle de Galais. L'un d'eux repondit qu'il ne savait pas; l'autre: "Je pense que oui, monsieur". Et nous ne fumes pas plus avances. Ils descendirent enfin vers la pelouse, les uns tirant l'anon par la bride, les autres poussant derriere la voiture. Nous reprimes notre attente. Meaulnes regardait fixement le detour du chemin des Sablonnieres, guettant avec une sorte d'effroi la venue de la jeune fille qu'il avait tant cherchee jadis. Un enervement bizarre et presque comique, qu'il passait sur Jasmin, s'etait empare de lui. Du petit talus ou nous etions grimpes pour voir au loin le chemin, nous apercevions sur la pelouse, en contrebas, un groupe d'invites ou Delouche essayait de faire bonne figure. "Regarde-le perorer, cet imbecile", me disait Meaulnes. Et je lui repondais: "Mais laisse-le. Il fait ce qu'il peut, le pauvre garcon". Augustin ne desarmait pas. La-bas, un lievre ou un ecureuil avait du deboucher d'un fourre. Jasmin, pour assurer sa contenance, fit mine de le poursuivre: "Allons, bon! Il court, maintenant...", fit Meaulnes, comme si vraiment cette audace-la depassait toutes les autres! Et cette fois je ne pus m'empecher de rire. Meaulnes aussi; mais ce ne fut qu'un eclair. Apres un nouveau quart d'heure: "Si elle ne venait pas?..." dit-il. Je repondis: "Mais puisqu'elle a promis. Sois donc plus patient!" Il recommenca de guetter. Mais, a la fin, incapable de supporter plus longtemps cette attente intolerable: "Ecoute-moi, dit-il. Je redescends avec les autres. Je ne sais ce qu'il y a maintenant contre moi: mais si je reste la, je sens qu'elle ne viendra jamais--qu'il est impossible qu'au bout de ce chemin, tout a l'heure, elle apparaisse". Et il s'en alla vers la pelouse, me laissant tout seul. Je fis quelque cent metres sur la petite route, pour passer le temps. Et au premier detour j'apercus Yvonne de Galais, montee en amazone sur son vieux cheval blanc, si fringant ce matin-la qu'elle etait obligee de tirer sur les renes pour l'empecher de trotter. A la tete du cheval, peniblement, en silence, marchait M. de Galais. Sans doute ils avaient du se relayer sur la route, chacun a tour de role se servant de la vieille monture. Quand la jeune fille me vit tout seul, elle sourit, sauta prestement a terre, et confiant les renes a son pere se dirigea vers moi qui accourais: "Je suis bien heureuse, dit-elle, de vous trouver seul. Car je ne veux montrer a personne qu'a vous le vieux Belisaire, ni le mettre avec les autres chevaux. Il est trop laid et trop vieux d'abord; puis je crains toujours qu'il ne soit blesse par un autre. Or, je n'ose monter que lui, et, quand il sera mort, je n'irai plus a cheval". Chez Mlle de Galais, comme chez Meaulnes, je sentais sous cette animation charmante, sous cette grace en apparence si paisible, de l'impatience et presque de l'anxiete. Elle parlait plus vite qu'a l'ordinaire. Malgre ses joues et ses pommettes roses, il y avait autour de ses yeux, a son front, par endroits, une paleur violente ou se lisait tout son trouble. Nous convinmes d'attacher Belisaire a un arbre dans un petit bois, proche de la route. Le vieux M. de Galais, sans mot dire comme toujours, sortit le licol des fontes et attacha la bete--un peu bas a ce qu'il me sembla. De la ferme je promis d'envoyer tout a l'heure du foin, de l'avoine, de la paille... Et Mlle de Galais arriva sur la pelouse comme jadis, je l'imagine, elle descendit vers la berge du lac, lorsque Meaulnes l'apercut pour la premiere fois. Donnant le bras a son pere, ecartant de sa main gauche le pan du grand manteau leger qui l'enveloppait, elle s'avancait vers les invites, de son air a la fois si serieux et si enfantin. Je marchais aupres d'elle. Tous les invites eparpilles ou jouant au loin s'etaient dresses et rassembles pour l'accueillir; il y eut un bref instant de silence pendant lequel chacun la regarda s'approcher. Meaulnes s'etait mele au groupe des jeunes hommes et rien ne pouvait le distinguer de ses compagnons, sinon sa haute taille: encore y avait-il la des jeunes gens presque aussi grands que lui. Il ne fit rien qui put le designer a l'attention, pas un geste ni un pas en avant. Je le voyais, vetu de gris, immobile, regardant fixement, comme tous les autres, la si belle jeune fille qui venait. A la fin, pourtant, d'un mouvement inconscient et gene, il avait passe sa main sur sa tete nue, comme pour cacher, au milieu de ses compagnons aux cheveux bien peignes, sa rude tete rasee de paysan. Puis le groupe entoura Mlle de Galais. On lui presenta les jeunes filles et les jeunes gens qu'elle ne connaissait pas... Le tour allait venir de mon compagnon; et je me sentais aussi anxieux qu'il pouvait l'etre. Je me disposais a faire moi-meme cette presentation. Mais avant que j'eusse pu rien dire, la jeune fille s'avancait vers lui avec une decision et une gravite surprenantes: "Je reconnais Augustin Meaulnes", dit-elle. Et elle lui tendit la main. CHAPITRE VI La partie de plaisir (fin). De nouveaux venus s'approcherent presque aussitot pour saluer Yvonne de Galais, et les deux jeunes gens se trouverent separes. Un malheureux hasard voulut qu'ils ne fussent point reunis pour le dejeuner a la meme petite table. Mais Meaulnes semblait avoir repris confiance et courage. A plusieurs reprises, comme je me trouvais isole entre Delouche et M. de Galais, je vis de loin mon compagnon qui me faisait, de la main, un signe d'amitie. C'est vers la fin de la soiree seulement, lorsque les jeux, la baignade, les conversations, les promenades en bateau dans l'etang voisin se furent un peu partout organises, que Meaulnes, de nouveau, se trouva en presence de la jeune fille. Nous etions a causer avec Delouche, assis sur des chaises de jardin que nous avions apportees lorsque, quittant deliberement un groupe de jeune gens ou elle paraissait s'ennuyer, Mlle de Galais s'approcha de nous. Elle nous demanda, je me rappelle pourquoi nous ne canotions pas sur le lac des Aubiers, comme les autres. "Nous avions fait quelques tours cet apres-midi, repondis-je. Mais cela est bien monotone et nous avons ete vite fatigues. --Eh bien, pourquoi n'iriez-vous pas sur la riviere? dit-elle. --Le courant est trop fort, nous risquerions d'etre emportes. --Il nous faudrait, dit Meaulnes, un canot a petrole ou un bateau a vapeur comme celui d'autrefois. --Nous ne l'avons plus, dit-elle presque a voix basse, nous l'avons vendu". Et il se fit un silence gene. Jasmin en profita pour annoncer qu'il allait rejoindre M. de Galais. "Je saurai bien, dit-il, ou le trouver". Bizarrerie du hasard! Ces deux etres si parfaitement dissemblables s'etaient plu et depuis le matin ne se quittaient guere. M. de Galais m'avait pris a part un instant, au debut de la soiree, pour me dire que j'avais la un ami plein de tact, de deference et de qualites. Peut-etre meme avait-il ete jusqu'a lui confier le secret de l'existence de Belisaire et le lieu de sa cachette. Je pensai moi aussi a m'eloigner, mais je sentais les deux jeunes gens si genes, si anxieux l'un en face de l'autre, que je jugeai prudent de ne pas le faire... Tant de discretion de la part de Jasmin, tant de precaution de la mienne servirent a peu de chose. Ils parlerent. Mais invariablement, avec un entetement dont il ne se rendait certainement pas compte, Meaulnes en revenait a toutes les merveilles de jadis. Et chaque fois la jeune fille au supplice devait lui repeter que tout etait disparu: la vieille demeure si etrange et si compliquee, abattue; le grand etang, asseche, comble; et disperses, les enfants aux charmants costumes... "Ah!" faisait simplement Meaulnes avec desespoir et comme si chacune de ces disparitions lui eut donne raison contre la jeune fille ou contre moi... Nous marchions cote a cote... Vainement j'essayais de faire diversion a la tristesse qui nous gagnait tous les trois. D'une question abrupte, Meaulnes, de nouveau, cedait a son idee fixe. Il demandait des renseignements sur tout ce qu'il avait vu autrefois: les petites filles, le conducteur de la vieille berline, les poneys de la course. "Les poneys sont vendus aussi? Il n'y a plus de chevaux au Domaine?..." Elle repondit qu'il n'y en avait plus. Elle ne parla pas de Belisaire. Alors il evoqua les objets de sa chambre: les candelabres, la grande glace, le vieux luth brise... Il s'enquerait de tout cela, avec une passion insolite, comme s'il eut voulu se persuader que rien ne subsistait de sa belle aventure, que la jeune fille ne lui rapporterait pas une epave capable de prouver qu'ils n'avaient pas reve tous les deux, comme le plongeur rapporte du fond de l'eau un caillou et des algues. Mlle de Galais et moi, nous ne pumes nous empecher de sourire tristement: elle se decida a lui expliquer: "Vous ne reverrez pas le beau chateau que nous avions arrange, monsieur de Galais et moi, pour le pauvre Frantz. "Nous passions notre vie a faire ce qu'il demandait. C'etait un etre si etrange, si charmant! Mais tout a disparu avec lui le soir de ses fiancailles manquees. "Deja monsieur de Galais etait ruine sans que nous le sachions. Frantz avait fait des dettes et ses anciens camarades--apprenant sa disparition-- ont aussitot reclame aupres de nous. Nous sommes devenus pauvres; madame de Galais est morte et nous avons perdu tous nos amis en quelques jours. "Que Frantz revienne, s'il n'est pas mort. Qu'il retrouve ses amis et sa fiancee; que la noce interrompue se fasse et peut-etre tout reviendra-t- il comme c'etait autrefois. Mais le passe peut-il renaitre? --Qui sait!" dit Meaulnes pensif. Et il ne demanda plus rien. Sur l'herbe courte et legerement jaune deja, nous marchions tous les trois sans bruit: Augustin avait a sa droite pres de lui la jeune fille qu'il avait crue perdue pour toujours. Lorsqu'il posait une de ces dures questions, elle tournait vers lui lentement, pour lui repondre, son charmant visage inquiet; et une fois, en lui parlant, elle avait pose doucement sa main sur son bras, d'un geste plein de confiance et de faiblesse. Pourquoi le grand Meaulnes etait-il la comme un etranger, comme quelqu'un qui n'a pas trouve ce qu'il cherchait et que rien d'autre ne peut interesser? Ce bonheur-la, trois ans plus tot, il n'eut pu le supporter sans effroi, sans folie, peut-etre. D'ou venait donc ce vide, cet eloignement, cette impuissance a etre heureux, qu'il y avait en lui, a cette heure? Nous approchions du petit bois ou le matin M. de Galais avait attache Belisaire; le soleil vers son declin allongeait nos ombres sur l'herbe; a l'autre bout de la pelouse, nous entendions, assourdis par l'eloignement, comme un bourdonnement heureux, les voix des joueurs et des fillettes, et nous restions silencieux dans ce calme admirable, lorsque nous entendimes chanter de l'autre cote du bois, dans la direction des Aubiers, la ferme du bord de l'eau. C'etait la voix jeune et lointaine de quelqu'un qui mene ses betes a l'abreuvoir, un air rythme comme un air de danse, mais que l'homme etirait et alanguissait comme une vieille ballade triste: Mes souliers sont rouges... Adieu, mes amours... Mes souliers sont rouges... Adieu, sans retour!... Meaulnes avait leve la tete et ecoutait. Ce n'etait rien qu'un de ces airs que chantaient les paysans attardes, au Domaine sans nom, le dernier soir de la fete, quand deja tout s'etait ecroule... Rien qu'un souvenir--le plus miserable--de ces beaux jours qui ne reviendraient plus. "Mais vous l'entendez? dit Meaulnes a mi-voix. Oh! je vais aller voir qui c'est". Et, tout de suite, il s'engagea dans le petit bois. Presque aussitot la voix se tut; on entendit encore une seconde l'homme siffler ses betes en s'eloignant; puis plus rien... Je regardai la jeune fille. Pensive et accablee, elle avait les yeux fixes sur le taillis ou Meaulnes venait de disparaitre. Que de fois, plus tard, elle devait regarder ainsi, pensivement, le passage par ou s'en irait a jamais le grand Meaulnes! Elle se tourna vers moi: "Il n'est pas heureux", dit-elle douloureusement. Elle ajouta: "Et peut-etre que je ne puis rien pour lui?..." J'hesitais a repondre, craignant que Meaulnes, qui devait d'un saut avoir gagne la ferme et qui maintenant revenait par le bois, ne surprit notre conversation. Mais j'allais l'encourager cependant; lui dire de ne pas craindre de brusquer le grand gars; qu'un secret sans doute le desesperait et que jamais de lui-meme il ne se confierait a elle ni a personne--lorsque soudain, de l'autre cote du bois, partit un cri; puis nous entendimes un pietinement comme d'un cheval qui petarade et le bruit d'une dispute a voix entrecoupees... Je compris tout de suite qu'il etait arrive un accident au vieux Belisaire et je courus vers l'endroit d'ou venait tout le tapage. Mlle de Galais me suivit de loin. Du fond de la pelouse on avait du remarquer notre mouvement, car j'entendis, au moment ou j'entrai dans le taillis, les cris des gens qui accouraient. Le vieux Belisaire, attache trop bas, s'etait pris une patte de devant dans sa longe; il n'avait pas bouge jusqu'au moment ou M. de Galais et Delouche, au cours de leur promenade, s'etaient approches de lui; effraye, excite par l'avoine insolite qu'on lui avait donnee, il s'etait debattu furieusement; les deux hommes avaient essaye de le delivrer, mais si maladroitement qu'ils avaient reussi a l'empetrer davantage, tout en risquant d'essuyer de dangereux coups de sabots. C'est a ce moment que par hasard Meaulnes, revenant des Aubiers, etait tombe sur le groupe. Furieux de tant de gaucherie, il avait bouscule les deux hommes au risque de les envoyer rouler dans le buisson. Avec precaution mais en un tour de main il avait delivre Belisaire. Trop tard, car le mal etait deja fait; le cheval devait avoir un nerf foule, quelque chose de brise peut-etre, car il se tenait piteusement la tete basse, sa selle a demi dessanglee sur le dos, une patte repliee sous son ventre et toute tremblante. Meaulnes, penche, le tatait et l'examinait sans rien dire. Lorsqu'il releva la tete, presque tout le monde etait la rassemble, mais il ne vit personne. Il etait fache rouge. "Je me demande, cria-t-il, qui a bien pu l'attacher de la sorte! Et lui laisser sa selle sur le dos toute la journee? Et qui a eu l'audace de seller ce vieux cheval, bon tout au plus pour une carriole". Delouche voulut dire quelque chose--tout prendre sur lui. "Tais-toi donc! C'est ta faute encore. Je t'ai vu tirer betement sur sa longe pour le degager". Et se baissant de nouveau, il se remit a frotter le jarret du cheval avec le plat de la main. M. de Galais, qui n'avait rien dit encore, eut le tort de vouloir sortir de sa reserve. Il begaya: "Les officiers de marine ont l'habitude... Mon cheval... --Ah! il est a vous?" dit Meaulnes un peu calme, tres rouge, en tournant la tete de cote vers le vieillard. Je crus qu'il allait changer de ton, faire des excuses. Il souffla un instant. Et je vis alors qu'il prenait un plaisir amer et desespere a aggraver la situation, a tout briser a jamais, en disant avec insolence: "Eh bien je ne vous fais pas mon compliment". Quelqu'un suggera: "Peut-etre que de l'eau fraiche... En le baignant dans le gue... --Il faut, dit Meaulnes sans repondre, emmener tout de suite ce vieux cheval, pendant qu'il peut encore marcher,--et il n'y a pas de temps a perdre!--le mettre a l'ecurie et ne jamais plus l'en sortir". Plusieurs jeunes gens s'offrirent aussitot. Mais Mlle de Galais les remercia vivement. Le visage en feu, prete a fondre en larmes, elle dit au revoir a tout le monde, et meme a Meaulnes decontenance, qui n'osa pas la regarder. Elle prit la bete par les renes, comme on donne a quelqu'un la main, plutot pour s'approcher d'elle davantage que pour la conduire... Le vent de cette fin d'ete etait si tiede sur le chemin des Sablonnieres qu'on se serait cru au mois de mai, et les feuilles des haies tremblaient a la brise du sud... Nous la vimes partir ainsi, son bras a demi sorti du manteau, tenant dans sa main etroite la grosse-rene de cuir. Son pere marchait peniblement a cote d'elle... Triste fin de soiree! Peu a peu, chacun ramassa ses paquets, ses couverts; on plia les chaises, on demonta les tables; une a une, les voitures chargees de bagages et de gens partirent, avec des chapeaux leves et des mouchoirs agites. Les derniers nous restames sur le terrain avec mon oncle Florentin, qui ruminait comme nous, sans rien dire, ses regrets et sa grosse deception. Nous aussi, nous partimes, emportes vivement, dans notre voiture bien suspendue, par notre beau cheval alezan. La roue grinca au tournant dans le sable et bientot, Meaulnes et moi, qui etions assis sur le siege de derriere, nous vimes disparaitre sur la petite route l'entree du chemin de traverse que le vieux Belisaire et ses maitres avaient pris... Mais alors mon compagnon--l'etre que je sache au monde le plus incapable de pleurer--tourna soudain vers moi son visage bouleverse par une irresistible montee de larmes. "Arretez, voulez-vous? dit-il en mettant la main sur l'epaule de Florentin. Ne vous occupez pas de moi? Je reviendrai tout seul, a pied". Et d'un bond, la main au garde-boue de la voiture, il sauta a terre. A notre stupefaction, rebroussant chemin, il se prit a courir, et courut jusqu'au petit chemin que nous venions de passer, les chemin des Sablonnieres. Il dut arriver au Domaine par cette allee de sapins qu'il avait suivie jadis, ou il avait entendu, vagabond cache dans les basses branches, la conversation mysterieuse des beaux enfants inconnus... Et c'est ce soir-la, avec des sanglots, qu'il demanda en mariage Mlle de Galais. CHAPITRE VII Le jour des noces. C'est un jeudi, au commencement de fevrier, un beau jeudi soir glace, ou le grand vent souffle. Il est trois heures et demie, quatre heures... Sur les haies, aupres des bourgs, les lessives sont etendues depuis midi et sechent a la bourrasque. Dans chaque maison, le feu de la salle a manger fait luire tout un reposoir de joujoux vernis. Fatigue de jouer, l'enfant s'est assis aupres de sa mere et il lui fait raconter la journee de son mariage... Pour celui qui ne veut pas etre heureux, il n'a qu'a monter dans son grenier et il entendra, jusqu'au soir, siffler et gemir les naufrages; il n'a qu'a s'en aller dehors, sur la route, et le vent lui rabattra son foulard sur la bouche comme un chaud baiser soudain qui le fera pleurer. Mais pour celui qui aime le bonheur, il y a, au bord d'un chemin boueux, la maison des Sablonnieres, ou mon ami Meaulnes est rentre avec Yvonne de Galais, qui est sa femme depuis midi. Les fiancailles ont dure cinq mois. Elles ont ete paisibles, aussi paisibles que la premiere entrevue avait ete mouvementee. Meaulnes est venu tres souvent aux Sablonnieres, a bicyclette ou en voiture. Plus de deux fois par semaine, cousant ou lisant pres de la grande fenetre qui donne sur la lande et les sapins, Mlle de Galais a vu tout d'un coup sa haute silhouette rapide passer derriere le rideau, car il vient toujours par l'allee detournee qu'il a prise autrefois. Mais c'est la seule allusion--tacite--qu'il fasse au passe. Le bonheur semble avoir endormi son etrange tourment. De petits evenements ont fait date pendant ces cinq calmes mois. On m'a nomme instituteur au hameau de Saint-Benoist-des-Champs. Saint-Benoist n'est pas un village. Ce sont des fermes disseminees a travers la campagne, et la maison d'ecole est completement isolee sur une cote au bord de la route. Je mene une vie bien solitaire; mais, en passant par les champs, il ne faut que trois quarts d'heure de marche pour gagner les Sablonnieres. Delouche est maintenant chez son oncle, qui est entrepreneur de maconnerie au Vieux-Nancay. Ce sera bientot lui le patron. Il vient souvent me voir. Meaulnes, sur la priere de Mlle de Galais, est maintenant tres aimable avec lui. Et ceci explique comment nous sommes la tous deux a roder, vers quatre heures de l'apres-midi, alors que les gens de la noce sont deja tous repartis. Le mariage s'est fait a midi, avec le plus de silence possible, dans l'ancienne chapelle des Sablonnieres qu'on n'a pas abattue et que les sapins cachent a moitie sur le versant de la cote prochaine. Apres un dejeuner rapide, la mere de Meaulnes, M. Seurel et Millie, Florentin et les autres sont remontes en voiture. Il n'est reste que Jasmin et moi... Nous errons a la lisiere des bois qui sont derriere la maison des Sablonnieres, au bord du grand terrain en friche, emplacement ancien du Domaine aujourd'hui abattu. Sans vouloir l'avouer et sans savoir pourquoi, nous sommes remplis d'inquietude. En vain nous essayons de distraire nos pensees et de tromper notre angoisse en nous montrant, au cours de notre promenade errante, les bauges des lievres et les petits sillons de sable ou les lapins ont gratte fraichement... un collet tendu... la trace d'un braconnier... Mais sans cesse nous revenons a ce bord du taillis, d'ou l'on decouvre la maison silencieuse et fermee... Au bas de la grande croisee qui donne sur les sapins, il y a un balcon de bois, envahi par les herbes folles, que couche le vent. Une lueur comme d'un feu allume se reflete sur les carreaux de la fenetre. De temps a autre, une ombre passe. Tout autour, dans les champs environnants, dans le potager, dans le seule ferme qui reste des anciennes dependances, silence et solitude. Les metayers sont partis au bourg pour feter le bonheur de leurs maitres. De temps a autre, le vent charge d'une buee qui est presque de la pluie nous mouille la figure et nous apporte la parole perdue d'un piano. La- bas, dans la maison fermee, quelqu'un joue. Je m'arrete un instant pour ecouter en silence. C'est d'abord comme une voix tremblante qui, de tres loin, ose a peine chanter sa joie... C'est comme le rire d'une petite fille qui, dans sa chambre, a ete chercher tous ses jouets et les repand devant son ami. Je pense aussi a la joie craintive encore d'une femme qui a ete mettre une belle robe et qui vient la montrer et ne sait pas si elle plaira... Cet air que je ne connais pas, c'est aussi une priere, une supplication au bonheur de ne pas etre trop cruel, un salut et comme un agenouillement devant le bonheur... Je pense: "Ils sont heureux enfin. Meaulnes est la-bas pres d'elle..." Et savoir cela, en etre sur, suffit au contentement parfait du brave enfant que je suis. A ce moment, tout absorbe, le visage mouille par le vent de la plaine comme par l'embrun de la mer, je sens qu'on me touche l'epaule: "Ecoute!" dit Jasmin tout bas. Je le regarde. Il me fait signe de ne pas bouger; et, lui-meme, la tete inclinee, le sourcil fronce, il ecoute... CHAPITRE VIII L'appel de Frantz. "Hou-ou!" Cette fois, j'ai entendu. C'est un signal, un appel sur deux notes, haute et basse, que j'ai deja entendu jadis... Ah! je me souviens: c'est le cri du grand comedien lorsqu'il helait son jeune compagnon a la grille de l'ecole. C'est l'appel a quoi Frantz nous avait fait jurer de nous rendre, n'importe ou et n'importe quand. Mais que demande-t-il ici, aujourd'hui, celui-la? "Cela vient de la grande sapiniere a gauche, dis-je a mi-voix. C'est un braconnier sans doute". Jasmin secoua la tete: "Tu sais bien que non", dit-il? Puis, plus bas: "Ils sont dans le pays, tous les deux, depuis ce matin. J'ai surpris Ganache a onze heures en train de guetter dans un champ aupres de la chapelle. Il a detale en m'apercevant. Ils sont venus de loin peut-etre a bicyclette, car il etait couvert de boue jusqu'au milieu du dos... --Mais que cherchent-ils? --Je n'en sais rien. Mais a coup sur il faut que nous les chassions. Il ne faut pas les laisser roder aux alentours. Ou bien toutes les folies vont recommencer..." Je suis de cet avis, sans l'avouer. "Le mieux, dis-je, serait de les joindre, de voir ce qu'ils veulent et de leur faire entendre raison..." Lentement, silencieusement, nous nous glissons donc en nous baissant a travers le taillis jusqu'a la grande sapiniere, d'ou part, a intervalles reguliers, ce cri prolonge qui n'est pas en soi plus triste qu'autre chose, mais qui nous semble a tous les deux de sinistre augure. Il est difficile, dans cette partie du bois de sapins, ou le regard s'enfonce entre les troncs regulierement plantes, de surprendre quelqu'un et de s'avancer sans etre vu. Nous n'essayons meme pas. Je me poste a l'angle du bois. Jasmin va ce placer a l'angle oppose, de facon a commander comme moi, de l'exterieur, deux des cotes du rectangle et a ne pas laisser fuir l'un des bohemiens sans le heler. Ces dispositions prises, je commence a jouer mon role d'eclaireur pacifique et j'appelle: "Frantz!... "...Frantz! Ne craignez rien. C'est moi, Seurel; je voudrais vous parler..." Un instant de silence; je vais me decider a crier encore, lorsque, au coeur meme de la sapiniere, ou mon regard n'atteint pas tout a fait, une voix commande: "Restez ou vous etes: il va venir vous trouver". Peu a peu, entre les grands sapins que l'eloignement fait paraitre serres, je distingue la silhouette du jeune homme qui s'approche. Il parait couvert de boue et mal vetu; des epingles de bicyclette serrent le bas de son pantalon, une vieille casquette a ancre est plaquee sur ses cheveux trop longs; je vois maintenant sa figure amaigrie. Il semble avoir pleure. S'approchant de moi, resolument: "Que voulez-vous? demande-t-il d'un air tres insolent. --Et vous-meme, Frantz, que faites-vous ici? Pourquoi venez-vous troubler ceux qui sont heureux? Qu'avez-vous a demander? Dites-le". Ainsi interroge directement, il rougit un peu, balbutie, repond seulement: "Je suis malheureux, moi, je suis malheureux". Puis, la tete dans le bras, appuye a un tronc d'arbre, il se prend a sangloter amerement. Nous avons fait quelques pas dans la sapiniere. L'endroit est parfaitement silencieux. Pas meme la voix du vent que les grands sapins de la lisiere arretent. Entre les troncs reguliers se repete et s'eteint le bruit des sanglots etouffes du jeune homme. J'attendis que cette crise s'apaise et je dis, en lui mettant la main sur l'epaule: "Frantz, vous viendrez avec moi. Je vous menerai aupres d'eux. Ils vous accueilleront comme un enfant perdu qu'on a retrouve et toute sera fini". Mais il ne voulait rien entendre. D'une voix assourdie par les larmes, malheureux, entete, colere, il reprenait: "Ainsi Meaulnes ne s'occupe plus de moi? Pourquoi ne repond-il pas quand je l'appelle? Pourquoi ne tient-il pas sa promesse? --Voyons, Frantz, repondis-je, le temps des fantasmagories et des enfantillages est passe. Ne troublez pas avec des folies le bonheur de ceux que vous aimez; de votre soeur et d'Augustin Meaulnes. --Mais lui seul peut me sauver, vous le savez bien. Lui seul est capable de retrouver la trace que je cherche. Voila bientot trois ans que Ganache et moi nous battons toute la France sans resultat. Je n'avais plus confiance qu'en votre ami. Et voici qu'il ne repond plus. Il a trouve son amour, lui. Pourquoi maintenant, ne pense-t-il pas a moi? Il faut qu'il se mette en route. Yvonne le laissera bien partir... Elle ne m'a jamais rien refuse". Il me montrait un visage ou, dans la poussiere et la boue, les larmes avaient trace des sillons sales, un visage de vieux gamin epuise et battu. Ses yeux etaient cernes de taches de rousseur; son menton, mal rase; ses cheveux trop longs trainaient sur son col sale. Les mains dans les poches, il grelottait. Ce n'etait plus ce royal enfant en guenilles des annees passees. De coeur, sans doute, il etait plus enfant que jamais: imperieux, fantasque et tout de suite desespere. Mais cet enfantillage etait penible a supporter chez ce garcon deja legerement vieilli... Naguere, il y avait en lui tant d'orgueilleuse jeunesse que toute folie au monde lui paraissait permise. A present, on etait d'abord tente de le plaindre pour n'avoir pas reussi sa vie; puis de lui reprocher ce role absurde de jeune heros romantique ou je le voyais s'enteter... Et enfin je pensais malgre moi que notre beau Frantz aux belles amours avait du se mettre a voler pour vivre, tout comme son compagnon Ganache... Tant d'orgueil avait abouti a cela! "Si je vous promets, dis-je enfin, apres avoir reflechi, que dans quelques jours Meaulnes se mettra en campagne pour vous, rien que pour vous?... --Il reussira, n'est-ce pas? Vous en etes sur? me demanda-t-il en claquant des dents. --Je le pense. Tout devient possible avec lui! --Et comment le saurai-je? Qui me le dira? --Vous reviendrez ici dans un an exactement, a cette meme heure: vous trouverez la jeune fille que vous aimez". Et, en disant ceci, je pensais non pas troubler les nouveaux epoux, mais m'enquerir aupres de la tante Moinel et faire diligence moi-meme pour trouver la jeune fille. Le bohemien me regardait dans les yeux avec une volonte de confiance vraiment admirable. Quinze ans, il avait encore et tout de meme quinze ans!--l'age que nous avions a Sainte-Agathe, le soir du balayage des classes, quand nous fimes tous les trois ce terrible serment enfantin. Le desespoir le reprit lorsqu'il fut oblige de dire: "Eh bien, nous allons partir". Il regarda, certainement avec un grand serrement de coeur, tous ces bois d'alentour qu'il allait de nouveau quitter. "Nous serons dans trois jours, dit-il, sur les routes d'Allemagne. Nous avons laisse nos voitures au loin. Et depuis trente heures, nous marchions sans arret. Nous pensions arriver a temps pour emmener Meaulnes avant le mariage et chercher avec lui ma fiancee, comme il a cherche le Domaine des Sablonnieres". Puis, repris par sa terrible puerilite: "Appelez votre Delouche, dit-il en s'en allant, parce que si je le rencontrais ce serait affreux". Peu a peu, entre les sapins, je vis disparaitre sa silhouette grise. J'appelai Jasmin et nous allames reprendre notre faction. Mais presque aussitot, nous apercumes, la-bas, Augustin qui fermait les volets de la maison et nous fumes frappes par l'etrangete de son allure. CHAPITRE IX Les gens heureux. Plus tard, j'ai su par le menu detail tout ce qui s'etait passe la- bas... Dans le salon des Sablonnieres, des le debut de l'apres-midi, Meaulnes et sa femme, que j'appelle encore Mlle de Galais, sont restes completement seuls. Tous les invites partis, le vieux M. de Galais a ouvert la porte, laissant une seconde le grand vent penetrer dans la maison et gemir; puis il s'est dirige vers le Vieux-Nancais et ne reviendra qu'a l'heure du diner, pour fermer tout a clef et donner des ordres a la metairie. Aucun bruit du dehors n'arrive plus maintenant jusqu'aux jeunes gens. Il y a tout juste une branche de rosier sans feuilles qui cogne la vitre, du cote de la lande. Comme deux passagers dans un bateau a la derive, ils sont, dans le grand vent d'hiver, deux amants enfermes avec le bonheur. "Le feu menace de s'eteindre" dit Mlle de Galais, et elle voulut prendre une buche dans le coffre. Mais Meaulnes se precipita et placa lui-meme le bois dans le feu. Puis il prit la main tendue de la jeune fille et ils resterent la, debout, l'un devant l'autre, etouffes comme par une grande nouvelle qui ne pouvait pas se dire. Le vent roulait avec le bruit d'une riviere debordee. De temps a autre une goutte d'eau, diagonalement, comme sur la portiere d'un train, rayait la vitre. Alors la jeune fille s'echappa. Elle ouvrit la porte du couloir et disparut avec un sourire mysterieux. Un instant, dans la demi-obscurite, Augustin resta seul... Le tic tac d'une petite pendule faisait penser a la salle a manger de Sainte-Agathe... Il songea sans doute: "C'est donc ici la maison tant cherchee, le couloir jadis plein de chuchotements et de passages etranges..." C'est a ce moment qu'il dut entendre--Mlle de Galais me dit plus tard l'avoir entendu aussi--le premier cri de Frantz, tout pres de la maison. La jeune femme, alors, eut beau lui montrer les choses merveilleuses dont elle etait chargee: ses jouets de petite fille, toutes ses photographies d'enfant: elle en cantiniere, elle et Frantz sur les genoux de leur mere, qui etait si jolie... puis tout ce qui restait de ses sages petites robes de jadis: "jusqu'a celle-ci que je portais, voyez, vers le temps ou vous alliez bientot me connaitre, ou vous arriviez, je crois, au cours de Sainte-Agathe...", Meaulnes ne voyait plus rien et n'entendait plus rien. Un instant pourtant il parut ressaisi par la pensee de son extraordinaire, inimaginable bonheur: "Vous etes la--dit-il sourdement, comme si le dire seulement donnait le vertige--vous passez aupres de la table et votre main s'y pose un instant..." Et encore: "Ma mere, lorsqu'elle etait jeune femme, penchait ainsi legerement son buste sur sa taille pour me parler... Et quand elle se mettait au piano..." Alors Mlle de Galais proposa de jouer avant que la nuit ne vint. Mais il faisait sombre dans ce coin du salon et l'on fut oblige d'allumer une bougie. L'abat-jour rose, sur le visage de la jeune fille, augmentait ce rouge dont elle etait marquee aux pommettes et qui etait le signe d'une grande anxiete. La-bas, a la lisiere du bois, je commencai d'entendre cette chanson tremblante que nous apportait le vent, coupee bientot par le second cri des deux fous, qui s'etaient rapproches de nous dans les sapins. Longtemps Meaulnes ecouta la jeune fille en regardant silencieusement par une fenetre. Plusieurs fois il se tourna vers le doux visage plein de faiblesse et d'angoisse. Puis il s'approcha d'Yvonne et, tres legerement, il mit sa main sur son epaule. Elle sentit doucement peser aupres de son cou cette caresse a laquelle il aurait fallu savoir repondre. "Le jour tombe, dit-il enfin. Je vais fermer les volets. Mais ne cessez pas de jouer..." Que se passe-t-il alors dans ce coeur obscur et sauvage? Je me le suis souvent demande et je ne l'ai su que lorsqu'il fut trop tard. Remords ignores? Regrets inexplicables? Peur de voir s'evanouir bientot entre ses mains ce bonheur inoui qu'il tenait si serre? Et alors tentation terrible de jeter irremediablement a terre, tout de suite, cette merveille qu'il avait conquise? Il sortit lentement, silencieusement apres avoir regarde sa jeune femme une fois encore. Nous le vimes, de la lisiere du bois, fermer d'abord avec hesitation un volet, puis regarder vaguement vers nous, en fermer un autre, et soudain s'enfuir a toutes jambes dans notre direction. Il arriva pres de nous avant que nous eussions pu songer a nous dissimuler davantage. Il nous apercut, comme il allait franchir une petite haie recemment plantee et qui formait la limite d'un pre. Il fit un ecart. Je me rappelle son allure hagarde, son air de bete traquee... Il fit mine de revenir sur ses pas pour franchir la haie du cote du petit ruisseau. Je l'appelai. "Meaulnes!... Augustin!..." Mais il ne tournait pas meme la tete. Alors, persuade que cela seulement pourrait le retenir: "Frantz est la, criai-je. Arrete!" Il s'arreta enfin. Haletant et sans me laisser le temps de preparer ce que je pourrais dire: "Il est la! dit-il. Que reclame-t-il? --Il est malheureux, repondis-je. Il venait te demander de l'aide, pour retrouver ce qu'il a perdu. --Ah! fit-il, baissant la tete. Je m'en doutais bien. J'avais beau essayer d'endormir cette pensee-la... Mais ou est-il? Raconte vite". Je dis que Frantz venait de partir et que certainement on ne le rejoindrait plus maintenant. Ce fut pour Meaulnes une grande deception. Il hesita, fit deux ou trois pas, s'arreta. Il paraissait au comble de l'indecision et du chagrin. Je lui racontai ce que j'avais promis en son nom au jeune homme. Je dis que je lui avais donne rendez-vous dans un an a la meme place. Augustin, si calme en general, etait maintenant dans un etat de nervosite et d'impatience extraordinaires: "Ah! pourquoi avoir fait cela! dit-il. Mais oui, sans doute, je puis le sauver. Mais il faut que ce soit tout de suite. Il faut que je le voie, que je lui parle, qu'il me pardonne et que je repare tout... Autrement je ne peux plus me presenter la-bas..." Et il se tourna vers la maison des Sablonnieres. "Ainsi, dis-je, pour une promesse enfantine que tu lui as faite, tu es en train de detruire ton bonheur. --Ah! si ce n'etait que cette promesse", fit-il. Et ainsi je connus qu'autre chose liait les deux jeunes hommes, mais sans pouvoir deviner quoi. "En tout cas, dis-je, il n'est plus temps de courir. Ils sont maintenant en route pour l'Allemagne". Il allait repondre, lorsqu'une figure echevelee, hagarde, se dressa entre nous. C'etait Mlle de Galais. Elle avait du courir, car elle avait le visage baigne de sueur. Elle avait du tomber et se blesser, car elle avait le front ecorche au-dessus de l'oeil droit et du sang fige dans les cheveux. Il m'est arrive, dans les quartiers pauvres de Paris, de voir soudain, descendue dans la rue, separe par des agents intervenus dans la bataille, un menage qu'on croyait heureux, uni, honnete. Le scandale a eclate tout d'un coup, n'importe quand, a l'instant de se mettre a table, le dimanche avant de sortir, au moment de souhaiter la fete du petit garcon.... et maintenant tout est oublie, saccage. L'homme et la femme, au milieu du tumulte, ne sont plus que deux demons pitoyables et les enfants en larmes se jettent contre eux, les embrassent etroitement, les supplient de se taire et de ne plus se battre. Mlle de Galais, quand elle arriva pres de Meaulnes, me fit penser a un de ces enfants-la, a un de ces pauvres enfants affoles. Je crois que tous ses amis, tout un village, tout un monde l'eut regardee, qu'elle fut accourue tout de meme, qu'elle fut tombee de la meme facon, echevelee, pleurante, salie. Mais quand elle eut compris que Meaulnes etait bien la, que cette fois du moins, il ne l'abandonnerait pas, alors elles passa son bras sous le sien, puis elle ne put s'empecher de rire au milieu de ses larmes comme un petit enfant. Ils ne dirent rient ni l'un ni l'autre. Mais, comme elle avait tire son mouchoir, Meaulnes le lui prit doucement des mains: avec precaution et application, il essuya le sang qui tachait la chevelure de la jeune fille. "Il faut rentrer, maintenant, dit-il. Et je les lassai retourner tous les deux, dans le beau grand vent du soir d'hiver qui leur fouettait le visage,--lui, l'aidant de la main aux passages difficiles; elle, souriant et se hatant--vers leur demeure pour un instant abandonnee. CHAPITRE X La "Maison de Frantz". Mal rassure, en proie a une sourde inquietude, que l'heureux denouement du tumulte de la veille n'avait pas suffi a dissiper, il me fallut rester enferme dans l'ecole pendant toute la journee du lendemain. Sitot apres l'heure "d'etude" qui suit la classe du soir, je pris le chemin des Sablonnieres. La nuit tombait quand j'arrivai dans l'allee de sapins qui menait a la maison. Tous les volets etaient deja clos. Je craignis d'etre importun, en me presentant a cette heure tardive, le lendemain d'un mariage. Je restai fort tard a roder sur la lisiere du jardin et dans les terres avoisinantes, esperant toujours voir sortir quelqu'un de la maison fermee... Mais mon espoir fut decu. Dans la metairie voisine elle-meme, rien ne bougeait. Et je dus rentrer chez moi, hante par les imaginations les plus sombres. Le lendemain samedi, memes incertitudes. Le soir, je pris en hate ma pelerine, mon baton, un morceau de pain, pour manger en route, et j'arrivai, quand la nuit tombait deja, pour trouver tout ferme aux Sablonnieres, comme la veille... Un peu de lumiere au premier etage; mais aucun bruit; pas un mouvement... Pourtant, de la cour de la metairie je vis cette fois la porte de la ferme ouverte, le feu allume dans la grande cuisine et j'entendis le bruit habituel des voix et des pas a l'heure de la soupe. Ceci me rassura sans me renseigner. Je ne pouvais rien dire ni rien demander a ces gens. Et je retournai guetter encore, attendre en vain, pensant toujours voir la porte s'ouvrir et surgir enfin la haute silhouette d'Augustin. C'est le dimanche seulement, dans l'apres-midi, que je resolus de sonner a la porte des Sablonnieres. Tandis que je grimpais les coteaux denudes, j'entendais sonner au loin les vepres du dimanche d'hiver. Je me sentais solitaire et desole. Je ne sais quel pressentiment triste m'envahissait. Et je ne fus qu'a demi surpris lorsque, a mon coup de sonnette, je vis M. de Galais tout seul paraitre et me parler a voix basse: Yvonne de Galais etait alitee, avec une fievre violente; Meaulnes avait du partir des vendredi matin pour un long voyage; on ne sait quand il reviendrait... Et comme le vieillard, tres embarrasse, tres triste, ne m'offrait pas d'entrer, je pris aussitot conge de lui. La porte refermee, je restai un instant sur le perron, le coeur serre, dans un desarroi absolu, a regarder sans savoir pourquoi une branche de glycine dessechee que le vent balancait tristement dans un rayon de soleil. Ainsi ce remords secret que Meaulnes portait depuis son sejour a Paris avait fini par etre le plus fort. Il avait fallu que mon grand compagnon echappat a la fin a son bonheur tenace... Chaque jeudi et chaque dimanche, je vins demander des nouvelles d'Yvonne de Galais, jusqu'au soir ou, convalescente enfin, elle me fit prier d'entrer. Je la trouvai, assise aupres du feu, dans le salon dont la grande fenetre basse donnait sur la terre et les bois. Elle n'etait point pale comme je l'avais imagine, mais tout enfievree, au contraire, avec de vives taches rouges sous les yeux, et dans un etat d'agitation extreme. Bien qu'elle parut tres faible encore, elle s'etait habillee comme pour sortir. Elle parlait peu, mais elle disait chaque phrase avec une animation extraordinaire, comme si elle eut voulu se persuader a elle-meme que le bonheur n'etait pas evanoui encore... Je n'ai pas garde le souvenir de ce que nous avons dit. Je me rappelle seulement que j'en vins a demander avec hesitation quand Meaulnes serait de retour. "Je ne sais pas quand il reviendra", repondit-elle vivement. Il y avait une supplication dans ses yeux, et je me gardai d'en demander davantage. Souvent, je revins la voir. Sauvent je causai avec elle aupres du feu, dans ce salon bas ou la nuit venait plus vite que partout ailleurs. Jamais elle ne parlait d'elle-meme ni de sa peine cachee. Mais elle ne se lassait pas de me faire conter par le detail notre existence d'ecoliers de Sainte-Agathe. Elle ecoutait gravement, tendrement, avec un interet quasi maternel, le recit de nos miseres de grands enfants. Elle ne paraissait jamais surprise, pas meme de nos enfantillages les plus audacieux, les plus dangereux. Cette tendresse attentive qu'elle tenait de M. de Galais, les aventures deplorables de son frere ne l'avaient point lassee. Le seul regret que lui inspirat le passe, c'etait, je pense, de n'avoir point encore ete pour son frere une confidente assez intime, puisque, au moment de sa grande debacle, il n'avait rien ose lui dire non plus qu'a personne et s'etait juge perdu sans recours. Et c'etait la, quand j'y songe, une lourde tache qu'avait assumee la jeune femme--tache perilleuse, de seconder un esprit follement chimerique comme son frere; tache ecrasante, quand il s'agissait de lier partie avec ce coeur aventureux qu'etait mon ami le grand Meaulnes. De cette foi qu'elle gardait dans les reves enfantins de son frere, de ce soin qu'elle apportait a lui conserver au moins des bribes de ce reve dans lequel il avait vecu jusqu'a vingt ans, elle me donna un jour la preuve la plus touchante et je dirai presque la plus mysterieuse. Ce fut par une soiree d'avril desolee comme une fin d'automne. Depuis pres d'un mois nous vivions dans un doux printemps premature, et la jeune femme avait repris en compagnie de M. de Galais les longues promenades qu'elle aimait. Mais ce jour-la, se vieillard se trouvant fatigue et moi-meme libre, elle me demanda de l'accompagner malgre le temps menacant. A plus d'une demi-lieue des Sablonnieres, en longeant l'etang, l'orage, la pluie, la grele nous surprirent. Sous le hangar ou nous nous etions abrites contre l'averse interminable, le vent nous glacait, debout l'un pres de l'autre, pensifs, devant le paysage noirci. Je la revois, dans sa douce robe severe, toute palie, toute tourmentee. "Il faut rentrer, disait-elle. Nous sommes partis depuis si longtemps. Qu'a-t-il pu se passer?" Mais, a mon etonnement, lorsqu'il nous fut possible enfin de quitter notre abri, la jeune femme, au lieu de revenir vers les Sablonnieres, continua son chemin et me demanda de la suivre. Nous arrivames, apres avoir longtemps marche, devant une maison que je ne connaissais pas, isolee, au bord d'un chemin defonce qui devait aller vers Preveranges. C'etait une petite maison bourgeoise, couverte en ardoise, et que rien ne distinguait du type usuel dans ce pays, sinon son eloignement et son isolement. A voir Yvonne de Galais, on eut dit que cette maison nous appartenait et que nous l'avions abandonnee durant un long voyage. Elle ouvrit, en se penchant, une petite grille, et se hata d'inspecter avec inquietude le lieu solitaire. Une grande cour herbeuse, ou des enfants avaient du venir jouer pendant les longues et lentes soirees de la fin de l'hiver, etait ravinee par l'orage. Un cerceau trempait dans une flaque d'eau. Dans les jardinets ou les enfants avaient seme des fleurs et des pois, la grande pluie n'avait laisse que des trainees de gravier blanc. Et enfin nous decouvrimes, blottie contre le seuil d'une des portes mouillees, toute une couvee de poussins transpercee par l'averse. Presque tous etaient morts sous les ailes raidies et les plumes fripees de la mere. A ce spectacle pitoyable, le jeune femme eut un cri etouffe. Elle se pencha et, sans souci de l'eau ni de la boue, triant les poussins vivants d'entre les morts, elle les mit dans un pan de son manteau. Puis nous entrames dans la maison dont elle avait la clef. Quatre portes ouvraient sur un etroit couloir ou le vent s'engouffra en sifflant. Yvonne de Galais ouvrit la premiere a notre droite et me fit penetrer dans une chambre sombre, ou je distinguai, apres un moment d'hesitation, une grande glace et un petit lit recouvert, a la mode campagnarde, d'un edredon de soie rouge. Quant a elle, apres avoir cherche un instant dans le reste de l'appartement, elle revint, portant la couvee malade dans une corbeille garnie de duvet, qu'elle glissa precieusement sous l'edredon. Et, tandis qu'un rayon de soleil languissant, le premier et le dernier de la journee, faisait plus pales nos visages et plus obscure la tombee de la nuit, nous etions la, debout, glaces et tourmentes, dans la maison etrange! D'instant en instant, elle allait regarder dans le nid fievreux, enlever un nouveau poussin mort pour l'empecher de faire mourir les autres. Et chaque fois il nous semblait que quelque chose comme un grand vent par les carreaux casses du grenier, comme un chagrin mysterieux d'enfants inconnus, se lamentait silencieusement. "C'etait ici, me dit enfin ma compagne, la maison de Frantz quand il etait petit. Il avait voulu une maison pour lui tout seul, loin de tout le monde, dans laquelle il put aller jouer, s'amuser et vivre quand cela lui plairait. Mon pere avait trouve cette fantaisie si extraordinaire, si drole, qu'il n'avait pas refuse. Et quand cela lui plaisait, un jeudi, un dimanche, n'importe quand, Frantz partait habiter dans sa maison comme un homme. Les enfants des fermes d'alentour venaient jouer avec lui, l'aider a faire son menage, travailler dans le jardin. C'etait un jeu merveilleux! Et le soir venu, il n'avait pas peur de coucher tout seul. Quant a nous, nous l'admirions tellement que nous ne pensions pas meme a etre inquiets. "Maintenant et depuis longtemps, poursuivit-elle avec un soupir, la maison est vide. Monsieur de Galais, frappe par l'age et le chagrin, n'a jamais rien fait pour retrouver ni rappeler mon frere. Et que pourrait- il tenter? "Moi je passe ici bien souvent. Les petits paysans des environs viennent jouer dans la cour comme autrefois. Et je me plais a imaginer que ce sont les anciens amis de Frantz; que lui-meme est encore un enfant et qu'il va revenir bientot avec la fiancee qu'il s'etait choisie. "Ces enfants-la me connaissent bien. Je joue avec eux. Cette couvee de petits poulets etait a nous..." Tout ce grand chagrin dont elle n'avait jamais rien dit, ce grand regret d'avoir perdu son frere si fou, si charmant et si admire, il avait fallu cette averse et cette debacle enfantine pour qu'elle me les confiat. Et je l'ecoutais sans rien repondre, le coeur tout gonfle de sanglots.... Les portes et la grille refermees, les poussins remis dans la cabane en planches qu'il y avait derriere la maison, elle reprit tristement mon bras et je la reconduisis. Des semaines, des mois passerent. Epoque passee! Bonheur perdu! De celle qui avait ete la fee, la princesse et l'amour mysterieux de toute notre adolescence, c'est a moi qu'il etait echu de prendre le bras et de dire ce qu'il fallait pour adoucir son chagrin, tandis que mon compagnon avait fui. De cette epoque, de ces conversations, le soir, apres la classe que je faisais sur la cote de Saint-Benoist-des-Champs, de ces promenades ou la seule chose dont il eut fallu parler etait la seule sur laquelle nous etions decides a nous taire, que pourrais-je dire a present? Je n'ai pas garde d'autre souvenir que celui, a demi efface deja, d'un beau visage amaigri, de deux yeux dont les paupieres s'abaissent lentement tandis qu'ils me regardent, comme pour deja ne plus voir qu'un monde interieur. Et je suis demeure son compagnon fidele--compagnon d'une attente dont nous ne parlions pas--durant tout un printemps et tout un ete comme il n'y en aura jamais plus. Plusieurs fois, nous retournames, l'apres-midi, a la maison de Frantz. Elle ouvrait les portes pour donner de l'air, pour que rien ne fut moisi quand le jeune menage reviendrait. Elle s'occupait de la volaille a demi sauvage qui gitait dans la basse-cour. Et le jeudi ou le dimanche, nous encouragions les jeux des petits campagnards d'alentour, dont les cris et les rires, dans le site solitaire, faisaient paraitre plus deserte et plus vide encore la petite maison abandonnee. CHAPITRE XI Conversation sous la pluie. Le mois d'aout, epoque des vacances, m'eloigna des Sablonnieres et de la jeune femme. Je dus aller passer a Sainte-Agathe mes deux mois de conge. Je revis la grande cour seche, le preau, la classe vide... Tout parlait du grand Meaulnes. Tout etait rempli des souvenirs de notre adolescence deja finie. Pendant ces longues journees jaunies, je m'enfermais comme jadis, avant la venue de Meaulnes, dans le cabinet des archives, dans les classes desertes. Je lisais, j'ecrivais, je me souvenais... Mon pere etait a la peche au loin. Millie dans le salon cousait ou jouait du piano comme jadis... Et dans le silence absolu de la classe, ou les couronnes de papier vert dechirees, les enveloppes des livres de prix, les tableaux eponges, tout disait que l'annee etait finie, les recompenses distribuees, tout attendais l'automne, la rentree d'octobre et le nouvel effort--je pensais de meme que notre jeunesse etait finie et le bonheur manque; moi aussi j'attendais la rentree aux Sablonnieres et le retour d'Augustin qui peut-etre ne reviendrait jamais... Il y avait cependant une nouvelle heureuse que j'annoncai a Millie, lorsqu'elle se decida a m'interroger sur la nouvelle mariee. Je redoutais ses questions, sa facon a la fois tres innocente et tres maligne de vous plonger soudain dans l'embarras, en mettant le doigt sur votre pensee la plus secrete. Je coupai court a tout en annoncant que la jeune femme de mon ami Meaulnes serait mere au mois d'octobre. A part moi, je me rappelai le jour ou Yvonne de Galais m'avait fait comprendre cette grande nouvelle. Il y avait eut un silence; de ma part, un leger embarras de jeune homme. Et j'avais dit tout de suite, inconsiderement, pour le dissiper--songeant trop tard a tout le drame que je remuais ainsi: "Vous devez etre bien heureuse?" Mais elle, sans arriere-pensee, sans regret, ni remords, ni rancune, elle avait repondu avec un beau sourire de bonheur: "Oui, bien heureuse". Durant cette derniere semaine des vacances, qui est en general la plus belle et la plus romantique, semaine de grandes pluies, semaine ou l'on commence a allumer les feux, et que je passais d'ordinaire a chasser dans les sapins noirs et mouilles du Vieux-Nancay, je fis mes preparatifs pour rentrer directement a Saint-Benoist-des-Champs. Firmin, ma tante Julie et mes cousines du Vieux-Nancay m'eussent pose trop de questions auxquelles je ne voulais pas repondre. Je renoncai pour cette fois a mener durant huit jours la vie enivrante de chasseur campagnard et je regagnai ma maison d'ecole quatre jours avant la rentree des classes. J'arrivai avant la nuit dans la cour deja tapissee de feuilles jaunies. Le voiturier parti, je deballai tristement dans la salle a manger, sonore et "renfermee" le paquet de provisions que m'avait fait maman... Apres un leger repas du bout des dents, impatient, anxieux, je mis ma pelerine et partis pour une fievreuse promenade qui me mena tout droit aux abords des Sablonnieres. Je ne voulus pas m'y introduire en intrus des le premier soir de mon arrivee. Cependant, plus hardi qu'en fevrier, apres avoir tourne tout autour du Domaine ou brillait seule la fenetre de la jeune femme, je franchis, derriere la maison, la cloture du jardin et m'assis sur un banc, contre la haie, dans l'ombre commencante, heureux simplement d'etre la, tout pres de ce qui me passionnait et m'inquietait le plus au monde. La nuit venait. Une pluie fine commencait a tomber. La tete basse, je regardais, sans y songer, mes souliers se mouiller peu a peu et luire d'eau. L'ombre m'entourait lentement et la fraicheur me gagnait sans troubler ma reverie. Tendrement, tristement, je revais aux chemins boueux de Sainte-Agathe, par ce meme soir de septembre; j'imaginais la place pleine de brume, le garcon boucher qui siffle en allant a la pompe, le cafe illumine, la joyeuse voituree avec sa carapace de parapluies ouverts qui arrivait avant la fin des vacances, chez l'oncle Florentin... Et je me disais tristement: "Qu'importe tout ce bonheur, puisque Meaulnes, mon compagnon, ne peut pas y etre, ni sa jeune femme..." C'est alors que, levant la tete, je la vis a deux pas de moi. Ses souliers, dans le sable, faisaient un bruit leger que j'avais confondu avec celui des gouttes d'eau de la haie. Elle avait sur la tete et les epaules un grand fichu de laine noire, et la pluie fine poudrait sur son front ses cheveux. Sans doute, de sa chambre, m'avait-elle apercu par la fenetre qui donnait sur le jardin. Et elle venait vers moi. Ainsi ma mere, autrefois, s'inquietait et me cherchait pour me dire: "Il faut rentrer", mais ayant pris gout a cette promenade sous la pluie et dans la nuit, elle disait seulement avec douceur: "Tu vas prendre froid!" et restait en ma compagnie a causer longuement... Yvonne de Galais me tendit une main brulante, et, renoncant a me faire entrer aux Sablonnieres, elle s'assit sur le banc moussu et vert-de- grise, du cote le moins mouille, tandis que debout, appuye du genou a ce meme banc, je me penchais vers elle pour l'entendre. Elle me gronda d'abord amicalement pour avoir ainsi ecourte mes vacances: "Il fallait bien, repondis-je, que je vinsse au plus tot pour vout tenir compagnie. --Il est vrai, dit-elle presque tout bas avec un soupir, je suis seule encore. Augustin n'est pas revenu..." Prenant ce soupir pour un regret, un reproche etouffe, je commencais a dire lentement: "Tant de folies dans une si noble tete! Peut-etre le gout des aventures plus fort que tout..." Mais la jeune femme m'interrompit. Et ce fut en ce lieu, ce soir-la, que pour la premiere et la derniere fois, elle me parla de Meaulnes. "Ne parlez pas ainsi, dit-elle doucement, Francois Seurel, mon ami. Il n'y a que nous--il n'y a que moi de coupable. Songez a ce que nous avons fait... "Nous lui avons dit: "Voici le bonheur, voici ce que tu as cherche pendant toute ta jeunesse, voici le jeune fille qui etait a la fin de tous tes reves!" "Comment celui que nous poussions ainsi par les epaules n'aurait-il pas ete saisi d'hesitation, puis de crainte, puis d'epouvante, et n'aurait- il pas cede a la tentation de s'enfuir! --Yvonne, dis-je tout bas, vous saviez bien que vous etiez ce bonheur- la, cette jeune fille-la. --Ah! soupira-t-elle. Comment ai-je pu un instant avoir cette pensee orgueilleuse. C'est cette pensee-la qui est cause de tout. "Je vous disais: "Peut-etre que je ne puis rien faire pour lui". Et au fond de moi, je pensais: Puisqu'il m'a tant cherchee et puisque je l'aime il faudra bien que je fasse son bonheur". Mais quand je l'ai vu pres de moi, avec toute sa fievre, son inquietude, son remords mysterieux, j'ai compris que je n'etais qu'une pauvre femme comme les autres... "--Je ne suis pas digne de vous", repetait-il, quand ce fut le petit jour et la fin de la nuit de nos noces. "Et j'essayais de le consoler, de le rassurer. Rien ne calmait son angoisse. Alors j'ai dit: "S'il faut que vous partiez, si je suis venue vers vous au moment ou rien ne pouvait vous rendre heureux, s'il faut que vous m'abandonniez un temps pour ensuite revenir apaise pres de moi, c'est moi qui vous demande de partir..." Dans l'ombre je vis qu'elle avait leve les yeux sur moi. C'etait comme une confession qu'elle m'avait faite, et elle attendait, anxieusement, que je l'approuve ou la condamne. Mais que pouvais-je dire? Certes, au fond de moi, je revoyais le grand Meaulnes de jadis, gauche et sauvage, qui se faisait toujours punir plutot que de s'excuser ou de demander une permission qu'on lui eut certainement accordee. Sans doute aurait-il fallu qu'Yvonne de Galais lui fit violence, et lui prenant la tete entre ses mains, lui dit: "Qu'importe ce que vous avez fait; je vous aime; tous les hommes ne sont-ils pas des pecheurs?" Sans doute avait-elle eu grand tort, par generosite, par esprit de sacrifice, de le rejeter ainsi sur la route des aventures... Mais comment aurais-je pu desapprouver tant de bonte, tant d'amour!... Il y eut un long moment de silence, pendant lequel, troubles jusques au fond du coeur, nous entendions la pluie froide degoutter dans les haies et sous les branches des arbres. "Il est donc parti au matin, poursuivit-elle. Plus rien ne nous separait desormais. Et il m'a embrassee, simplement, comme un mari qui laisse sa jeune femme, avant un long voyage..." Elle se levait. Je pris dans la mienne sa main fievreuse, puis son bras, et nous remontames l'allee dans l'obscurite profonde. "Pourtant il ne vous a jamais ecrit? demandai-je. --Jamais", repondit-elle. Et alors, la pensee nous venant a tous deux de la vie aventureuse qu'il menait a cette heure sur les routes de France ou d'Allemagne, nous commencames a parler de lui comme nous ne l'avions jamais fait. Details oublies, impressions anciennes nous revenaient en memoire, tandis que lentement nous regagnions la maison, faisant a chaque pas de longues stations pour mieux echanger nos souvenirs... Longtemps--jusqu'aux barrieres du jardin--dans l'ombre, j'entendis la precieuse voix basse de la jeune femme; et moi, repris par mon vieil enthousiasme, je lui parlais sans me lasser, avec une amitie profonde, de celui qui nous avait abandonnes... CHAPITRE XII Le fardeau. La classe devait commencer le lundi. Le samedi soir, vers cinq heures, une femme du Domaine entra dans la cour de l'ecole ou j'etais occupe a scier du bois pour l'hiver. Elle venait m'annoncer qu'une petite fille etait nee aux Sablonnieres. L'accouchement avait ete difficile. A neuf heures du soir il avait fallu demander la sage-femme de Preveranges. A minuit, on avait attele de nouveau pour aller chercher le medecin de Vierzon. Il avait du appliquer les fers. La petite fille avait la tete blessee et criait beaucoup mais elle paraissait bien en vie. Yvonne de Galais etait maintenant tres affaissee , mais elle avait souffert et resiste avec une vaillance extraordinaire. Je laissai la mon travail, courus revetir un autre paletot, et content, en somme, de ces nouvelles, je suivis la bonne femme jusqu'aux Sablonnieres. Avec precaution, de crainte que l'une des deux blessees ne fut endormie, je montai par l'etroit escalier de bois qui menait au premier etage. Et la, M. de Galais, le visage fatigue mais heureux me fit entrer dans la chambre ou l'on avait provisoirement installe le berceau entoure de rideaux. Je n'etais jamais entre dans une maison ou fut ne le jour meme un petit enfant. Que cela me paraissait bizarre et mysterieux et bon! Il faisait un soir si beau--un veritable soir d'ete--que M. de Galais n'avait pas craint d'ouvrir la fenetre qui donnait sur la cour. Accoude pres de moi sur l'appui de la croisee, il me racontait, avec epuisement et bonheur, le drame de la nuit; et moi qui l'ecoutais, je sentais obscurement que quelqu'un d'etranger etait maintenant avec nous dans la chambre... Sous les rideaux, cela se mit a crier, un petit cri aigre et prolonge... Alors M. de Galais me dit a demi-voix: "C'est cette blessure a la tete qui la fait crier". Machinalement--on sentait qu'il faisait cela depuis le matin et que deja il en avait pris l'habitude--il se mit a bercer le petit paquet de rideaux. "Elle a ri deja, dit-il, et elle prend le doigt. Mais vous ne l'avez pas vue?" Il ouvrit les rideaux et je vis une rouge petite figure bouffie, un petit crane allonge et deforme par les fers: "Ce n'est rien, dit M. de Galais, le medecin a dit que tout cela s'arrangerait de soi-meme... Donnez-lui votre doigt, elle va le serrer". Je decouvrais la comme un monde ignore. Je me sentais le coeur gonfle d'une joie etrange que je ne connaissais pas auparavant... M. de Galais entr'ouvrit avec precaution la porte de la chambre de la jeune femme. Elle ne dormait pas. "Vous pouvez entrer", dit-il. Elle etait etendue, le visage enfievre, au milieu de ses cheveux blonds epars. Elle me tendit la main en souriant d'un air las. Je lui fis compliment de sa fille. D'une voix un peu rauque, et avec une rudesse inaccoutumee--la rudesse de quelqu'un qui revient du combat: "Oui, mais on me l'a abimee", dit-elle en souriant. Il fallut bientot partir pour ne pas la fatiguer. Le lendemain dimanche, dans l'apres-midi, je me rendis avec une hate presque joyeuse aux Sablonnieres. A la porte, un ecriteau fixe avec des epingles arreta le geste que je faisais deja: Priere de ne pas sonner Je ne devinai pas de quoi il s'agissait. Je frappai assez fort. J'entendis dans l'interieur des pas etouffes qui accouraient. Quelqu'un que je ne connaissais pas--et qui etait le medecin de Vierzon-- m'ouvrit: "Eh bien, qu'y a-t-il? fis-je vivement. --Chut! chut!--me repondit-il tout bas, l'air fache. La petite fille a failli mourir cette nuit. Et la mere est tres mal". Completement deconcerte, je le suivis sur la pointe des pieds jusqu'au premier etage. La petite fille endormie dans son berceau etait toute pale, toute blanche, comme un petit enfant mort. Le medecin pensait la sauver. Quant a la mere, il m'affirmait rien... Il me donna de longues explications comme au seul ami de la famille. Il parla de congestion pulmonaire, d'embolie. Il hesitait, il n'etait pas sur... M. de Galais entra, affreusement vieilli en deux jours, hagard et tremblant. Il m'emmena dans la chambre sans trop savoir ce qu'il faisait: "Il faut, me dit-il, tout bas, qu'elle ne soit pas effrayee; il faut, a ordonne le medecin, lui persuader que cela va bien". Tout le sang a la figure, Yvonne de Galais etait etendue, la tete renversee comme la veille. Les joues et le front rouge sombre, les yeux par instants revulses, comme quelqu'un qui etouffe, elle se defendait contre la mort avec un courage et une douceur indicibles. Elle ne pouvait parler, mais elle me tendit sa main en feu, avec tant d'amitie que je faillis eclater en sanglots. "Eh bien, eh bien, dit M. de Galais tres fort, avec un enjouement affreux, qui semblait de folie, vous voyez que pour une malade elle n'a pas trop mauvaise mine!" Et je ne savais que repondre, mais je gardais dans la mienne la main horriblement chaude de la jeune femme mourante... Elle voulut faire un effort pour me dire quelque chose, me demander je ne sais quoi; elle tourna les yeux vers moi, puis vers la fenetre, comme pour me faire signe d'aller dehors chercher Quelqu'un... Mais alors une affreuse crise d'etouffement la saisit: ses beaux yeux bleus qui, un instant, m'avaient appele si tragiquement, se revulserent; ses joues et son front noircirent, et elle se debattit doucement cherchant a contenir jusqu'a la fin son epouvante et son desespoir. On se precipita--le medecin et les femmes--avec un ballon d'oxygene, des serviettes, des flacons; tandis que le vieillard penche sur elle criait--criait comme si deja elle eut ete loin de lui, de sa voix rude et tremblante: "N'aie pas peur, Yvonne. Ce ne sera rien. Tu n'as pas besoin d'avoir peur!" Puis la crise s'apaisa. Elle put souffler un peu, mais elle continua a suffoquer a demi, les yeux blancs, la tete renversee, luttant toujours, mais incapable, fut-ce un instant, pour me regarder et me parler, de sortir du gouffre ou elle etait deja plongee. ... Et comme je n'etais utile a rien, je dus me decider a partir. Sans doute, j'aurais pu rester un instant encore; et a cette pensee je me sens etreint par un affreux regret. Mais quoi? J'esperais encore. Je me persuadais que tout n'etait pas si proche. En arrivant a la lisiere des sapins, derriere la maison, songeant au regard de la jeune femme tourne vers la fenetre, j'examinai avec l'attention d'une sentinelle ou d'un chasseur d'hommes la profondeur de ce bois par ou Augustin etait venu jadis et par ou il avait fui l'hiver precedent. Helas! Rien de bougea. Pas une ombre suspecte; pas une branche qui remue. Mais, a la longue, la-bas, vers l'allee qui venait de Preveranges, j'entendis le son tres fin d'une clochette; bientot parut au detour du sentier un enfant avec une calotte rouge et une blouse d'ecolier que suivait un pretre... Et je partis, devorant mes larmes. Le lendemain etait le jour de la rentree des classes. A sept heures, il y avait deja deux ou trois gamins dans la cour. J'hesitai longuement a descendre, a me montrer. Et lorsque je parus enfin, tournant la clef de la classe moisie, qui etait fermee depuis deux mois, ce que je redoutais le plus au monde arriva: je vis le plus grand des ecoliers se detacher du groupe qui jouait sous le preau et s'approcher de moi. Il venait me dire que "le jeune dame des Sablonnieres etait morte hier a la tombee de la nuit". Tout se mele pour moi, tout se confond dans cette douleur. Il me semble maintenant que jamais plus je n'aurai le courage de recommencer la classe. Rien que traverser la cour aride de l'ecole c'est une fatigue qui va me briser les genoux. Tout est penible, tout est amer puisqu'elle est morte. Le monde est vide, les vacances sont finies. Finies, les longues courses perdues en voiture; finie, la fete mysterieuse... Tout redevient la peine que c'etait. J'ai dit aux enfants qu'il n'y aurait pas de classe ce matin. Ils s'en vont, par petits groupes, porter cette nouvelle aux autres a travers la campagne. Quant a moi, je prends mon chapeau noir, une jaquette bordee que j'ai, et je m'en vais miserablement vers les Sablonnieres... ... Me voici devant la maison que nous avions tant cherchee il y a trois ans! C'est dans cette maison qu'Yvonne de Galais, la femme d'Augustin Meaulnes, est morte hier soir. Un etranger la prendrait pour une chapelle, tant il s'est fait de silence depuis hier dans ce lieu desole. Voila donc ce que nous reservait ce beau matin de rentree, ce perfide soleil d'automne qui glisse sous les branches. Comment lutterais-je contre cette affreuse revolte, cette suffocante montee de larmes! Nous avions retrouve la belle jeune fille. Nous l'avions conquise. Elle etait la femme de mon compagnon et moi je l'aimais de cette amitie profonde et secrete qui ne se dit jamais. Je la regardais et j'etais content, comme un petit enfant. J'aurais un jour peut-etre epouse une autre jeune fille, et c'est a elle la premiere que j'aurais confie la grande nouvelle secrete... Pres de la sonnette, au coin de la porte, on a laisse l'ecriteau d'hier. On a deja apporte le cercueil dans le vestibule, en bas. Dans la chambre du premier, c'est la nourrice de l'enfant qui m'accueille, qui me raconte la fin et qui entr'ouvre doucement la porte... La voici. Plus de fievre ni de combats. Plus de rougeur, ni d'attente... Rien que le silence, et, entoure d'ouate, un dur visage insensible et blanc, un front mort d'ou sortent les cheveux drus et durs. M. de Galais, accroupi dans un coin, nous tournant le dos, est en chaussettes, sans souliers, et il fouille avec une terrible obstination dans des tiroirs en desordre, arraches d'une armoire. Il en sort de temps a autre, avec une crise de sanglots qui lui secoue les epaules comme une crise de rire, une photographie ancienne, deja jaunie, de sa fille. L'enterrement est pour midi. Le medecin craint la decomposition rapide, qui suit parfois les embolies. C'est pourquoi le visage, comme tout le corps d'ailleurs, est entoure d'ouate imbibee de phenol. L'habillage termine--on lui a mis son admirable robe de velours bleu sombre, semee par endroits de petites etoiles d'argent, mais il a fallu aplatir et friper les belles manches a gigot maintenant demodees--au moment de faire monter le cercueil, on s'est apercu qu'il ne pourrait pas tourner dans le couloir trop etroit. Il faudrait avec une corde le hisser dehors par la fenetre et de la meme facon le faire descendre ensuite... Mais M. de Galais, toujours penche sur de vieilles choses parmi lesquelles il cherche on ne sait quels souvenirs perdus, intervient alors avec une vehemence terrible. "Plutot, dit-il d'une voix coupee par les larmes et la colere, plutot que de laisser faire une chose aussi affreuse, c'est moi qui la prendrai et la descendrai dans mes bras..." Et il ferait ainsi, au risque de tomber en faiblesse, a mi-chemin, et de s'ecrouler avec elle! Mais alors je m'avance, je prends le seul parti possible: avec l'aide du medecin et d'une femme, passant un bras sous le dos de la morte etendue, l'autre sous ses jambes, je la charge contre ma poitrine. Assise sur mon bras gauche, les epaules appuyees contre mon bras droit, sa tete retombante retournee sous mon menton, elle pese terriblement sur mon coeur. Je descends lentement, marche par marche, le long escalier raide, tandis qu'en bas on apprete tout. J'ai bientot les deux bras casses par la fatigue. A chaque marche, avec ce poids sur la poitrine, je suis un peu essouffle. Agrippe au corps inerte et pesant, je baisse la tete sur la tete de celle que j'emporte, je respire fortement et ses cheveux blonds aspires m'entrent dans la bouche--des cheveux morts qui ont un gout de terre. Ce gout de terre et de mort, ce poids sur le coeur, c'est tout ce qui reste pour moi de la grande aventure, et de vous, Yvonne de Galais, jeune femme tant cherchee --tant aimee... CHAPITRE XIII Le cahier de devoirs mensuels. Dans la maison pleine de tristes souvenirs, ou des femmes, tout le jour, bercaient et consolaient un tout petit enfant malade, le vieux M. de Galais ne tarda pas a s'aliter. Aux premiers grands froids de l'hiver il s'eteignit paisiblement et je ne pus me tenir de verser des larmes au chevet de ce vieil homme charmant, dont la pensee indulgente et la fantaisie alliee a celle de son fils avaient ete la cause de toute notre aventure. Il mourut, fort heureusement, dans une incomprehension complete de tout ce qui s'etait passe et, d'ailleurs, dans un silence presque absolu. Comme il n'avait plus depuis longtemps ni parents ni amis dans cette region de la France, il m'institua par testament son legataire universel jusqu'au retour de Meaulnes, a qui je devais rendre compte de tout, s'il revenait jamais... Et c'est au Sablonnieres desormais que j'habitai. Je n'allais plus a Saint-Benoist que pour y faire la classe, partant le matin de bonne heure, dejeunant a midi d'un repas prepare au Domaine, que je faisais chauffer sur le poele, et rentrant le soir aussitot apres l'etude. Ainsi je pus garder pres de moi l'enfant que les servantes de la ferme soignaient. Surtout j'augmentais mes chances de rencontrer Augustin, s'il rentrait un jour aux Sablonnieres. Je ne desesperais pas, d'ailleurs, de decouvrir a la longue dans les meubles, dans les tiroirs de la maison, quelque papier, quelque indice qui me permit de connaitre l'emploi de son temps, durant le long silence des annees precedentes--et peut-etre ainsi de saisir les raisons de sa fuite ou tout au moins de retrouver sa trace... J'avais deja vainement inspecte je ne sais combien de placards et d'armoires, ouvert, dans les cabinets de debarras, une quantite d'anciens cartons de toutes formes, qui se trouvaient tantot remplis de liasses de vieilles lettres et de photographies jaunies de la famille de Galais, tantot bondes de fleurs artificielles, de plumes, d'aigrettes et d'oiseaux demodes. Il s'echappait de ces boites je ne sais quelle odeur fanee, quel parfum eteint, qui, soudain, reveillaient en moi pour tout un jour les souvenirs, les regrets, et arretaient mes recherches... Un jour de conge, enfin, j'avisai au grenier une vieille petite malle longue et basse, couverte de poils de porc a demi ronges, et que je reconnus pour etre la malle d'ecolier d'Augustin. Je me reprochai de n'avoir point commence par la mes recherches. J'en fis sauter facilement la serrure rouillee. La malle etait pleine jusqu'au bord des cahiers et des livres de Sainte-Agathe. Arithmetiques, litteratures, cahiers de problemes, que sais-je?... Avec attendrissement plutot que par curiosite, je me mis a fouiller dans tout cela, relisant les dictees que je savais encore par coeur, tant de fois nous les avions recopiees! "L'Aqueduc" de Rousseau, "Une aventure en Calabre" de P.L. Courier, "Lettre de George Sand a son fils"... Il y avait aussi un "Cahier de Devoirs Mensuels". J'en fus surpris, car ces cahiers restaient au Cours et les eleves ne les emportaient jamais au dehors. C'etait un cahier vert tout jauni sur les bords. Le nom de l'eleve, Augustin Meaulnes, etait ecrit sur la couverture en ronde magnifique. Je l'ouvris. A la date des devoirs, avril 189... je reconnus que Meaulnes l'avait commence peu de jours avant de quitter Sainte- Agathe. Les premieres pages etaient tenues avec le soin religieux qui etait de regle lorsqu'on travaillait sur ce cahier de compositions. Mais il n'y avait pas plus de trois pages ecrites, le reste etait blanc et voila pourquoi Meaulnes l'avait emporte. Tout en reflechissant, agenouille par terre, a ces coutumes, a ces regles pueriles qui avaient tenu tant de place dans notre adolescence, je faisais tourner sous mon pouce le bord des pages du cahier inacheve. Et c'est ainsi que je decouvris de l'ecriture sur d'autres feuillets. Apres quatre pages laissees en blanc on avait recommence a ecrire. C'etait encore l'ecriture de Meaulnes, mais rapide, mal formee, a peine lisible; de petits paragraphes de largeurs inegales, separes par des lignes blanches. Parfois ce n'etait qu'une phrase inachevee. Quelquefois une date. Des la premiere ligne, je jugeai qu'il pouvait y avoir la des renseignements sur la vie passee de Meaulnes a Paris, des indices sur la piste que je cherchais, et je descendis dans la salle a manger pour parcourir a loisir, a la lumiere du jour, l'etrange document. Il faisait un jour d'hiver clair et agite. Tantot le soleil vif dessinait les croix des carreaux sur les rideaux blancs de la fenetre, tantot un vent brusque jetait aux vitres une averse glacee. Et c'est devant cette fenetre, aupres du feu, que je lus ces lignes qui m'expliquerent tant de choses et dont voici la copie tres exacte... CHAPITRE XIV Le secret. Je suis passe une fois encore sous la fenetre. La vitre est toujours poussiereuse et blanchie par le double rideau qui est derriere. Yvonne de Galais l'ouvrirait-elle que je n'aurais rien a lui dire puisqu'elle est mariee... Que faire, maintenant? Comment vivre?... Samedi 13 fevrier.--J'ai rencontre, sur le quai, cette jeune fille qui m'avait renseigne au mois de juin, qui attendait comme moi devant la maison fermee... Je lui ai parle. Tandis qu'elle marchait, je regardais de cote les legers defauts de son visage: une petite ride au coin des levres, un peu d'affaissement aux joues, et de la poudre accumulee aux ailes du nez. Elle c'est retournee tout d'un coup et me regardant bien en face, peut-etre parce qu'elle est plus belle de face que de profil, elle m'a dit d'une voix breve: "Vous m'amusez beaucoup. Vous me rappelez un jeune homme qui me faisait la cour, autrefois, a Bourges. Il etait meme mon fiance..." Cependant a la nuit pleine, sur le trottoir desert et mouille qui reflete la lueur d'un bec de gaz, elle s'est approchee de moi tout d'un coup, pour me demander de l'emmener ce soir au theatre avec sa soeur. Je remarque pour la premiere fois qu'elle est habillee de deuil, avec un chapeau de dame trop vieux pour sa jeune figure, un haut parapluie fin, pareil a une canne. Et comme je suis tout pres d'elle, quand je fais un geste mes ongles griffent le crepe de son corsage... Je fais des difficultes pour accorder ce qu'elle demande. Fachee, elle veut partir tout de suite. Et c'est moi, maintenant qui la retiens et la prie. Alors un ouvrier qui passe dans l'obscurite plaisante a mi-voix: "N'y va pas, ma petite, il te ferait mal!" Et nous sommes restes, tous les deux, interdits. Au theatre.--Les deux jeunes filles, mon amie qui s'appelle Valentine Blondeau et sa soeur, sont arrivees avec de pauvres echarpes. Valentine est placee devant moi. A chaque instant elle se retourne, inquiete, comme se demandant ce que je lui veux. Et moi, je me sens pres d'elle, presque heureux; je lui reponds chaque fois par un sourire. Tout autour de nous, il y avait des femmes trop decolletees. Et nous plaisantions. Elle souriait d'abord, puis elle dit: "Il ne faut pas que je rie. Moi aussi je suis trop decolletee". Et elle s'est enveloppee dans son echarpe. En effet sous le carre de dentelle noire, on voyait que, dans sa hate a changer de toilette, elle avait refoule le haut de sa simple chemise montante. Il y a en elle je ne sais quoi de pauvre et de pueril; il y a dans son regard je ne sais quel air souffrant et hasardeux qui m'attire. Pres d'elle, le seul etre au monde qui ait pu me renseigner sur les gens du Domaine, je ne cesse de penser a mon etrange aventure de jadis... J'ai voulu l'interroger de nouveau sur le petit hotel du boulevard. Mais a son tour, elle m'a pose des questions si genantes que je n'ai su rien repondre. Je sens que desormais nous serons, tous les deux, muets sur ce sujet. Et pourtant je sais aussi que je la reverrai. A quoi bon? Et pourquoi?... Suis-je condamne maintenant a suivre a la trace tout etre qui portera en soi le plus vague, le plus lointain relent de mon aventure manquee?... A minuit, seul, dans la rue deserte, je me demande ce que me veut cette nouvelle et bizarre histoire? Je marche le long des maisons pareilles a des boites en carton alignees, dans lesquelles tout un peuple dort. Et je me souviens tout a coup d'une decision que j'avais prise l'autre mois: j'avais resolu d'aller la-bas en pleine nuit, vers une heure du matin, de contourner l'hotel, d'ouvrir la porte du jardin, d'entrer comme un voleur et de chercher un indice quelconque qui me permit de retrouver le Domaine perdu, pour la revoir, seulement la revoir... Mais je suis fatigue. J'ai faim. Moi aussi je me suis hate de changer de costume, avant le theatre, et je n'ai pas dine... Agite, inquiet pourtant, je reste longtemps assis sur le bord de mon lit, avant de me coucher, en proie a un vague remords. Pourquoi? Je note encore ceci: elles n'ont pas voulu ni que je les reconduise, ni me dire ou elles demeuraient. Mais je les ai suivies aussi longtemps que j'ai pu. Je sais qu'elles habitent une petite rue qui tourne aux environs de Notre-Dame. Mais a quel numero?... J'ai devine qu'elles etaient couturieres ou modistes. En se cachant de sa soeur, Valentine m'a donne rendez-vous pour jeudi, a quatre heures, devant le meme theatre ou nous sommes alles. "Si je n'etais pas la jeudi, a-t-elle dit, revenez vendredi a la meme heure, puis samedi, et ainsi de suite, tous les jours". Jeudi 18 fevrier.--Je suis parti pour l'attendre dans le grand vent qui charrie de la pluie. On se disait a chaque instant: il va finir par pleuvoir... Je marche dans la demi-obscurite des rues, un poids sur le coeur. Il tombe une goutte d'eau. Je crains qu'il ne pleuve: une averse peut l'empecher de venir. Mais le vent se reprend a souffler et la pluie ne tombe pas cette fois encore. La-haut, dans le gris apres-midi du ciel-- tantot gris et tantot eclatant--un grand nuage a du ceder au vent. Et je suis ici terre dans une attente miserable... Devant le theatre.--Au bout d'un quart d'heure je suis certain qu'elle ne viendra pas. Du quai ou je suis, je surveille au loin, sur le pont par lequel elle aurait du venir, le defile des gens qui passent. J'accompagne du regard toutes les jeunes femmes en deuil que je vois venir et je me sens presque de la reconnaissance pour celles qui, le plus longtemps, le plus pres de moi, lui ont ressemble et m'ont fait esperer... Une heure d'attente.--Je suis las. A la tombee de la nuit, un gardien de la paix traine au poste voisin un voyou qui lui jette d'une voix etouffee toutes les injures, toutes les ordures qu'il sait. L'agent est furieux, pale, muet... Des le couloir il commence a cogner, puis il referme sur eux la porte pour battre le miserable tout a l'aise... Il me vient cette pensee affreuse que j'ai renonce au paradis et que je suis en train de pietiner aux portes de l'enfer. De guerre lasse, je quitte l'endroit et je gagne cette rue etroite et basse, entre la Seine et Notre-Dame, ou je connais a peu pres la place de leur maison. Tout seul, je vais et viens. De temps a autre une bonne ou une menagere sort sous la petite pluie pour faire avant la nuit ses emplettes... Il n'y a rien, ici, pour moi, et je m'en vais... Je repasse, dans la pluie claire qui retarde la nuit, sur la place ou nous devions nous attendre. Il y a plus de monde que tout a l'heure--une foule noire... Suppositions--Desespoir--Fatigue. Je me raccroche a cette pensee: demain. Demain, a la meme heure, en ce meme endroit, je reviendrai l'attendre. Et j'ai grand'hate que demain soit arrive. Avec ennui j'imagine la soiree d'aujourd'hui, puis la matinee du lendemain, que je vais passer dans le desoeuvrement... Mais deja cette journee n'est-elle pas presque finie?... Rentre chez moi, pres du feu, j'entends crier les journaux du soir. Sans doute, de sa maison perdue quelque part dans la ville, aupres de Notre-Dame, elle les entend aussi. Elle... Je veux dire: Valentine. Cette soiree que j'avais voulu escamoter me pese etrangement. Tandis que l'heure avance, que ce jour-la va bientot finir et que deja je le voudrai fini, il y a des hommes qui lui ont confie tout leur espoir, tout leur amour et leurs dernieres forces. Il y a des hommes mourants, d'autres qui attendent une echeance, et qui voudraient que ce ne soit jamais demain. Il y en a d'autres pour qui demain pointera comme un remords. D'autres qui sont fatigues, et cette nuit ne sera jamais assez longue pour leur donner tout le repos qu'il faudrait. Et moi, moi qui a perdu ma journee, de quel droit est-ce que j'ose appeler demain? Vendredi soir.--J'avais pense ecrire a la suite: "Je ne l'ai pas revue". Et tout aurait ete fini. Mais en arrivant ce soir, a quatre heures, au coin du theatre: la voici. Fine et grave, vetue de noir, mais avec de la poudre au visage et une collerette qui lui donne l'air d'un pierrot coupable. Un air a la fois douloureux et malicieux. C'est pour me dire qu'elle veut me quitter tout de suite, qu'elle ne viendra plus. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Et pourtant, a la tombee de la nuit, nous voici encore tous les deux, marchant lentement l'un pres de l'autre, sur le gravier des Tuileries. Elle me raconte son histoire mais d'une facon si enveloppee que je comprends mal. Elle dit: "mon amant" en parlant de ce fiance qu'elle n'a pas epouse. Elle le fait expres, je pense, pour me choquer et pour que je ne m'attache point a elle. Il y a des phrases d'elle que je transcris de mauvaise grace: "N'ayez aucune confiance en moi, dit-elle, je n'ai jamais fait que des folies. "J'ai couru des chemins, toute seule. "J'ai desespere mon fiance. Je l'ai abandonne parce qu'il m'admirait trop; il ne me voyait qu'en imagination et non point telle que j'etais. Or, je suis pleine de defauts. Nous aurions ete tres malheureux". A chaque instant, je la surprends en train de se faire plus mauvaise qu'elle n'est. Je pense qu'elle veut se prouver a elle-meme qu'elle a eu raison jadis de faire la sottise dont elle parle, qu'elle n'a rien a regretter et n'etait pas digne du bonheur qui s'offrait a elle. Une autre fois: "Ce qui me plait en vous, m'a-t-elle dit en me regardant longuement, ce qui me plait en vous, je ne puis savoir pourquoi, ce sont mes souvenirs..." Une autre fois: "Je l'aime encore, disait-elle, plus que vous ne pensez". Et puis soudain, brusquement, brutalement, tristement: "Enfin, qu'est-ce que vous voulez? Est-ce que vous m'aimez, vous aussi? Vous aussi, vous allez me demander ma main?..." J'ai balbutie. Je ne sais pas ce que j'ai repondu. Peut-etre ai-je dit: "Oui". Cette espece de journal s'interrompait la. Commencaient alors des brouillons de lettres illisibles, informes, ratures. Precaire fiancailles!... La jeune fille, sur la priere de Meaulnes, avait abandonne son metier. Lui s'etait occupe des preparatifs du mariage. Mais sans cesse repris par le desir de chercher encore, de partir encore sur la trace de son amour perdu, il avait du, sans doute, plusieurs fois disparaitre; et, dans ces lettres, avec un embarras tragique, il cherchait a se justifier devant Valentine. CHAPITRE XV Le secret (suite). Puis le journal reprenait. Il avait note des souvenirs sur un sejour qu'ils avaient fait tous les deux a la campagne, je ne sais ou. Mais, chose etrange, a partir de cet instant, peut-etre par un sentiment de pudeur secrete, le journal etait redige de facon si hachee, si informe, griffonne si hativement aussi, que j'ai du reprendre moi meme et reconstituer toute cette partie de son histoire. 14 juin.--Lorsqu'il s'eveilla de grand matin dans la chambre de l'auberge, le soleil avait allume les dessins rouges du rideau noir. Des ouvriers agricoles, dans la salle du bas, parlaient fort en prenant le cafe du matin: ils s'indignaient, en phrases rudes et paisibles, contre un de leurs patrons. Depuis longtemps sans doute Meaulnes entendait, dans son sommeil, ce calme bruit. Car il n'y prit point garde d'abord. Ce rideau seme de grappes rougies par le soleil, ces voix matinales montant dans la chambre silencieuse, tout cela se confondait dans l'impression unique d'un reveil a la campagne, au debut de delicieuses grandes vacances. Il se leva, frappa doucement a la porte voisine, sans obtenir de reponse, et l'entr'ouvrit sans bruit. Il apercut alors Valentine et comprit d'ou lui venait tant de paisible bonheur. Elle dormait, absolument immobile et silencieuse, sans qu'on l'entendit respirer, comme un oiseau doit dormir. Longtemps il regarda ce visage d'enfant aux yeux fermes, ce visage si quiet qu'on eut souhaite ne l'eveiller et ne le troubler jamais. Elle ne fit pas d'autre mouvement pour montrer qu'elle ne dormait plus que d'ouvrir les yeux et de regarder. Des qu'elle fut habillee, Meaulnes revint pres de la jeune fille. "Nous sommes en retard", dit-elle. Et ce fut aussitot comme une menagere dans sa demeure. Elle mit de l'ordre dans les chambres, brossa les habits que Meaulnes avait portes la veille et quand elle en vint au pantalon se desola. Le bas des jambes etait couvert d'une boue epaisse. Elle hesita, puis, soigneusement, avec precaution, avant de le brosser, elle commenca par raper la premiere epaisseur de terre avec un couteau. "C'est ainsi, dit Meaulnes, que faisaient les gamins de Sainte-Agathe quand ils etaient flanques dans la boue. --Moi, c'est ma mere qui m'a enseigne cela", dit Valentine. ... Et telle etait bien la compagne que devait souhaiter, avant son aventure mysterieuse, le chasseur et le paysan qu'etait le grand Meaulnes. 15 juin.--A ce diner, a la ferme, ou grace a leurs amis qui les avaient presentes comme mari et femme, ils furent convies, a leur grand ennui, elle se montra timide comme une nouvelle mariee. On avait allume les bougies de deux candelabres, a chaque bout de la table couverte de toile blanche, comme a une paisible noce de campagne. Les visages, des qu'ils se penchaient, sous cette faible clarte, baignaient dans l'ombre. Il y avait a la droite de Patrice (le fils du fermier) Valentine puis Meaulnes, qui demeura taciturne jusqu'au bout, bien qu'on s'adressat presque toujours a lui. Depuis qu'il avait resolu, dans ce village perdu, afin d'eviter les commentaires, de faire passer Valentine pour sa femme, un meme regret, un meme remords le desolaient. Et tandis que Patrice, a la facon d'un gentilhomme campagnard, dirigeait le diner: "C'est moi, pensait Meaulnes, qui devrais, ce soir, dans une salle basse comme celle-ci, une belle salle que je connais bien, presider le repas de mes noces". Pres de lui, Valentine refusait timidement tout ce qu'on lui offrait. On eut dit une jeune paysanne. A chaque tentative nouvelle, elle regardait son ami et semblait vouloir se refugier contre lui. Depuis longtemps, Patrice insistait vainement pour qu'elle vidat son verre, lorsqu'enfin Meaulnes se pencha vers elle et lui dit doucement: "Il faut boire, ma petite Valentine". Alors, docilement, elle but. Et Patrice felicita en souriant le jeune homme d'avoir une femme aussi obeissante. Mais tous les deux, Valentine et Meaulnes, restaient silencieux et pensifs. Ils etaient fatigues, d'abord; leurs pieds trempes par la boue de la promenade etaient glaces sur les carreaux laves de la cuisine. Et puis, de temps a autre, le jeune homme etait oblige de dire: "Ma femme, Valentine, ma femme..." Et chaque fois, en prononcant sourdement ce mot, devant ces paysans inconnus, dans cette salle obscure, il avait l'impression de commettre une faute. 17 juin.--L'apres-midi de ce dernier jour commenca mal. Patrice et sa femme les accompagnerent a la promenade. Peu a peu, sur la pente inegale couverte de bruyeres, les deux couples se trouverent separes. Meaulnes et Valentine s'assirent entre les genevriers, dans un petit taillis. Le vent portait des gouttes de pluie et le temps etait bas. La soiree avait un gout amer, semblait-il, le gout d'un tel ennui que l'amour meme ne le pouvait distraire. Longtemps ils resterent la, dans leur cachette, abrites sous les branches, parlant peu. Puis le temps se leva. Il fit beau. Ils crurent que, maintenant, tout irait bien. Et ils commencerent a parler d'amour, Valentine parlait, parlait... "Voici, disait-elle, ce que me promettait mon fiance, comme un enfant qu'il etait: tout de suite nous aurions eu une maison, comme une chaumiere perdue dans la campagne. Elle etait toute prete, disait-il. Nous y serions arrives comme au retour d'un grand voyage, le soir de notre mariage, vers cette heure-ci qui est proche de la nuit. Et par les chemins, dans la cour, caches dans les bosquets, des enfants inconnus nous auraient fait fete, criant: "Vive la mariee!"... Quelles folies! n'est-ce pas?" Meaulnes, interdit, soucieux, l'ecoutait. Il retrouvait, dans tout cela, comme l'echo d'une voix deja entendue. Et il y avait aussi, dans le ton de la jeune fille, lorsqu'elle contait cette histoire, un vague regret. Mais elle eut peur de l'avoir blesse. Elle se retourna vers lui, avec elan, avec douceur. "A vous, dit-elle, je veux donner tout ce que j'ai: quelque chose qui ait ete pour moi plus precieux que tout..., et vous le brulerez!" Alors, en le regardant fixement, d'un air anxieux, elle sortit de sa poche un petit paquet de lettres qu'elle lui tendit, les lettres de son fiance. Ah! tout de suite, il reconnut la fine ecriture. Comment n'y avait-il jamais pense plus tot! C'etait l'ecriture de Franz le bohemien, qu'il avait vue jadis sur le billet desespere laisse dans la chambre du Domaine... Ils marchaient maintenant sur une petite route etroite entre les paquerettes et les foins eclaires obliquement par le soleil de cinq heures. Si grande etait sa stupeur que Meaulnes ne comprenait pas encore quelle deroute pour lui tout cela signifiait. Il lisait parce qu'elle lui avait demande de lire. Des phrases enfantines, sentimentales, pathetiques... Celle-ci, dans la derniere lettre: ... Ah! vous avez perdu le petit coeur, impardonnable petite Valentine. Que va-t-il nous arriver? Enfin je ne suis pas superstitieux... Meaulnes lisait, a demie aveugle de regret et de colere, le visage immobile, mais tout pale, avec des fremissements sous les yeux. Valentine, inquiete de le voir ainsi, regarda ou il en etait, et ce qui le fachait ainsi. "C'est, expliqua-t-elle tres vite, un bijou qu'il m'avait donne en me faisant jurer de le regarder toujours. C'etaient la de ses idees folles". Mais elle ne fit qu'exasperer Meaulnes. "Folles! dit-il en mettant des lettres dans sa poche. Pourquoi repeter ce mot? Pourquoi n'avoir jamais voulu croire en lui? Je l'ai connu, c'etait le garcon le plus merveilleux du monde! --Vous l'avez connu, dit-elle au comble de l'emoi, vous avez connu Frantz de Galais? --C'etait mon ami le meilleur, c'etait mon frere d'aventures, et voila que je lui ai pris sa fiancee! "Ah! poursuivit-il avec fureur, quel mal vous nous avez fait, vous qui n'avez croire a rien. Vous etes cause de tout. C'est vous qui avez tout perdu! tout perdu!" Elle voulut lui parler, lui prendre la main, mais il la repoussa brutalement. "Allez-vous-en. Laissez-moi. --Eh bien, s'il en est ainsi, dit-elle, le visage en feu, begayant et pleurant a demi, je partirai en effet. Je rentrerai a Bourges, chez nous, avec ma soeur. Et si vous ne revenez pas me chercher, vous savez, n'est-ce pas? que mon pere est trop pauvre pour me garder; eh bien! je repartirai pour Paris, je battrai les chemins comme je l'ai deja fait une fois, je deviendrai certainement une fille perdue, moi qui n'ai plus de metier..." Et elle s'en alla chercher ses paquets pour prendre le train, tandis que Meaulnes, sans meme la regarder partir, continuait a marcher au hasard. Le journal s'interrompait de nouveau. Suivaient encore des brouillons de lettres, lettres d'un homme indecis, egare. Rentre a La Ferte-d'Angillon, Meaulnes ecrivait a Valentine en apparence pour lui affirmer sa resolution de ne jamais la revoir et lui en donner des raisons precises, mais en realite, peut-etre, pour qu'elle lui repondit. Dans une de ces lettres, il lui demandait ce que, dans son desarroi, il n'avait pas meme songe d'abord a lui demander: savait-elle ou se trouvait le Domaine tant cherche? Dans une autre, il la suppliait de se reconcilier avec Frantz de Galais. Lui-meme se chargeait de le retrouver... Toutes les lettres dont je voyais les brouillons n'avaient pas du etre envoyees. Mais il avait du ecrire deux ou trois fois, sans jamais obtenir de reponse. C'avait ete pour lui une periode de combats affreux et miserables, dans un isolement absolu. L'espoir de revoir jamais Yvonne de Galais s'etant completement evanoui, il avait du peu a peu sentir sa grande resolution faiblir. Et d'apres les pages qui vont suivre--les dernieres de son journal--j'imagine qu'il dut, un beau matin du debut des vacances, louer une bicyclette pour aller a Bourges, visiter la cathedrale. Il etait parti a la premiere heure, par la belle route droite entre les bois, inventant en chemin mille pretextes a se presenter dignement, sans demander une reconciliation, devant celle qu'il avait chassee. Les quatre dernieres pages, que j'ai pu reconstituer racontaient ce voyage et cette derniere faute... CHAPITRE XVI Le secret (fin). 25 aout.--De l'autre cote de Bourges, a l'extremite des nouveaux faubourgs, il decouvrit, apres avoir longtemps cherche, la maison de Valentine Blondeau. Une femme--la mere de Valentine--sur le pas de la porte, semblait l'attendre. C'etait une bonne figure de menagere, lourde, fripee, mais belle encore. Elle le regardai venir avec curiosite, et lorsqu'il lui demanda: "si Mlles Blondeau etaient ici", elle lui expliqua doucement, avec bienveillance, qu'elles etaient rentrees a Paris depuis le 15 aout. "Elles m'ont defendu de dire ou elles allaient, ajouta-t-elle, mais en ecrivant a leur ancienne adresse on ferait suivre leurs lettres". En revenant sur ses pas, sa bicyclette a la main, a travers le jardinet, il pensait: "Elle est partie... Tout est fini comme je l'ai voulu... C'est moi qui l'ai forcee a cela. "Je deviendrai certainement une fille perdue", disait-elle. Et c'est moi qui l'ai jetee la! C'est moi qui ai perdu la fiancee de Frantz!" Et tout bas il se repetait avec folie: "Tant mieux! Tant mieux!" avec la certitude que c'etait bien "tant pis" au contraire et que, sous les yeux de cette femme, avant d'arriver a la grille, il allait buter des deux pieds et tomber sur les genoux. Il ne pensa pas a dejeuner et s'arreta dans un cafe ou il ecrivit longuement a Valentine, rien que pour crier, pour se delivrer du cri desespere qui l'etouffait. Sa lettre repetait indefiniment: "Vous avez pu! Vous avez pu!... Vous avez pu vous resigner a cela! Vous avez pu vous perdre ainsi!" Pres de lui des officiers buvaient. L'un d'eux racontait bruyamment une histoire de femme qu'on entendait par bribes: "... Je lui ai dit... Vous devez bien me connaitre... Je fais la partie avec votre mari tous les soirs!" Les autres riaient et, detournant la tete, crachaient derriere les banquettes. Have et poussiereux, Meaulnes les regardait comme un mendiant. Il les imagina tenant Valentine sur leurs genoux. Longtemps, a bicyclette, il erra autour de la cathedrale, se disant obscurement: "En somme, c'est pour la cathedrale que j'etais venu". Au bout de toutes les rues, sur la place deserte, on la voyait monter enorme et indifferente. Ces rues etaient etroites et souillees comme les ruelles qui entourent les eglises de village. Il y avait ca et la l'enseigne d'une maison louche, une lanterne rouge... Meaulnes sentait sa douleur perdue, dans ce quartier malpropre, vicieux, refugie, comme aux anciens ages, sous les arcs-boutants de la cathedrale. Il lui venait une crainte de paysan, une repulsion pour cette eglise de la ville, ou tous les vices sont sculptes dans des cachettes, qui est batie entre les mauvais lieux et qui n'a pas de remede pour les plus douleurs d'amour. Deux filles vinrent a passer, se tenant par la taille et le regardant effrontement. Par degout ou par jeu, pour se venger de son amour ou pour l'abimer, Meaulnes les suivit lentement a bicyclette et l'une d'elles, une miserable fille dont les rares cheveux blonds etaient tires en arriere par un faux chignon, lui donna rendez-vous pour six heures au jardin de l'Archeveche, le jardin ou Frantz, dans une de ses lettres, donnait rendez-vous a la pauvre Valentine. Il ne dit pas non, sachant qu'a cette heure il aurait depuis longtemps quitte la ville. Et de sa fenetre basse, dans la rue en pente, elle resta longtemps a lui faire des signes vagues. Il avait hate de reprendre son chemin. Avant de partir, il ne peut resister au morne desir de passer une derniere fois devant la maison de Valentine. Il regarda de tous ses yeux et put faire provision de tristesse. C'etait une des dernieres maisons du faubourg et la rue devenait une route a partir de cet endroit... En face, une sorte de terrain vague formait comme une petite place. Il n'y avait personne aux fenetres, ni dans la cour, nulle part. Seule, le long d'un mur, trainant deux gamins en guenilles, une sale fille poudree passa. C'est la que l'enfance de Valentine s'etait ecoulee, la qu'elle avait commence a regarder le monde de ses yeux confiants et sages. Elle avait travaille, cousu, derriere ces fenetres. Et Frantz etait passe pour la voir, lui sourire, dans cette rue de faubourg. Mais maintenant il n'y avait plus rien, rien... La triste soiree durait et Meaulnes savait seulement que quelque part, perdue, durant ce meme apres-midi, Valentine regardait passer dans son souvenir cette place morne ou jamais elle ne viendrait plus. Le long voyage qu'il lui restait a faire pour rentrer devait etre son dernier recours contre sa peine, sa derniere distraction forcee avant de s'y enfoncer tout entier. Il partit. Aux environs de la route, dans la vallee, de delicieuses maisons fermieres, entre les arbres, au bord de l'eau, montraient leurs pignons pointus garnis de treillis verts. Sans doute, la-bas, sur les pelouses, des jeunes filles attentives parlaient de l'amour. On imaginait, la-bas, des ames, de belles ames... Mais, pour Meaulnes, a ce moment, il n'existait plus qu'un seul amour, cet amour mal satisfait qu'on venait de souffleter si cruellement, et la jeune fille entre toutes qu'il eut du proteger, sauvegarder, etait justement celle-la qu'il venait d'envoyer a sa perte. Quelques lignes hatives du journal m'apprenaient encore qu'il avait forme le projet de retrouver Valentine coute que coute avant qu'il fut trop tard. Une date, dans un coin de page, me faisait croire que c'etait la ce long voyage pour lequel Mme Meaulnes faisait des preparatifs, lorsque j'etais venu a La Ferte-d'Angillon pour tout deranger. Dans la marie abandonnee, Meaulnes notait ses souvenirs et ses projets par un beau matin de la fin du mois d'aout--lorsque j'avais pousse la porte et lui avait apporte la grande nouvelle qu'il n'attendait plus. Il avait ete repris, immobilise, par son ancienne aventure, sans oser rien faire ni rien avouer. Alors avaient commence le remords, le regret et la peine, tantot etouffes, tantot triomphants, jusqu'au jour des noces ou le cri du bohemien dans les sapins lui avait theatralement rappele son premier serment de jeune homme. Sur ce meme cahier de devoirs mensuels, il avait encore griffonne quelques mots en hate, a l'aube, avant de quitter, avec sa permission-- mais pour toujours--Yvonne de Galais, son epouse depuis la veille: "Je pars. Il faudra bien que je retrouve la piste des deux bohemiens qui sont venus hier dans la sapiniere et qui sont partis vers l'est a bicyclette. Je ne reviendrai pres d'Yvonne que si je puis ramener avec moi et installer dans la "maison de Frantz" Frantz et Valentine maries. "Ce manuscrit, que j'avais commence comme un journal secret et qui est devenu ma confession, sera, si je ne reviens pas, la propriete de mon ami Francois Seurel". Il avait du glisser le cahier en hate sous les autres, refermer a clef son ancienne petite malle d'etudiant, et disparaitre. EPILOGUE Le temps passa. Je perdais l'espoir de revoir jamais mon compagnon, et de mornes jours s'ecoulaient dans l'ecole paysanne, de tristes jours dans la maison deserte. Frantz ne vint pas au rendez-vous que je lui avais fixe, et d'ailleurs ma tante Moinel ne savait plus depuis longtemps ou habitait Valentine. La seule joie des Sablonnieres, ce fut bientot la petite fille qu'on avait pu sauver. A la fin de septembre, elle s'annoncait meme comme une solide et jolie petite fille. Elle allait avoir un an. Cramponnee aux barreaux des chaises, elle les poussait toute seule, s'essayant a marcher sans prendre garde aux chutes, et faisait un tintamarre qui reveillait longuement les echos sourds de la demeure abandonnee. Lorsque je la tenais dans mes bras, elle ne souffrait jamais que je lui donne un baiser. Elle avait une facon sauvage et charmante en meme temps de fretiller et de me repousser la figure avec sa petite main ouverte, en riant aux eclats. De toute sa gaiete, de toute sa violence enfantine, on eut dit qu'elle allait chasser le chagrin qui pesait sur la maison depuis sa naissance. Je me disais parfois: "Sans doute, malgre cette sauvagerie, sera-t-elle un peu mon enfant". Mais une fois encore la Providence en decida autrement. Un dimanche matin de la fin de septembre, je m'etais leve de fort bonne heure, avant meme la paysanne qui avait la garde de la petite fille. Je devais aller pecher au Cher avec deux hommes de Saint-Benoist et Jasmin Delouche. Souvent ainsi les villageois d'alentour s'entendaient avec moi pour de grandes parties de braconnage: peches a la main, la nuit, peches aux eperviers prohibes... Tout le temps de l'ete, nous partions les jours de conge, des l'aube, et nous ne rentrions qu'a midi. C'etait le gagne-pain de presque tous ces hommes. Quant a moi, c'etait mon seul passe-temps; les seules aventures qui me rappelassent les equipees de jadis. Et j'avais fini par prendre gout a ces randonnees, a ces longues peches le long de la riviere ou dans les roseaux de l'etang. Ce matin-la, j'etais donc debout, a cinq heures et demie, devant la maison, sous un petit hangar adosse au mur qui separait le jardin anglais des Sablonnieres du jardin potager de la ferme. J'etais occupe a demeler mes filets que j'avais jetes en tas, le jeudi d'avant. Il ne faisait pas jour tout a fait; c'etait le crepuscule d'un beau matin de septembre; et le hangar ou je demelais a la hate mes engins se trouvait a demi plonge dans la nuit. J'etais la silencieux et affaire lorsque soudain j'entendis la grille s'ouvrir, un pas crier sur le gravier. "Oh! oh! me dis-je, voici mes gens plus tot que je n'aurais cru. Et moi qui ne suis pas pret!..." Mais l'homme qui entrait dans la cour m'etait inconnu. C'etait, autant que je pus distinguer, un grand gaillard barbu habille comme un chasseur ou un braconnier. Au lieu de venir me trouver la ou les autres savaient que j'etais toujours, a l'heure de nos rendez-vous, il gagna directement la porte d'entree. "Bon! pensai-je; c'est quelqu'un de leurs amis qu'ils auront convie sans me le dire et ils l'auront envoye en eclaireur". L'homme fit jouer doucement, sans bruit, le loquet de la porte. Mais je l'avais refermee, aussitot sorti. Il fit de meme a l'entree de la cuisine. Puis, hesitant un instant, il tourna vers moi, eclairee par le demi-jour, sa figure inquiete. Et c'est alors seulement que je reconnus le grand Meaulnes. Un long moment je restai la, effraye, desespere, repris soudain par toute la douleur qu'avait reveillee son retour. Il avait disparu derriere la maison, en avait fait le tour, et il revenait, hesitant. Alors je m'avancai vers lui, et sans rien dire, je l'embrassai en sanglotant. Tout de suite, il comprit: "Ah! dit-il d'une voix breve, elle est morte, n'est-ce pas?" Et il resta la, debout, sourd, immobile et terrible. Je le pris par le bras et doucement je l'entrainai vers la maison. Il faisait jour maintenant. Tout de suite, pour que le plus dur fut accompli, je lui fis monter l'escalier qui menait vers la chambre de la morte. Sitot entre; il tomba a deux genoux devant le lit et, longtemps, resta la tete enfouie dans ses deux bras. Il se releva enfin, les yeux egares, titubant, ne sachant ou il etait. Et, toujours le guidant par le bras, j'ouvris la porte qui faisait communiquer cette chambre avec celle de la petite fille. Elle s'etait eveillee toute seule--pendant que sa nourrice etait en bas--et, deliberement, s'etait assise dans son berceau. On voyait tout juste sa tete etonnee, tournee vers nous. "Voici ta fille", dis-je. Il eut un sursaut et me regarda. Puis il la saisit et l'enleva dans ses bras. Il ne put pas bien la voir d'abord, parce qu'il pleurait. Alors, pour detourner un peu ce grand attendrissement et ce flot de larmes, tout en la tenant tres serree contre lui, assise sur son bras droit, il tourna vers moi sa tete baissee et me dit: "Je les ai ramenes, les deux autres... Tu iras les voir dans leur maison". Et en effet, au debut de la matinee, lorsque je m'en allai, tout pensif et presque heureux vers la maison de Frantz, qu'Yvonne de Galais m'avait jadis montree deserte, j'apercus de loin une maniere de jeune menagere en collerette, qui balayait le pas de sa porte, objet de curiosite et d'enthousiasme pour plusieurs petits vachers endimanches qui s'en allaient a la messe... Cependant la petite fille commencait a s'ennuyer d'etre serree ainsi, et comme Augustin, la tete penchee de cote pour cacher et arreter ses larmes continuait a ne pas la regarder, elle lui flanqua une grande tape de sa petite main sur sa bouche barbue et mouillee. Cette fois le pere leva bien haut sa fille, la fit sauter au bout de ses bras et la regarda avec une espece de rire. Satisfaite, elle battit des mains... Je m'etais legerement recule pour mieux les voir. Un peu decu et pourtant emerveille, je comprenais que la petite fille avait enfin trouve la le compagnon qu'elle attendait obscurement. La seule joie que m'eut laissee le grand Meaulnes, je sentais bien qu'il etait revenu pour me la prendre. Et deja je l'imaginais, la nuit, enveloppant sa fille dans un manteau, et partant avec elle pour de nouvelles aventures. TABLE Premiere Partie. I.--Le Pensionnaire. II.--Apres quatre heures. III.--"Je frequentais la boutique d'un vannier". IV.--L'Evasion. V.--La Voiture qui revient. VI.--On frappe au carreau. VII.--Le Gilet de soie. VIII.--L'Aventure. IX.--Une Halte. X.--La Bergerie. XI.--Le Domaine mysterieux. XII.--La Chambre de Wellington. XIII.--La Fete etrange. XIV.--La Fete etrange (suite). XV.--La Rencontre. XVI.--Frantz de Galais. XVII--La Fete etrange (fin). Deuxieme Partie. I.--Le grand Jeu. II.--Nous tombons dans une embuscade. III.--Les Bohemiens a l'ecole. IV.--Ou il est question du Domaine mysterieux. V.--L'Homme aux espadrilles. VI.--Une Dispute dans la coulisse. VII.--Le Bohemien enleve son bandeau. VIII.--Les Gendarmes! IX.--A la recherche du sentier perdu. X.--La Lessive. XI.--Je trahis. XII.--Les trois lettres de Meaulnes. Troisieme Partie. I.--La Baignade. II.--Chez Florentin. III.--Une Apparition. IV.--La grande Nouvelle. V.--La Partie de Plaisir. VI.--La Partie de Plaisir (fin). VII.--Le Jour des Noces. VIII.--L'Appel de Frantz. IX.--Les Gens heureux. X.--La "Maison de Frantz". XI.--Conversation sous la Pluie. XII.--Le Fardeau. XIII.--Le Cahier de Devoirs mensuels. XIV.--Le Secret. XV.--Le Secret (suite). XVI.--Le Secret (fin). Epilogue. End of the Project Gutenberg EBook of Le grand Meaulnes, by Alain-Fournier *** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE GRAND MEAULNES *** This file should be named 7lgme10.txt or 7lgme10.zip Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 7lgme11.txt VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 7lgme10a.txt Produced by Walter Debeuf Project Gutenberg eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not keep eBooks in compliance with any particular paper edition. We are now trying to release all our eBooks one year in advance of the official release dates, leaving time for better editing. Please be encouraged to tell us about any error or corrections, even years after the official publication date. 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If the value per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2 million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+ We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002 If they reach just 1-2% of the world's population then the total will reach over half a trillion eBooks given away by year's end. The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks! This is ten thousand titles each to one hundred million readers, which is only about 4% of the present number of computer users. 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