The Project Gutenberg EBook of Histoires grises, by E. Edouard Tavernier This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Histoires grises Author: E. Edouard Tavernier Posting Date: September 11, 2012 [EBook #5892] Release Date: June, 2004 First Posted: September 18, 2002 Last Updated: March 29, 2004 Language: English Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES GRISES *** Produced by W. Debeuf Histoires grises. By E. Edouard Tavernier. HISTOIRES GRISES Plutarque. _L'honneur est une île escarpée et sans bords, où l'on ne peut plus rentrer... quand on en est, par le fait des autres, trop souvent sorti._ (_Méditations sur Boileau_) I. Il s'appelait Plutarque. Ce nom lui avait été donné un soir chez un marchand de vins, à cause d'un livre qu'on lui voyait lire de temps en temps et qu'il avait ramassé à la porte d'un lycée. On connaissait l'homme; pour l'interpeller, il fallait bien un nom. C'était son nom maintenant pour de bon; il s'en accommodait: on se fait à tout. La journée qui pour lui s'était annoncée normale, c'est-à-dire ni bonne ni mauvaise, avait particulièrement bien fini. Il s'était mis à pleuvoir des arrosoirs, et en dépit de l'opinion courante, la pluie n'est pas une chose désagréable; grâce à l'eau d'en haut, les trottoirs ne sont pas encombrés, les promeneurs et les sergents de ville ne manifestent pas un intérêt particulier à ce que peuvent faire les gueux; ceux-ci ont même le loisir de s'arrêter, dans leur promenade -- ce qui est déjà bien -- sous une porte ou sous la tente d'un café -- ce qui est mieux encore parce que, des conversations qui s'engagent naît la possibilité de rendre quelques services; les obligés ne s'attardent pas en général à compter leur billon. En passant place de la République, devant un petit hôtel, Plutarque eut le bonheur de voir attendre, dans le cadre de la porte, un homme heureux, c'est-à-dire un ventre assez gros, barré d'une chaîne de montre en or, juché sur deux jambes gainées dans un pantalon soigné finissant en souliers à guêtres blanches, le tout surmonté d'une bonne figure sous un chapeau melon nullement usé. Ne voulant sans doute pas ternir la joie de son âme ou tacher ses guêtres, l'homme heureux avait hélé Plutarque pour un taxi. Peu de temps après, Plutarque arrivait dans un virage savant, à grande allure, debout sur le marchepied, les mains cramponnées à la poignée. Avant de laisser refermer la portière, l'homme heureux avait mis quatre francs dans la main creuse que Plutarque tendait poliment. Cet homme était évidemment disproportionné, aussi bien avec le service rendu qu'avec les allures du client. Plutarque n'avait pas demandé au conducteur de faire le tour de la place pour laisser croire que ses recherches avaient été laborieuses. Quant au client, il avait l'air à son aise, c'est vrai, mais ne devait pourtant pas être un abonné de l'Opéra. Seulement, quand on est content... Plutarque examina les pièces sous le réverbère, essaya de les rayer l'une contre l'autre d'abord, puis avec l'ongle noir de son pouce. Les deux épreuves ayant été satisfaisantes, il les glissa dans la poche gauche de sa veste; mais comme la doublure ne tenait pas beaucoup, il les retint dans sa main qu'il ne retira pas. Evidemment, le problème changeait. La solution du manger et du dormir, quand on n'a pas le sou, est complètement différente de celle qu'on peut lui donner quand on a de l'argent. Du coup, le travail inconscient de la journée tendant à la préparation de la nuit devenait superflu; c'est sur d'autres bases qu'il partait. Naturellement, d'abord il mangerait, cela va de soi, et non un de ces bouillons délavés qu'on vous donne dans les soupes de quartier ou dans les patronages, mais des choses qu'on mâche et qui résistent juste ce qu'il faut: un _navarin-carotte_ par exemple. Et la pensée seule de ce mets amenait du jus dans sa bouche. Puis il mangerait assis, boirait du vin rouge et... bonheur suprême, coucherait seul. Cette dernière perspective le ravissait délicieusement: une chambre à soi, avec une place pour dormir, s'allonger sans qu'on vous marche dessus, ne rien voir, ne rien entendre, pouvoir être avec soi, comme dans la ballade, mais couché. Il faut dire que le dortoir, la grange ou l'asile, c'est bien à cela qu'on se fait le moins. Il marchait, chiquant ces idées dans sa tête, sans remarquer qu'il s'éloignait terriblement du marchand de vins et de l'hôtel garni qu'il s'était fixé. Il ne s'apercevait pas non plus de la pluie qui avait définitivement collé ses vêtements sur sa peau. Ses souliers beuglaient et giclaient si régulièrement dans sa marche, que leur chanson lui semblait naturelle comme le bruit d'une source ou le battement d'un moteur. D'une porte d'usine où elles attendaient, deux filles haut retroussées l'apostrophèrent: - Il a de quoi barboter! dit l'une. L'autre commenta: - Mais non, Monsieur porte du tissu anglais. Plutarque, dans un sourire, sans s'arrêter, salua; son geste dut être un peu trop courtois puisque les femmes décontenancées ne trouvèrent rien à ajouter. Il retourna, avec le sens de l'orientation qu'ont les gens ayant souvent marché sans but, dans la ville; sans savoir du tout où il était, il prit à gauche une petite rue déserte et mal pavée. Le trottoir défoncé brillait par places sous les becs de gaz tremblotants. Des roues de voitures et des tonneaux qui sentaient l'acide étaient rangés sur les côtés; une balayeuse municipale tendait ses bras vers la lune. Plutarque parcourut de la même allure d'autres rues semblables; il ne se pressait pas, car personne ne l'attendait et puis il ne trouvait pas qu'il eut encore assez faim. II Le souper fut quelconque. Arrivé tard, Plutarque, ne trouvant plus rien de prêt, avait été obligé de se rabattre sur une _croûte garnier_ que la tenancière composa sur le champ et réchauffa pour lui. La pâte était détrempée et la sauce avait un goût auquel il fallait s'habituer. Le débit était presque vide. Seul, un mendiant dormait dans un coin en attendant la sortie des concerts. On n'entendait que le bec de gaz dont le manchon reniflait par intervalles réguliers comme un enrhumé, pendant que montait et tombait la lumière. Plutarque ne s'attarda pas. Il paya et sortit. Maintenant c'était la pensée de la chambre qui le hantait. L'hôtel vers lequel il marchait n'avait pas de nom. C'était un immeuble long et bas, à un étage seulement, une étrange vieille maison qu'on ne réparait plus, du temps où le quartier Caulaincourt était de la périphérie, vieille bicoque, que seule la spéculation tenait encore debout sur ce terrain cher. Au-dessus de la porte étroite s'étendait un grand bras de fer où s'accrochait une lanterne blanche; sur la vitre cassée on pouvait deviner le mot _Hôtel_. Plutarque s'engouffra dans le corridor et monta quelques marches d'escalier jusqu'à la loge puante où le ménage patron couchait sur un lit bas. Le tenancier se leva, dévisagea son client comme quelqu'un qui craint "les affaires"; puis, ayant perçu la taxe pour la chambre et la chandelle, il indiqua: - La quatrième à gauche en entrant. Plutarque éprouvait une sensation de bien-être en refermant la porte. Des murs! plus d'espace commun à tous; pouvoir étendre son être, renfermé d'habitude en lui-même, jusqu'à la limite d'une chambre si petite qu'elle fût. Pouvoir faire ce qu'on veut, tranquillement, sans risquer aucun geste, aucune remarque, aucune réflexion. De joie, il étira ses bras et cracha par terre, puis il s'étendit sur le vague sommier, dont quelques ressorts jouaient encore, et se tint éveillé pour jouir de sa joie. Il se rappelait qu'il avait déjà passé deux nuits dans une chambre semblable de cet hôtel, un an ou dix-huit mois avant, il n'était plus absolument sûr. Ses appréhensions d'alors lui revenaient. C'était à l'époque descendante de sa carrière: il avait trouvé, cette première fois, la chambre crasseuse; l'odeur l'incommodait; les punaises le mordaient; il avait peur de la porte qui ne fermait pas, des bruits assourdis que l'on percevait à travers l'épaisse cloison. Aujourd'hui il entendait partir des chambres voisines des vagissements qui avaient beaucoup de chance d'être de même nature que ceux jadis entendus; une autre génération de mêmes insectes s'apprêtait à le travailler; les vieux relents tout au plus augmentés de puanteurs nouvelles flottaient entre les murs, et cependant il était bien maintenant, n'avait nulle crainte et restait confondu de l'accoutumance et de la relativité. Sa mémoire n'avait rien oublié, et pourtant quel chemin il avait fait! Ce soir, parce qu'il était heureux, le passé triste lui revenait. Il le retrouvait sans orgueil, sans acrimonie, presque dans les mêmes dispositions où il avait reçu la pluie de tout à l'heure. Il se revoyait tout enfant, propre, servi par des bonnes dans la petite maison d'Angers où il était né, et il se reconnaissait: ce n'était pas un autre, c'était bien lui. Il suivait parfaitement la continuité, la vie de famille ordonnée, où l'on économisait en vivant bien; le collège où il était parmi les bons; puis Paris, le Quartier, les tavernes, les femmes et, un jour, la minuscule faute initiale: avoir dépensé dans une fête l'argent d'un examen. Tout de même, quelle mentalité on peut avoir encore dans la bourgeoisie en province, pour punir de telles peccadilles avec des châtiments pareils. Il s'esclaffa tout seul et sans amertume pensa: Crétins! Il voyait, sans le moindre ressentiment, la figure austère de son père, conservateur des hypothèques. 'Je te dispense désormais de rentrer à la maison" furent les derniers mots de la dernière lettre qu'il avait reçue. Après, la dégringolade était venue rapidement. Quelques mois de vie à crédit pendant la recherche d'un ouvrage qu'on ne trouve pas parce qu'on n'en avait pas avant; la saisie des malles. On demeure encore un Monsieur juste le temps que durent les habits qu'on a sur soi, c'est-à-dire très peu. Quand on couche dehors et qu'on ne change pas, on use tellement. Après on a faim. Un beau jour on ouvre les portières, on vend des fleurs et n'importe quoi, tout ce qui se présente. Alors, c'est invraisemblable, ça ne change plus. A tout prendre, d'ailleurs, dans les circonstances normales, c'est une vie comme une autre, pas meilleure et pas pire non plus; comme dans toutes les vies, il y a de bons et de mauvais moments. Pendant qu'il laissait passer ses réflexions, sa porte s'ouvrit doucement et soudain la lumière de la chambre s'augmenta de la lueur d'une seconde bougie. Plutarque vit un homme d'âge moyen, assez bien vêtu, qui s'excusa : - Pardon. Plutarque fut contrarié. Il avait payé, ce n'était pas pour qu'on vienne le voir et lui dire "pardon". Trop habitué à ne pas gaspiller l'heure bonne en récriminations, il ne se laissa point pourtant absorber par ce petit inconvénient, et ne perdit pas une minute à se demander ce que cet homme bien habillé pouvait venir faire dans cet hôtel. Il lui intéressait peu de savoir si son visiteur commençait la phrase descendante par laquelle lui-même avait passé, si c'était un policier ou un détraqué vicieux à la recherche d'une combinaison extraordinaire. Dans son monde à lui, comme on ne s'étonne plus, on ne s'occupe guère des affaires des autres: les siennes suffisent. La pluie dehors battait une charge sur le toit de zinc, et la classique et sadique satisfaction de sentir qu'on est à l'abri soi-même pendant que les autres pataugent, l'envahissait. Malheureusement, depuis un moment des tranchées agaçantes lui tenaillaient le ventre, de plus en plus lancinantes. Il pensa que c'était la _croûte garnier_ ou au moins la sauce qui faisait des difficultés pour passer. Comme il n'y a rien de tel pour digérer que le sommeil, il souffla sa chandelle et s'endormit presqu'au commandement, ainsi qu'il était accoutumé par les nécessités de ses nuits non tranquilles. Sa pénible digestion le réveilla. Il faisait encore noire dans la chambre. Maintenant il avait chaud et ses tempes battaient. Il alluma sa bougie; comme décidément ça n'allait pas dans cette atmosphère étouffée, il éprouva le besoin de respirer, se leva et sortit dans le couloir obscur. Pressé, son pied buta dans quelque chose et il s'allongea sur un corps couché là; sa figure toucha une figure et à la lueur de sa bougie qui coulait sur le plancher, il reconnut l'homme qui avait ouvert sa porte. Le visage était congestionné, les yeux vicieux gonflés; sur la bouche s'était figée une fraise de sang. Plutarque fit un rétablissement sur ses mains, se redressa et sans la moindre hésitation, feutrant son pas, à croire qu'il foulait de la mousse, il marcha vers la porte, cria: - Cordon... et sortit. Dehors, il ne se hâta pas, tourna à tous les carrefours rencontrés, décidé à aller loin, très loin dans le quartier qu'il se rappellerait en route avoir le moins fréquenté. C'était à peine si son coeur battait plus vite. Il n'avait plus du tout mal au ventre. L'homme était-il mort ou vivant dans le couloir de l'hôtel? C'était encore "une affaire des autres". Mais allait-on l'impliquer dans l'affaire, le cueillir lui-même? C'était bien le motif qui l'avait fait fuir, mais qu'y pouvait-il? C'était oui ou non. Il fallait se donner toutes les chances. Après tout, en dehors des formalités, des discussions, de l'audience, bien au fond, la prison ne change pas tant les choses. Il se rappelait la caserne. Toujours des avantages et des inconvénients, comme dans toutes les vies, comme dans la maraude, de plus on est nourri, somme toute... et logé. III Il faisait noir encore quand il arriva aux Gobelins. C'était là qu'il avait pensé élire domicile, parce que quand on est gueux, à la différence des bourgeois, on ne demeure pas dans une maison ou dans une rue, mais dans un quartier tout entier. Dans le petit bar qui venait de s'ouvrir, il avait presque pris cette décision, assis devant un vin blanc, lorsqu'un souvenir lui revint. Un ancien camarade à lui, du temps où il était étudiant, le fils d'un notaire de Provence, s'était établi crémier dans ce quartier, après un mariage assez drôle avec Ginette, une grande brune qui allait au Bullier. Celui-là avait hérité cinq mille francs d'une tante; la fille, qui avait le sens de la vie, avait exigé l'abandon des carrières libérales, en telle sorte que son époux n'avait descendu que de quelques crans. Plutarque n'avait pas idée de l'endroit où se trouvent la boutique, il avait appris seulement que les affaires de son ami marchaient et que Ginette avait eu deux jumelles. Cette possibilité de les rencontrer était encore trop pour lui; il prit brusquement le parti de s'installer ailleurs et repartit aussitôt de ce pas lent, cadencé et rasant le sol qu'ont tous les chemineaux du monde. Le petit jour piquait quand il s'approchait d'Auteuil. Il avait suivi les bords de la Seine. Une vague buée flottait sur le fleuve qui sentait la marée. Le froid du premier matin pinçait. Plutarque se promena un moment, puis, sous le regard d'un agent de police, passa la porte du marché. Les boutiques étaient déjà installées. Les carottes, les choux, les salades et les petites bottes de radis étaient bien rangés dans les caisses de bois. Il y avait du poisson, de la boucherie, de la charcuterie, du gibier, du fromage, des fruits, des fleurs, des asperges en branche, de tout ce qui se mange, et en grande quantité, de quoi faire crever des milliers de bedaines. Les vendeuses et les marchands parlaient doucement, étaient sérieux; on sentait toute la gravité de ces actes de vendre et d'acheter pour ce petit peuple de travailleurs. Comme Plutarque était en train de considérer un chapelet de saucisses, se demandant si on les mangeait crues et si on les vendait au détail, il s'entendit appeler: "Dites, l'homme, vous voudriez pas m'aider?..." C'était une grosse cuisinière déjà vieille, une large figure épaisse et résignée. Elle portait un panier plein sous un bras et deux autres vides dans une main. Plutarque la débarrassa du tout et la suivit à travers les petites allées, pendant qu'elle tâtait, marchandait et quelquefois achetait. Son marché dura bien une heure. Plutarque s'étonnait qu'on pût avoir besoin de tant, même dans une grosse maison. Il en avait bientôt plein sa charge et avait dû enlever sa ceinture pour tenir deux fardeaux dans une main. - Maintenant c'est fini, dit la femme, suivez-moi. Et elle le dirigea non loin de là vers le centre de la place d'où partait le tramway. En marchant, elle se plaignait du prix des choses. - Et encore vous avez vu la première marchande, commentait-elle, voulait me les faire vingt-cinq sous! Plutarque avait appris à se mettre dans la peau des rôles; il répondit: - Ne m'en parlez pas, c'est une misère, on ne sait plus, on ne sait plus... et on a bien du mal. La femme aima cette humilité approbative; elle aima la prévenance de son porteur parce que, de lui-même, il avait offert d'attendre le tramway pour faire passer les paniers. C'est pourquoi peut-être elle lui donna un franc. Quand le véhicule partit, Plutarque enleva poliment sa casquette. De l'impériale la femme lui cria: - "Si vous êtes là, demain... La magie des mots est telle que cette phrase le troubla. Jusque-là, Plutarque avait fait la comédie de circonstance: comme il jouait le sans-travail assasin aux Champs-Elysées quand la nuit venait, ou le pieux mendiant à la porte des églises et la gouape le matin à la sortie des cabarets, il savait faire le malheureux. Maintenant dans les derniers grincements et les appels du timbre qu'on entendait affaiblis, quand, au bout de l'avenue, le tramway n'était plus qu'une miniature semblable à un jouet d'enfant, il restait à arpenter le refuge. Tant de temps s'était passé qu'on ne lui avait pas dit "à demain". Cette idée qu'on accrochait sa vie du jour à celle qui viendrait, l'étonnait d'abord; penser que la grosse femme ne s'était pas rendu compte de l'instabilité de ses occupations finit par l'amuser. Il en sourit pendant qu'il marchait. La journée était belle, il poussa une pointe jusqu'à l'entrée du Bois; derrière un bouquet d'arbres, une petite pelouse le tenta; son sommeil avait du retard. Dans l'herbe encore humide, il s'allongea, la casquette sur la figure, la pointe des pieds en l'air; il s'endormit. Dans l'après-midi, à la sortie des courses, il fit quatre francs. Le soir il s'offrit un bon petit dîner et trouva non loin du marché une chambre où pour vingt-cinq centimes on pouvait aller passer la nuit avec trois autres passagers: le luxe de dormir seul ne lui avait décidément pas assez réussi. Il se leva le dernier au matin, proposa au logeur de balayer la chambre et le couloir. Cette offre fut acceptée; on lui rendit deux sous et de la considération. Au marché il pénétra encore sous l'oeil de l'agent et se rendit à la boutique de la boucherie par où la cuisinière lui avait dit débuter. Il n'attendit pas. Elle le reconnut à peine, mais n'hésita pas à lui confier ses paniers. Comme la veille, ils firent ensemble le tour des étalages, lui attendant en silence pendant les pourparlers, se contentant d'approuver du coin de l'oeil les arguments de la femme quand elle se plaignait qu'on l'écorchait. En route pour le tramway, ils échangèrent encore quelques paroles. Elle lui apprit qu'elle servait dans un institut de demoiselles, qu'il y avait plus de dix-huit personnes à table, que les pensionnaires étaient de familles riches et beaucoup d'autres détails lesquels, en dépit de tout l'intérêt qu'il montrait, étaient complètement indifférents à Plutarque. Sur le refuge, elle eut une remarque désagréable: - Je vous ai donné un franc hier; c'était la première fois, mais c'est beaucoup. - Je sais bien, répondit-il, c'est beaucoup de bonté de votre part; tout de même, si ça ne vous faisait pas défaut à vous, on a tant de difficultés... La femme redonna vingt sous, ce qui créait la fixité du tarif. Il fit encore passer les paniers sur la voiture après avoir reçu son prix, ce qui constituait une sorte de service gratuit et de remerciement. Il enleva comme la veille sa casquette au moment du départ et entendit une commère sur la plateforme qui soulignait son geste: - Eh bien, Madame, j'espère que vous avez un porteur poli, c'est si rare aujourd'hui. Cette remarque étant un hommage indirect à la façon dont la bienfaitrice traitait son homme, elle dit plus gentiment que hier encore: - A demain. Cette fois Plutarque réprima une véritable envie de rire. Ah! mais c'était un métier alors. A vrai dire, tous les jours -- car il faut bien qu'elles mangent les demoiselles -- il était embauché. Le soir, il retourna souper dans la même maison, chez un marchand de bois dont la nourriture l'avait satisfait; il coucha dans le même hôtel, et commença une vie toute différente de celle qu'il traînait auparavant. Les jours qui suivirent améliorent encore sa situation. Il avait bientôt acquis la confiance de la vieille, faisait avant son arrivée le tour des boutiques, voyait la marchandise et s'enquérait des prix. Les marchands ne l'aimaient pas, mais l'estimaient. La cuisinière, en arrivant, écoutait son rapport; même quelquefois lui laissait de petites sommes pour profiter des premières occasions le lendemain. Il s'acquittait consciencieusement de ces missions de confiance, ne majorant les prix que dans une proportion très modeste, très admise, sous le nom d'escompte, par le personnel achetant d'ordinaire. Il s'était débrouillé aussi dans l'organisation de sa vie. Pour la nourriture, il avait obtenu d'aider au service le soir, moyennant quoi on lui donnait pour rien, à la fermeture de l'établissement, un repas, c'est-à-dire une soupe chaude, un peu de restes, une miche et souvent un verre de vin. A l'hôtel, il balayait et arrosait tout le second étage réservé aux gens de passage et l'escalier en entier; ce service était rémunéré par le droit de coucher dans un lit véritable, dans la chambre à deux lits de la bonne. Plutarque y dormait seul la plupart du temps; sa compagne apportant une régularité surprenante dans l'irrégularité d'une conduite agitée, découchait presque toutes les nuits. Rapidement il était redevenu l'homme d'un certain ordre. Il montait se coucher aussitôt son souper mangé et son travail fini. Sa chambre était l'objet de soins minutieux, toujours balayée et arrosée, même les affaires de sa compagne étaient mises en place par lui -- c'était le seul moyen de n'en pas être encombré --. La cuvette de zinc avait été garnie de bouts de corde déchiquetés, en telle sorte qu'elle pouvait encore parfaitement servir. Une caisse, au pied de son lit, avait reçu des charnières et un cadenas: c'étaient "ses affaires". Pour le moment elle ne contenait guère que des aiguilles, du fil et un bout de savon, mais Plutarque fermait son bien le matin en sortant et emportait sa clef. Quand il rentrait, il comptait son avoir. Assis sur son lit il dénouait, entre ses jambes, un bout de chiffon qui renfermait sa fortune. Ses économies augmentaient, il s'était imposé de ne dépenser que la grappille; tous les soirs, il ajoutait au moins son franc, et les choses allaient assez bien, puisqu'en payant un repas de midi, un peu de tabac et quelques verres, -- en ne se refusant pas grand chose -- son gain régulier s'amassait. La pensée lui venait d'acheter des vêtements. Plusieurs courses chez les fripiers des environs lui donnaient une idée exacte du prix des choses. Trois objets le sollicitaient; d'abord des souliers, sur les siens les pièces ne tenaient plus bien; ensuite une chemise, la sienne, en lambeaux et moisie par place, aurait gagné à avoir une rechange permettant un lavage et une réparation; enfin, une casquette. Ce troisième désir surtout l'obsédait. Il n'aurait osé l'avouer à personne, il ne s'agissait pas d'une casquette ordinaire, celle qu'il avait étant assez bonne d'ailleurs, mais bien d'une casquette neuve, flambante, qu'il avait vue à la devanture du chapelier des chemins de fer. Le couvre-chef avait une calotte bleu-ciel et, au turban de velours noir, était brodé, en lettres d'argent le mot : "COMMISSIONNAIRE". Coiffé de la sorte, il lui semblait que sa situation serait définitivement assise, que les pourboires seraient forcément plus gros, qu'on le reconnaîtrait dans la rue et qu'il se constituerait une clientèle attirée. Le marchand en demandait douze francs, c'était beaucoup. Le soir, après avoir fait ses comptes, sitôt qu'il était dans sa couverture, il y pensait. Finalement, hésitant, il n'achetait rien; il se contentait pendant le jour, après le déjeuner, de réparer les trous nouveaux de ses effets par des reprises savantes, qu'il cousait péniblement, en tirant la langue pour mieux faire, comme un enfant à ses premiers travaux d'écriture. Tout de même, quand il regardait en arrière, quels changements dans sa vie d'avant. Maintenant ses jours passaient réguliers, tous pareils, sans imprévu et sans inquiétude. A table, en s'asseyant, il lui arrivait d'avoir bon appétit, mais il ne retrouvait plus jamais la désagréable sensation de la faim. Autrefois, cette douleur lui était familière, de plus en plus tenace, avec cette crampe particulière qu'elle déclanche en nous et qui fait marcher, chercher, se fatiguer à mesure que les forces physiques diminuent; il se rappelait les premières bouchées qu'on mange après avoir eu faim, bouchées qui sont sans goût et qui font au passage, quand on les avale, l'impression de corps étrangers ne se désagrégeant pas. Tout cela était loin, très loin même; une remarque du marchand de vins chez qui il mangeait, le lui prouvait plus que tout. Le commerçant avait dit à sa femme, un soir, devant lui, d'un de ses clients qui lui devait de l'argent: "Ce n'est pas un travailleur comme moi ou comme Plutarque"... Ces mots l'avaient frappé! Ils étaient comme la coupure entre sa vie vagabonde et sa vie de maintenant. Désormais son changement était sorti de ses considérations sur lui-même; les autres aussi le constataient. Ce fait donnait à sa situation présente une consécration et impliquait en même temps pour elle une durée, un établissement, comme un vague but atteint qui l'étonnait. La destinée des êtres est une fantaisie, pensait-il, c'était pour en arriver là qu'il avait fait ce chemin long, accidenté, fou surtout; qu'il avait vécu toutes ses heures incertaines avec, si souvent, l'attente de la catastrophe imminente et définitive. Il se rappelait les conseils d'un vieil ami de son père: - On fait sa vie... Choisis bien _ta vocation!_ Ces gens établis sont à mourir de rire; ce à quoi on est appelé, est-ce qu'on peut le savoir jamais, avant d'être arrivé? Comme si ce n'était pas la vie toute seule qui se chargeait de vous faire, et de vous faire encore n'importe comment. Quelquefois, du bord des rivières, on voit flotter des petits débris de bois; il en est qui filent tout droit, d'autres disparaissent pour un moment, d'autres s'arrêtent sur les bords, d'autres vont au fond après avoir ou n'avoir pas tourné sur eux-mêmes et ne remontent plus. Sait-on pourquoi? Non, c'est ainsi, et voilà tout. Somme toute, son existence passée aboutissait à faire de lui un vague commissionnaire, domestique d'une auberge de dernier ordre, dans ce quartier d'Auteuil qu'il avait à peine traversé deux fois auparavant. Les choses, d'ailleurs, auraient pu tellement tourner autrement, sans même chercher plus loin que cette fameuse nuit où il s'était payé une chambre pour lui tout seul, à l'hôtel de la rue Caulaincourt, et où l'on aurait si bien pu l'accuser d'avoir assassiné l'homme qui gisait dans le couloir. IV Il était arrivé ce matin de bonne heure au marché. La veille, la cuisinière lui avait remis vingt francs pour les achats de légumes qu'on trouvait peu pendant cette saison. Mais c'était vraiment tôt, les marchandises n'étant pas déballées et les prix pas encore fixés. L'agent de police de service devant la porte avait été changé; sans attacher à ce dernier fait la moindre importance, Plutarque se ravisa, rebroussa chemin et flâna un moment sur le trottoir. Ce manège dut impressionner certainement le nouveau sergent de ville qui le dévisagea d'une façon inquiète et à laquelle le vagabond, maintenant rangé, n'était plus habitué. La sirène d'une usine mugit, il était six heures. Un peu gêné, Plutarque voulut entrer. - Qu'est-ce que tu vas chercher là, toi, fit l'agent. - Je viens acheter, M'sieur l'agent, répondit Plutarque. - C'est bon, c'est bon, on la connaît va; allez, allez, décanille. Et, l'empoignant par le bras, il le fit tourner sur lui-même. Plutarque revint vers lui, très humble. - Monsieur, j'achète pour quelqu'un. - Ça suffit, dit le fonctionnaire, en élevant la voix. Plutarque n'insista pas, entrevoyant des désagréments et vint s'appuyer sur un réverbère, décidé à attendre la cuisinière qui le ferait bien entrer, pensait-il. Son attitude fut-elle jugée provocante par l'agent? Peut-on savoir ce que ces gens-là croient? Le représentant de l'ordre vint à lui, le pinça cruellement au bras, en lui disant presque à voix basse: - Il faut circuler. Peut-être par simple douleur physique ou pour d'autres raisons encore, deux larmes piquèrent aux yeux de Plutarque. Il alla vers le refuge de la place attendre la bonne à la descente; il avait de l'argent à elle, il fallait qu'il la rencontrât. Comme les hasards ne sont pas toujours heureux, il ne la rencontra ni dans la rue, ni à l'arrivée. Il attendit des heures durant tous les tramways, son coeur finissait par battre plus vite quand les voyageurs descendaient. A mesure que le temps passait, il se reprochait de n'avoir pas regardé suffisamment bien la sortie des premières voitures. Puis la certitude vint que la cuisinière était déjà au marché et qu'il l'avait manquée. Il attendit son retour; vers dix heures, il la vit poindre au bout de la place, l'enfant d'une boutiquière qu'il connaissait, lui portait ses paniers. Il s'avança vers elle et s'apprêtait à lui donner des explications. Dès qu'elle l'aperçut, elle se répandit en invectives et en reproches: - Vous m'avez volé mon argent, on a bien tort d'avoir confiance... Ce fut en vain qu'il tenta de placer un mot en restituant l'argent. La femme reprit avidement son bien, en lui disant: - Que je ne vous revoie plus. Doucement, il l'accompagna quand même jusqu'à la voiture, aida l'enfant qui n'était pas assez grand pour passer les paquets, se découvrit au moment du départ, mais ne reçut que ce seul merci: - Hypocrite! L'amertume vint en lui, mais trop près encore de son époque vagabonde, elle venait sans révolte, sans haine. La température n'est pas toujours belle, il pleut bien quelquefois. Pourquoi en vouloir à quelqu'un? Assez tard dans la matinée, à force de raisonnement, il se reprit, se remonta: - C'était trop bête. Il y avait une explication à donner. Les choses n'en pouvaient pas rester là. Et puis, en somme, le franc de la cuisinière comptait peu dans ses ressources. C'était sa situation chez le marchand de vin et à l'hôtel qui l'asseyait. Il entrevoyait déjà la possibilité de s'engager davantage chez ses deux employeurs. Il pouvait prendre la place de la bonne dont on était médiocrement satisfait. Il pensa à toutes ces solutions et alla dans l'après-midi, s'acheter la casquette. Il eut un succès fou en entrant au débit, et la soirée fut très gaie dans la petite salle de la buvette. Plutarque, à cause de son histoire avec l'agent et à cause de sa casquette avait eu les honneurs de la conversation. Le patron, la patronne et quelques habitués le congratulaient et jugeaient sévèrement l'autorité. - "Tout ça, c'est parce qu'on n'est pas riche", dirent les femmes. Le patron avait surtout de l'admiration pour Plutarque à cause de son idée de couvre-chef... - "Voilà un garçon, faisait-il remarquer, qui avait des besoins autrement pressants; et bien non, il n'a pensé qu'à son affaire. En faisant ainsi, il connaît son monde". Et comme les histoires des autres ne vous intéressent que par ce qu'elles ont de commun avec les nôtres, il concluait en s'adressant à sa femme: - "Je t'avais bien dit que nous aurions eu meilleur compte à faire peindre la devanture qu'à acheter les banquettes et l'armoire". On causa tard. Les clients et le patron offrirent chacun une tournée, mais refusèrent celle que proposait Plutarque, en raison de ses malheurs et de la dépense énorme de sa journée. De toute la chaleur des alcools absorbés, on se serra les mains en se quittant. Cette réunion, cet entourage, ces amitiés auraient dû lui donner confiance, et lui montrer que son histoire du matin n'était qu'un pur accident. Cependant, il n'était pas tranquille en se couchant; le charme se rompit dès qu'il fut seul. Son lit lui paraissait meilleur que d'habitude, un peu comme les attentions d'une maîtresse qu'on sent vous quitter, et cependant il s'agitait et ne pouvait arriver à dormir. Au matin, son pressentiment n'avait pas disparu: il avait peur d'aller au marché. Si l'agent le reconnaissait, si la bonne allait lui faire une scène devant tout le monde? Il était perplexe, mais toute son appréhension s'évanouit quand il eut regardé sa tête sous la resplendissante casquette, dans un miroir de poche qui pendait au mur. Il irait, c'était son droit d'y aller; qui pourrait vraiment trouver à redire? Il discutait avec lui-même. Il pactisa enfin: il attendrait que le marché battit son plein; dans les allées et venues, on ne le reconnaîtrait sûrement pas, surtout coiffé de la sorte. Et, pour se le prouver, il mettait alternativement sa casquette neuve et sa vieille casquette et essayait en tournant rapidement la figure d'avoir un aperçu d'ensemble dans le miroir trop petit et dont la surface ondulée déformait les lignes en mouvement. Il prit par le chemin le plus long, tourna autour des pâtés de maisons et finit enfin par se lancer de l'autre côté de la rue, à un moment où l'agent -- celui de la veille -- plaisantait avec une fille courtaude qui sortait. A un pas de la porte, il allait passer, son coeur lui donnait des coups dans la poitrine, lorsque l'agent se retourna, le nez sur lui: - Mais je t'ai vu hier toi, le commissionnaire, lui dit le policier. Tu as un batt'chapeau aujourd'hui. Plutarque essaya de sourire. L'autre continua: - Tu as sans doute une autorisation, une plaque, quelque chose pour revenir quand je t'ai dit de f... le camp. Plusieurs personnes s'étaient arrêtées, à côté de la fille qui, le poing à la hanche, écoutait; la galerie était constituée: Plutarque était perdu. - Non, répondit-il doucement, je n'ai rien, je travaille. - Et tu te maquilles en commissionnaire, pour voler, salaud, reprit l'agent. Allez, allez, avec moi, on va voir ça. Il siffla un collègue qui tournait sur le trottoir d'en face, le pria de le remplacer et partit. - Ça y est, pensa Plutarque, en marchant. Comme il aurait mieux fait de ne pas venir, d'attendre au moins. Sans espoir maintenant, il essaya des explications: - C'est vrai, M'sieur l'agent, je travaille, vous pouvez demander. L'agent ne répondit pas. - Et si je vous promets, Monsieur, de ne plus y aller, au marché... plus jamais. - C'est fini la litanie, dit à haute voix le gardien. Alors brusquement, une idée folle vint à Plutarque, une de ces idées stupides qui jaillissent soudainement en nous et qui compromettent tout: fuir. Au premier coin de rue, il fit un bond brusque en arrière, fit un saut à droite et un à gauche pour dépister l'agent qui trébucha, et il partit de toute sa vitesse à grandes enjambées, avec une agilité de singe, courant comme il ne se serait jamais cru capable de courir, comme un fou. L'agent suivait derrière. Les rares passants se gardaient bien d'intervenir. Plutarque voulait gagner les fortifications qu'il connaissait et où l'on peut se cacher et se perdre. Il menait son train. Il atteignit les pentes gazonnées du rempart près de Boulogne. Sa manoeuvre à travers les rues avait été si savante, sa chance si particulière, qu'en arrivant sur les talus, il n'était encore suivi que par son agent. Il escalada les escarpes, sauta dans les petits chemins et remonta sur le bord jusqu'à ce que brutalement une douleur à l'estomac l'averti qu'il était à bout, qu'il ne pouvait plus; un effondrement de terrain s'offrait, il le dégringola jusque dans le fossé. Là, il fit encore quelques pas et s'arrêta, appuyé au mur. Il vit l'agent se rapprocher, tenir le coup, lui, plus fort sur ce chapitre aussi. Alors il sentit son couteau dans sa poche, il l'ouvrit, le cachant entre le mur et lui, et au moment précis où, dans la dernière foulée, son chasseur l'atteignait, Plutarque, exténué, lui enfonça la lame dans le cou, sous l'oreille. L'agent roula par terre, abattu; sa rude main encore cramponnée au bras de Plutarque. Celui-ci, pour se dégager, dut le traîner quelques pas. ... Le lendemain, dans un bar de Suresnes, Plutarque était pris par des policiers habillés en bourgeois. V Après trois mois de prévention, Plutarque passait aux Assises. Son procès n'était pas celui d'une de ces affaires sensationnelles qui font tant de bruit à Paris. Il n'y avait pas de grand témoin; l'agent de police avait été guéri après dix jours d'hôpital, Plutarque avouait. C'était une petite affaire banale, comme il en a tant. Le public était peu nombreux. En comparaison avec l'âpre froid du dehors, la chaleur était sèche et congestionnante, une de ces chaleurs administratives dont personne ne paye le combustible. On sentait le pétrole et la créosote. L'acte d'accusation était si long, et redisait des choses si souvent entendues à tous les degrés d'instruction, que Plutarque se sentit tout de suite loin de la comédie qui se jouait, comme s'il avait été un simple badaud spectateur et qu'il se fût agi d'un autre; il trouvait ce spectacle terriblement ennuyeux. La mise en scène était ridicule; ces messieurs, costumés pour une semblable cérémonie, un peu grotesques en dépit de toutes les précautions, depuis le président qui paraissait être seul à travailler, jusqu'à cet huissier qu'on avait affublé d'une robe noire pour faire entrer les témoins. A part les jurés qui avaient l'air heureux d'enfants autorisés à toucher un fusil, tous les autres pensaient chacun à ses petites affaires, et c'était très naturel. Leur air de chiens fouettés s'accordait mal avec la solennité du décor et l'emphase des paroles, où revenaient à chaque instant de grands mots à majuscule: l'Honneur, la Justice, qui ne faisaient rien à l'histoire et qui paraissaient faux, comme tout le reste dans ce cadre pompeux. Le défilé des témoins amena un peu l'air extérieur dans l'atmosphère de cet atelier où se fabriquait la justice. L'expert médical ouvrit le feu par une description minutieuse de la blessure incriminée. Pour dire les choses les plus simples, afin d'établir sa compétence technique, il se servait de mots destinés à n'être pas compris: - "Plaie pénétrante de la région cervicale, par instrument tranchant..." Il voulait avoir l'air d'une impartialité scientifique; en réalité, il chargeait Plutarque tant qu'il pouvait, aussi bien pour plaire aux magistrats, seul élément permanent de la séance, que pour être du côté sûrement gagnant, puisque l'accusé avouait: - "L'arme a pénétré à environ huit centimètres en arrière du paquet vasculo-nerveux et en avant de la colonne vertébrale. Une déviation de quelques millimètres aurait rendu la blessure mortelle. Croire que l'agresseur n'avait pas une intention décisive, c'est lui prêter des connaissances d'anatomie topographique peu vraisemblables, eu égard surtout à la violence du coup." Les jurés écoutaient bouche bée, impressionnés par les connaissances qu'un tel langage supposait. Puis l'agent de police s'avança vers la demi-cage des témoins. Son entrée produisit une légère impression. Plutarque l'examina levant la main droite pour le serment, et fut frappé de sa mâle beauté: la tête était régulière et énergique, les grands yeux noirs regardaient bien en face, sur l'uniforme tout neuf tranchait un bout de ruban tricolore - une médaille d'argent. Il parla véritablement sans haine et sans crainte, ainsi qu'il est prescrit, et raconta dans un mauvais français les faits avec une simplicité qui ne manquait pas de grandeur. Le seul point de vue égoïste qui perçait dans son témoignage était une joie d'enfant d'avoir eu une affaire profitable à sa jeune carrière et de s'en être tiré. - Vous êtes content d'avoir échappé et d'avoir noblement fait votre devoir, lui dit le président. Dans un large rire qui disait assez son plaisir de vivre, il répondit: - Je suis content de ne pas être mort. Cette réflexion déclancha l'hilarité de l'auditoire et permit à l'huissier de placer le seul mot qui lui fût toléré: - Silence, messieurs. Plutarque, assis dans son box, le menton sur sa main, l'esprit aussi éloigné que possible de toute cette scène dans laquelle il se sentait compter pour si peu, considérait attentivement celui qu'on appelait: "sa victime". Il trouvait vraiment que de tous, c'était bien lui, l'agent, qui était le plus sympathique; il avait été courageux et était sincère maintenant. Leur petit différend sur l'entrée au marché était déjà bien loin, et avait consisté en bien peu de choses en somme. Que de fois aux courses ou devant les théâtres, les représentants de l'autorité avaient été tout aussi injustes, mais infiniment plus brutaux et méchants; on filait rapidement en "obtempérant", on recommençait ailleurs, puis on n'y pensait plus. Le jour du marché, il avait fallu toutes les circonstances, ce fait particulier que lui, gueux, vêtu comme un gueux, avait en réalité un métier; est-ce que l'agent pouvait savoir tout cela? Non, l'agent avait agi comme il le devait, dans cette grande ville, où la libre circulation des gens posés et dont on n'avait rien à craindre, exige que les vagabonds glissent et passent vite sans s'arrêter, sans causer d'encombrement. Plutarque pensait qu'il aurait pu lui-même se laisser tranquillement amener au poste et chercher à expliquer; en admettant même que le commissaire n'eut pas voulu entendre ses raisons, il en aurait été quitte pour deux jours d'internement administratif, après quoi, il serait retourné à Auteuil dans son hôtel-pension; il aurait si bien pu renoncer au marché et même, s'il voulait continuer, se faire un jour accompagner par son patron qui aurait parlé à l'agent... Oui, mais allez donc penser à tout ça, quand on vous emmène au poste, comme un voleur, devant tout le monde, qu'on sait n'avoir aucun tort et que brusquement l'idée vous a pris de filer, de courir de toutes vos forces pour échapper. Du reste, à quoi bon épiloguer aujourd'hui; l'agent était vivant et avait reçu de l'avancement, lui était pris, convaincu d'avoir donné "à un agent de la force publique, dans l'exercice de ses fonctions, des coups et blessures n'ayant pas entraîné la mort, mais avec intention de la donner". Le fait était patent, établi; pourquoi de si longues explications? Le marchand de vins, son patron, était venu déposer, seul témoin à décharge; il avait juré solennellement sur son honneur que Plutarque était un garçon sérieux, rangé et travailleur, qu'il était doux, que toute cette affaire reposait sur un malentendu, sur un mystère impossible à comprendre. Ce témoignage avait même impressionné, jusqu'à un certain point, les jurés, quand, très négligemment, l'avocat général demanda au témoin: - Vous avez été condamné l'an dernier pour contravention à la loi sur les fraudes... L'homme eut beau répondre: "C'étaient des bouteilles que j'achetais cachetées". L'effet produit se dissipa pendant que l'accusateur disait en tapotant l'air de sa droite: - C'est bien, c'est bien. Plutarque n'eut plus la moindre illusion et, dès lors, il trouva cette cérémonie encore plus longue, encore plus ennuyeuse. Le banc était dur et son derrière était talé. Il se rappelait la caserne où il avait été puni pour un jour assez sévèrement: le Lieutenant-Colonel, homme élégant, qu'on ne voyait jamais, l'avait fait appeler et lui avait simplement dit: "Vous avez fait ça, vous aurez quinze jours de prison". Le tout n'avait pas duré cinq minutes. C'était mieux ainsi. Quand les plus forts sont décidés, n'est-ce pas? Aujourd'hui l'avocat général était particulièrement savoureux, n'en manquant pas une: "La parfaite éducation", le malheureux père, "fonctionnaire distingué", jusqu'à une citation quelconque de Plutarque l'Antique, destinée à montrer sa haute culture; et, dans son désir fielleux d'obtenir le maximum, il allait jusqu'à parler avec attendrissement des pauvres criminels ordinaires, n'ayant pas été élevés de semblable façon, et qu'il devait charger, les autres jours, avec un tout semblable acharnement. Le jeune avocat fut très brillant, en plaidant la sévérité excessive et stupide du "distingué fonctionnaire", mais son discours portait à faux, parce que la plupart des jurés, étant pères de famille, n'appréciaient pas, cette mise en cause de la paternelle autorité, dans une affaire d'assassinat d'agent. Un petit couplet sur la mère que "la mort avait empêchée de veiller au droit de l'enfant", fut, pour Plutarque, le seul incident de cette interminable journée: l'évocation avait été inattendue et avait produit en lui un étourdissement passager; pauvre petite maman qu'il avait perdue tout enfant et à peine connue, elle devait être décidément sa dernière tendresse. Deux larmes brûlèrent au coin de ses yeux qui n'étaient point habitués à s'émouvoir, ce fut un instant seulement et personne n'avait pu le remarquer. A quoi bon d'ailleurs? Les choses avaient tourné ainsi... La délibération fut courte. - Sur mon honneur et ma conscience, avait dit le premier juré, la main sur le côté... Le garde fit sortir Plutarque pour le prononcé de la sentence, puis le fit rentrer de nouveau. - ... 10 ans de travaux forcés... - J'ai mon compte, se dit simplement Plutarque. Dans le couloir, où il dut attendre, au sortir de la salle, toute une série de papiers dont le municipal avait besoin, il regarda par la fenêtre. La Seine coulait doucement sous le Pont Neuf, à travers ce voile léger de buée qu'il avait remarqué si souvent. Les gens, affairés ou flânants, circulaient entre les autobus et les voitures comme à l'ordinaire. Plutarque regardait avidement, comme quelqu'un qui voudrait emporter ce qu'il voit, ce spectacle banal qu'il savait ne revoir jamais. Pendant qu'il attendait, le président et l'avocat général, dépouillés de leurs robes, passèrent près de lui; un bout de leur conversation lui vint: - Ma fille, fit l'un, a accouché ce matin d'un gros garçon..." ... Il y en a pour lui la vie tourne bien, pensa Plutarque. La carrière D'Arsay-Lancourt. _Après le dîner, un soir d'août, dans le salon de lecture du Jockey de Rio, nous étions assis devant une fenêtre qui donne sur la baie; il faisait une chaleur folle. Au dehors, la nuit était lumineuse et lourde, une de ces nuits de l'Amérique du Sud, pendant lesquelles on n'a pas envie de bouger, de faire quoi que ce soit. Mon vieil ami Turner, récemment débarqué de France, m'avait accompagné au Club. Autour de nous s'étaient groupés quelques Français de la colonie, désoeuvrés comme tout le monde à cette heure. On s'ennuyait un peu. Turner vint à notre secours, en nous racontant, de très bonne grâce, une histoire étrange. Il nous la donnait pour véridique. J'ai un peu de peine pourtant à la croire. Bien que j'aie quitté la France depuis cinq ans maintenant, il ne me paraît pas possible que par des lettres ou par des journaux, aucun écho de cette aventure et surtout de sa fin tragique, ne m'en soit jamais arrivé; de plus, mon ami Turner, tout ingénieur des Ponts qu'il soit, a écrit, au sortir de l'Ecole polytechnique, une série de nouvelles abracadabrantes: je me demande si celle-là n'est pas simplement le produit de sa féconde imagination. Quoi qu'il en soit, la voici telle qu'il la raconta._ - Je crois, commença-t-il de sa voix calme, qu'il faut peu de choses pour modifier profondément une carrière politique, même et surtout celles qui s'annoncent parfois comme les plus brillantes. J'en ai eu dans ma vie un exemple frappant: la carrière d'un ancien camarade de lycée, Arsay-Lancourt. Mon Dieu, en classe, je ne puis pas dire qu'il fût le plus intelligent, ni le plus travailleur; il n'était pas le premier non plus, mais il avait quelque chose de plus précieux que l'intelligence ou la méthode; c'était une sorte d'équilibre général, aussi bien de ses forces physiques, que de ses forces intellectuelles, qui lui donnait, en lui-même, une confiance parfaite et une aisance que je n'ai jamais vue chez d'autres. Il était de nous tous celui qui, ne sachant pas une leçon ou ne comprenant pas un devoir, avait le don de tirer le meilleur parti de son incompétence. Avec une maestria incomparable, il savait sous-entendre le passage difficile, escamoter la date, dévier la question pour se rabattre, avec élégance, sur les terrains connus. Ajouté à ces avantages, son physique était agréable, il se présentait bien. Il était "l'élève à effets" par excellence et, bien qu'il ne fût pas le meilleur d'entre nous, c'était lui que nos différents maîtres interrogeaient quand les inspecteurs académiques entraient dans les classes. Je l'enviais bien souvent, dans le secret de mon coeur. Comme il arrive, au sortir du lycée, je le perdis de vue et n'aurais plus su ce qu'il devenait, quand un matin, à l'usine, on me fit passer sa carte; il demandait à me voir. Tout de suite, je le fis entrer et tout de suite aussi, je le reconnus. C'était maintenant un bel homme, les traits de son visage étaient réguliers; il avait de grands yeux gris, une moustache blonde un peu retroussée sur un sourire fait à la fois de bonhomie et d'un peu de condescendance. Il était grand et bien découplé, et tous ses gestes dénotaient une force qu'il lui plaisait de rendre inutile. Son élégance était sobre et non pas ridicule; sa voix avait un ton prenant, autoritaire et chaud. - Qu'est-ce qui peut bien t'amener aux _Forges des Batignolles_, lui dis-je en le voyant. Il vint droit au fait et m'expliqua clairement en peu de mots, qu'il entendait se présenter aux élections législatives dans le quartier. - Comme tu as raison, ne pus-je m'empêcher de remarquer. Il fit quelques réserves sur des points auxquels je n'aurais jamais pensé... - C'est un quartier ouvrier... la lutte sera chaude, mais j'ai un programme... Il allait me dire son programme, mais je l'arrêtai; c'était inutile car je ne comprends rien à la politique et je pensais que ce brave garçon aurait sans doute bien des occasions pour placer à d'autres son petit discours. Avec une parfaite courtoisie, il n'insista pas. Je lui demandai en quoi je pouvais l'aider, il m'expliqua sans détours. Il s'agissait de parler en sa faveur aux chefs d'ateliers et aux contre-maîtres. - Je ne sais pas bien quoi leur dire, fis-je, je t'ai expliqué que je ne m'entendais pas à ces sortes de propagandes. Il ne tenta pas de revenir à l'assaut et de me placer un court résumé de ses projets que j'aurais dû moi-même développer à mes hommes. - Dis leur que je suis ton ami, me dit-il simplement, et qu'ils te feraient plaisir en votant pour moi. J'étais gagné moi aussi par cette argumentation si franche et si bien adaptée à moi; je lui répondis: - C'est entendu, je te le promets. Il me tendit la main avec une affection si spontanée que je l'interrogeai: - Tu as vraiment envie d'être député? Cela t'amuserait? - Pas autrement, répondit-il, mais que veux-tu que je fasse? Décidément ce garçon, toute ma vie, devait me désarmer. Quand il sortit de chez moi, j'étais décidé à l'aider et les quelques jours qui suivirent, je l'aidai effectivement. Je parlai de lui à quelques collègues, à quelques ouvriers que je savais avoir de l'influence, non pas certainement comme Arsay leur aurait parlé, oh non, je leur disais tout bonnement, dans la langue que nous parlions eux te moi: - Votez donc pour lui, qu'est-ce que ça peut vous faire, vous, ça ne vous changera pas et lui sera ravi. Comme ils savaient tous que j'étais sincère en leur tenant ce langage, dans un bon rire, ils abondaient dans mon sens. Il faut vous dire que les travailleurs de la métallurgie sont les plus intelligents du monde et partant les meilleurs garçons de la création; vous comprenez, ils sont habitués à ajuster les pièces de métaux, c'est un travail qui se fait au dixième de millimètre, il faut y aller prudemment. Allez donc monter des boniments à des gaillards de leur espèce! Dans l'ensemble, les affaires électorales d'Arsay marchaient bien. Il avait tenu plusieurs réunions dans le quartier, qui, à part une opposition normale, avaient bien réussi. D'ailleurs toutes ses affaires marchaient bien, car non seulement, il avait jeté son dévolu sur la représentation de la circonscription, mais il l'avait jeté aussi sur la fille de notre administrateur-délégué, une ravissante petite créature brune qui montait à cheval, menait des autos et devait avoir une forte dot. Si les deux combinaisons politique et sentimentale réussissaient, mon camarade deviendrait vraiment une puissance, député, ministre probablement, grosse fortune, jolie femme. Il entrerait sûrement au conseil d'administration de notre société. Je ne pouvais m'empêcher de penser à ceux de nos condisciples communs qui devinrent vraiment des hommes supérieurs, particulièrement à l'un d'eux sorti major de notre promotion à l'X, une si belle intelligence, un si grand coeur et une folle gaieté: il était en train, à cette heure, de respirer des vapeurs d'anhydride sulfureux, ingénieur à cinquante louis par mois, quelque part dans la banlieue de Lyon, cependant qu'Arsay... Ah! nos parents, me disais-je, ont eu bien tort de nous fesser pour nous faire apprendre les mathématiques; la culture physique, la politique, la danse et le maintien, voilà ce qui aurait dû nous être enseigné. Mais un petit événement troubla profondément la carrière d'Arsay-Lancourt. Un matin, vers onze heures, à l'heure du déjeuner, toutes les équipes sortaient des usines et dévalaient dans le faubourg. C'est l'heure de la joie dans le monde du travail: au commencement de la journée, les ouvriers ont vécu trop loin les uns des autres, ils sont trop près des soucis réels de la maison, le soir, ils sont fatigués et se dispersent vite pour rentrer chez eux: au déjeuner, au contraire, ils ont déjà abattu la moitié de la tâche, c'est comme une récréation qu'ils prennent ensemble, les plaisanteries et les farces vont bon train, et si quelques-unes ne sont pas du meilleur goût, c'est entendu, ce sont du moins des plaisanteries de grands enfants. Ce jour-là, dans tout Levallois, ce fut un rire immense qui partit tout d'un coup comme un grand incendie. C'est inexplicable, tout le monde savait l'histoire à la fois. Les gens s'abordaient en s'esclaffant, les boutiquiers étaient sur leur porte se tapant les cuisses, les petits couraient en farandoles, les camelots faisaient pouffer les gens dans les groupes. Détail aggravant: le soleil lui-même se mettait de la partie dardant ses clairs rayons d'avril sur cette gaieté folle et la multipliant. La cause de toute cette joie tenait à bien peu de chose. Un peu avant onze heures, au coin du boulevard de la Révolte et de la rue Victor Hugo, on avait trouvé, derrière un tas de planches, bâillonné, assis par terre le dos collé au mur, le candidat Arsay-Lancourt. Le futur député avait les mains attachées, il était vêtu d'un habit de soirée maculé de boue. Certainement, il était victime d'un attentat, mais on ne lui voyait aucune trace de blessure; il n'était pas évanoui et pourtant, à aucun prix, il ne voulait après qu'on l'eut délié, qu'on l'aidât à se relever ou qu'on le changeât de place. Un de mes ingénieurs assistait à la scène. - Qu'est-ce qu'on vous a fait, lui demandait-on? Arsay répondait: - Rien, rien, c'est un petit incident qui se réglera plus tard. - Il faut vous sortir de là, insistait-on. - Non, non, disait-il, passez votre chemin si vous voulez me rendre service; je vous remercie, ne vous inquiétez pas, je suis bien. Mais comme à ce moment d'intense circulation, les badauds se pressaient de plus en plus autour de lui, deux agents intervinrent en se frayant un passage à travers le rassemblement; arrivés à lui, ils se penchèrent charitablement et posèrent encore quelques questions ainsi qu'il est prévu au réglement. - Laissez-moi, répétait Arsay, avec hauteur; faites seulement circuler. Je veux rester seul avec vous, je vous expliquerai. L'un des représentants de la force essaya bien de se rendre à ce désir de l'homme malade et qui de plus pouvait un jour être élu. Il tenta de disperser la foule, mais il y avait bien près de cinq cents personnes et qui voulaient savoir. L'agent revint impuissant vers son collègue, insista encore auprès d'Arsay en finissant par élever la voix. Mon ingénieur me raconta dans la suite -- ce que je n'ai aucune peine à croire --, que Arsay retrouva devant ces dernières sommations, son ordinaire aplomb. Il eut pour les sergents quelques phrases cinglantes qui firent dans la foule le meilleur effet. Certainement sa popularité était grande à ce moment précis, malheureusement on ne fait pas voter à l'instant que l'on veut. Devant cette obstination, les agents diagnostiquèrent "la loufoquerie" et, résolus à emmener Arsay de force, ils le saisirent chacun par un bras. Arsay se débattit. Un curieux prêta main forte, tint les pieds. Une fois levé, Arsay refusa de faire un pas, s'appuyant sur le mur, comme s'il eut voulu s'y enfoncer et demanda à parler à la foule qui fit silence pour l'écouter. - Camarades, criait-il le plus fort qu'il put, vous voyez que je suis victime pour la deuxième fois d'un indigne abus de la force; ce matin, c'était évidemment de la part de mon contre-candidat qui s'oppose à ce que vous choisissiez librement votre représentant... Cette partie du discours fit encore excellente impression. ... Maintenant, continua Arsay, la force policière... Les agents ne le laissèrent pas dire un mot de plus: l'article de leur règlement qui leur prescrit de ne pas laisser insulter la police étant l'un de ceux qui leur tient le plus au coeur. D'un même mouvement, ils posèrent chacun d'un côté leurs bras puissants sur les épaules de celui qui était devenu soudain dans leur esprit un délinquant et d'une même poussée le firent avancer dans la direction du poste. Et ces deux hommes vêtus de façon identique, dans la même posture, ayant la même volonté, et jusqu'à la même expression donnaient l'impression, comme dans un ballet bien réglé, d'être un seul motif vivant d'ornementation. Alors aux yeux de cette foule très apitoyée apparut une singulière vision et d'un seul coup tout le mystère fur révélé, Les basques, le pantalon, le caleçon et la chemise d'Arsay avaient été soigneusement découpés en un rond régulier qui mettait à nu l'anatomie du pauvre candidat depuis le creux des reins jusqu'à une main environ au-dessus de la jointure des genoux. Ce fut comme une vague de fou-rire énorme, formidable, qui partit des premiers rangs et courait sans s'arrêter jusqu'au bout du boulevard. Pauvre Arsay, j'imagine qu'il dut, dans cet instant au moins, perdre ce bel équilibre dont il avait le secret. Des témoins m'ont raconté par la suite que la boue du trottoir, sur lequel on avait assis le malheureux, faisait sur sa chair propre et un peu rose des marques bien nettes. C'était un peu comique, assurément. Derrière le groupe formé par Arsay et les deux agents qui filait maintenant à toute allure, la foule, glapissant de joie, suivait en courant. C'était un cortège en délire, impressionnant par le nombre et dont la tête était un derrière, un malheureux derrière qui n'en pouvait mais. Les hommes étaient réunis en une même pensée, ils étaient nombreux, il fallait qu'ils chantassent, - les chants nationaux sont faits pour répondre à ce besoin. Sur l'air des _lampions_ un loustic improvisa rapidement des paroles de circonstance; il chanta seul d'abord, sa voix monta claire et grêle dans le matin radieux: _Arsay j'ai vu Arsay j'ai vu Ton dos (1) Arsay ton dos Arsay ton dos Je l'ai vu._ (1) Pour être très exact, je dois dire que le narrateur ne se servit pas précisément de ce dernier mot; c'est par pudeur pour nos lecteurs que je fais cette légère altération historique. Les initiés n'auront pas de peine à rétablir le texte dans sa pureté première. Toute la foule en un choeur monstrueux reprit cet ignoble refrain qu'elle scandait du bruit formidable de ses pas cadencés. Des automobiles et deux tramways arrêtés battaient la mesure avec leurs trompes et leurs avertisseurs. Les vitres des maisons en tremblaient. Et, le rire, le rire formidable ne cessait pas, mais grandissait au contraire et gagnait tout le monde; les cochers, sur leur siège, les gens aux fenêtres, les deux agents en tête, tous s'esclaffaient, et même la face d'Arsay, où l'on voyait des larmes briller, se tordait en un rictus étrange. _Arsay j'ai vu..._ Le chemin était long. Dans une auto découverte qui fut obligée de s'arrêter, la fille de notre administrateur reconnut, m'a-t-on dit, son fiancé. Cette jeune fille, sa gouvernante qui risquait de perdre sa place par le mariage et le chauffeur qu'Arsay gardait trop tard le soir, devaient pouffer à l'unisson. La foule chantait toujours quand Arsay et ses conducteurs arrivèrent au terme de leur calvaire. Le malheureux dut certainement éprouver une amère joie à voir de loin paraître la porte de cette singulière boutique aux vitres grillagées, à l'enseigne salie que personne ne se préoccupait de rendre engageante et où s'inscrivaient en lettres bleues: POSTE DE POLICE, CHAMPERRET. La porte s'ouvrit et se referma sur le groupe principal, ne laissant voir à la foule curieuse que la surface plate de son grillage, derrière lequel il allait se passer quelque chose. La foule attendit pourtant, curieuse, en vain, et, pour faire passer le temps entonnait par moments son hymne: _Arsay j'ai vu..._ Et la chanson cruelle devait arriver à peine assourdie jusqu'au malheureux, assis sur un bât-flanc, au milieu des agents qui riaient encore de leur gorge bruyante. Peut-être comprit-il qu'il était arrivé au bout de son rêve. Pauvre Arsay dont l'avenir s'annonçait si bien. Les sirènes des usines qui beuglaient la reprise du travail mirent fin à ce supplice. Bientôt il n'y eut plus dans la rue que la voix de quelques petits enfants pour glapir le couplet stupide. Et dans l'après-midi, un fiacre fermé venait chercher Arsay devant le poste et le ramener vers sa demeure. L'auteur de cette sinistre plaisanterie, on le sut plus tard, était bien, comme l'avait pensé Arsay, son contre-candidat, un certain Maupied qui fut élu et qui devint ministre. Celui-ci effrayé des premiers succès de mon ancien camarade, avait imaginé le petit attentat: quatre hommes étaient venus cueillir Arsay comme il sortait d'une soirée et l'avaient déposé, les yeux bandés et le fond de culotte découpé, près de l'endroit où il fut trouvé. L'affaire avait été bien montée. Personne n'avait rien vu. La manoeuvre réussit pleinement; huit jours après, Arsay était battu à plate couture: 24 voix contre 2724 à son concurrent le moins avantagé. Devant les bureaux de vote, on avait entendu encore quelquefois le refrain de la journée fatale. On ne devait plus l'entendre de longtemps dans la suite, mais quelques-uns de ses mots restèrent. L'histoire avait fait le tour de tout Paris et quand on parlait d'Arsay, on distait toujours: _Arsay ton dos_ (2), sauf dans quelques salons collet-monté où l'on disait toujours: _Arsay ton chose_, appellation qui n'était guère moins désobligeante, au demeurant. (2) Même remarque que précédemment. C'est effrayant comme certains ridicules sont tenaces. Trois ans plus tard, je rencontrai le paurvre garçon, un soir, sur le perron de la gare d'Orléans. Il avait changé maintenant, ses habits me paraissaient moins soignés et son regard surtout n'avait plus cette aisance et cette assurance que si souvent je lui avais enviées. Nous allions dans la même direction; je lui demandai de monter dans mon compartiment et, en abordant un sujet quelconque, tâchai de lui faire parler de lui-même. Il y vint rapidement: - Que veux-tu, ce sont les hasards de l'existence, soupire-t-il, résigné, il n'y a rien à faire, c'est comme ça. - Comment, dis-je, rien à faire; ce qui t'est arrivé est une blague, une sale blague, j'en conviens, mais je ne peux pas admettre que tu te laisses abattre... - Cette histoire, dit-il, a flanqué ma vie par terre, tout simplement. Une blague, ce n'est pas une blague; c'est une association d'idées commune à tout le monde, comprends-tu? Tiens, toi-même, quand tu m'as rencontré ce soir, est-ce à nos années de collège passées ensemble que tu as pensé? Jamais de la vie, tu as pensé à mon affaire. Pour toi (il avait un mauvais rire) comme pour le reste des hommes, -- oh! je ne t'en veux pas -- je suis _Arsay ton dos_. Comme je me récriais, étouffant en moi-même une invincible envie de rire, il continua: - C'est naturel, et si cette histoire était arrivée à toi au lieu de moi, je penserais probablement ce que tu penses, et je rirais comme toi: on n'est maître ni de sa pensée, ni de son rire. Seulement si tu avais été dans mon cas, pour toi cette aventure n'aurait vraiment été qu'une blague, parce que tu es es un producteur, toi: on te prend pour tes produits. - Merci, fis-je. - Ah, répondit-il exalté, pour sûr tu peux dire merci, parce que ton bonheur est immense; tandis que moi, on ne peut me prendre que pour moi. Je te l'avais dit autrefois, je ne pouvais être que député et c'est vrai. Quand j'ai été blackboulé, quand j'ai vu se rompre mes espérances matrimoniales, j'ai essayé de me ressaisir, de me reprendre. J'ai travaillé, je suis sorti d'abord. Quand j'allais au restaurant, je voyais les nez qui piquaient dans les assiettes étouffant des rires de bon ton et, au bout d'un moment, des gens qui pivotaient de tous les côtés sur leurs chaises pour me regarder, comme une bête à voir; ceux-là ne savaient pas, on les avait renseignés. Je suis entré dans un journal; à la rédaction, on simplifiait, on m'appelait _Ton dos_; je persistais, j'écrivais des articles qui en valaient d'autres, dans le début, je ne signais pas comme les commençants; seulement les articles qu'on ne signe pas, ne profitent qu'à la direction, tu t'en rends compte, un jour, et comme tout le monde, je hasardais mon nom au bout de ma copie. L'effet fut radical: le rédacteur en chef vint lui-même dans ma salle pour me demander "si je n'étais pas fou". Je changeais de maison, je recommençais avec patience, avec courage et quand vint l'heure de la signature, c'était je m'en souviens, un article sur le commerce extérieur, je mis au bas de ma prose un pseudonyme: _Lancret_; cela dura quelques jours; puis un confrère obligeant de mon ancienne rédaction fit passer dans un obscur canard ce tout petit écho; je le sais par coeur. "Notre excellent confrère qui signe modestement Lancret des articles si remarqués ne fut pas toujours -- c'était contre son gré, il est vrai -- aussi modeste". C'était signé: _Tournedos_. Qu'en dis-tu mon vieux; tu croirais que des lignes semblables passent inaperçues, toi? Eh bien, deux jours après, toute la ville m'appelait Lancret-Tournedos. Dans la suite, mon directeur voyait son tirage augmenter à cause de moi, et pour cette raison me fichait ostensiblement à la porte. Je ne peux pas te les raconter toutes, mon vieux, mes histoires, mais enfin, entre autres, croirais-tu que j'ai reçu des propositions du Directeur de l'Olympia pour faire semblant de jouer du hautbois sur la scène? Si je te disais encore, qu'il y a deux mois, c'est-à-dire trois ans et demi après l'incident, une vieille dame du Texas, que je ne connaissais pas, est montée chez moi, dans mon appartement, en me disant: "Monsieur, je paierai ce qu'il faudra, mais je veux _le_ voir." Oh, tu peux t'esclaffer, ne te retiens pas, c'est naturel... Et il sanglota. Jamais je ne pourrai exprimer la sensation physique désagréable que j'éprouvais en écoutant cette histoire navrante. Pendant qu'il la racontait, j'avais à la fois des envies de rire et je sentais toute l'inconvenance qu'il y avait à rire, je comprenais qu'Arsay s'en rendait compte et que c'était toujours ainsi quand il parlait de lui. J'avais une sueur froide et au creux de l'estomac, une douleur particulière. Je pensais au Palais Royal où, pour un louis, les gens ont le droit de rire et où ils en usent si peu. - Pauvre ami, fis-je la gorge serrée. J'essayais de détourner la conversation, c'était difficile, il y revenait tout le temps. Je le quittais heureusement au terme de mon voyage; il continuait le sien. Sur le pas du wagon, je lui serrai la main, en lui distant: - Bonne chance. Et je vis dans les yeux l'expression de doute des gens qui se savent frappés à mort. Quelques années passèrent encore, quand j'appris, un beau jour, qu'Arsay était entré au Parlement. Je m'en réjouis pour lui, je le croyais définitivement sorti d'affaires. Il représentait à la Chambre la Guadeloupe. Comment s'était fait son élection? Très simplement. Maupied, son contre-candidat de Levallois, était devenu Ministre des Colonies. Quelqu'un lui avait raconté les suites tragiques de l'acte auquel il devait la première et partant la plus difficile de ses victoires politiques; il avait dû éprouver quelques remords de sa mauvaise plaisanterie: l'homme n'étant jamais méchant que lorsqu'il a faim. Alors le secrétaire d'Etat avait "conseillé" à ses services de la Guadeloupe, l'élection d'Arsay. On est fixé sur la valeur de ces conseils: Arsay fut élu contre deux candidats nègres à une massive majorité. Son élection prit la valeur d'un symbole car elle démontrait clairement la supériorité de la race blanche, à la lumière du jeu de nos libres institutions. Et toujours, sur les conseils du membre du Cabinet, Arsay fut validé sans débats, fait qui aurait prouvé, s'il en était besoin, combien le reproche d'indiscipline dans les actes de nos représentants élus, est peu fondé. Bref, maintenant Arsay était député pour de bon. Peu importe de savoir qui il représentait. En vertu de l'égalité souveraine, il était élu du peuple et en avait tous les droits. Aucune raison profonde ne s'opposait à ce que sa carrière ne devint tout aussi brillante et tout aussi féconde que si huit ans avant, il avait été élu, dans une Chambre précédente, député de Levallois. Ah, pensais-je, voilà enfin ce pauvre garçon reparti sur sa voie. Je le voyais se mettant rapidement au courant des habitudes du Parlement, arrivant à se faufiler à travers les groupes et les ronds avec ce don spécial qu'il avait de nature; et se spécialisant petit à petit, dans quelques questions non contestées; ainsi il devait fatalement parvenir à dissocier par une autre association d'idées, son nom du souvenir de son ancienne célébrité. Pendant un certain temps, les choses allèrent bien ainsi que je les avais supposées. Comme il convient à un nouveau parlementaire. Arsay ne prenait pas la parole aux séances, se contentant de temps en temps de pousser de sa place quelques bruyantes interjections, qu'il lui était loisible ensuite de développer à son aise en corrigeant les épreuves de l'Officiel. Personne ne trouvait rien à redire et comme je l'avais pensé, les indigènes de la Guadeloupe -- qui ne lisent d'ailleurs pas l'Officiel -- étaient très satisfaits. Arsay s'était fait inscrire à plusieurs commissions dont personne ne voulait, à celle de la prophylaxie contre la rage, à celle de l'étude du régime des pluies, notamment, pour lesquelles son égale incompétence le désignait particulièrement. Bref, si Arsay n'avait été imprudent et s'il n'avait pas voulu aborder la tribune avant que son inocuité ne fut dûment établie, il aurait fait une très honorable carrière. Quelle idée saugrenue avait pu s'emparer de son esprit? C'était dans une discussion d'intérêt général intéressant tout spécialement sa circonscription. La Chambre devait statuer sur le règlement des compagnies maritimes. Arsay s'était fait inscrire; il avait mûrement travaillé son discours et entendait démontrer à la Chambre la nécessité vitale pour la Métropole, d'avoir des lignes de navigation régulières pour desservir les colonies. Les profanes peuvent penser que cette question bien simple aurait dû se discuter dans un calme académique. Singulière erreur! La Législation réglementant des compagnies quelconques, et des compagnies de navigation particulièrement, ne va jamais sans débats passionnés; en effet, il y a toujours dans les Assemblées les représentants des compagnies d'une part -- et ceux-ci ne veulent pas voir s'imposer une obligation supplémentaire qui pourrait dasn l'espèce, les forcer à desservir des ports immédiatements peu rentables; et puis, il y a les socialistes qui sont partisans de la socialisation de tous les services susceptibles d'être rendus par les compagnies; ceux-là ne veulent pas qu'une compagnie profite d'un monopole même si l'exercice de ce monopole doit se traduire par des pertes, en telle sorte que socialistes et représentants des compagnies sont toujours d'accord en pareille matière contre le reste de la représentation nationale qui pourrait être tenté de penser aux intérêts de la Nation. Ah! ce fut une séance mémorable. Après l'audition de divers orateurs, vieux routiers du Parlement, bien trop malins pour s'engager à fond, Arsay monta à la tribune un gros dossier sous le bras. Il était très calme en apparence, peut-être au fond de lui-même, était-il ému d'abord parce que un premier discours engage toujours un peu l'avenir et ensuite à cause de son histoire ancienne que bon nombre de ses auditeurs connaissait. Qui sait, ne devait-il pas manquer de se demander, en proie à un noir pressentiment, si quelque suppôt des compagnies ou quelque communiste n'allait pas troubler son exposé par un fâcheux rappel. Une jeune femme amie assistait à la séance et me l'a racontée. Arsay commença d'une voix un peu sourde, mais bien pose cependant; cette belle voix que nous lui avions connue au collège, quand de son brio, il éblouissait nos maîtres. L'assemblée qui savait avoir affaire à un novice convaincu, ignorant les tours de bâton et pouvant introduire un peu de nouveau dans cet ordinaire rebattu, écoutait avec attention. L'orateur dut trouver un encouragement dans cette attitude, et peu à peu la griffe de l'émotion qui le serrait au cou se relâchait: la voix devenait plus claire, le ton se faisait plus net, plus affirmatif. Quelques applaudissements partirent même du centre gauche. Après l'exposé, Arsay entra alors carrément dans le vif de la discussion et posa le problème sans ambages, dans son vrai jour. Immédiatement l'opposition droite et gauche réunie donna, mais c'étaient des interjections, des hurlements presque discrets assez inintelligibles et assez imprécis pour ne pas appeler de répliques. Arsay trouva, dans ces apostrophes, un nouvel encouragement: n'était-ce pas ainsi qu'étaient accueillis les plus grands orateurs parlementaires. Et il continua à dévider son argumentation qui était forte, plusieurs en ont témoigné. Un moment, on a pu dire qu'il tenait un véritable succès: il s'en rendait compte et en devenait meilleur. Il expliquait comment l'intérêt des compagnies même se conciliait avec le règleent qu'il lui semblait devoir être imposé; il disait que le pavillon créait le débouché, lorsqu'un membre de la gauche socialiste le prit furieusement à partie. - C'est en raison de ces bénéfices futurs, disait l'interrupteur, qui sont certains que nous ne voyons pas, nous autres, la nécessité de faire un cadeau à des compagnies privées. Nous avons trop vu ces agissements jusqu'ici. Par le sort le plus malencontreux, Arsay pour répliquer à cette interruption, posa lui-même une interrogation. - Qu'avez-vous vu? Des bancs de la droite modérée, une voix rogue partit, qui répondit: - Ton dos. (3) Oh, légèreté des corps législatifs! La Chambre se vengeait-elle de l'attention que l'argumentation soutenue d'Arsay lui avait imposée? On ne peut pas savoir. Toujours est-il que ce fut encore une fois un éclat de rire général et fou qui prit non seulement les opposants, mais les amis, les huissiers, les tribunes, jusqu'à l'élégant président; ce dernier, par principe, faisait semblant de se fâcher, mais sa sonnette méchante, mollement agitée, vibrait de petites notes comiques et complices, faisant penser à une vieille fille qui se retient devant une inconvenance. Toute la salle trépignait et le rire durait, repartant par saccade devant la mimique variée d'Arsay. Tantôt il montrait le poing aux travées d'extrême gauche, en vociférant comme M. Jaurès, des mots qu'en raison du tumulte, personne n'entendait, et tantôt il restait calme, adossé au bureau du président dans cette pose qui était familière à M. Jules Roche pendant les discussions orageuses; seulement Arsay passait brusquement de l'une à l'autre de ces attitudes, comme s'il n'eut pas eu le contrôle de ses actes, et ces transitions amusaient beaucoup. Enfin le silence se fit, silence dû à des rates trop dilatées, nullement engageant pour poursuivre une discussion et le président se penchant au-dessus de son pupitre disait: - Parlez, mais parlez donc. (3) Toujours même remarque que précédemment. Arsay ne parlait pas, mais restait à la tribune tout de même. Ce ne fut qu'à une nouvelle interjection qu'il essaya, mais sa gorge serrée ne put pas articuler aucun mot; on n'entendit simplement que des syllabes huilées: - Ah gueu... que... sue... Le fou rire recommença. Alors on vit Arsay en proie à une fureur singulière, déchirer et jeter en petits morceaux les feuilles de son dossier. Il les jetait dans la direction du président du Conseil, vieillard caustique qui faisait mine de les recevoir avec sa serviette entr'ouverte; mais trop légers pour l'atteindre, les bouts de papier volaient sur la tête des sténographes. Arsay déchirait toujours; quand il eut fini et comme le rire ne s'arrêtait pas, il fit mine un instant de vouloir foncer dans la salle, mais soudain, il se reprit et se mit à rire lui aussi, d'un rire étrange, pendant que sa main ouvrait lentement sa veste. L'assemblée croyant qu'il allait sortir un document à scandale, fit silence: alors avec une dextérité de maniaque, d'un seul coup, en cinq secondes, il se déculotta. In instant, le temps que la Chambre se ressaisisse et que les huissiers soient en haut des marches de la tribune, aux représentants librement élus de la France, au gouvernement responsable et compétent, aux diplomates actifs et intelligents de tous les pays du monde, à ces braves généraux que l'ingénieuse abomination de nos adversaires surprit mais n'ébranla pas, à cette grande presse intègre qui fait l'honneur de notre pays, à cette élite du public international si parisien et de toutes les élégances, Arsay montra ce qu'on l'avait jadis forcé à faire voir. Dans son geste outrageant, il avait baissé la tête, en sorte que sur la table de la tribune, la Chambre ne vit plus que ce qu'il voulait. C'était sur le plateau en son milieu, comme un disque rouge qui faisait penser au crépuscule d'un petit soir ou encore au sacrifice monstrueux sur l'autel du Parlement, d'une victime expiant les péchés que le Parlement n'avait jamais commis. La tribune de la Chambre pourtant est une relique; elle servit aux Cinq Cents. Je sais bien que sur son grand côté qui fait face à la salle, un bas-relief en marbre blanc, représente deux femmes dont l'une écrit et l'autre souffle dans une trompe de mail-coach; cette allégorie symbolique est là certainement pour rappeler aux députés qui seraient tentés d'écouter la fragilité de la parole: "Ecris, leur dit-elle ou sinon, c'est comme si tu jouais de la trompette". Je sais que malheureusement, les députés qui sont à la tribune, ne voyant pas l'allégorie, oublient quelquefois son sens; mais enfin, tout de même, que de grandes paroles, que de discours féconds sont tombés du haut de ces marches. Quand on pense que de cette relique vénérable, à juste titre considérée comme le berceau de nos lois, que d'elle partit tout cet appareil de justice et de droit, ces grandes réformes bienfaisantes, ces conceptions géantes de notre politique étrangère, ces plans sublimes et désintéressés de notre action coloniale, ce petit arsenal de nos lois sociales que toutes les monarchies nous envient, en un mot tout ce qui nous honore et nous distingue des barbares: on reste scandalisé, à se dire qu'un instant, même un seul instant, la partie la plus vile d'un individu la dominât. Arsay était devenu complètement fou. On l'a enfermé à Bicêtre où le caleçon de force lui fut passé, parce que dans sa démence, le pauvre homme prend tout le monde pour des parlementaires et veut à chaque instant recommencer. Quand le médecin-chef fait visiter à un personnage de marque, son établissement, il ne manque jamais de s'arrêter devant le pauvre malade et de le montrer avec orgueil, en disant tout bas: - C'est un ancien député. _En terminant son histoire, Turner avait conclu:_ - Dire tout de même que sans cette mauvaise farce de Levallois, Arsay aurait pu être ministre et même Président du Conseil. La Saisie. Nous avons été étudiants ensemble. Après quinze ans ou plus, nous nous étions rencontrés, ce soir de novembre, dans le hall de la gare de Lyon, attendant le même train et essayant de déchiffrer, sur une ardoise plaquée au mur, le retard dont la Compagnie bienveillante consentait à nous prévenir: RETARDS ANNONCÉS TRAIN VENANT DE MARSEILLE 3.h.22 - C'est gai, dis-je. - N'est-ce pas, fit quelqu'un; je suis pourtant si heureux de te revoir! Et celui qui m'interpellait me serrait la main, je m'en souviens, avec un de ces émotions particulières qui sont l'apanage des gens ayant eu des malheurs. La rencontre de tels gens n'est jamais sans causer à notre égoïsme, des inquiétudes, au moins légères. Je les ressentais, en vérité: je me disais en moi-même: "Il aura 3 h.22 pour me raconter ses déconvenues", et je maudissais cette administration que l'Europe a cessé de nous envier, cependant qu'à haute voix je remarquais: - Le hasard fait bien les choses. - Quelquefois, répondit-il, assez tristement. Je ne sais pas l'effet que j'ai bien pu lui produire, mais il m'avait paru fameusement changé; je me rappelais sa folle gaieté d'autrefois, son imagination ardente, jamais à court d'une farce inédite. C'était un sujet brillant que ses camarades d'école croyaient appelé au plus haut avenir. Maintenant, il avait passablement blanchi, bien qu'il fut à peu près de mon âge: les environs de quarante. Son visage avait un certain air résigné qu'il n'avait pas jadis; et pourtant, on l'aurait dit matériellement assez à son aise; il avait des vêtements quelconques, des gants et une pelisse qui sans être opulente, était parfaitement honorable. Le cadre était navrant: dix heures du soir, une de ces nuits froides, mouillées et tristes, dont les gares ont le secret. Le trottoir, qui brillait, collait aux pieds. La lumière crue tombait des globes électriques qui se balançaient doucement en l'air; on ne voyait pas d'ombre par terre et tous les gens en s'agitant ou en attendant avaient des figures longues et ennuyées. Je proposai: - Sortons d'ici, veux-tu? Allons au café. Il accepta. De l'autre côté de la rue, dans la brasserie, l'atmosphère était plus sympathique. Il faisait chaud. Une buée enveloppait les consommateurs autour des tables. A part quelques isolés, devant un bock -- qu'ils durent mettre vraisemblablement 3 h. 22 minutes à boire --, dans l'ensemble, c'était un public de petits employés et de petits fonctionnaires. Le piquet et la manille allaient leur train. Les plaisanteries et les chiffres classiques à ces jeux, faisaient comme un accompagnement en sourdine au solo des garçons qui clamaient les commandes: - Deux menthes à l'eau... un café nature... quatre turins grenadine. Nous étions bien sur la banquette de cuir, au fond, dans ce coin tranquille. A côté de nous il y avait deux amoureux. Seulement je ne savais pas trop quoi dire à cet ami si longtemps perdu de vue. Pour en sortir j'évoquais le passé: - Tu te rappelles le Vachette, le Panthéon... Comme c'est loin! - Loin de toi, peut-être, dit-il; certains jours, il me semble que c'est hier. Je ne comprenais pas bien pourquoi ces détails étaient plus près de lui que de moi; pourtant quelque chose m'empêchait de demander des explications. Je sautais à une autre idée. - Qu'est-ce que tu fais? - Je suis médecin, répondit-il. Nous autres, au sortir de la Faculté, ce n'est pas comme vous après l'Ecole de Droit, qui devenez juges, financiers, huissiers ou ministres. Nous n'avons pas le choix. Je me suis installé dans le troisième, rue Béranger. Ça ne te dit rien, n'est-ce pas. - Non, fis-je, je ne vois pas bien, en effet. - C'est près de la place de la République, reprit-il, derrière le Théâtre Déjazet. Mes affaires ne vont pas mal. Mon Dieu, c'est une clientèle un peu spéciale, différente de celle qui habite au Bois de Boulogne; celle-là est réservée aux patrons. Je me suis fait à la mienne, que veux-tu, je n'ai plus d'ambition. -Mais je croyais, dis-je, qu'après ton internat, tu préparais justement les hôpitaux. - Moi aussi, fit-il, je l'ai cru longtemps. Seulement il faut avoir le temps et les moyens de se préparer et d'attendre... Je me suis marié très jeune, et cela change. Tu ne savais pas que j'étais marié? Je fis signe que non. - Tu as connu ma femme autrefois... c'est elle que je viens chercher au train. Elle me ramène mon fils qui était à Dijon, auprès de mon beau-père. Je leur ai acheté une petite bicoque, par là-bas, c'est leur pays. Il parlait sur un ton posé et calme, cependant on aurait dit qu'il avait des larmes dans la gorge et cette impression m'empêchait encore d'intervenir. Il reprit: - J'ai épousé Loute. Ce prénom ne me disait plus rien, mais après quelques précisions je revis bientôt la figure brune et la tournure gracile d'une de nos camarades des brasseries du quartier. Si je l'avais connue, je crois bien; et nous étions même un certain nombre qui l'avions connue tout à fait. Nous l'appelions "Moinotte" parce qu'elle ne mangeait guère qu'aux bords de nos tables et qu'elle était petite, vive, gamine et douce toujours. Ah certainement! il me semblait même que j'entendais encore le pépiement de son rire. Elle avait l'air d'être si ingénument ce qu'elle était. Si elle était arrivée à se faire épouser, celle-là, il fallait tirer l'échelle! J'étais décidé à ne rien laisser voir de ma surprise; tout de même quelque chose dût le frapper en mon expression même. Il enleva son lorgnon pour passer ses mains sur ses yeux. - C'était une bien bonne fille, dis-je peut-être un peu trop simplement. - Oui, mais tu penses que c'était tout de même une fille, répliqua-t-il. - Mais non, mon vieux, pas le moins du monde; tu l'as épousée, tu sais donc mieux que personne ce qu'elle vaut. Cette considération ne le consolait pas. Un petit silence pénible se fit. Pour dire quelque chose, je remarque: - Elle était bien jolie! Cette phrase lui causa un peu de joie; elle amena sur se lèvres tristes un pauvre sourire, il me dit: - N'est-ce pas?... Elle est aussi une bonne épouse et une bonne mère, je te l'assure. - Et bien alors, fis-je. - Oui, et alors, reprend-il. Tiens, tu es le premier camarade de ce temps-là que je rencontre; je ne les ai plus recherchés, tu comprends. Ce fut un tel changement. Les commencements ont été difficiles. Ma famille s'est éloignée de moi du jour au lendemain. Et il m'a fallu d'un coup gagner notre vie. Tu ne sais pas ce que c'est, toi, dans notre métier... les courses à pied dans la pluie, les étages, les veillées, les dispensaires, les accidents du travail. C'est pire que de donner des leçons. Les professeurs ont, du moins, des engagements réguliers; ils voient des enfants bien portants. Tandis que nous, nous allons, en passant, obligés de représenter, bien que nous soyons misérables nous-mêmes, et toujours auprès d'autres misères. Quand on a une femme à la maison qu'il faut consoler parce qu'elle vous répète sans cesse: "C'est moi qui ai fait ton malheur" c'est dur! Ah! ils étaient loin les travaux de laboratoire, les concours, les maîtres surtout... Heureusement, petit à petit, les choses s'arrangent, matériellement du moins: c'est une consolation énorme, surtout qu'on se souvient des débuts et aussi parce qu'il se fait, en nous, un espèce de décalement social... Je ne me plains plus d'habitude. Seulement, tu m'excuses, ce soir, c'est de te retrouver. Tu es marié? Je fis signe que oui. Il hocha la tête comme quelqu'un qui n'insiste pas, et reprit: - Tu n'as pas idée comment s'est fait mon mariage. Une de ces histoires qui n'arrivent jamais. Je vais te la raconter, tu verras à combien peu tiennent nos destinées. J'étais venu à Paris, le 3 janvier 1912, passer un concours pour une place de prosecteur. Ce mot ne te dit rien: dans le filon de la grande carrière médicale, c'est une étape nécessaire. J'avais quitté les miens en pleines vacances de Noël. Toute la journée, je m'étais fait ausculter et sonder par les grands pontifes de chez nous, ils étaient alors mes amis. Mes exposés n'avaient pas été trop mauvais. Dans l'ensemble, j'étais assez satisfait. Après les efforts de la journée, je me sentais un besoin terrible de me détendre. Note que j'étais en possession de l'argent de mon mois, grossi de toutes les étrennes que j'avais reçues. Ces circonstances réunies m'incitaient à faire la fête. Comme il n'y avait pas, à cette époque de l'année, le moindre camarade au quartier, je résolus de me chercher une compagne. Vers huit heures du soir, je descendis au bar du Panthéon et j'aperçus Loute. Elle était seule, dans le sous-sol, avec le barman qui, sa serviette dans la bouche, dormait dans un coin. Loute perchée sur un tabouret, la tête appuyée sur son bras, suçait mélancoliquement la paille d'un verre vide. Je la mis rapidement au courant de mes intentions. Elle accepta mon invitation avec reconnaissance. Nous fûmes dîner dans un restaurant voisin et je fis déboucher quelques bouteilles de vins choisis. J'étais très en forme et elle aussi. Du moins, je l'ai cru, ce jour-là: depuis, -- parce que j'ai souvent ruminé cette scène -- il m'a bien semblé que Loute n'était pas tout à fait comme à son ordinaire; son rire devait sonner un peu faux; mais était-ce force de caractère ou insouciance ou bien habitude de sa part, ou bien seulement défaut de compréhension de la mienne; je ne m'aperçus de rien. Après le dîner, nous avions été à Bullier, presque désert ce soir-là et nous avions fini la nuit à Montmartre. Je crois que c'est la dernière nuit que je me sois amusé. Il y a des gens pour lesquels les transformations de la vie sont lentes; pour moi, la mienne s'est brusquement modifiée à cette date. Ce ne fut pas un tournant, mais un angle vif; comme un carrefour. Le lendemain matin, j'étais chez Loute. Nous aurions pu faire la grasse matinée, rien ne nous pressait, pourtant, d'assez bonne heure, elle s'était levée. Je la vois encore, en jupon et en sandale, trottant dans son appartement pour nous faire du chocolat. Cet appartement -- nous le connaissions tous -- était au Boulevard St-Michel, derrière le Luxembourg, un peu après l'Ecole des Mines, une maison d'angle au deuxième. Le mobilier et la décoration étaient de Martine. Tu sais bien, la chambre rouge et violette, le lit-sofa sur une marche de laque noire, la psyché empire. Tu vois? - Pas du tout, dis-je avec conviction. En réalité je voyais très bien. Mais il insista: - Tu as oublié le salon bleu au tapis à carreaux qui était séparé de la salle à manger par un treillage de vigne verte? Le petit aquarium et le jet d'eau sur la cheminée du salon?... Enfin, je me les rappelle bien. Cet appartement était la joie et l'orgueil de Loute. Il lui avait été offert par un Roumain qui, ses études terminées, était reparti dans son pays. Loute en s'y installant avait vu se terminer pour elle l'ère des garnis. Elle le soignait méticuleusement, le nettoyait et le paraît toute la journée. A tous venants, elle en vantait l'originalité et le confort; c'est en lui, qu'elle passait, à lire ou à raccommoder, les bonnes heures de sa vie. Je m'en suis rendu compte ce jour-là, cet appartement était sa seule joie. J'étais couché tranquillement en train de boire le chocolat brûlant qu'elle m'avait préparé; je remarquais qu'elle ne mangeait pas. Elle était assise, sa tasse sur les genoux, près de la fenêtre, regardant le boulevard; je la voyais un peu de profil et m'aperçus que des larmes tremblaient au bout de ses cils; du coup, je me levais, j'allais vers elle et la prenant dans mes bras, je lui demandais: - "Qu'est-ce que tu as?" D'abord, dans un faux sourire, elle essaya de nier ses larmes. J'ai appris depuis tout l'empire que cette petite femme peut avoir sur elle, puis comme j'étais le plus fort et que j'insistais, elle me répondit comme un gosse: - "Du chagrin". J'insistais encore, la pressais de questions; elle finit par m'ouvrir un petit secrétaire chinois qui était près d'elle et, pour toute réponse, me tendit un papier. C'était un commandement d'huissier. Je mis un bon moment à le lire. Tu sais, ces sortes de documents sont écrits dans une langue impossible. Mais l'acte citait un extrait de jugement et je compris à travers tout ce fatras que Loute n'avait pas payé son loyer depuis neuf mois et qu'à la requête de son propriétaire, auquel s'étaient joints quelques fournisseurs, l'huissier devait saisir meubles et les faire vendre aux enchères. Le commandement était daté de l'avant veille. Je pressentis le drame et lui demandais: - "Ils vont te saisir?" Mais Loute, tranquille devant cette éventualité, me répondit: - Tout de même pas jusque-là, j'ai écrit hier au propriétaire pour lui demander encore un délai... seulement, c'est ennuyeux". J'étais moins rassuré qu'elle, mais son attitude cependant m'enlevait une partie de mes inquiétudes. Il s'agissait de 3.800 frs. Inutile de te dire que je ne les avais pas. Evidemment cette somme était beaucoup pour moi, mais je pensais qu'elle ne serait peut-être pas grand chose pour un propriétaire parisien. Cependant par précaution, à la pensée de l'effondrement que cette saisie produirait en Loute, j'eus d'abord l'idée de télégraphier à ma famille une invention quelconque. Mais je réfléchis que la réponse en admettant même que la fable soit crue, n'arriverait jamais à temps et la procédure suivait son cours. Je pensais aussi filer chez des camarades, leur expliquer le cas et réunir le magot, mais c'était les vacances et je ne voyais pas chez qui frapper. Devant cette impossibilité d'agir, je finis par me persuader que Loute avait raison; il n'y avait peut-être dans tout le pathos de cette feuille qu'une manoeuvre destinée à effrayer une petite fille. En fin de compte, si contrairement à nos prévisions, l'inévitable arrivait, il serait toujours temps d'aviser. Je m'habillais à la hâte et comme tu penses, une fois prêt, je ne m'en allais pas. Naturellement le charme était rompu. J'essayais de la distraire en lui racontant des histoires de l'autre monde; celui-ci n'étant guère divertissant pour elle. Mais je ne devais plus être en forme: cette fois le vin n'opérait plus, mes histoires ne la déridaient pas. La conversation tombait et toujours, Loute, bien qu'elle ne crut pas au danger, revenait à la fenêtre, comme pour se donner une contenance. Je tentais un moment de me moquer légèrement de son mobilier, de lui dire que cette décoration était danubienne et bonne pour un certain temps, mais qu'elle devait forcément lasser à la longue. L'expression de ce jugement la fit sourire et je compris vite que mon insistance, sur ce sujet, n'aurait d'autres effets que de lui démontrer mon mauvais goût. Et le temps passait, quand j'entendis Loute tout d'un coup pousser un cri de douleur, le cri d'une bête frappée à mort. C'était sur le boulevard; une lourde voiture vide, moitié charrette, moitié camion, s'avançait lentement. - "Tu es sotte, fis-je, si une voiture de déménagement ne peut plus passer sous tes fenêtres..." Celle-ci ne passait pas. Elle venait bel et bien vers nous, suivie sur le trottoir par trois messieurs qui firent, une fois arrivés devant notre porte, des signes au conducteur. Sur leur gestes, la voiture vint docilement se ranger sous nos fenêtres mêmes. Quatre bonshommes en descendirent, l'un d'eux avait une grosse figure ronde, coiffé d'un casque à mèche; je ne l'oublierai de ma vie. Et bien, vois-tu, je n'ai jamais été condamné à mort, mais j'imagine que la vue du fourgon qui doit vous mener à la guillotine doit vous faire ressentir quelque chose d'analogue à ce que je ressentais alors. Quelques minutes d'angoisse se passèrent; le temps aux hommes de monter l'escalier. Loute pâle ne pleurait plus, mais je voyais un tremblement nerveux agiter son maxillaire inférieur. Le timbre retentit. Le premier mouvement de la pauvre petite fut de ne pas ouvrir, mais comme je lui faisais remarquer rapidement et aussi doucement que possible l'inutilité de cette résistance, elle me demanda d'aller ouvrir moi-même. Ils entrèrent. Il y avait la concierge, l'huissier, les deux témoins et derrière eux le choeur des déménageurs qui avaient l'air de figurants. L'huissier se présenta, il devait "parler à la personne". - "Elle est très émue, dis-je, si vous voulez me faire votre communication..." Il insista, la loi ordonnant qu'il fasse lui-même sa signification au débiteur. - "Au surplus, ajouta-t-il en souriant, je saurais y mettre la manière. Entre gens du monde, il n'y a pas de situation dont on ne puisse se tirer." C'était un grand garçon, assez jeune et se sachant beau. Ses vêtements étaient d'une élégance fripée, mais recherchée tout de même. L'eau coulait de son parapluie sur le tapis. Je le lui pris des mains, pour le mettre au porte-manteau, un peu brusquement peut-être. Ce tabellion m'agaçait. - "Vous vous souciez des gages des créanciers, me dit-il, avec une suave ironie... c'est bien." Il était le plus fort, je n'avais rien à dire. Je le précédais chez Loute. Elle le reçut debout, appuyée contre le mur et écouta sans broncher son petit discours. Ah! certes, on voyait que cet homme de loi avait l'habitude; il récitait une leçon qu'il avait dû placer bien des fois, dans des circonstances identiques et où alternaient savamment les mots de la procédure et ceux de l'encouragement. Parmi ces derniers, il y en avait d'une méchanceté cruelle et d'une cuisante impertinence. Il disait, par exemple: "Il vous est loisible d'ailleurs de racheter, ou de faire racheter (et il se tournait en disant ces mots vers moi) vos meubles à l'hôtel des ventes". Je t'avoue, que je baissais la tête comme un coupable, sans arriver à comprendre cependant la faute que j'avais commise. J'aurais donné toute ma fortune pour pouvoir jeter à la figure de cet individu les 3,800 francs qu'il poursuivait. - "Vous pouvez prendre tout votre temps, continuait-il; la loi nous prescrit de ne point saisir: le coucher qui vous est nécessaire, c'est-à-dire votre lit, vos couvertures, draps, édredons, etc., les habits dont vous êtes couverte. Je suis seul juge, vous pourrez mettre sur vous tous les vêtements auxquels vous tenez. Enfin il va sans dire que tous les papiers et menus objets n'ayant comme valeur principale que le souvenir, par vous y attaché, vous resteront". Loute n'avait pas répondu, comme il fallait donner des ordres pour l'enlèvement, elle parla. Elle était blême et sa gorge était si contractée que le son de sa voix en était changé et les mots qu'elle disait semblaient être dits par une autre. Elle ne croyait pas encore à ce moment que ces hommes allaient prendre son mobilier. - "Vous vous trompez, Monsieur, fit-elle, très calmement; je me suis arrangée avec le propriétaire, auquel j'ai écrit hier." Et ce fut dit avec une telle autorité que l'huissier lui-même en fut troublé; un instant il hésita. Mais son trouble ne dura pas, il la pressa de questions, elle s'embrouilla et comme elle s'en rendit soudain compte, d'un coup elle tomba à genoux aux pieds de l'homme, les mains crispées au pan de sa jaquette. - "Monsieur, Monsieur, criait-elle, je vous en supplie, je paierai, je vous le promets, je vous le jure." Je m'étais trompé, l'huissier n'était peut-être pas méchant au fond; il la releva gentiment en disant: "Ma pauvre petite dame, je n'y peux rien, ce n'est pas ma faute, je ne fais qu'obéir. Soyez sage, on tâchera de vous laisser pas mal de choses, le plus possible... c'est un mauvais moment, il passera comme les autres, vous verrez." Il la fit s'asseoir, cependant que discrètement, du coin de l'oeil, il disait à l'équipe des déménageurs: "Commencez". Ils s'attaquèrent à l'autre pièce d'abord. L'huissier me fit signe de rester auprès d'elle, cependant qu'il sortait de la chambre, sans faire de bruit, sur la pointe des pieds. J'ai fait ce jour-là la réflexion que les hommes ne sont pas tout de même si méchants qu'ils le disent. Chez tous, même les plus sots, et même chez ceux qui font la plus vilaine besogne, quand on cherche, on retrouve du coeur. Pendant ce temps, Loute s'était assise sur la marche basse qui supportait son lit; la tête dans ses bras, le visage sur les couvertures, je l'entendais qui pleurait doucement à petits coups. Elle poussait de petites plaintes régulières, monotones comme des cris d'enfant et qui semblaient ne devoir s'arrêter jamais. Je restais debout près d'elle, désemparé, ne sachant que lui répéter sur tous les tons: - "Loute, ma petite Loute, ne pleure plus." Mes paroles n'avaient aucun effet; malgré tous mes efforts, je sentais qu'au milieu de l'hostilité qui l'accablait, j'étais pour elle un étranger, un spectateur qui ne participait en rien à l'affaire. Cette sensation m'était désagréable: la malheureuse souffrait tellement. Derrière la cloison, le bruit mat que faisaient les meubles en se heurtant aux portes, les interjections des hommes, le bruissement des étoffes qu'on pliait, parvenaient jusqu'à nous, et Loute avait toujours son petit hoquet de douleur; elle l'interrompit à peine une fois, en entendant arracher le treillage de vigne. Qu'est-ce qu'on a bien pu en retirer à la vente? Quand tout fut emballé et descendu de ce qui avait été l'appartement, sauf la chambre où nous étions, l'huissier tapa à la porte et me dit à voix basse d'emmener "la débitrice" pour qu'il puisse déménager cette pièce aussi. Je relevais Loute et j'entrais avec elle au salon. En le voyant, elle tomba en arrière dans mes bras. La pièce était nue, vidée; plus un tabouret, plus une chaise, plus un tableau ne restait de l'ancienne décoration; seuls les papiers des murs aux tons heurtés, demeuraient, pour témoigner du passé; mais ils paraissaient sales, avec leurs panneaux de teintes plus vives qui marquaient par endroit l'ancienne place des meubles. Sur le parquet, au milieu, un tas d'objets hétéroclites s'amoncelait; il y avait des mouchoirs, des cadres de photographies, des menus, des livres, des programmes, des lettres, et bien d'autres choses encore parmi lesquelles vosinaient un petit amour bouffi, en pâte tendre et un gros bocal à confiture vide dans lequel l'huissier avait eu la délicate attention de mettre l'eau et les poissons rouges de l'aquarium. Ce tas restait à Loute, comme lui restèrent son lit et sa toilette et aussi, grâce à la bonté du saisissant, presque tous ses vêtements: c'était tout ce que la loi, dans sa mansuétude, permettait de laisser à une pauvre petite fille qui n'avait pas assez d'argent encore pour garder ses meubles. L'appartement était "à l'ordonnance" comme on dit dans ce métier, il n'y avait plus rien à saisir. Quelle sale journée ce fut, mon pauvre ami. Loute s'était pourtant calmée un peu. Dans un effort de volonté, elle avait fait toute seule le tour de l'appartement. Ce n'était déjà plus le sien. En revenant au salon, elle eut un sourire amer et me dit: - "Tu vois, c'est fini maintenant, tu peux partir." Cette injustice me frappa, parce qu'après tout si je n'avais matériellement rien pu faire pour elle, de tout mon coeur j'avais souffert avec elle; j'estimais mériter tout autre chose que ce singulier remerciement. Un instant, j'eus l'idée de prendre mon chapeau et de partir, mais je pensais bientôt, qu'agir ainsi c'était vraiment lui donner raison, c'était augmenter son chagrin, prendre parti contre elle, la dépouiller davantage, si c'était possible, en lui prenant mon amitié et en me mettant en quelque sorte à la suite sur la liste des créanciers poursuivants. Je ne le voulus pas. - "Oui, Loute, fis-je, je vais partir, mais je ne partirai pas seul, je ne te laisserai pas dans cette maison désolée; tu viendras habiter chez moi." En entendant mes paroles, elle se redressa vivement; elle battit l'air de ses mains comme pour écarter le voile d'un rêve; elle vint vers moi pour me faire répéter. - "Quoi, dit-elle, qu'est-ce que tu as dit? Je lui confirmais mon invitation. Elle me demanda: - "Jusqu'à quand?" Je lui répondis: -"Tant que tu voudras." Alors elle se blottit dans mes bras; elle mit sa tête sur mon épaule et pleura de nouveau, mais ce n'était plus les mêmes larmes. Je sentis que quelque chose d'immense s'était passé en elle; ces mots l'avaient guérie de la plus grande douleur de l'humanité: l'isolement du coeur. Pendant cette scène, je me souviens, quand elle me regardait ses yeux étaient dilatés: on aurait dit qu'elle les ouvrait tout grand pour mieux comprendre l'impossible réalité. Inconsciemment, de temps en temps, elle venait s'appuyer de tout son poids sur mon épaule pour mieux se rendre compte de la solidité de son appui. Quant à moi, je puis te le dire, j'étais gêné un peu de l'immensité de cette reconnaissance, j'étais effrayé et pourtant j'étais un peu fier, au fond. Je sais bien qu'il y avait du malentendu dans tout cela, mais j'étais fier tout de même. En réalité, c'est dans cette minute que je me suis marié avec elle. Je ne m'en suis aperçu qu'après, mais je me suis bien rendu compte que c'était à ce moment-là. Peut-être on me dira que ce ne fut pas de mon plein consentement et que je me fixais, en moi-même, un temps limité, que je me disais: nous verrons plus tard. C'est vrai, mais aucun de nos actes n'est absolu. Je me suis marié ce jour-là parce qu'alors elle m'a offert toute sa vie, parce que je ne l'ai pas refusée et parce que depuis lors je n'aurais plus jamais pu l'abandonner sans rompre cet équilibre moyen de l'ordre dans lequel nous vivons, sans faire ce qu'on appelle un crime, tu comprends. Loute le sentait bien, et je t'assure que, si invraisemblable que cela puisse te paraître, elle devint dans un moment une autre femme: c'est sans un regret qu'elle quitta l'ancien appartement de son coeur. Elle n'avait pas de malle pour emporter ses nippes: nous les laissâmes où elles étaient au milieu de la pièce pour les reprendre le lendemain, n'emmenant avec nous que le bocal où clapotaient les poissons rouges. Je le portais entre nous deux, elle avait pris mon bras. Nous ne nous parlions pas, nous marchions religieusement vers ma demeure, pensant probablement chacun à des choses bien différentes, mais unis tout de même. En entrant dans mon appartement, elle était avec moi comme si elle venait de me connaître, grave, prévenante et effarouchée, intimidée aussi. Quand elle enleva son chapeau et son manteau, je voyais qu'elle se préoccupait déjà de leur trouver une place qui ne me gêna pas, mais qui soit cependant ordonnée et définitive. Le soir, pour la distraire, je voulus l'emmener dîner dans une brasserie; elle s'y refusa absolument, estimant qu'il était inutile de faire des dépenses exagérées. Comme j'essayais de lui montrer qu'il convenait de marquer, au moins ce jour, par un bon souvenir; elle me répondit lointaine: - "Le bonheur laisse toujours et n'importe où un bon souvenir." En effet, c'était peut-être son bonheur. Elle m'emmena, derrière Cluny, dans une petite crémerie, déserte à cette heure; et nous mangeâmes simplement, en face l'un de l'autre, sur une petite table à toile cirée. Pendant le dîner, elle me demanda si je tenais beaucoup au Quartier latin, si mes travaux m'obligeaient à y habiter. Je compris qu'elle voulait fuir le passé, bien qu'elle me donnât pour ce changement d'autres raisons; elle disait: - "On pourrait prendre un petit appartement avec cuisine. On mangerait à la maison, c'est meilleur marché. C'est plus sain d'ailleurs." Je savais bien ce que je faisais. Pouvais-je faire autrement? Peu de jours après, je m'installais avec elle dans ce quartier de la place de la République que je n'ai plus quitté depuis. Tu peux deviner ce que fut notre vie. Je me suis retiré du milieu des camarades. Je ne passais plus l'eau que pour aller à la Faculté et j'en revenais sitôt après le cours ou l'hôpital. Je continuais mes études au début comme par le passé, mais aux grandes vacances, la question s'est posée. Je tentais d'abord de raconter des contes à ma famille; je disais que je remplaçais mes maîtres. Mais à la longue, il a bien fallu qu'on sache. Après plusieurs sommations, mon père m'a écrit un beau jour qu'il ne voulait plus entendre parler de moi, qu'il ne me donnerait plus d'argent, qu'il me déshériterait. Mon frère et ma belle-soeur m'ont tourné le dos. Depuis, il n'y a pas bien longtemps, on m'a écrit qu'on consentait à me recevoir, mais sans elle, et entre temps, j'avais connu avec Loute la misère, -- tu ne peux pas savoir comme ça nous a unis. J'avais dû pour vivre abandonner les concours, bâcler ma thèse et pratiquer; j'avais eu un enfant, je m'étais marié. Il y a des histoires qu'on ne recommence pas. Certainement être un paria est dur. Je sais que j'en suis un, plus que tu ne le crois même, parce que si je suis coupé d'avec les miens, d'avec mes amis, d'avec tous ceux connus ou inconnus qui avaient des habitudes de pensée, d'éducation et de vie analogues à celles que j'avais moi-même et dans lesquelles j'avais été élevé -- on ne s'adapte jamais au nouveau milieu. Sans le vouloir, on le heurte et il vous heurte; on a beau faire, on n'en a pas toujours été, on n'en sera jamais tout à fait. Depuis la façon de mettre sa serviette à table, jusqu'aux plaisanteries habituelles, jusqu'à ces idées toutes faites et stupides parfois qu'on ne raisonne plus mais dans lesquelles nous vivons, jusqu'aux sujets les plus sérieux: il y a tout un monde qu'on ne franchit pas... à moins qu'on mette plus d'une vie à le traverser. (Je crois qu'en disant ces derniers mots, il eut une larme.) - Seulement, reprit-il, il y a des compensations; c'est quelque chose, l'affection de quelqu'un qui vous doit tout, pour qui on est tout. La carapace qui semble se solidifier entre les moitiés de monde qu'on a quitté chacun de son côté, finit par être si épaisse qu'on s'en trouve tous les deux isolés comme dans une cellule; les bruits de l'extérieur n'arrivent même plus, alors on passe tout son temps à se regarder, à se découvrir. On ne connaît plus personne, jamais je ne m'en suis rendu aussi bien compte que le jour de mon mariage. Pour toi, ce souvenir évoque, sans doute, des amis, des voitures, des orgues, des lumières, peut-être une réception, puis une fuite. Pour nous, ce fut autre chose: nous sommes partis une après-midi -- il pleuvait -- à pied sous le même parapluie, la marie n'était pas loin. Nous avons attendu notre tour dans une grande salle, en compagnie de nombreux couples. Ils étaient tous du peuple de Paris, rien d'élégant, je t'assure, mais eux, du moins, leurs parents les accompagnaient. Un peu avant qu'on nous appelle, un huissier me demanda mes papiers -- "Et vos témoins, fit-il". - "Je pensais, répondis-je, humblement, que quelqu'un voudrait bien me rendre service, vous, par exemple?" Il m'expliqua qu'il était fonctionnaire et qu'à ce titre, les règlements le lui interdisaient. Sur ma prière, il demanda aux témoins du mariage suivant -- la fiancée avait un ulcère affreux au visage -- de bien vouloir m'aider; avec quel tact il le fit, si tu savais. - "Monsieur et Madame sont loin de chez eux, leur dit-il, leurs parents n'ont pas pu venir..." Pauvre brave homme! Ce fut vite bâclé. L'adjoint nous lut le texte indispensable, du même air qu'il nous aurait dressé une contravention; nous avons dit "oui" sans émotion et cinq minutes après nous étions dans la rue, à nous garer des tramways et des automobiles. Loute était pressée de rentrer à cause du petit. Je rentrais avec elle. Je ne te dirais pas qu'en voyant le bambin sucer goulûment la vie au sein de sa maman, je n'ai pas eu d'étranges et douloureuses pensées; mais je me suis dit qu'il avait raison quand même le petit; la vie valait d'être vécue puisque je voyais ce spectacle qui était du bonheur tout de même. Je me suis promis de faire de mon fils, plus tard, un homme de sciences, un chimiste de préférence, de façon qu'il ait le moins possible affaire avec les hommes. C'est trop compliqué et c'est trop dur. J'espère qu'il m'écoutera. Nous avions quitté le café depuis un moment. Nous sommes de nouveau dans le hall de la gare, quand enfin à l'autre bout du trottoir brillent les feux de la locomotive, il me dit: - Pourquoi t'ai-je raconté tout cela? Peu après, je vois à l'une des portières d'un wagon de seconde, une tête de femme qu'il me semble avoir déjà vue. Elle aperçoit mon ami et lui fait un geste câlin de la main. Comme je suis venu attendre mon frère, je le cherche et finis par le rejoindre. En sortant, dans la lumière blafarde, je vois, pas très loin de moi, le Docteur, sa femme et son fils, un beau petit de cinq ans, qui se dirigent vers la barrière. Une seconde, rien qu'une seconde, j'eus l'idée d'aller les saluer, mais je me dis: après tout, qu'est-ce que je leur rapellerais? De mauvais souvenirs! et tout de même, s'ils me demandaient d'aller les voir: je n'ai pas épousé une fille de brasserie, moi! Boum. I. Boum avait huit ans. Sa vie s'annonçait des plus heureuses. Il avait une maman toute jeune, très bonne et très gaie. Son papa, ancien officier de cavalerie, était un peu sévère, mais sévissait peu au demeurant; Boum étant toujours content, avait pris l'habitude d'être sage, c'est un état qui comporte de grosses simplifications. Comblé de toutes sortes de biens, il habitait avec ses parents, un petit hôtel de la rue Pergolèse, non loin du Bois de Boulogne. Une débonnaire "nursing governess" était préposée à ses soins minutieux dans lesquels le bain et le savonnage tenaient une grande place. Sa chambre avait des murs tout blancs que rehaussait, dans le haut, une frise représentant une chasse à courre avec des cavaliers, des dames, des chevaux et des chiens; deux fenêtres y donnaient toujours ce qu'il y avait de soleil dans l'air; et des jouets divers et compliqués -- de ceux que les marchands savent amuser aussi les grandes personnes -- en encombraient les tables et le parquet. Boum était robuste et grand pour son âge. Mais tout ceci réuni ne comptait pas en comparaison de deux dons qu'il avait reçus de la nature, et qui n'avaient pas de prix. D'abord Boum était beau et attrayant. Cet avantage lui assurait la bienveillance de tous et une grande popularité. Sur le chemin qui menait de sa maison au Bois, il était connu; les concierges et les boutiquières l'interpellaient à son passage: - Vous allez vous promener, Monsieur Boum. Boum tirant un peu sur le bras de sa nurse, tournait sa bonne figure ronde et répondait à tous, dans un sourire qui augmentait encore les sympathies: - Oui, merci, je vais retrouver mes petits amis. Parmi la gent enfantine, il trônait mais si incontestablement, qu'il pouvait trôner modestement, avantage considérable si l'on songe qu'ainsi ne diminue en rien le charme et partant le pouvoir de trôner. Le deuxième de ses dons était une tante. Elle s'appelait: Tante Line. Boum estimait qu'elle était ce qu'il y avait de plus joli au monde et beaucoup de gens pensaient comme lui. De grands yeux violets sous les cils très longs qui faisaient, en battant, une ombre noire, un petit nez qui riait toujours sur une bouche minuscule, des joues qui étaient du rose des roses, sous d'inarrangeables cheveux blancs à force d'être blonds, un cou très long, un corps svelte de dix-huit ans qui a fait beaucoup de sports et qui est toujours vêtu d'une ultra élégante simplicité; le tout monté sur deux petits pieds qui paraissaient ridiculement petits dans leurs hautes bottines: ainsi était Tante Line. Comme son neveu, elle était vive, toujours décidée, douce et heureuse de vivre. Comme lui et plus que lui encore, elle attirait les sympathies; toujours son passage déclanchait immanquablement des interruptions et un silence sur la nature duquel, il était impossible de ne pas être fixé. Boum adorait Line et Line adorait Boum. Avec personne il ne s'amusait comme avec elle. Elle seule savait écouter ses histoires sérieusement et sans rire toujours comme toutes les autres grandes personnes, ce qui est bien pénible à la longue et finit par isoler terriblement. Ils prenaient leur premier déjeuner ensemble, se promenaient ensemble et causaient pendant que leurs deux gouvernantes anglaises "s'apprenaient l'anglais" comme disait Line. Les sujets de leurs conversations étaient inépuisables. L'histoire fantastique du père de Line les alimentait surtout. Cet ancêtre avait été un caractère assez particulier de gentilhomme français. Né aux environ de 1860, d'une famille de petite noblesse pauvre et qui était revenue du Canada en France après les malheurs de la guerre de Sept ans, il avait commencé, tout jeune, sa vie d'indépendance et d'action; la tête près du bonnet et le coeur un peu emballé par la guerre, vers sa douzième année, il avait abandonné sa famille et le collège pour aller en Amérique; là-bas, après avoir pratiqué toutes sortes de métiers -- qu'il racontait plus tard avec délices, -- il avait fini par constituer une énorme affaire de soie et réaliser par elle une très grosse fortune sur laquelle Line et la maman de Boum vivaient à l'aise maintenant. Ebloui par le récit de ces aventures extraordinaires, le petit-fils n'avait jamais connu cet auteur que par le grand portrait de Bonnat qui dressait, dans un coin de salon, une silhouette mince et droite de grand seigneur-homme d'action. Boum contemplait souvent la figure fine au front large et volontaire, la bouche ironique et bonne et jusqu'à cette main nerveuse et mince qui semblait commander en jouant avec l'échancrure du gilet. Le regard surtout fascinait l'enfant; les yeux étaient semblables à ceux de Line avec quelque chose de plus métallique et qui paraissait chercher à vous voir "à l'intérieur". Boum était remué jusqu'au plus profond de son être à la pensée qu'il y avait entre cet homme et lui comme un lien mystérieux. Aussi ne s'arrêtait-il pas d'écouter son histoire. Line qui avait adoré son père et vécu, avec lui, les dernières années de sa vie en Amérique, recommençait tous les jours le même récit avec une inlassable patience, en ajoutant de temps en temps un détail nouveau. Le mort les rapprochait. Le matin, quand Line se réveillait Boum allait la voir; avant d'entrer, il se livrait toujours aux mêmes soins qui consistaient à passer sa tête par la porte entr'ouverte; il faisait beaucoup de bruit en imitant les gestes de ceux qui veulent agir en silence, écarquillait les yeux pour voir si sa tante avait ouvert les siens. Quelquefois Line faisait semblant de dormir et le regardait en abaissant au trois quarts ses paupières: alors, il attendait sans rien dire, mais si elle faisait le moindre mouvement, c'étaient des exclamations folles: - Tante Line, tu ne dors pas. Il grimpait sur son lit, l'embrassait de toute sa tendresse en lui mettant ses deux petits bras autour du cou. Line le boulait sur l'édredon jaune comme on fait avec de jeunes chiens; il riait d'abord, puis protestait: - Non, Tante Line, pas comme ça... Parle-moi de grand-père!... Elle commençait. Ils se racontaient aussi leurs rêves de la nuit; souvent ceux de Boum ressemblaient tellement à ses propres désirs, qu'on devait admettre de sa part de légères triches. - J'ai rêvé que je me promenais dans ton auto tout seul avec toi et Jean, mais loin... loin... jusqu'à Saint-Cloud. Quand ils avaient épuisé les moindres épisodes de la vie difficile qu'avait mené jadis celui dont ils procédaient, qu'ils s'étaient tout raconté, qu'ils avaient minutieusement étudié tous leurs projets, Boum la considérait avec ferveur, et quelquefois après un long silence, il disait, profondément convaincu de toute son âme: - Tu es gentille de me dire tout ça... Je t'aime bien, moi, tante Line. Cette déclaration avait le don d'émouvoir profondément aussi la jeune fille qui répondait pour le taquiner: - Moi, je ne te déteste pas... D'autrefois il gambadait dans la chambre de sa tante, touchant avec amour à ses vêtements épars, à tout ce qui était à elle, et interrogeant sans cesse: - Pourquoi as-tu deux ciseaux à ongles? Et cette petite glace, pourquoi c'est faire? Le soir, Line lui rendait fidèlement sa visite, quand il était couché. Même lorsqu'elle sortait dans le monde, elle ne manquait jamais de venir l'embrasser; il demandait, ces fois là, qu'on fit la lumière toute grande pour mieux la voir. Elle lui apparaissait alors tout éblouissante dans sa robe de soir aux reflets pâles qui se fondaient dans l'éclat nacré de son cou. Comment ne pas s'endormir heureux de toutes les joies du monde, quand on est tout petit, qu'on a vu de si près l'objet du plus beau de ses rêves et quand on est encore pénétré d'un parfum si troublant qu'il prolonge les plus douces réalités. Boum était heureux infiniment. Aussi était-il bon et indulgent pour les hommes, pour les bêtes et même pour les choses -- car il ne voulait pas admettre que les choses fussent insensibles. De la sorte, il ne battait même pas ses chevaux de bois, tout au plus faisait-il claquer son fouet en l'air, pour les hâter dans quelque course imaginaire ou pour les ralentir dans leur galop. Boum se portait à merveille. Il mangeait du meilleur appétit, s'arrêtant quelques fois pour baiser la main de Line toujours à ses côtés. Ce geste, à table, il le savait, lui valait régulièrement un rappel à l'ordre de son père, aussi ne le répétait-il pas trop souvent. Dans le monde, quand on le produisait, il était, très au fond, l'orgueil de ses parents qui ne voulaient pas en avoir l'air: - On le gâte trop... disaient-ils. C'était parfaitement inexact. Boum était trop heureux pour être le moins du monde gâté ou insupportable. Il était trop sensible pour vouloir faire de la peine à quiconque, même en étant un peu sot, et d'ailleurs n'avait il pas toute sa joie dans une tendresse que personne n'aurait songé à lui contester. Pour Line, il avait d'abord été le poupon inattendu, celui qui, le premier, lui avait donné une gravité particulière en faisant d'elle une tante. Elle avait douze ans et demi de plus que lui. Ensuite ce poupon était devenu une chose pensante, parlante et aimante surtout. A force de se mettre à sa portée, ils étaient devenus des amis dans toute la force de ce mot; le reste du monde avait pour eux moins d'importance; il avait tellement accaparé la vie de Line, qu'elle ne pouvait pas plus se passer de lui, que lui d'elle; on ne pensait plus à l'un sans penser à l'autre; ils étaient devenus Line-et-Boum et cela faisait presque un seul nom propre d'une famille particulière. Pourtant un après-midi Boum apprit à table qu'il ferait seul se promenade avec Miss Anny, sa nurse. C'était une éventualité qui se produisait assez rarement; elle se traduisait immanquablement par une moue spéciale de Boum, qui commençait par refuser de manger; il ne disait plus une parole, faisait quelques reniflements significatifs, regardait attentivement son assiette, avec quelques coups d'oeil, de temps en temps, sur son père qui fronçait le sourcil. La scène finissait habituellement à propos d'une observation sur la tenue qui ne manquait pas d'arriver, par un torrent de sanglots, lequel occasionnait la sortie de table. Ce jour-là, ce triste programme ne manqua pas de s'exécuter point par point. Miss Anny emmena le délinquant, car tante Line avait interdiction d'intervenir pendant les orages. Et Boum fit sa promenade tout seul. C'était un mauvais jour décidément. Line et Boum s'étaient mutuellement habitués aux petits cadeaux qui, s'ils n'entretiennent pas l'amitié, la prouvent bien en tous cas. Line donnait des objets "vivants" c'est-à-dire de vrais cadeaux, -- un morceau de bois quelconque peut constituer un couteau, un couteau "vivant" comporte, au contraire, un manche et une lame. Boum donnait, la plupart du temps, des choses trouvées dont l'attention faisait le plus grand prix, telles que pierres de couleur ou de forme un peu inhabituelles, bouts de ficelle ou bouts d'étoffe, clous, etc. Tous ces souvenirs étaient garnis de rubans par les soins de Line et serrés dans un coffret; on les regardait de temps en temps. Cette fois-là, pendant que la nurse causait avec des compatriotes, Boum avait été assez heureux pour dénicher une boîte de sardines vide, sans doute laissée sur place et sans esprit de reprise par quelques pique-niqueurs d'un dimanche précédent. Convenablement nettoyé et paré par tante Line qui était une fée, cet humble objet, pensait-il, allait devenir une des maîtresses pièces de la collection. Malheureusement, quand on fut sur le départ, Miss Anny s'étant aperçue du précieux fardeau qu'emportait Boum, s'opposa formellement à son transport d'où scène magistrale de l'ami de Line, qui était tenace par atavisme, mais qui en fut, ce jour-là, pour la réception d'une claque, et un retour orageux à la maison. Le soir, Boum, dans son lit, raconta cette histoire par le menu à tante Line, s'attardant particulièrement à la description de la boîte de conserve qui devenait mirobolante dans son regret. Mais détail extraordinaire, tante Line ne le suivait pas; elle se contentait de lui dire, presque distraite, ce que n'importe qui aurait dit, en pareil cas: - Mon pauvre Boum, ne te désole pas, on en retrouvera... Tante Line pensait à autre chose. Boum dormit mal, fut agité; Miss Anny, ne comprenant rien aux causes profondes, dut se lever deux fois pour reborder les couvertures de son élève qu'elle regrettait avoir giflé. _On ne devrait faire aux enfants nulle peine..._ II. Quelque chose changeait, en effet, dans la maison. Dans l'arrangement extérieur de sa vie, Boum voyait maintenant de plus en plus souvent le programma de ses journées différer de celui des journées de sa tante. Les promenades sans Line, autrefois exceptionnelles, étaient devenues peu à peu la règle. On ne les signifiait plus à table. Aucun lien n'était plus établi, comme autrefois, entre cette suprême récompense et la qualité du travail du matin. Boum avait eu beau d'abord réaliser des chefs-d'oeuvre de pages d'écriture, tendre tout son esprit pour réciter ses fables afin d'éviter le moindre ânonnement. Rien n'y faisait; tout au plus décrochait-il ainsi quelques tours dans la voiture aux chèvres du Jardin d'acclimatation, plaisir bien pauvre quand on les compare aux promenades dans la petite auto de Line que Line conduisait. Aussi Boum ne s'appliquait-il plus. Il était éternellement distrait; pendant les leçons, il restait la plupart du temps, la tête appuyée sur son petit bras tout rond, répétant très mécaniquement ce qu'on lui disait sans comprendre et pensant seulement aux histoires de son grand-père que Line ne racontait plus. Les punitions commencèrent avec une régularité constante; elles devenaient comme une suite d'événements fâcheux contre lesquels il avait cessé de réagir. D'ailleurs ces tracasseries extérieures lui causaient peu d'effet en comparaison du mal profond que lui faisait éprouver le changement opéré dans Line même. Qu'elle ait été soudain obligée par les siens à une vie mondaine comportant, à chaque moment, des sorties en ville pour les repas, pour les visites, pour les soirées et le théâtre, -- Boum renonçait à comprendre quelle aberration guidait en cela l'autorité supérieure -- mais il n'en souffrait pas tellement; les abandons qui en résultaient pour lui, n'étaient pas le fait de celle qu'il aimait; comme on lui imposait sa leçon, pensait-il, on imposait à sa tante ces pratiques étranges; c'était là une des conséquences logiques du besoin d'oppression qu'ont les grands vis-à-vis des petits. C'était normal. Peut-être même si Line en avait souffert un peu, aurait-il éprouvé à se voir persécuter avec elle, un secret contentement. Malheureusement, il n'en était rien. Line n'en souffrait pas, et même peut-être... en était-elle heureuse. Comme elle avait changé! En apparence, elle continuait bien, comme autrefois, à monter dans sa chambre le soir, à le recevoir le matin. Evidemment ils causaient toujours, mais quelle différence! D'abord Line commençait, comme les autres, à ne plus le prendre au sérieux, même quand il attirait spécialement son attention avec ce geste spécial d'agiter son petit index bien droit, en disant: - Tu sais, Tante Line, ce n'est pas pour rire... Line riait quand même et d'un rire un peu trop prolongé qui l'irritait; plusieurs fois même, il avait senti, dans ces moments, cuire au coin de ses yeux, des larmes brûlantes que pour rien au monde, il n'eut voulu laisser tomber. Elle ne s'en apercevait même plus. Il avait essayé de la prendre par les sentiments d'abord, il imaginait la nuit des trouvailles de câlinerie; puis, -- ô honte -- il avait pensé aux cadeaux. Les plus beaux de ses dons avaient été un colimaçon vivant qu'il avait rapporté du Bois, dans sa poche, sans rien dire à sa bonne, à la coquille duquel il avait lui-même attaché un morceau de flanelle rouge, et un calendrier à fleurs de mica, acheté par Jean le chauffeur, qui persistait à souhaiter "la bonne année" malgré qu'on fut déjà en avril. Rien n'y faisait; le calendrier était allé rejoindre les autres présents dans la boîte aux souvenirs, bien que cet objet eut pu être d'un usage journalier et le limaçon avait délaissé tout seul son lit de feuilles sur la fenêtre, pour une destination inconnue: Boum seul avait constaté son absence. Line pensait évidemment à autre chose. Et détail aggravant, elle y pensait volontiers. Les changements de sa conduite se précisaient même singulièrement. Elle, qui était autrefois si insouciante, si simple, si jolie sans le faire exprès, devenait maintenant plus apprêtée, moins naturelle. Elle s'étudiait davantage à la glace, le matin, quand elle finissait sa toilette. Le geste brusque avec lequel, après les avoir brossés, elle tordait jadis ses cheveux d'or pâle, était remplacé par une suite de mouvements compliqués, refaits plusieurs fois pour arriver d'ailleurs à quelque chose de très voisin des premiers résultats. Le choix de la robe à mettre était aussi beaucoup plus long qu'auparavant. Quelquefois elle demandait conseil à Boum qui, régulièrement, revenait au classique tailleur bleu marine, associé dans son idée égoïste d'amoureux, aux promenades faites en commun. Line lui disait: - Tu n'y connais rien... et elle en prenait une autre. Boum ne soufflait pas un mot, mais en ressentait un gros chagrin. Quand elle avait fini de mettre son chapeau, sa voilette, ses gants, elle se regardait une dernière fois à la psychée Empire posée obliquement à la fenêtre: - Boum, comment me trouves-tu? demandait-elle souvent. Toujours Boum répondait: - Bien jolie, Tante Line. et il se détournait pour ne pas pleurer, sans savoir même la cause de son émotion. C'est qu'il l'aimait dans ce temps-là, sans lui en vouloir le moins du monde, autant qu'avant, plus même peut-être. Il lui faisait de tendres reproches; et ne trouvait pas juste qu'elle eut ainsi changé. Dans le fond de son coeur, il souffrait beaucoup, mais sa souffrance l'attachait plus encore à elle; il lui semblait qu'à cause de cette injustice même, elle était plus à lui; parfois, il aurait voulu la battre, pas pour lui faire mal, mais comme on le battait lui-même les rares fois qu'il avait été sot, pour la corriger un peu, voilà tout; après elle lui aurait demandé pardon, et il aurait pardonné; c'eut été si bon, mais c'étaient des rêves... dans la réalité, il ne la battait pas et n'avait pas hélas, à lui savoir gré du moindre repentir. A quoi tout ce changement pouvait bien tenir? Boum se le demandait sans cesse, observant, réfléchissant et examinant les unes après les autres les plus invraisemblables hypothèses. Son pauvre petit cerveau travaillait tellement à ce difficile problème que son caractère, sa santé même en étaient touchés. Sa gaieté s'en allait de lui. On n'entendait plus jamais à travers les portes de sa chambre ses bons rires si semblables à des cris de petits oiseaux. Il était moins affable positivement. Le rose de sa peau mate passait. Ses yeux brillaient moins vif. A sa vivacité première succédaient une torpeur presque continuelle et des envies de dormir qui le prenaient à toute heure du jour. Il mangeait de mauvais appétit. Le docteur, mandé par sa maman, lui avait ordonné, après un examen approfondi: du biphosphate! C'était peu comprendre son mal. Boum cherchait toujours. A la vérité, un nouveau personnage était entré dans la maison. Non pas l'un de ces visiteurs nombreux qui venaient de temps en temps prendre le thé et dire des choses aimables -- ceux-là étaient tous des familiers de Boum -- au contraire, un inconnu, un monsieur qu'on n'avait jamais vu et qui avait commencé par venir souvent. C'était un homme grand, un peu plus jeune que le papa de Boum, avec un monocle dans l'oeil, des moustaches tombantes, des vêtements très serrés à la taille, et un pantalon qu'on eut dit en carton plié! Boum avait entendu son nom, c'était un nom très long, l'un de ceux qu'il faudrait apprendre par coeur pour ne pas les oublier. Quand on parlait de lui en son absence, la famille l'appelait simplement Claude ou Monsieur Claude. Boum s'en était tenu là. Le nouveau venu était incontestablement très empressé auprès de Tante Line. Les domestiques venaient immédiatement la chercher dès qu'il arrivait. Que de fois même ces visites importunes étaient venues troubler de délicieux moments où Boum croyait presque retrouver la douce intimité d'autrefois. Quand Line voyait Monsieur Claude, elle rougissait jusqu'à la racine de ses cheveux. Monsieur Claude envoyait à Line des corbeilles de fleurs très fréquemment. Ces présents irritaient profondément Boum, qui à voir leur qualité et leur dimension, avait compris l'impossibilité de lutter sur ce terrain. Une fois, après le déjeuner, devant un monument de roses blanches que Claude avait fait porter, l'enfant avait demandé tout bas à l'oreille de sa maman, des sous. - Beaucoup de sous, avait-il dit. Et comme la réponse avait été une question sur l'usage qu'il entendait faire de cette monnaie, il était resté gêné un moment sans répondre, puis comme il n'abandonnait pas ses idées, il donna une explication, mais cette fois si bas, si bas et si près de l'oreille maternelle que malgré toute l'attention donnée, il ne fut pas possible de savoir sa pensée, -- et l'heure de sa promenade était venue. Sur les gazons pelés du Bois, il passa consciencieusement son après-midi à chercher des fleurs. Et ainsi, à l'heure de rentrer, quelques pâquerettes et quelques pissenlits, coupés presque sans tiges et un peu écrasés dans sa petite main chaude, vinrent mêler sur la robe de Miss Anny chargée de les assembler, leurs pauvres taches jaunes et rosées. Même avec beaucoup de fils et quelques brins d'herbe, ces fleurs faisaient piètre figure, la comparaison n'était pas possible. Le temps était passé où Line tenait compte des difficultés inhérentes à sa condition de petit garçon. Aussi après l'avoir considéré d'un air de dégoût, Boum jeta le bouquet, au grand scandale de l'Anglaise qui aimait voir respecter ses oeuvres propres, si modestes qu'elles fussent. Les choses allaient très vite d'ailleurs. Il semblait que toute la maison se fut mis de la partie pour favoriser l'amitié de Line et de Claude. Ils passaient maintenant des après-midi entières seuls dans le petit salon, où tout le monde se tenait autrefois et Boum n'avait plus la permission d'y pénétrer. Il en avait bien envie pourtant; comme une force intérieure le poussait à venir troubler cet agaçant tête-à-tête. Une fois, n'y tenant plus, il avait ouvert la porte et avait constaté -- o douleur! -- que Monsieur Claude embrassait Tante Line comme s'il ne l'avait pas vue depuis six mois. Le soir de ce jour-là, Boum avait refusé son ordinaire baiser à sa tante. Il s'était violemment retourné la face contre son oreiller, et comme il pleurait abondamment, il entendit redire cette phrase que tout le monde avait coutume de lui répéter depuis quelque temps; - Il est jaloux. Il avait de la peine, tout simplement. Constatant son chagrin, Tante Line lui avait dit en le quittant ce soir là: - Demain je te dirai un gros secret. Mais Boum était trop fait à l'infortune pour se faire la moindre illusion sur la part de bonheur que lui réservait cette révélation; comme la veille, quand sa tante fut partie il s'endormit sans joie, c'est-à-dire sans confiance dans le bonheur du lendemain. En fait, cette grosse confidence "qu'il ne fallait dire à personne", était que Tante Line était fiancée à Monsieur Claude. - Je vais me marier, avait dit Tante Line; je m'appellerai Line Vauquer de Conflans. - Pourquoi? avait répondu Boum. - Mais parce que Claude s'appelle comme ça, fit Line. - Non, pourquoi tu te maries? précisa Boum. On était bien, tous les deux. Cette évocation du bonheur disparu pas plus que des cadeaux, pas plus que les plus doux reproches ne changea rien. Les choses étaient trop avancées maintenant pour que Line fut pour Boum comme autrefois. Elle continuait à s'isoler des journées entières avec Claude, à le rencontrer en promenade, dans les visites et partout. Et comme si le monde entier eut pris parti contre Boum, tous les amis, tous les parents félicitaient Line de sa nouvelle condition et pour lui prouver leur satisfaction lui faisaient toutes sortes de présents. Ah, Boum la regardait la petite exposition dans la chambre de Line: les écrins ouverts, les pendules, les coupe-papiers, les éventails, les porte-cartes, les services à liqueur, les manches d'ombrelles et tant d'autres objets utiles et inutiles, sans rapport aucun l'un avec l'autre, comme un _décrochez-moi-ça_ d'objets neufs. Tous ces cadeaux évoquaient pour Boum, ses cadeaux à lui que Line rangeait jadis dans la boîte. A voir toute la différence qu'il y avait entre les uns et les autres, il sentait mieux ce qui distinguait l'affection de Line pour lui et l'affection qu'elle avait maintenant pour l'autre. En recevant ses cadeaux, Line -- il le comprenait maintenant -- jouait avec lui, elle faisait semblant d'être contente; elle l'aimait pour rire; ente son sentiment d'alors et son sentiment d'aujourd'hui était toute la distance qu'il y a, par exemple, entre un cheval de bois et un vrai cheval. En somme, -- c'était sa conclusion -- il y a deux mondes sur la terre: l'un est celui des grandes personnes qu'on prend au sérieux et qui vont librement; à elles est réservé le droit d'être heureux, d'aimer et d'être aimé; pour elles et à leurs tailles, toutes choses sont faites depuis les tables, les fauteuils et les maisons jusqu'aux voitures, aux chevaux, aux fleurs des magasins. L'autre est le monde des petits, ils ne servent qu'à amuser les grands qui ne tiennent pas compte d'eux; prétextes à châtiments ou à récompenses, objets à savonner, à promener, faire manger, travailler, dormir et surtout à dresser à toutes ses manies; éternels étrangers dont personne, ne comprenant exactement la langue, n'a jamais songé à écouter le coeur... Boum comprenait admirablement que son grand-père ait voulu fuir ce monde-là. A sentir que des temps infinis le séparaient de cette seconde vie et que de plus le jour où elle viendrait, il aurait tout de même perdu Line, Boum eut une tristesse immense et désespéra. III. ... Des fleurs, des lumières, un prêtre tout d'or vêtu, au pied de l'autel Line en robe blanche à côté de _Lui_ Claude, le voleur de sa joie: Boum percevait tout cela dans la musique et dans l'encens. C'était comme l'apothéose de sa douleur. Parce qu'il était trop impressionnable et souffrant déjà, ses parents l'avaient dispensé de figurer dans la scène cruelle. Miss Anny l'avait mené avant l'heure, derrière un pilier de l'église. Quelques personnes le reconnaissaient et lui faisaient dévotement un petit signe dans un sourire en remuant la tête et en disant: - B'jour Boum. Il répondait en s'inclinant un peu, automatiquement, l'esprit ailleurs. Dans ses grands yeux noirs dilatés, aucune larme ne venait. Il était très calme et pourtant la fièvre brûlait son petit corps; ses tempes battaient vite. Un violon sanglotait la _Méditation de Thaïs_. De jeunes couples passaient entre les chaises pour la quête. Boum attendait qu'on vint à lui en chauffant au creux de sa main une petite pièce d'or remise par sa maman à cet effet. Dans les frou-frous de soie, on entendait de petites toux discrètes et pieusement étouffées. Pour l'amoureux de Line, la cérémonie n'était ni longue, ni courte; comme lorsqu'est atteinte la plénitude de l'émotion, il n'y avait plus pour lui ni de temps, ni espace... le mariage était. Dans l'après-midi, vers trois heures, après un mauvais sommeil, pendant qu'il était encore couché, il vit Line entrer dans sa chambre. Elle avait quitté sa robe blanche et portait une robe de voyage brune, neuve assurément, puisqu'il ne l'avait encore jamais vue. Sans relever de l'oreiller sa tête lasse, comme il sentait que l'heure n'était plus où l'on pouvait modifier les choses, il reçut sa tante aimée avec un pauvre sourire indulgent et résigné. Line, sans doute, allait lui faire longuement ses adieux, lui dire des phrases gaies, des phrases pour enfant. Devant le petit masque douloureux qui souriait, toutes les paroles durent lui paraître inutiles; elle tomba simplement à genoux; très certainement, c'était uniquement pour rapprocher sa tête de la sienne; mais, comme si elle eût compris un instant, le visage tourné vers les couvertures, elle pleura de gros sanglots. Des yeux de Boum, deux larmes tombèrent, sans que son sourire cessât. Sans dire un mot, il se contenta, pour lui faire sentir qu'il l'aimait, de poser sa petite main sur la nuque blonde de Line. Dans sa pensée, c'était un geste d'amour, en réalité presque un geste de pardon. ... Et pourtant peu après, Line s'en alla, avec Claude, pour un long voyage. IV. Dans son lit de cuivre, bien peu l'auraient reconnu. Boum était malade, très sérieusement malade depuis de longues semaines. Sa figure allongée avait perdu cette rondeur de pomme fraîche qui poussait autrefois les moins intimes à l'embrasser. Ses cheveux qui s'échappaient alors du béret en boucles épaisses et folles, se collaient ternes à son front et à ses tempes creuses, comme des mèches de coton noir. Seuls ses yeux qui paraissaient plus grands, brillaient dans sa figure pâle aux lèvres exsangues. Ses mains amaigries s'amusaient très peu avec les jouets compliqués qui gisaient sans vie sur la soie bleue de l'édredon. Boum avait d'abord eu des faiblesses étranges, puis des syncopes fréquentes au moindre mouvement, l'un de ces évanouissements s'était terminé en un délire qui avait duré cinq jours. Tout le monde avait cru qu'il devenait fou. Sa crise avait coïncidé avec une poussée de croissance. Maintenant, quand on le portait sur un fauteuil, -- le temps de faire son lit, -- quand il était assis, il était si grand dans sa robe de chambre rouge, que les visiteurs l'auraient pris pour un frère aîné malade, tant il avait peu l'air d'être ce beau petit que tous avaient connu. Cette fois-ci, du moins, son mal avait été compris. Trois médecins venus en consultation avaient diagnostiqué son cas, très rare d'ailleurs, d'"hyper-neurasthénie précoce à forme d'idée fixe et survenue pendant l'époque critique de la formation compliquée d'accidents méningés." Pour tous les siens, il n'y avait plus de doute maintenant: c'était de Line que Boum souffrait. Sa maman ne le quittait presque plus et restait des heures entières auprès de son lit, cherchant à le distraire. Son père avait perdu la moindre trace de sévérité; dès que ses affaires étaient terminées, il venait s'asseoir dans la chambre. Presque tous les jours, il apportait des jouets nouveaux et des livres d'images; il lisait même des histoires amusantes en épiant le moindre rire sur le visage de son fils. Quant à Miss Anny, elle errait dans l'appartement, complètement hébétée, son profil de chèvre plus chèvre que jamais, parlant en termes émus du petit "invalid", terme qui avait le don d'exaspérer la famille. Quand Boum était assoupi, ses parents s'éloignaient de son lit et restaient à causer près de la cheminée. Boum entendait des bribes de leurs conversations: - Ces histoires de chevaux ne l'amusent pas... Je crois que les voyages l'intéressent davantage. - Il a mangé plus volontiers sa purée de lentilles... - Madame Unetelle est venue... C'est agaçant, à la fin, ces gens qui vous félicitent tout le temps de sa taille... - J'ai reçu une lettre des Claude... Boum écoutait alors: les Claude, c'était Line. Ce nom seul irritait le père, qui ne manquait pas de faire une réflexion désagréable; la mère défendait noblement les absents. - Claude, disait le père, a bien cet air crétin et suffisant qui caractérise les diplomates... Line n'était pas épargnée. - Avoir réalisé d'affoler, par sa coquetterie, un enfant de dix ans, c'est un comble. Ah! je retiens votre mère comme éducatrice... - Line n'était pas coquette, répliquait la mère, elle ne s'est pas rendue compte... évidemment, elle aurait pu faire attention... Et Boum voyait quelquefois, à travers les barreaux de son lit, dans le rayon de la faible lumière qui venait du petit abat-jour rouge, les larmes perler aux yeux de sa mère, ces grands yeux qui ressemblaient tant à ceux de Line, à peine d'un bleu un peu plus sombre. Line... Line, comme il pensait à elle, aux conversations, aux promenades avec elle, à ses rires, à ses robes, à sa chambre, à sa petite voiture, à tout elle: il ne pensait à rien autre. Qu'est-ce qu'elle devenait? qu'est-ce qu'elle devait faire? voir? sentir? Sûrement elle devait penser à lui, elle ne pouvait pas l'avoir oublié. Il en était sûr. Il ne lui en voulait pas d'ailleurs, parce qu'elle était bonne, il le savait bien. Quelquefois, devant les récriminations paternelles, il avait envie de la défendre, d'expliquer. Mais il se ravisait: est-ce que les petits garçons expliquent? Saurait-il même? Il se sentait si faible, si déprimé et le seul résultat de ses efforts pour parler, il en était sûr, ne serait que ce casque, ce mauvais casque de douleur, qui lui broyait la tête, à l'intérieur et à l'extérieur, et qui ne s'en allait plus sans les compresses de glace et l'amère potion qu'on lui donnait en pareil cas. Non, à l'encontre de ses parents, dans le fond de son petit coeur, Boum n'avait aucune haine contre Line; au contraire, il n'éprouvait à se la rappeler qu'une joie sourde dans laquelle l'idée de l'absence seule était douleur. Il savait que Line n'était pas responsable, que son papa et sa maman étaient injustes et ne reprochaient rien autre à l'ancienne compagne de sa vie que le bonheur qu'elle lui avait jadis donné. Sa peine était due, il en avait conscience, à d'autres causes, à une masse de circonstances, d'événements insignifiants en eux-mêmes, dont l'un enchaînait l'autre, qui pas plus les uns que les autres n'étaient seuls capables d'amener le résultat dont il souffrait. Contre ces circonstances ses forces ataviques, par l'image du grand-père aux yeux bleus, lui disaient qu'il était dans la vie sans cesse nécessaire de lutter. C'était Boum qui avait raison. La douleur n'est pas plus une personne qu'une chose: ce sont les parents qui pensent cela parce que c'est plus commode pour se plaindre et pour s'excuser. En réalité elle est quelque chose de bien différent. Sans le comprendre, l'enfant s'en rendait compte. La nature n'est ni bienveillante, ni malveillante, elle est indifférente simplement; dans elle, les actes et les sentiments se succèdent sans ordre et sans autre raison que l'accomplissement de la vie; de leur juxtaposition et de leur somme découlent, pour ceux qui en sont touchés, la souffrance ou la joie, personne n'est responsable; en faisant beaucoup souffrir, tout le monde fait de son mieux. C'est pourquoi dans ce grand esprit de justice qui est l'apanage des enfants, Boum n'en voulut pas non plus à Claude. Le mari de Line ne pouvait pas avoir agi pour lui faire de la peine puisqu'ils ne se connaissaient même pas l'un l'autre auparavant. Etant venu, Claude avait trouvé Line à son goût -- beaucoup auraient été de son avis, la seule particularité surprenante était qu'il n'y eut personne avant lui, -- il l'avait prise, tout simplement. Seulement Boum, qui méditait sans cesse sur ce sujet, constatait qu'entre Line, c'est-à-dire sa joie et lui, il y avait bien cependant ce Claude et qu'il n'y avait que Claude. Que cet intrus n'eut pas agi dans un esprit méchant, il n'en restait pas moins la cause, cause inconsciente mais cause réelle tout de même, de tout le mal. S'il n'était pas venu chez eux s'occuper de Line, lui parler, la flatter, lui faire des cadeaux de grande personne, l'enlever enfin: Line serait encore là tendre, intéressée, heureuse et rayonnante, à Boum, toute à Boum comme autrefois. Sans compter qu'aucune raison ne militait pour faire changer les choses: Claude n'avait aucun motif pour cesser d'être heureux avec et par Line: la souffrance de Boum devrait donc durer toujours. Toujours! On n'a pas idée comme c'est long pour les petits garçons, cette idée là. Alors, une seule pensée envahit son pauvre coeur, pensée très simple, très pure, à laquelle ne se mêlait aucune appréhension, aucune haine, rien qu'une conscience parfaite des réalités dont découlait une résolution qui s'imposait, avec l'inexorable nécessité d'une loi physique: il fallait séparer Claude de Line, voilà tout. Comment opérer cette séparation, voilà où le problème devenait singulièrement difficile. Pendant de longs jours, Boum envisagea d'abord l'idée de provoquer un voyage de Claude. Mais il l'abandonnait bientôt parce que avec la possibilité catastrophale de voir Claude emmener sa femme, le retour de l'indésiré restait toujours comme un danger menaçant. Alors l'autre solution se présenta radicale et définitive: celle de l'autre départ, du grand voyage dont on ne revient jamais, jamais: il fallait que Claude mourut, sans cela Boum ne voulait plus vivre. Les autres pouvaient ne pas comprendre, mais Boum qui avait envisagé tous les raisonnements et vidé toutes les hypothèses, le savait: c'était ainsi. ... Les crises revinrent plus fréquentes. Le terrible mal de tête ne lâchait presque plus le pauvre petit patient qui se plaignait doucement: - Maman, j'ai bien mal... La douleur descendait jusqu'au milieu de son dos. On avait dû allonger l'arrière du bonnet à glace. - Maintenant c'est un casque, comme le vieux de papa, qui avait une crinière... lui disait-on. Avec de grosses larmes, le petit disait: - J'aimais mieux le nouveau petit qu'on me mettait avant et qui finissait à la tête... Le spécialiste qui venait le voir tous les jours restait de longs moments cherchant, sans rien comprendre à cette recrudescence du mal étrange, ému malgré l'aridité du problème, de cette douleur qu'il ne pouvait dominer. - Tu ne m'aimes pas, disait le docteur; tu ne me dis pas tout. - Si Monsieur, je vous aime bien répondait Boum, mais ça me fait mal, très mal, toujours mal. Le praticien appliquait consciencieusement ses formules, sa "science", -- comme celle de ses confrères -- n'allant pas au delà; il avait relu tout ce qu'il savait déjà, avait essayé toute une gamme d'agents physiques, d'injections, d'hydrothérapie. Il avait pensé un instant au retour de Line, puis rejeté cette proposition d'ailleurs difficilement réalisable, craignant d'aggraver encore l'état de l'enfant. Cet homme bon revenait toujours à la conclusion qu'il fallait une diversion à l'idée fixe, mais comment la trouver? On avait beau chercher; le résultat de tous les essais était que Boum semblait reconnaissant de tant de peines. - Merci Monsieur, j'ai encore mal... Le jour mourrait en grosses barres rouges aux vitres de la chambre grise maintenant. Sous l'influence de la glace, Boum sentait la douleur s'en aller. Assise près de la fenêtre, d'une voix très douce, l'infirmière, ainsi que l'avait prescrit le docteur après les crises, lisait. C'était une histoire de mousquetaires; par extraordinaire, le petit malade écoutait et demandait des explications: -Qu'est-ce que c'est que: provoquer? Mademoiselle... La jeune fille se répandait en explications. Elle reprenait le récit: l'un des deux héros fidèle au roi ne pouvait pardonner à l'autre son abandon politique. - C'était un méchant, disait-elle, un traître; alors Murthos, le fidèle, voulut se battre avec lui... -Se battre à coup de poing, interrogeait Boum. - Non, se battre pour tuer, reprenait-elle, avec des épées et des pistolets. - Mais pourquoi qu'il le lui disait d'avance, qu'il voulait le battre. Le méchant pouvait partir... loin, loin. - Parce qu'il était loyal, il voulait se battre et non l'assassiner. Ces rencontres s'appellent un duel, chaque adversaire cherche à toucher l'autre et à se défendre avec son arme. - Mais alors, le bon aussi peut mourir, Mademoiselle. - Oui, Boum, c'est pourquoi il est très mal de se battre en duel... - Ah! c'est mal, fit simplement Boum. De la même voix, un peu monotone, l'infirmière poursuivit la lecture, en jetant de temps à autre, un coup d'oeil sur son petit malade qui n'écoutait déjà plus. Le récit continuait, les péripéties les plus dramatiques se succédaient, la mère du bon héros venait sur le pré, pour essayer d'arrêter les bretteurs, et se mettait à genoux tout en essuyant ses beaux yeux "d'un mouchoir de soie orné de dentelle"... Boum interrompit: - Mademoiselle, se battre en avertissant, c'est moins mal que d'assassiner quand même, puisqu'il était loyal, le monsieur... L'idée avait décidément frappé le malade, la jeune femme s'en aperçut. Peut-être parce qu'elle était lasse de lire ou bien parce qu'elle ne voulait pas distraire Boum de sa distraction, elle répondit: - Oui, c'est moins mal. Il semblait, en effet, que le petit masque douloureux avait trouvé quelque détente dans quelque imaginaire vision. Le soir, après le dîner familial, le père et la mère étaient, comme à l'habitude, assis chacun d'un côté du lit. Boum posa quelques questions, toujours à propos de la lecture de l'après-midi. Il avait oublié l'histoire, mais il voulait savoir: le duel, s'il y en a encore maintenant, comment on se bat, avec quelles armes, si c'est mal, ou seulement un peu mal... Pour la première fois, depuis longtemps, le père riait un peu dans sa moustache très brune; il donnait tous les développements désirés et déclarait en principe: -... Que le duel c'était très bien, à condition de se battre pour des motifs graves, des choses qui en valent la peine,... pas pour la galerie ou pour faire parler de soi, mais simplement, courageusement, loyalement... Boum n'y était pas encore; pauvre petit, il tenait encore à la vie. - Est-ce que on peut mettre une cuirasse, demandait-il? - Oh oui, disait le père, après une petite hésitation, si l'on est d'accord et que votre adversaire en porte une. Mais ça n'est pas l'usage... - Ah! faisait Boum, intéressé. Cette nuit là, il dormit mieux, plus calmement. A quelques jours de là, il terminait son bol de phospho-cacao et ce fut pour les parents et pour les domestiques une bien grande joie. V. Les jours, dès lors, virent meilleurs. A voir le petit reprendre tout doucement, on pouvait croire remonter une pente et peu à peu, avec l'espoir, le bonheur semblait revenir dans la maison. Le médecin lui-même était heureux. Depuis longtemps, il connaissait le remède; malheureusement le remède n'était pas de ceux qu'on achète dans les pharmacies. - Il fallait "décrocher" l'idée fixe, disait-il; et pour cela intéresser le malade à une autre idée... En vérité, Boum ne pensait plus seulement à son malheur, ou plutôt il croyait avoir trouvé le moyen de pouvoir agir sur son malheur même: la désespérance avait quitté son petit coeur. Il croyait maintenant pouvoir supprimer Claude et le supprimer non pas vilainement par un crime, mais selon la formule paternelle "simplement, courageusement, loyalement". Sans doute, le malade n'avait confié à personne son secret, seulement comme il ne parlait plus que de provocation, de pré, d'épée, d'honneur et d'escrime, tout le monde avait compris autour de lui. Le père, prompt comme tous les hommes à trouver dans les événements la satisfaction de ses désirs, trouvait cette idée follement amusante. Son fils allait mieux, il ne demandait pas autre chose; de plus, même son âme de cavalier et de militaire n'était pas fâchée de cette tournure d'esprit que cette idée dénotait chez son fils. Peut-être même, dans le fond de son coeur, en ressentait-il un secret contentement. La mère, plus prudente, après le premier moment de bonheur, s'était un peu alarmée. Qui sait, pensait-elle, si Boum, après avoir constaté l'impossibilité de sa combinaison, n'allait pas retomber dans une autre crise, plus grave encore qui menacerait sa raison et sa vie. Le docteur avait eu beau donner toutes les assurances. - L'attention n'est plus fixée sur un seul point, disait-il, maintenant l'imagination va d'une idée à l'autre; la dernière comporte une part d'inconnu et d'initiation. Il y a du jeu, comprenez-vous, dans tout ce travail là; et pendant ce temps l'état général profite, l'assimilation se fait, les forces reviennent avec leur pouvoir de réaction propre. Nous passons la crise de croissance. Tous ses raisonnements ne convainquaient qu'à demi le jeune femme parce qu'elle redoutait tellement l'atroce mal et aussi, parce qu'à rebours de son mari, elle n'avait aucun goût pour la solution de Boum si fantastique qu'elle lui parut. Le duel restait lié dans sa pensée à des surprises douloureuses. Le jugement sain et sérieux qu'elle tenait de son père ne trouvait aucun goût à la conception cabotine des choses saintes dont les modernes rencontres se réclament. Elle la trouvait un peu dégradante; son coeur de femme et de maman aurait préféré toute autre diversion au mal de son fils que celle-là. Cependant Boum allait toujours mieux. Ses névralgies avaient presque disparu. Il mangeait de bon appétit et dans son corps amaigri, les forces revenaient. Un jour pour la première fois depuis sa maladie, l'automobile paternelle l'avait mené prendre l'air en compagnie de sa mère. Un grand soleil d'été envahissait l'avenue du Bois, presque déserte. Devant toute cette solitude dans la joie de la nature, Boum évoqua d'autres joies passées qui étaient, jadis, sur cette même allée dans l'agitation du peuple enfant parti aujourd'hui. "Ses petits amis", il passait alors au milieu d'eux, triomphant aux côtés de Line, maintenant il sentait l'isolement de son coeur désolé. Ces constatations pourtant ne déprimaient pas son énergie et ne ralentissaient en rien sa résolution arrêtée; à l'encontre, il semblait trouver, en elles, des forces nouvelles pour vivre, pour satisfaire ce besoin d'action que sa race réclamait et par là rejoindre ce qu'il croyait être la raison de sa vie. Son père l'avait averti; il devait reprendre des forces d'abord, après seulement il pourrait se mettre à étudier l'art de tuer selon les règles des principes admis. A présent, il en était encore à la première partie du programme; il laissait, comme on lui avait expliqué, l'air et le soleil l'aider à le remettre. Sans parler, il s'abandonnait à l'âpre bonheur de se ressouvenir. A l'extrême bout du lac, il demanda l'autorisation à sa mère de cueillir quelques fleurs. Comme autrefois, il les ramassait méthodiquement, avec une maladresse appliquée. C'étaient toujours des humbles fleurs des prairies publiques. Aujourd'hui, à cause peut-être de sa résolution et de toute l'évolution qui s'était faite en lui, il estima pouvoir les faire parvenir à celle qu'il chérissait. - Voulez-vous Maman, les mettre dans une lettre pour Tante Line? Et rien que pour ce mot, tout d'un coup, sa maman sanglota, très très fort. Pourquoi cette jeune mère qui avait eu à cause de ce fils de si grandes angoisses et qui n'avait jamais versé que des larmes isolées, était-elle émue aujourd'hui, tellement? Boum, très gentiment, devenant un homme parce qu'il était devant une femme éplorée, la regardait essayant d'essuyer ses yeux avec un mouchoir gros comme une noix; instinctivement, il répétait les mots qu'on lui disait autrefois à lui-même: - Ne pleurez pas, petite Maman... il ne faut pas avoir de chagrin... Mais toutes les paroles ne pouvaient pas consoler cette peine. Peut-être, en voyant le geste naïf, la petite mère avait-elle pensé que ces fleurs seraient pour elle, expression timide d'une reconnaissance muette dont son coeur brisé avait tant besoin... - Et moi, disait-elle, tu ne m'aimes pas, Boum? De toute sa tendresse, mais cruellement parce que c'était vrai, il répondit: - Si, je vous aime, mais ce n'est pas la même chose... VI. Boum était presque guéri. Il vivait de la vie ordinaire, mangeait avec tout le monde, recommençait ses leçons et ses promenades comme par le passé. Si ce n'eût été quelques drogues qu'il prenait avant les repas et dont les flacons bizarres ornaient sa place à table, personne n'aurait pu dire qu'il ait été malade, si gravement malade. Comme le souvenir des choses tristes passe rapidement, l'entourage ne pensait plus ni à Line, ni à l'idée fixe dont Boum avait été si près de mourir, ni même à l'autre idée saugrenue qui avait remplacé la première et dans l'espérance de laquelle l'enfant avait retrouvé les forces de vie. L'ami de Line n'en parlait jamais d'ailleurs. Il était devenu un grand garçon, grand par la taille -- tout le monde lui donnait treize ou quatorze ans, il n'en avait pas même onze. Son corps très fluet et qui faisait penser aux plantes poussées trop vite, gardait encore un peu de sa grâce passée. On ne retrouvait dans sa figure amincie que ses yeux, ses grands yeux noirs aux longs cils mordorés dont le regard limpide et profond attirait. En lui, une certaine gravité surprenante frappait surtout. De l'ancien Boum, de sa vivacité, de son charme particulier, ne restait qu'une affabilité très douce, une politesse marquée et très prévenante qui partant, le distinguait encore des autres enfants. A le voir, attentif, complaisant, souvent rieur même, on eut pu croire qu'il avait oublié: en réalité, comme au premier jour, il pensait à Line, comme au jour de la révélation, il était décidé à se battre avec Claude. Tout au plus avait-il ajouté, à mesure que l'initiation de la méthode précisait les premières données, l'idée d'un sacrifice de sa vie propre. Il faisait cette offrande généreusement parce que sa nature était aventureuse, parce que les enfants et les jeunes ne savent pas ce qu'est la mort et aussi parce que la vie sans Line avait perdu tout sens pour lui. - Ce sera Claude ou moi, pensait-il. Un jour, très timidement, mais résolument comme quelqu'un qui réclame le paiement d'une dette, il vint trouver son père seul et lui posa la question: - Je pourrai commencer l'escrime, dit-il... - Ah, c'est vrai, tu veux toujours... Puis ça te fera le plus grand bien... Quelques jours après, vers dix heures du matin, dans un grand immeuble du boulevard Malesherbes, au rez-de-chaussée, à droite sous le porche, Boum et son père firent leur entrée dans une quelconque salle d'armes de Paris. A cette heure matinale pour le quartier, les clients ne venaient pas encore. Un homme de blanc vêtu avec un coeur de flanelle rouge à la place du coeur, finissait un balayage minutieux et arrosait à l'aide d'un entonnoir dont le bec dessinait parterre des _8_ entrelacés. Dans la salle, à laquelle les épées faisaient des murs d'aciers, sous les panoplies, les drapeaux, les "Honneur", les "Patrie", le maître, du bout de sa barbiche et derrière un lorgnon, lisait, de loin, dans un journal, les chroniques du jour, et prenait son café au lait. Boum lui trouva en même temps l'air terrible et l'air d'un marchand de jouets. Il l'entendait parler sec, sans finir ses phrases, toujours sur un ton de commandement: - Les petites graines, disait le professionnel, poussent mieux sur la planche... avenir... on ne sait pas... honneur... hygiène... voici les prix et les conditions, et il allait vers un bureau de chêne prendre d'une pile, un prospectus dont le père en accepta les termes sans le lire. Le Prévôt appelé prit les mesures du futur "membre" -- c'était sa femme qui confectionnait les tenues. Dans cinq jours, quand Boum reviendrait: le masque, les sandales, les petites épées, tout serait là. En les accompagnant, fidèle au rite, le maître éprouva le besoin de dire: - Nous allons le soumettre au ballottage. C'était une de ses manies de vouloir donner les allures d'un cercle à son entreprise. Dans la rue, Boum ayant demandé des explications sur ce dernier mot, son père pensant autre chose répondit: - Ce sont des bêtises. Boum fut admis sans opposition. Au jour fixé, il venait costumé en petit bretteur, le visage dans sa cage à mouche, debout mal à l'aise sur cette planche qui lui paraissait haute et de laquelle il avait peur de tomber. Le maître prodiguait son enseignement, donnant des exemples, répétant ses phrases comme s'il récitait une leçon. Boum, un peu ahuri, suivait de son mieux, s'appliquant de toute son âme à bien faire, mais bientôt rompu dans tous ses membres se demandant comment dans cette instable position, on pouvait jamais arriver dans la réalité à se battre, à se toucher, à se défendre et à faire quoique ce soit. Effrayé, il pensait que, peut-être, il faisait exception au reste des hommes, qu'il n'arriverait jamais, bien que le maître flatté de son attention y allait de temps en temps d'un encouragement. - C'est mieux, petit... vous faites attention... vous avez des dispositions, vous arriverez... Le soir, moulu par la courbature, il eut une défaillance en pensant que cette solution aussi serait très longue. Pour arriver à savoir faire, en somme, il faudrait être grand et c'était justement de ne l'être pas qu'il souffrait... Le jour suivant, il retourna pourtant à la leçon, parce qu'il n'était pas d'une nature qui renonce et tous les jours, il recommençait les "quarte", les "quinte", les "doublez", les "parez et tirez", etc. Très lentement, il sentit lui-même ses progrès. Il se fatiguait moins maintenant sur cette planche où il se tenait mieux, assis sur les jarrets, sans perdre ce que le prévôt facétieux ne se laissait pas d'appeler: "les petits équilibres". Mettant à part l'escrime, la salle ne l'intéressait pas. De rares clients venaient à son heure et cependant, il y avait dans ces murs comme un air de susceptibilités factices et de points d'honneur idiots se fondant dans l'acre odeur de la sciure et des transpirations, qui l'écoeurait. Boum avait son idée, il était venu dans un but très précis. Sa bonté profonde s'alarmait à la pensée de querelles cherchées, que sa mentalité sérieuse lui faisait trouver inutiles. Aussi à part les indispensables formules de politesse, il parlait peu. Pendant les poses, il s'asseyait à l'écart sur la banquette de velours rouge, et continuait à s'instruire en regardant. Cependant, il s'était fait un ami. C'était un monsieur grisonnant, légèrement bedonnant, avec des yeux rieurs et un très bon sourire. En le montrant, le prévôt avait dit à Boum: - C'est Laferrière, vous savez celui qui fait des pièces, un rigolo. Avec plus de cérémonie, le maître avait, selon l'usage, présenté son jeune élève: -... A Monsieur le Comte de Laferrière, de l'Académie Française. Boum avait tendu sa petite main. Un jour, entre deux reprises, le Monsieur lui avait demandé: - Eh bien, que pensez-vous de l'art noble des armes? Boum avait répondu: - C'est difficile. - Comme tous les arts, répliqua le Monsieur; il n'y a que la critique qui soit aisée. Vous ne voulez pas devenir critique, j'espère, comme M. Doumic? - Je voudrais savoir faire des armes, fit Boum, qui n'avait pas bien saisi. - Officier ou maître d'armes, interrogea encore le Monsieur. - Ni l'un ni l'autre, fit Boum dans un rire, comme quelqu'un qui trouve ces deux perspectives folles et extravagantes. - Que voulez-vous être alors? - Je veux être comme mon papa; je veux me marier, mais avant je veux savoir faire des armes. Peut-être cette réponse aurait-elle laissé indifférent plus d'un habitué de la salle; la plupart n'aurait pas, sans doute, été frappé par l'apparente incohérence de ces deux volontés. Chez Laferrière, l'habitude tenace de regarder les hommes le fit s'arrêter. - C'est étrange, dit-il, comme ailleurs pour ne pas attirer l'attention du petit qu'il savait fort bien ne pas devoir parler cette fois sur un aussi grave sujet, et il ajouta: Nos goûts ne sont pas tout à fait pareils. Comme vous, je veux faire des armes, mais je n'ai pas du tout envie de me marier... parce que je suis marié, comprenez-vous. Boum sourit. De cette conversation commença leur sympathie. Par la suite, Laferrière, rassasié, relativement jeune, de toutes les joies et de tous les honneurs, trouvait une douceur particulière à retrouver, chaque matin, le petit coeur honnête et frais dans lequel il sentait le mystère. Boum avait retrouvé en lui une camaraderie qu'il n'avait jamais connue chez Line: son nouvel ami l'écoutait sérieusement. Cela ne les empêchait pas d'ailleurs de rire souvent ensemble, au contraire; l'académicien savait des histoires impayables que le prévôt, en s'appuyant sur la courbe de son épée, écoutait la bouche ouverte. Leurs natures se ressemblaient par plus d'un point; ils étaient tous deux curieux et adaptables, naïfs sans être bêtes et d'une générosité spéciale qui voulait le bien de tous les êtres y compris pour chacun d'eux celui de sa petite personne. Aussi se comprenaient-ils à merveille. Boum sentait les jours où son ami n'était pas en train et les jours où il était en veine d'expansion. Laferrière avait saisi une fois pour toutes que l'enfant n'aimait pas être traité en bébé; son degré de développement, pensait-il, valait bien celui d'adultes qui ne se développeraient plus. Et puis, pour les raisons différentes, les gens de la salle les ennuyaient tous deux. Boum, parce qu'il était le seul enfant, se sentait un peu perdu; son ami, au contraire, connaissait trop de mentalités toujours pareilles à cette collection d'oisifs croyant être le monde et dont la suppression radicale, en un jour, n'aurait pas eu la moindre répercussion. Ils se lièrent rapidement. Quelquefois, ils sortaient ensemble. Par les belles journées, Laferrière allait volontiers jusqu'au Bois accompagner Boum; ils causaient tout le long du chemin, des sujets les plus divers. Ils saluaient une masse de gens. On plaisantait le grand homme sur son petit ami. - Mais c'est un fils donné par la nature, avait dit un Monsieur qui marchait au côté d'une jolie blonde. - C'est idiot, avait répliqué Laferrière, puisque c'est un frère aîné. Cette façon de présenter Boum comme un petit sage auquel on demande des avis n'était pas qu'une simple plaisanterie. En réalité l'auteur parisien était un grand enfant. Les bonheurs de l'existence l'avaient conservé jeune; il était réservé. Laferrière s'était tellement mis à sa portée, qu'il finissait par le prendre au sérieux, solliciter ses conseils, et lui faire même des confidences que beaucoup auraient trouvé anachroniques et prématurées. Boum gardait à la maison un complet silence sur ces affaires de son ami qu'il estimait être d'un ordre et d'une nature non susceptibles d'être saisis par ses parents. En particulier, il était souvent question dans ces confidences d'une grande passion de l'auteur pour une certaine dame qui jouait ses pièces et dont il vantait, sans cesse, les perfections. Il l'appelait: Dora. Un jour, -- ils étaient déjà de vieux amis -- au sortir de la salle, comme il pleuvait, Laferrière proposa d'emmener Boum dans son automobile. En chemin, il lui dit: - Si nous allions chez Dora? Boum, sans savoir pourquoi, hésita le quart d'une seconde, puis accepta. L'auto obliqua, gagna les quais, et s'arrêta familièrement devant un grand immeuble de la rive gauche, près du pont de l'Alma. Au sortir de l'ascenseur, au troisième, Laferrière ouvrit la porte d'entrée avec une petite clef qu'il sortit de sa poche. - Comment, c'est toi chéri, fit une voix très douce. - C'est nous, répondit l'ami de Boum. Cette réponse excita sans doute la curiosité de la maîtresse de céans, elle sortit à leur rencontre précipitamment. Elle avait dû entendre parler de Boum, parce que tout de suite, sans présentation, elle l'accueillit gentiment dans un bon rire: - C'est gentil, Monsieur Boum de venir me voir. Boum, en petit garçon bien élevé, s'inclina et baisa la main qu'elle lui tendit, selon les formes les plus respectueuses. Quand ils se furent installés dans le petit salon où elle les avait introduits et dont l'unique large baie donnait sur le fleuve, il la vit à moitié étendue sur un sofa assez bas, que recouvrait en partie, sur un tapis sombre, une fourrure blanche très souple et deux gros coussins vert-bleu. En vérité, elle était jolie, ses cheveux lui faisaient comme un bonnet de moire brune et tout le temps ses dents éblouissantes riaient d'un rire perlé spécial qui paraissait toujours partir d'une scène. Elle faisait une masse de frais à Boum, à la fois amusée, flattée et un peu gênée par la présence insolite d'un enfant. Boum répondait poliment à toutes les questions. Toujours très sobre de détails sur ses propres affaires, il écoutait tranquillement tant qu'il était question de lui, en posant simplement sur celui des deux qui parlait le regard franc de ses grands yeux intelligents et nullement étonnés. Cette visite lui semblait toute naturelle, étant donné le sérieux de son amitié avec celui qui l'amenait. Le ton de la conversation aurait été celui de toutes réunions de trois grandes personnes si ce n'eut été quelques remarques décousues d'enfant, sur "le nombre de bateaux qui passaient sur le fleuve" ou sur "la difficulté qu'on devait trouver à apprendre par coeur tout un livre". Laferrière jouissait, amusé par l'étrange de la situation. Evidemment, pensait-il, pour une masse de gens, le fait d'emmener un enfant chez sa maîtresse aurait paru énorme, monstrueux; en réalité, sa conscience honnête et dégagée des conventions se refusait à voir le moindre tort dans ce rapprochement qui ne faisait de peine à personne. Ces deux amis éprouvaient, au contraire, pour des raisons diverses, un certain plaisir à se trouver ensemble; aucun mot, aucun geste ne pouvait altérer la sérénité de Boum et être pour lui un changement de ce qu'il entendait et voyait familièrement tous les jours... alors pourquoi pas, surtout que lui-même l'auteur qui avait vécu tant de rêves trouvait dans la présence de ces deux êtres je ne sais quelle impression de consolider un bonheur instable et que son coeur aimant aurait tant voulu voir persister longtemps. Dans la voiture qui le ramenait chez lui, Boum fut interrogé. - Comment la trouves-tu? demanda Laferrière. Très gentille et très jolie, apprécia Boum, vous devez bien vous amuser avec elle. Naturellement, comme toujours, dans sa famille, l'ami de Line négligea de raconter cette petite aventure; non pas qu'il voulait dissimuler quoique ce fut, mais sentant son impuissance d'expliquer et de convaincre, il savait ne devoir pas être pris au sérieux; alors il écouta sans interrompre comme le lui avait enseigné Miss Anny. Cette visite, pourtant, avait fait sur lui une certaine impression; elle lui avait été comme une preuve que son ami ne jouait pas avec lui, qu'il lui disait la vérité, qu'il avait en lui une confiance sympathique. Boum n'en doutait pas avant ce jour, mais parce qu'il tenait de son grand-père peut-être ou bien parce que simplement il avait souffert des hommes, il gardait toujours, vis-à-vis d'eux, une prudence et une réserve discrète. En telle manière qu'à ce moment, quand son ami l'avait mis au courant de sa principale préoccupation sentimentale, lui n'avait pas encore articulé un seul mot de la grande affaire qui était l'unique souci de sa petite vie, et n'avait jamais prononcé le nom de Line à Laferrière. Après la visite chez Dora, il prit la résolution de tout lui raconter. L'occasion vint. Au sortir de la salle d'armes, ils filaient tous deux grande allure dans l'auto découverte vers Saint-Germain. Laferrière ayant fait peu de temps auparavant la connaissance du père de Boum, lui avait demandé pour ce jour-là l'enfant à déjeuner. Maintenant ils allaient au rendez-vous; Dora devait les rejoindre de son côté. A la sortie du Bois, après l'indispensable arrêt à la barrière, Boum retrouvait l'aspect familier du paysage net et propret qu'il avait si souvent regardé autrefois avec Line. Dans le fond de son âme, il s'attendrissait. Les constatations de l'octroi ayant interrompu leur conversation, dès que la voiture repartit, Boum demanda: - Pourquoi, faites-vous des armes, vous? Laferrière répondit une phrase évasive, une de ces explications dont il avait le secret et qui n'arrêtait rien: "on ne bouge pas assez... c'est nécessaire... je ne veux pas grossir...". - Ah, fit Boum, c'est simplement pour ça. Vous ne voulez pas vous battre. - Oh, fit Laferrière, quand je peux éviter, j'aime autant. - Moi, répliqua gravement Boum, je veux me battre, mais sérieusement, _à mort_, avec quelqu'un que je sais, et qui n'est pas ici en ce moment. L'auteur, se retourna brusquement, visiblement intéressé: - Non, dit-il, c'est vrai? Toi? Qu'est-ce? Qu'est-ce qu'on t'a fait? Très posément, regardant par terre, Boum répondit: - Il m'a fait un immense chagrin. Peut-être le connaissez-vous, c'est Monsieur Claude Vauquer de Conflans. - Conflans, le diplomate? fit Laferrière, c'est un imbécile! - Oui, dit Boum, sans se douter de la confirmation qu'il donnait à cette appréciation, c'est lui. Je veux qu'il meure. - Qu'est-ce qu'il t'a fait, mon pauvre Boum. - Voilà, expliqua l'enfant. J'avais une tante, mais une toute petite tante, la soeur de ma maman. Nous étions très, très bien ensemble, tout le temps ensemble et je l'aimais... tant. Boum disait ce mot tout bas, très ému, baissant encore davantage sa tête brune. Laferrière sentit le petit drame et n'interrompit pas. - Je l'aimais, reprit-il, comme vous vous aimez Madame Dora, bien plus encore parce que vous, vous êtes grand, et moi je ne suis qu'un petit garçon et je n'avais qu'elle, rien qu'elle, vous comprenez... C'était Tante Line... Plus bas encore, mais cette fois, avec un gros sanglot, il poursuivit: - Il me l'a prise... Ému aussi par cette jeune douleur, le Parisien laissa passer un temps, puis demanda: - Comment te l'a-t-il prise? - Il l'a épousée, puis ils sont partis. - C'est sa femme, remarqua Laferrière, elle est bien jolie en effet, je l'ai aperçue le jour de son mariage. - N'est-ce pas qu'elle est jolie? reprit Boum; mais le pire c'est qu'avant de partir, il l'avait changée, tellement. Vous ne l'auriez pas reconnue. Avant elle était douce, elle écoutait comme vous, nous sortions tous les deux, elle me racontait les histoires de mon grand-père qui était parti tout petit en Amérique, elle avait une petite auto qu'elle conduisait, nous nous amusions bien; après, quand Monsieur Claude est venu, elle restait tout le temps avec lui, enfermés dans le petit salon de Maman, ils allaient dehors ensemble, et lui -- et l'enfant précisait en remuant son index en l'air -- il faisait exprès, il lui donnait des cadeaux et des fleurs, il la flattait et se moquait de moi. Profondément touché, mais voulant savoir, Laferrière interrogea: - Mais tu n'as pas parlé à ta tante? Tu ne lui as pas demandé pourquoi elle changeait, pourquoi elle allait avec l'autre. - Souvent, répliqua Boum, j'ai essayé; j'ai dit tout ce que j'ai pu, mais quand on est petit, vous savez, on ne vous écoute pas, et puis, on ne sait pas ce qu'il faut dire... - C'est vrai, fit l'autre, on ne sait pas... Et sur cette réflexion, quelques instants passèrent sans qu'ils se dirent un seul mot. De chaque côté de la voiture, le paysage défilait rapidement, perdant de plus en plus son aspect de banlieue pour devenir la campagne véritable: la route n'avait plus de trottoir, les maisons ne se touchaient plus et le fleuve, délivré de ses quais, coulait plus librement dans la lumière crue entre ses berges de prairie. Laferrière était bouleversé par le récit de cette tragédie. Les faits, en eux-mêmes, étaient très simples, en somme, si naturels: le petit aimait, est-ce qu'on ne peut pas aimer à tous les âges, qui sait même si à l'âge de Boum on n'aimait pas mieux, plus âprement, plus exclusivement et plus sérieusement aussi? A travers le cortège fané de ses propres amours, il cherchait à retrouver le souvenir de ses premiers élans, alors que rien ne venait distraire de la grande chose, sa pensée et son coeur... Et pourtant il demeurait désemparé devant cette détresse d'enfant, lui le vieux Parisien aux histoires nombreuses et qui gardait encore assez de foi pour aimer éperdument une petite femme quelconque "qui jouait ses pièces". Il était confondu parce que de cette histoire très simple résultait cette situation anormale, parce que ce cas particulier constituait un accident grave, une situation sans dénouement, une maladie sans remède. Un seul instant, il fut sur le point de dire à Boum: "Il y a d'autres femmes de par le monde, ne te désole pas, tu verras que la vie peut guérir aussi". Mais, ce même homme qui n'avait pas hésité à mener l'enfant chez une femme un peu à côté, se refusa à tenir la petite âme, même pour la consoler. Il dit simplement: - Mais dans un duel, tu t'exposes toi aussi; s'il te tue, Boum? - Je sais bien, dit le petit très simplement, mais puisqu'il n'y a pas d'autre moyen... C'était bien la logique que craignait Laferrière. Sans doute, il savait que le projet de Boum ne se réaliserait pas, que quelque chose viendrait sûrement se mettre en travers, qu'on rirait. Mais toutes les désillusions et toutes les déceptions que cette mise au point comportait, firent mal à son égoïsme généreux; comme un grand enfant qu'il était lui aussi, il laissa partir l'expression de son dépit: - Oh, Boum, fit-il, pourquoi m'as-tu raconté cette histoire? Le petit, logique jusqu'au bout, ne voyant pas encore très bien la différence de l'amour et de l'amitié, répondit très naturellement aussi: - Parce que vous aussi, Monsieur, je vous aime beaucoup... - Tu as raison, répliqua Laferrière, assez touché de cette remarque, en prenant sa petite main, tu peux compter sur moi. Ils avaient fait un petit tour par la forêt silencieuse et sombre malgré le soleil; ils retournèrent vers le restaurant où Dora les attendait sur la terrasse, assise devant une table servie. Elle avait dû se lasser de regarder le décor magique de Paris engourdi à cette heure dans une diaphane buée, elle jouait machinalement de sa longue main avec un sac et une masse d'autres objets d'or autour desquels elle avait noué ses gants. - Je n'ai pas failli, fit-elle en les voyant... Laferrière s'excusa: ils avaient causé, puis instinctivement, comme quelqu'un qui a la grande habitude, il ajouta, en lui baisant tendrement la main: - Nous voulions te donner le temps d'être idéalement jolie; nous ne sommes pas venus une minute trop tôt... Pas fâchée, elle le remercia des yeux. Ils mangèrent. Laferrière, préoccupé, parlait peu. Dora lui trouvait cet air particulier des jours où il mijotait une idée de pièce. Bonne fille, elle n'insistait pas, sachant bien qu'elle saurait. Elle faisait des frais à Boum pour l'amuser. Dans la ville qui tenait toute à leurs pieds, elle l'aidait à retrouver la maison de ses parents, lui indiquant les grands repères de l'Arc de Triomphe et de l'Avenue du Bois; elle lui montrait sa propre demeure et celle de Laferrière. Le petit distrait, tour à tour regardait la ville, regardait la femme et jouissait de leur semblable beauté. Il pensait sans aucun sentiment de jalousie au bonheur de son grand ami. A l'encontre de ses affaires sentimentales, celles de ses commensaux s'étaient arrangées. Dora et Laferrière s'entendaient bien, ils étaient ensemble, constatait Boum, et -- comme on simplifie toujours la joie des autres de tout ce qui gâte notre joie, -- il restait convaincu qu'aucune personne et qu'aucune chose ne venait jamais troubler la sérénité de leur bonheur. Evidemment, Laferrière n'était plus un petit garçon, et c'est tellement plus facile d'être heureux quand on est grand. Enfin, un jour viendra peut-être où lui-même... en attendant, il était reconnaissant de tout son coeur à ces amis libres et tendres de l'admettre dans leur intimité et de lui faire ainsi respirer l'air de leur félicité. Quand ils eurent terminé, en quittant la table où ils étaient restés assez avant dans l'après-midi, Dora, debout, interrogea Laferrière, en le regardant de très près: - Eh bien, ça se dessine ton idée? As-tu un rôle pour moi? En secouant les miettes de son gilet, il répondit pour n'être entendu que par elle: - Je pense à mieux que le théâtre, petit, à la vie, personne ne s'en doute, c'est bien plus émouvant... VII A une petite fête intime de la salle, pour la première fois, Boum se produisait en public. Les spectateurs étaient peu nombreux; il n'y avait guère, en dehors des membres de la salle, qu'un certain nombre de représentants notoires de la presse sportive, gens faméliques et prétentieux. Le jardin avait reçu une décoration de petit _14 juillet_, avec drapeaux et lampions. Devant la piste de combat, quelques fauteuils et les banquettes rouges étaient sorties. Au fond, entre les arbres, devant un maître d'hôtel à favoris, une table nappée supportait des sandwichs, des gâteaux, des fleurs et une rangée de coupes à moitié pleines de très mauvais Champagne. Une dizaine de tireurs étaient inscrits et devaient faire assaut "à la première touche". Boum était considéré par la salle entière comme "une fine lame"; il l'était vraiment. Le maître, qui avait l'intelligence de son art, avait compris les premiers jours que l'enfant _ferait_ parce qu'il voulait faire; et alors, il l'avait poussé, sa jeunesse et sa débilité étant un obstacle aux travaux brutaux de l'épée, vers le jeu délicat du fleuret. Boum, qui en était alors à sa deuxième année de salle, se servait maintenant d'une épée triangulaire et à coquille, comme celle des autres tireurs, mais dans sa petite main nerveuse, la lame battait peu et surtout ne cherchait pas les petits coups inattendus en piqûre vers les mains, les genoux ou la tête; à l'encontre, elle tournait follement tout le long de la lame adverse, très rapide dans tous les sens, avec des arrêts brusques qui étaient des menaces, toujours en mouvement, toujours insaisissable pour venir, furieusement française, s'épanouir triomphante en une courbe svelte sur la poitrine du touché. Il fit, ce jour-là, d'assez jolis assauts, Laferrière qui n'aimait pas d'ordinaire ce genre de réunions était venu pour voir son petit camarade. Tout en applaudissant à ses jolis coups, il était inquiet parce qu'il savait ce vers quoi tendait cet effort et ce résultat. Le corps des chroniqueurs louaient sans réserve: découvrir un talent inconnu est toujours si tentant et il faut le dire aussi, Boum était joli à voir. Son vêtement blanc moulait ses formes gracieuses et proportionnées: l'exercice l'avait considérablement renforcé et assoupli; quand on le voyait dans la position classique, bien assis, à l'aise sur ses jambes, son bras nerveux se déployant dans une attaque en un geste large, ou bien modeste après la victoire, son casque et son épée dans la main gauche, la tête un peu basse venant remercier l'adversaire; il n'avait plus rien alors de l'enfant chétif et mal poussé qu'il avait été après sa maladie. Il était presque alors un de ces beaux adolescents qui font invariablement dire aux femmes avec un secret désir: - Il est gentil. Après qu'il eut fait sept assauts, le maître le proclama quatrième avec trois touches, ce qui constituait, eu égard surtout à la qualité des autres tireurs, un assez joli succès. Laferrière et lui ne restèrent pas après la séance. Ils remontèrent un instant à pied le boulevard. Comme à l'habitude, ils causèrent. Laferrière avait raconté à Boum, quelques semaines avant, le sujet d'une prochaine pièce. Maintenant il le mettait au courant des modifications projetées. Boum était partisan des dénouements heureux. Il se passionnait en général pour les péripéties de ces personnages de rêve qui lui étaient devenus familiers; il les considérait comme des êtres vivants qu'il aimait. Ce jour-là, il parlait peu. Laferrière, qui se rendait parfaitement compte de l'état d'âme de l'enfant, se donnait l'air de ne pas s'en apercevoir. Quand ils furent arrivés devant l'hôtel de la rue Pergolèse, Boum tendit sa main: - Au revoir, Monsieur, fit-il. Je vais rester quelque temps loin de vous. Nous allons à la campagne pour trois semaines... C'est là que ma tante et son mari viendront nous retrouver. Je la reverrai... Après, j'aurai besoin de vous. Je n'ai que vous dans cette affaire. Dans un demi-sourire, Laferrière répondit: - Tu sais bien, Boum, que tu peux toujours compter sur moi, n'est-ce pas? - Je le sais, dit Boum en le regardant sérieusement. Au revoir. VIII Dans son cabinet de travail, grande pièce encombrée, assombrie par les tentures et les cuirs de Cordoue malgré la grande baie vitrée qui donnait sur le parc de la Muette, Laferrière, assis à sa table, venait de recevoir son courrier du matin. L'heure des lettres était, pour sa nature heureuse, une heure bénie. Un grand nombre d'inconnus lui écrivaient. Il goûtait une volupté particulière... à l'ouverture brusque de cette porte sur l'intimité du monde extérieur. Des femmes lui faisaient des déclarations passionnées, des amis sincères lui donnaient des conseils pour la conduite de sa vie, la manière d'acheter du vin, d'écrire des pièces, de placer sa fortune, de combattre l'alcoolisme et combien d'autres choses encore. Après avoir mélangé les enveloppes comme un jeu de cartes il les faisait couper par son domestique qui, habitué à cette fantaisie, s'en acquittait maintenant avec un grand sérieux. L'homme de lettres lisait tout, dans l'ordre, d'un bout à l'autre, et n'aimait pas, pendant cette lecture, qu'on le dérangeât. Ce matin, contrairement à l'usage, le domestique revint: - C'est Monsieur Boum qui insiste pour voir M. le Comte tout de suite. - De si bon matin? fit Laferrière. Qu'il monte. Il pensa que ce devait être pour l'importante histoire du duel, et cette perspective l'ennuya. Un jour il faudrait bien, après tout, mettre fin à cette plaisanterie. Un regret le prenait de l'avoir tant fait durer. Pauvre petit, qu'est-ce qu'il dirait s'il se voyait abandonné? Boum fit une entrée inattendue. A peine eut-il ouvert la porte qu'il courut vers Laferrière, tomba assis par terre devant lui, et câlinement mettant sa tête sur les genoux de son ami, il se mit à sangloter sans pouvoir dire un seul mot. Laferrière, ému, ne savait que dire. - Allons, allons, faisait-il... ne pleure pas... qu'est-ce que tu as... dis-moi... explique. L'enfant pleurait toujours. L'homme, désolé par ce chagrin, finit par grossir la voix et dire presque rudement: - Assez, Boum, je te défends de pleurer ainsi. L'effet de ce changement de ton opéra. Boum n'était pas habitué à s'entendre parler ainsi par celui qui était le confident de son coeur. Avec son petit mouchoir il tamponna ses yeux. Laferrière en profita pour le relever. Il l'entraîna vers un divan un peu surélevé auquel un baldaquin de vieilles soies donnait un vague air de trône. Il força l'enfant à s'asseoir près de lui. Boum, parla longuement. Il était parti avec ses parents pour la campagne et avait attendu pendant dix longues journées qu'Elle revînt. Elle était revenue. -... Mais, fit-il, elle est toute changée... d'abord elle n'est plus du tout jolie. Elle a un gros ventre. Elle n'est plus gentille. Elle rit tout le temps de moi, ne m'a même jamais parlé seul une fois. Elle est aussi sévère pour moi que M. Claude et reproche à maman de ne pas bien m'élever. Elle m'a dit, parce que j'ai regardé dans un paquet qu'on apportait, que j'étais curieux comme une vieille chouette -- c'était des cigares pour lui qu'il se fait envoyer dans une valise pour ne pas payer l'octroi --. Et puis, quoique Tante Line soit grande, elle s'occupe toute la journée de petits bonnets, de petites robes, et de petits bas que les marchands ne cessent de lui envoyer; elle en a toute une armoire, alors qu'avant son mariage elle ne jouait jamais à la poupée, mais tout le temps avec moi... A cause de tout ça, je me suis aperçu que c'est moi maintenant qui ne l'aime plus. Alors je suis très malheureux, je n'ai plus rien, je ne veux plus rien. Et il se remit à pleurer doucement. - C'est pour ça, fit Laferrière, que tu pleures! mais mon pauvre Boum, ces choses-là arrivent tous les jours. - C'est cependant malheureux, répliqua Boum. - Voyons, voyons... fil Laferrière... tu étais séparé d'une femme que tu croyais aimer, je te plaignais. Maintenant, tu en es toujours séparé, mais tu ne l'aimes plus... tu devrais te réjouir. - Peut-être! fit le petit, plus navré de n'être pas compris. Les larmes coulaient lentement de ses yeux. Il ajouta: - Cependant je suis triste... très triste. - Alors, c'est que tu l'aimes encore, lança Laferrière... tu n'es pas raisonnable. - Mais non, dit Boum. Je vous assure que je ne l'aime plus, mais plus du tout. Qu'elle soit heureuse ou malheureuse, ça m'est égal. Voyez, à présent si elle voulait quitter M. Claude, pour venir avec moi, avec moi seul: et bien je ne voudrais plus. Je vous l'ai dit: je ne veux plus rien. Mais c'est justement cela qui me fait du chagrin. Je suis bien plus malheureux qu'avant qu'elle vienne, avant je croyais... comprenez-vous?... Je ne peux pas expliquer. Et pour rendre sa pensée, le petit agitait ses deux mains devant son ami en le regardant de ses yeux mouillés. - Boum, fit Laferrière, tu es un gosse que j'aime, mais tu es un gosse. Je veux te consoler, mais je ne veux pas te dire des choses que tu es trop jeune pour saisir. Tiens, tu as confiance en moi, crois-moi sans comprendre. Ne pense plus à Tante Line. Vis des joies de ton âge, je t'assure qu'elles sont douces, plus tard on les regrette; oublie, cours, amuse-toi, joue avec tes petits camarades; ne cherche pas ce que tu n'as pas trouvé. Sache attendre. Je t'assure, c'est bête de souffrir. Regarde par la fenêtre, c'est le matin, peut-être aimerions-nous mieux tous les deux que ce soit midi, -- il ferait plus chaud, il y aurait plus de lumière dans les arbres, par terre les ombres seraient plus noires... et pourtant notre désir commun ne change rien, le matin reste le matin. C'est déjà beaucoup, crois-moi, de savoir que midi viendra. Boum écoutait maintenant sans mot dire, sans tout comprendre, mais trouvant quand même aux paroles qu'il entendait comme une sorte de vertu bienfaisante. Encouragé, Laferrière continuait: - Voyons, tu t'es bien fait quelquefois mal. Boum fit signe que non. - Si, reprit l'homme, quand tu es tombé sur te genoux, tu t'es écorché. C'était un mauvais moment, tu as dû pleurer certainement. Cependant le mal a passé, ton genou s'est guéri. Regarde, on ne voit plus rien du tout. Et, du doigt, il montrait les jambes brunes de l'enfant. - Mais, fit Boum, qui ne pleurait plus, je ne veux plus guérir maintenant. - Tu crois, répondit Laferrière... En effet, on croit, et puis, un jour... enfin assez, ne me fais pas dire, Boum ami, justement ce que je ne veux pas te dire. Mais crois-moi, attends. Evidemment, pour le petit cerveau, il y avait encore là un mystère. Pendant un instant, un silence, l'enfant, la tête entre ses deux mains, essaya de comprendre. Laferrière le laissa méditer. Mais Boum renonça vite à chercher: - Peut-être, fit-il brusquement d'un air détaché, vous avez raison. Je ne sais pas tout. Un jour je saurai. D'ici là, j'en veux à tous ceux qui m'ont fait mal. (Et pour la première fois, sa figure d'enfant devenait mauvaise.) Je m'appliquerai à vivre seul, sans regarder personne. Je reconnais maintenant, que j'étais sot de vouloir me battre en duel. Ce n'est décidément pas la manière. Plus tard, je ne sais pas encore comment, mais je vous le jure, je me vengerai... Et Boum quitta son vieil ami sans le moindre attendrissement, en lui tendant une main froide et en disant à celui qui lui avait parlé avec tout son coeur un "merci quand même", désabusé et rageur, dont Laferrière resta médusé. Sa figure d'enfant avait eu soudain une expression de cruauté méchante. A voir ce Boum, qui avait toujours été si tendre, si bon, on eut dit à cet instant une petite bête féroce qui aurait eu un sens humain de la cruauté. IX Des années passèrent. Boum, suivant à la lettre les conseils de son vieil ami, l'avait complètement délaissé. Cancre dans ses diverses classes, il avait vécu des années de collège au milieu de ses condisciples sans jamais leur faire de confidence et sans se faire une seule amitié. Ceux-ci le tenaient pour un mauvais camarade, les maîtres le tenaient pour un mauvais élève. Assez intelligent, il avait un dédain souverain pour l'effort et méprisait les résultats naïfs auxquels aspiraient ceux de son âge. Il était d'un égoïsme parfait. Il savait devoir être riche. Il affectait en toute circonstance, un scepticisme déplacé et passablement agaçant. C'est ainsi qu'il atteignit l'âge d'homme. Maintenant il a vingt-quatre ans. Physiquement c'est un beau gars. Grand, bien découpé par l'entraînement à tous les sports, il est élégant dans ses gestes, mais son visage complètement rasé a déjà dans le regard et dans le pli de sa bouche jolie, je ne sais quoi de blasé et de vieux. Boum s'est amusé. Malheureusement, à cause de son argent, il n'a pas reçu de sa vie dissipée l'éducation dernière qu'en reçoivent les jeunes hommes qui sont obligés de s'imposer par un quelconque mérite. Il n'eut jamais besoin d'être fin, d'être délicat, d'être amusant même; ses moindres gestes, même ceux du plus mauvais goût, recevaient toujours les approbations louangeuses du monde intéressé dans lequel il évoluait. Au contraire, il avait acquis la réputation d'un être supérieurement habile, d'un malin à qui "on ne la fait pas". Un certain printemps, il avait fait, sur le yacht d'un de ses amis, une croisière. Le voyage avait duré deux mois et, par suite de sa situation de fortune et de ses qualités physiques, il avait été le "beau" du navire comme certaines femmes sont, de l'autre côté de l'Atlantique, "les belles de la cité". A bord, il avait rencontré une petite jeune fille très douce et très blonde. Il s'en était amusé comme de toutes les femmes. Mais la petite n'avait pas su jouer tout le temps. Une nuit, en Méditerranée, en rade des îles grecques, elle était venue le retrouver devant la porte de sa cabine, à l'arrière du bateau. Tout le monde était couché. Le décor était magique, c'était partout comme une symphonie magnifique de tous les bleus que des yeux virent jamais. Au fond, les îles bleu sombre coupaient la ligne monotone de la mer plate, bleue aussi, sur laquelle la lune faisait comme un immense chemin bleu d'acier. La jeune fille était belle, roulée dans sa cape blanche. Elle se tenait presque droite sur un fauteuil de pont. Boum était vautré sur un paquet de cordages. Ils parlèrent longtemps. A la fin, elle lui avait dit: - Boum, je sais qu'on dit que vous n'avez pas de coeur, que vous êtes méchant, mais je sais que ce n'est point vrai. Je vous ai vu longtemps et je vous aime. Sans vous, la vie me paraît inutile... Je n'ai pas besoin de ce pour quoi l'on vous admire... Je vous laisserai libre, je serai si tendre, si effacée, petit à petit vous verrez... Je vous assure que je vous aime éperdument. En entendant ces paroles, Boum était parti d'un grand éclat de rire. Et la jeune fille l'avait quitté en pleurant. Quelques mois plus tard, comme la pauvre enfant avait encore cru devoir exprimer sa tendresse, un après-midi, au polo, Boum fit la joie de son entourage en lisant une lettre dans laquelle elle lui écrivait: ... J'ai essayé, je ne peux pas sans vous. Je serai votre maîtresse si vous voulez, ce que vous voudrez... mais je vous aime. On avait beaucoup ri. Il y avait longtemps que Boum était devenu un mufle, parce que, depuis longtemps, il ne croyait plus à l'amour. Table des matières Plutarque. La carrière d'Arsay-Lancourt. La saisie. Boum. End of Project Gutenberg's Histoires grises, by E. Edouard Tavernier *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES GRISES *** ***** This file should be named 5892-8.txt or 5892-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/5/8/9/5892/ Produced by W. Debeuf Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.