The Project Gutenberg EBook of Histoires grises, by E. Edouard Tavernier This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Histoires grises Author: E. Edouard Tavernier Posting Date: September 11, 2012 [EBook #5892] Release Date: June, 2004 First Posted: September 18, 2002 Last Updated: March 29, 2004 Language: English Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES GRISES *** Produced by W. Debeuf Histoires grises. By E. Edouard Tavernier. HISTOIRES GRISES Plutarque. _L'honneur est une ile escarpee et sans bords, ou l'on ne peut plus rentrer... quand on en est, par le fait des autres, trop souvent sorti._ (_Meditations sur Boileau_) I. Il s'appelait Plutarque. Ce nom lui avait ete donne un soir chez un marchand de vins, a cause d'un livre qu'on lui voyait lire de temps en temps et qu'il avait ramasse a la porte d'un lycee. On connaissait l'homme; pour l'interpeller, il fallait bien un nom. C'etait son nom maintenant pour de bon; il s'en accommodait: on se fait a tout. La journee qui pour lui s'etait annoncee normale, c'est-a-dire ni bonne ni mauvaise, avait particulierement bien fini. Il s'etait mis a pleuvoir des arrosoirs, et en depit de l'opinion courante, la pluie n'est pas une chose desagreable; grace a l'eau d'en haut, les trottoirs ne sont pas encombres, les promeneurs et les sergents de ville ne manifestent pas un interet particulier a ce que peuvent faire les gueux; ceux-ci ont meme le loisir de s'arreter, dans leur promenade -- ce qui est deja bien -- sous une porte ou sous la tente d'un cafe -- ce qui est mieux encore parce que, des conversations qui s'engagent nait la possibilite de rendre quelques services; les obliges ne s'attardent pas en general a compter leur billon. En passant place de la Republique, devant un petit hotel, Plutarque eut le bonheur de voir attendre, dans le cadre de la porte, un homme heureux, c'est-a-dire un ventre assez gros, barre d'une chaine de montre en or, juche sur deux jambes gainees dans un pantalon soigne finissant en souliers a guetres blanches, le tout surmonte d'une bonne figure sous un chapeau melon nullement use. Ne voulant sans doute pas ternir la joie de son ame ou tacher ses guetres, l'homme heureux avait hele Plutarque pour un taxi. Peu de temps apres, Plutarque arrivait dans un virage savant, a grande allure, debout sur le marchepied, les mains cramponnees a la poignee. Avant de laisser refermer la portiere, l'homme heureux avait mis quatre francs dans la main creuse que Plutarque tendait poliment. Cet homme etait evidemment disproportionne, aussi bien avec le service rendu qu'avec les allures du client. Plutarque n'avait pas demande au conducteur de faire le tour de la place pour laisser croire que ses recherches avaient ete laborieuses. Quant au client, il avait l'air a son aise, c'est vrai, mais ne devait pourtant pas etre un abonne de l'Opera. Seulement, quand on est content... Plutarque examina les pieces sous le reverbere, essaya de les rayer l'une contre l'autre d'abord, puis avec l'ongle noir de son pouce. Les deux epreuves ayant ete satisfaisantes, il les glissa dans la poche gauche de sa veste; mais comme la doublure ne tenait pas beaucoup, il les retint dans sa main qu'il ne retira pas. Evidemment, le probleme changeait. La solution du manger et du dormir, quand on n'a pas le sou, est completement differente de celle qu'on peut lui donner quand on a de l'argent. Du coup, le travail inconscient de la journee tendant a la preparation de la nuit devenait superflu; c'est sur d'autres bases qu'il partait. Naturellement, d'abord il mangerait, cela va de soi, et non un de ces bouillons delaves qu'on vous donne dans les soupes de quartier ou dans les patronages, mais des choses qu'on mache et qui resistent juste ce qu'il faut: un _navarin-carotte_ par exemple. Et la pensee seule de ce mets amenait du jus dans sa bouche. Puis il mangerait assis, boirait du vin rouge et... bonheur supreme, coucherait seul. Cette derniere perspective le ravissait delicieusement: une chambre a soi, avec une place pour dormir, s'allonger sans qu'on vous marche dessus, ne rien voir, ne rien entendre, pouvoir etre avec soi, comme dans la ballade, mais couche. Il faut dire que le dortoir, la grange ou l'asile, c'est bien a cela qu'on se fait le moins. Il marchait, chiquant ces idees dans sa tete, sans remarquer qu'il s'eloignait terriblement du marchand de vins et de l'hotel garni qu'il s'etait fixe. Il ne s'apercevait pas non plus de la pluie qui avait definitivement colle ses vetements sur sa peau. Ses souliers beuglaient et giclaient si regulierement dans sa marche, que leur chanson lui semblait naturelle comme le bruit d'une source ou le battement d'un moteur. D'une porte d'usine ou elles attendaient, deux filles haut retroussees l'apostropherent: - Il a de quoi barboter! dit l'une. L'autre commenta: - Mais non, Monsieur porte du tissu anglais. Plutarque, dans un sourire, sans s'arreter, salua; son geste dut etre un peu trop courtois puisque les femmes decontenancees ne trouverent rien a ajouter. Il retourna, avec le sens de l'orientation qu'ont les gens ayant souvent marche sans but, dans la ville; sans savoir du tout ou il etait, il prit a gauche une petite rue deserte et mal pavee. Le trottoir defonce brillait par places sous les becs de gaz tremblotants. Des roues de voitures et des tonneaux qui sentaient l'acide etaient ranges sur les cotes; une balayeuse municipale tendait ses bras vers la lune. Plutarque parcourut de la meme allure d'autres rues semblables; il ne se pressait pas, car personne ne l'attendait et puis il ne trouvait pas qu'il eut encore assez faim. II Le souper fut quelconque. Arrive tard, Plutarque, ne trouvant plus rien de pret, avait ete oblige de se rabattre sur une _croute garnier_ que la tenanciere composa sur le champ et rechauffa pour lui. La pate etait detrempee et la sauce avait un gout auquel il fallait s'habituer. Le debit etait presque vide. Seul, un mendiant dormait dans un coin en attendant la sortie des concerts. On n'entendait que le bec de gaz dont le manchon reniflait par intervalles reguliers comme un enrhume, pendant que montait et tombait la lumiere. Plutarque ne s'attarda pas. Il paya et sortit. Maintenant c'etait la pensee de la chambre qui le hantait. L'hotel vers lequel il marchait n'avait pas de nom. C'etait un immeuble long et bas, a un etage seulement, une etrange vieille maison qu'on ne reparait plus, du temps ou le quartier Caulaincourt etait de la peripherie, vieille bicoque, que seule la speculation tenait encore debout sur ce terrain cher. Au-dessus de la porte etroite s'etendait un grand bras de fer ou s'accrochait une lanterne blanche; sur la vitre cassee on pouvait deviner le mot _Hotel_. Plutarque s'engouffra dans le corridor et monta quelques marches d'escalier jusqu'a la loge puante ou le menage patron couchait sur un lit bas. Le tenancier se leva, devisagea son client comme quelqu'un qui craint "les affaires"; puis, ayant percu la taxe pour la chambre et la chandelle, il indiqua: - La quatrieme a gauche en entrant. Plutarque eprouvait une sensation de bien-etre en refermant la porte. Des murs! plus d'espace commun a tous; pouvoir etendre son etre, renferme d'habitude en lui-meme, jusqu'a la limite d'une chambre si petite qu'elle fut. Pouvoir faire ce qu'on veut, tranquillement, sans risquer aucun geste, aucune remarque, aucune reflexion. De joie, il etira ses bras et cracha par terre, puis il s'etendit sur le vague sommier, dont quelques ressorts jouaient encore, et se tint eveille pour jouir de sa joie. Il se rappelait qu'il avait deja passe deux nuits dans une chambre semblable de cet hotel, un an ou dix-huit mois avant, il n'etait plus absolument sur. Ses apprehensions d'alors lui revenaient. C'etait a l'epoque descendante de sa carriere: il avait trouve, cette premiere fois, la chambre crasseuse; l'odeur l'incommodait; les punaises le mordaient; il avait peur de la porte qui ne fermait pas, des bruits assourdis que l'on percevait a travers l'epaisse cloison. Aujourd'hui il entendait partir des chambres voisines des vagissements qui avaient beaucoup de chance d'etre de meme nature que ceux jadis entendus; une autre generation de memes insectes s'appretait a le travailler; les vieux relents tout au plus augmentes de puanteurs nouvelles flottaient entre les murs, et cependant il etait bien maintenant, n'avait nulle crainte et restait confondu de l'accoutumance et de la relativite. Sa memoire n'avait rien oublie, et pourtant quel chemin il avait fait! Ce soir, parce qu'il etait heureux, le passe triste lui revenait. Il le retrouvait sans orgueil, sans acrimonie, presque dans les memes dispositions ou il avait recu la pluie de tout a l'heure. Il se revoyait tout enfant, propre, servi par des bonnes dans la petite maison d'Angers ou il etait ne, et il se reconnaissait: ce n'etait pas un autre, c'etait bien lui. Il suivait parfaitement la continuite, la vie de famille ordonnee, ou l'on economisait en vivant bien; le college ou il etait parmi les bons; puis Paris, le Quartier, les tavernes, les femmes et, un jour, la minuscule faute initiale: avoir depense dans une fete l'argent d'un examen. Tout de meme, quelle mentalite on peut avoir encore dans la bourgeoisie en province, pour punir de telles peccadilles avec des chatiments pareils. Il s'esclaffa tout seul et sans amertume pensa: Cretins! Il voyait, sans le moindre ressentiment, la figure austere de son pere, conservateur des hypotheques. 'Je te dispense desormais de rentrer a la maison" furent les derniers mots de la derniere lettre qu'il avait recue. Apres, la degringolade etait venue rapidement. Quelques mois de vie a credit pendant la recherche d'un ouvrage qu'on ne trouve pas parce qu'on n'en avait pas avant; la saisie des malles. On demeure encore un Monsieur juste le temps que durent les habits qu'on a sur soi, c'est-a-dire tres peu. Quand on couche dehors et qu'on ne change pas, on use tellement. Apres on a faim. Un beau jour on ouvre les portieres, on vend des fleurs et n'importe quoi, tout ce qui se presente. Alors, c'est invraisemblable, ca ne change plus. A tout prendre, d'ailleurs, dans les circonstances normales, c'est une vie comme une autre, pas meilleure et pas pire non plus; comme dans toutes les vies, il y a de bons et de mauvais moments. Pendant qu'il laissait passer ses reflexions, sa porte s'ouvrit doucement et soudain la lumiere de la chambre s'augmenta de la lueur d'une seconde bougie. Plutarque vit un homme d'age moyen, assez bien vetu, qui s'excusa : - Pardon. Plutarque fut contrarie. Il avait paye, ce n'etait pas pour qu'on vienne le voir et lui dire "pardon". Trop habitue a ne pas gaspiller l'heure bonne en recriminations, il ne se laissa point pourtant absorber par ce petit inconvenient, et ne perdit pas une minute a se demander ce que cet homme bien habille pouvait venir faire dans cet hotel. Il lui interessait peu de savoir si son visiteur commencait la phrase descendante par laquelle lui-meme avait passe, si c'etait un policier ou un detraque vicieux a la recherche d'une combinaison extraordinaire. Dans son monde a lui, comme on ne s'etonne plus, on ne s'occupe guere des affaires des autres: les siennes suffisent. La pluie dehors battait une charge sur le toit de zinc, et la classique et sadique satisfaction de sentir qu'on est a l'abri soi-meme pendant que les autres pataugent, l'envahissait. Malheureusement, depuis un moment des tranchees agacantes lui tenaillaient le ventre, de plus en plus lancinantes. Il pensa que c'etait la _croute garnier_ ou au moins la sauce qui faisait des difficultes pour passer. Comme il n'y a rien de tel pour digerer que le sommeil, il souffla sa chandelle et s'endormit presqu'au commandement, ainsi qu'il etait accoutume par les necessites de ses nuits non tranquilles. Sa penible digestion le reveilla. Il faisait encore noire dans la chambre. Maintenant il avait chaud et ses tempes battaient. Il alluma sa bougie; comme decidement ca n'allait pas dans cette atmosphere etouffee, il eprouva le besoin de respirer, se leva et sortit dans le couloir obscur. Presse, son pied buta dans quelque chose et il s'allongea sur un corps couche la; sa figure toucha une figure et a la lueur de sa bougie qui coulait sur le plancher, il reconnut l'homme qui avait ouvert sa porte. Le visage etait congestionne, les yeux vicieux gonfles; sur la bouche s'etait figee une fraise de sang. Plutarque fit un retablissement sur ses mains, se redressa et sans la moindre hesitation, feutrant son pas, a croire qu'il foulait de la mousse, il marcha vers la porte, cria: - Cordon... et sortit. Dehors, il ne se hata pas, tourna a tous les carrefours rencontres, decide a aller loin, tres loin dans le quartier qu'il se rappellerait en route avoir le moins frequente. C'etait a peine si son coeur battait plus vite. Il n'avait plus du tout mal au ventre. L'homme etait-il mort ou vivant dans le couloir de l'hotel? C'etait encore "une affaire des autres". Mais allait-on l'impliquer dans l'affaire, le cueillir lui-meme? C'etait bien le motif qui l'avait fait fuir, mais qu'y pouvait-il? C'etait oui ou non. Il fallait se donner toutes les chances. Apres tout, en dehors des formalites, des discussions, de l'audience, bien au fond, la prison ne change pas tant les choses. Il se rappelait la caserne. Toujours des avantages et des inconvenients, comme dans toutes les vies, comme dans la maraude, de plus on est nourri, somme toute... et loge. III Il faisait noir encore quand il arriva aux Gobelins. C'etait la qu'il avait pense elire domicile, parce que quand on est gueux, a la difference des bourgeois, on ne demeure pas dans une maison ou dans une rue, mais dans un quartier tout entier. Dans le petit bar qui venait de s'ouvrir, il avait presque pris cette decision, assis devant un vin blanc, lorsqu'un souvenir lui revint. Un ancien camarade a lui, du temps ou il etait etudiant, le fils d'un notaire de Provence, s'etait etabli cremier dans ce quartier, apres un mariage assez drole avec Ginette, une grande brune qui allait au Bullier. Celui-la avait herite cinq mille francs d'une tante; la fille, qui avait le sens de la vie, avait exige l'abandon des carrieres liberales, en telle sorte que son epoux n'avait descendu que de quelques crans. Plutarque n'avait pas idee de l'endroit ou se trouvent la boutique, il avait appris seulement que les affaires de son ami marchaient et que Ginette avait eu deux jumelles. Cette possibilite de les rencontrer etait encore trop pour lui; il prit brusquement le parti de s'installer ailleurs et repartit aussitot de ce pas lent, cadence et rasant le sol qu'ont tous les chemineaux du monde. Le petit jour piquait quand il s'approchait d'Auteuil. Il avait suivi les bords de la Seine. Une vague buee flottait sur le fleuve qui sentait la maree. Le froid du premier matin pincait. Plutarque se promena un moment, puis, sous le regard d'un agent de police, passa la porte du marche. Les boutiques etaient deja installees. Les carottes, les choux, les salades et les petites bottes de radis etaient bien ranges dans les caisses de bois. Il y avait du poisson, de la boucherie, de la charcuterie, du gibier, du fromage, des fruits, des fleurs, des asperges en branche, de tout ce qui se mange, et en grande quantite, de quoi faire crever des milliers de bedaines. Les vendeuses et les marchands parlaient doucement, etaient serieux; on sentait toute la gravite de ces actes de vendre et d'acheter pour ce petit peuple de travailleurs. Comme Plutarque etait en train de considerer un chapelet de saucisses, se demandant si on les mangeait crues et si on les vendait au detail, il s'entendit appeler: "Dites, l'homme, vous voudriez pas m'aider?..." C'etait une grosse cuisiniere deja vieille, une large figure epaisse et resignee. Elle portait un panier plein sous un bras et deux autres vides dans une main. Plutarque la debarrassa du tout et la suivit a travers les petites allees, pendant qu'elle tatait, marchandait et quelquefois achetait. Son marche dura bien une heure. Plutarque s'etonnait qu'on put avoir besoin de tant, meme dans une grosse maison. Il en avait bientot plein sa charge et avait du enlever sa ceinture pour tenir deux fardeaux dans une main. - Maintenant c'est fini, dit la femme, suivez-moi. Et elle le dirigea non loin de la vers le centre de la place d'ou partait le tramway. En marchant, elle se plaignait du prix des choses. - Et encore vous avez vu la premiere marchande, commentait-elle, voulait me les faire vingt-cinq sous! Plutarque avait appris a se mettre dans la peau des roles; il repondit: - Ne m'en parlez pas, c'est une misere, on ne sait plus, on ne sait plus... et on a bien du mal. La femme aima cette humilite approbative; elle aima la prevenance de son porteur parce que, de lui-meme, il avait offert d'attendre le tramway pour faire passer les paniers. C'est pourquoi peut-etre elle lui donna un franc. Quand le vehicule partit, Plutarque enleva poliment sa casquette. De l'imperiale la femme lui cria: - "Si vous etes la, demain... La magie des mots est telle que cette phrase le troubla. Jusque-la, Plutarque avait fait la comedie de circonstance: comme il jouait le sans-travail assasin aux Champs-Elysees quand la nuit venait, ou le pieux mendiant a la porte des eglises et la gouape le matin a la sortie des cabarets, il savait faire le malheureux. Maintenant dans les derniers grincements et les appels du timbre qu'on entendait affaiblis, quand, au bout de l'avenue, le tramway n'etait plus qu'une miniature semblable a un jouet d'enfant, il restait a arpenter le refuge. Tant de temps s'etait passe qu'on ne lui avait pas dit "a demain". Cette idee qu'on accrochait sa vie du jour a celle qui viendrait, l'etonnait d'abord; penser que la grosse femme ne s'etait pas rendu compte de l'instabilite de ses occupations finit par l'amuser. Il en sourit pendant qu'il marchait. La journee etait belle, il poussa une pointe jusqu'a l'entree du Bois; derriere un bouquet d'arbres, une petite pelouse le tenta; son sommeil avait du retard. Dans l'herbe encore humide, il s'allongea, la casquette sur la figure, la pointe des pieds en l'air; il s'endormit. Dans l'apres-midi, a la sortie des courses, il fit quatre francs. Le soir il s'offrit un bon petit diner et trouva non loin du marche une chambre ou pour vingt-cinq centimes on pouvait aller passer la nuit avec trois autres passagers: le luxe de dormir seul ne lui avait decidement pas assez reussi. Il se leva le dernier au matin, proposa au logeur de balayer la chambre et le couloir. Cette offre fut acceptee; on lui rendit deux sous et de la consideration. Au marche il penetra encore sous l'oeil de l'agent et se rendit a la boutique de la boucherie par ou la cuisiniere lui avait dit debuter. Il n'attendit pas. Elle le reconnut a peine, mais n'hesita pas a lui confier ses paniers. Comme la veille, ils firent ensemble le tour des etalages, lui attendant en silence pendant les pourparlers, se contentant d'approuver du coin de l'oeil les arguments de la femme quand elle se plaignait qu'on l'ecorchait. En route pour le tramway, ils echangerent encore quelques paroles. Elle lui apprit qu'elle servait dans un institut de demoiselles, qu'il y avait plus de dix-huit personnes a table, que les pensionnaires etaient de familles riches et beaucoup d'autres details lesquels, en depit de tout l'interet qu'il montrait, etaient completement indifferents a Plutarque. Sur le refuge, elle eut une remarque desagreable: - Je vous ai donne un franc hier; c'etait la premiere fois, mais c'est beaucoup. - Je sais bien, repondit-il, c'est beaucoup de bonte de votre part; tout de meme, si ca ne vous faisait pas defaut a vous, on a tant de difficultes... La femme redonna vingt sous, ce qui creait la fixite du tarif. Il fit encore passer les paniers sur la voiture apres avoir recu son prix, ce qui constituait une sorte de service gratuit et de remerciement. Il enleva comme la veille sa casquette au moment du depart et entendit une commere sur la plateforme qui soulignait son geste: - Eh bien, Madame, j'espere que vous avez un porteur poli, c'est si rare aujourd'hui. Cette remarque etant un hommage indirect a la facon dont la bienfaitrice traitait son homme, elle dit plus gentiment que hier encore: - A demain. Cette fois Plutarque reprima une veritable envie de rire. Ah! mais c'etait un metier alors. A vrai dire, tous les jours -- car il faut bien qu'elles mangent les demoiselles -- il etait embauche. Le soir, il retourna souper dans la meme maison, chez un marchand de bois dont la nourriture l'avait satisfait; il coucha dans le meme hotel, et commenca une vie toute differente de celle qu'il trainait auparavant. Les jours qui suivirent ameliorent encore sa situation. Il avait bientot acquis la confiance de la vieille, faisait avant son arrivee le tour des boutiques, voyait la marchandise et s'enquerait des prix. Les marchands ne l'aimaient pas, mais l'estimaient. La cuisiniere, en arrivant, ecoutait son rapport; meme quelquefois lui laissait de petites sommes pour profiter des premieres occasions le lendemain. Il s'acquittait consciencieusement de ces missions de confiance, ne majorant les prix que dans une proportion tres modeste, tres admise, sous le nom d'escompte, par le personnel achetant d'ordinaire. Il s'etait debrouille aussi dans l'organisation de sa vie. Pour la nourriture, il avait obtenu d'aider au service le soir, moyennant quoi on lui donnait pour rien, a la fermeture de l'etablissement, un repas, c'est-a-dire une soupe chaude, un peu de restes, une miche et souvent un verre de vin. A l'hotel, il balayait et arrosait tout le second etage reserve aux gens de passage et l'escalier en entier; ce service etait remunere par le droit de coucher dans un lit veritable, dans la chambre a deux lits de la bonne. Plutarque y dormait seul la plupart du temps; sa compagne apportant une regularite surprenante dans l'irregularite d'une conduite agitee, decouchait presque toutes les nuits. Rapidement il etait redevenu l'homme d'un certain ordre. Il montait se coucher aussitot son souper mange et son travail fini. Sa chambre etait l'objet de soins minutieux, toujours balayee et arrosee, meme les affaires de sa compagne etaient mises en place par lui -- c'etait le seul moyen de n'en pas etre encombre --. La cuvette de zinc avait ete garnie de bouts de corde dechiquetes, en telle sorte qu'elle pouvait encore parfaitement servir. Une caisse, au pied de son lit, avait recu des charnieres et un cadenas: c'etaient "ses affaires". Pour le moment elle ne contenait guere que des aiguilles, du fil et un bout de savon, mais Plutarque fermait son bien le matin en sortant et emportait sa clef. Quand il rentrait, il comptait son avoir. Assis sur son lit il denouait, entre ses jambes, un bout de chiffon qui renfermait sa fortune. Ses economies augmentaient, il s'etait impose de ne depenser que la grappille; tous les soirs, il ajoutait au moins son franc, et les choses allaient assez bien, puisqu'en payant un repas de midi, un peu de tabac et quelques verres, -- en ne se refusant pas grand chose -- son gain regulier s'amassait. La pensee lui venait d'acheter des vetements. Plusieurs courses chez les fripiers des environs lui donnaient une idee exacte du prix des choses. Trois objets le sollicitaient; d'abord des souliers, sur les siens les pieces ne tenaient plus bien; ensuite une chemise, la sienne, en lambeaux et moisie par place, aurait gagne a avoir une rechange permettant un lavage et une reparation; enfin, une casquette. Ce troisieme desir surtout l'obsedait. Il n'aurait ose l'avouer a personne, il ne s'agissait pas d'une casquette ordinaire, celle qu'il avait etant assez bonne d'ailleurs, mais bien d'une casquette neuve, flambante, qu'il avait vue a la devanture du chapelier des chemins de fer. Le couvre-chef avait une calotte bleu-ciel et, au turban de velours noir, etait brode, en lettres d'argent le mot : "COMMISSIONNAIRE". Coiffe de la sorte, il lui semblait que sa situation serait definitivement assise, que les pourboires seraient forcement plus gros, qu'on le reconnaitrait dans la rue et qu'il se constituerait une clientele attiree. Le marchand en demandait douze francs, c'etait beaucoup. Le soir, apres avoir fait ses comptes, sitot qu'il etait dans sa couverture, il y pensait. Finalement, hesitant, il n'achetait rien; il se contentait pendant le jour, apres le dejeuner, de reparer les trous nouveaux de ses effets par des reprises savantes, qu'il cousait peniblement, en tirant la langue pour mieux faire, comme un enfant a ses premiers travaux d'ecriture. Tout de meme, quand il regardait en arriere, quels changements dans sa vie d'avant. Maintenant ses jours passaient reguliers, tous pareils, sans imprevu et sans inquietude. A table, en s'asseyant, il lui arrivait d'avoir bon appetit, mais il ne retrouvait plus jamais la desagreable sensation de la faim. Autrefois, cette douleur lui etait familiere, de plus en plus tenace, avec cette crampe particuliere qu'elle declanche en nous et qui fait marcher, chercher, se fatiguer a mesure que les forces physiques diminuent; il se rappelait les premieres bouchees qu'on mange apres avoir eu faim, bouchees qui sont sans gout et qui font au passage, quand on les avale, l'impression de corps etrangers ne se desagregeant pas. Tout cela etait loin, tres loin meme; une remarque du marchand de vins chez qui il mangeait, le lui prouvait plus que tout. Le commercant avait dit a sa femme, un soir, devant lui, d'un de ses clients qui lui devait de l'argent: "Ce n'est pas un travailleur comme moi ou comme Plutarque"... Ces mots l'avaient frappe! Ils etaient comme la coupure entre sa vie vagabonde et sa vie de maintenant. Desormais son changement etait sorti de ses considerations sur lui-meme; les autres aussi le constataient. Ce fait donnait a sa situation presente une consecration et impliquait en meme temps pour elle une duree, un etablissement, comme un vague but atteint qui l'etonnait. La destinee des etres est une fantaisie, pensait-il, c'etait pour en arriver la qu'il avait fait ce chemin long, accidente, fou surtout; qu'il avait vecu toutes ses heures incertaines avec, si souvent, l'attente de la catastrophe imminente et definitive. Il se rappelait les conseils d'un vieil ami de son pere: - On fait sa vie... Choisis bien _ta vocation!_ Ces gens etablis sont a mourir de rire; ce a quoi on est appele, est-ce qu'on peut le savoir jamais, avant d'etre arrive? Comme si ce n'etait pas la vie toute seule qui se chargeait de vous faire, et de vous faire encore n'importe comment. Quelquefois, du bord des rivieres, on voit flotter des petits debris de bois; il en est qui filent tout droit, d'autres disparaissent pour un moment, d'autres s'arretent sur les bords, d'autres vont au fond apres avoir ou n'avoir pas tourne sur eux-memes et ne remontent plus. Sait-on pourquoi? Non, c'est ainsi, et voila tout. Somme toute, son existence passee aboutissait a faire de lui un vague commissionnaire, domestique d'une auberge de dernier ordre, dans ce quartier d'Auteuil qu'il avait a peine traverse deux fois auparavant. Les choses, d'ailleurs, auraient pu tellement tourner autrement, sans meme chercher plus loin que cette fameuse nuit ou il s'etait paye une chambre pour lui tout seul, a l'hotel de la rue Caulaincourt, et ou l'on aurait si bien pu l'accuser d'avoir assassine l'homme qui gisait dans le couloir. IV Il etait arrive ce matin de bonne heure au marche. La veille, la cuisiniere lui avait remis vingt francs pour les achats de legumes qu'on trouvait peu pendant cette saison. Mais c'etait vraiment tot, les marchandises n'etant pas deballees et les prix pas encore fixes. L'agent de police de service devant la porte avait ete change; sans attacher a ce dernier fait la moindre importance, Plutarque se ravisa, rebroussa chemin et flana un moment sur le trottoir. Ce manege dut impressionner certainement le nouveau sergent de ville qui le devisagea d'une facon inquiete et a laquelle le vagabond, maintenant range, n'etait plus habitue. La sirene d'une usine mugit, il etait six heures. Un peu gene, Plutarque voulut entrer. - Qu'est-ce que tu vas chercher la, toi, fit l'agent. - Je viens acheter, M'sieur l'agent, repondit Plutarque. - C'est bon, c'est bon, on la connait va; allez, allez, decanille. Et, l'empoignant par le bras, il le fit tourner sur lui-meme. Plutarque revint vers lui, tres humble. - Monsieur, j'achete pour quelqu'un. - Ca suffit, dit le fonctionnaire, en elevant la voix. Plutarque n'insista pas, entrevoyant des desagrements et vint s'appuyer sur un reverbere, decide a attendre la cuisiniere qui le ferait bien entrer, pensait-il. Son attitude fut-elle jugee provocante par l'agent? Peut-on savoir ce que ces gens-la croient? Le representant de l'ordre vint a lui, le pinca cruellement au bras, en lui disant presque a voix basse: - Il faut circuler. Peut-etre par simple douleur physique ou pour d'autres raisons encore, deux larmes piquerent aux yeux de Plutarque. Il alla vers le refuge de la place attendre la bonne a la descente; il avait de l'argent a elle, il fallait qu'il la rencontrat. Comme les hasards ne sont pas toujours heureux, il ne la rencontra ni dans la rue, ni a l'arrivee. Il attendit des heures durant tous les tramways, son coeur finissait par battre plus vite quand les voyageurs descendaient. A mesure que le temps passait, il se reprochait de n'avoir pas regarde suffisamment bien la sortie des premieres voitures. Puis la certitude vint que la cuisiniere etait deja au marche et qu'il l'avait manquee. Il attendit son retour; vers dix heures, il la vit poindre au bout de la place, l'enfant d'une boutiquiere qu'il connaissait, lui portait ses paniers. Il s'avanca vers elle et s'appretait a lui donner des explications. Des qu'elle l'apercut, elle se repandit en invectives et en reproches: - Vous m'avez vole mon argent, on a bien tort d'avoir confiance... Ce fut en vain qu'il tenta de placer un mot en restituant l'argent. La femme reprit avidement son bien, en lui disant: - Que je ne vous revoie plus. Doucement, il l'accompagna quand meme jusqu'a la voiture, aida l'enfant qui n'etait pas assez grand pour passer les paquets, se decouvrit au moment du depart, mais ne recut que ce seul merci: - Hypocrite! L'amertume vint en lui, mais trop pres encore de son epoque vagabonde, elle venait sans revolte, sans haine. La temperature n'est pas toujours belle, il pleut bien quelquefois. Pourquoi en vouloir a quelqu'un? Assez tard dans la matinee, a force de raisonnement, il se reprit, se remonta: - C'etait trop bete. Il y avait une explication a donner. Les choses n'en pouvaient pas rester la. Et puis, en somme, le franc de la cuisiniere comptait peu dans ses ressources. C'etait sa situation chez le marchand de vin et a l'hotel qui l'asseyait. Il entrevoyait deja la possibilite de s'engager davantage chez ses deux employeurs. Il pouvait prendre la place de la bonne dont on etait mediocrement satisfait. Il pensa a toutes ces solutions et alla dans l'apres-midi, s'acheter la casquette. Il eut un succes fou en entrant au debit, et la soiree fut tres gaie dans la petite salle de la buvette. Plutarque, a cause de son histoire avec l'agent et a cause de sa casquette avait eu les honneurs de la conversation. Le patron, la patronne et quelques habitues le congratulaient et jugeaient severement l'autorite. - "Tout ca, c'est parce qu'on n'est pas riche", dirent les femmes. Le patron avait surtout de l'admiration pour Plutarque a cause de son idee de couvre-chef... - "Voila un garcon, faisait-il remarquer, qui avait des besoins autrement pressants; et bien non, il n'a pense qu'a son affaire. En faisant ainsi, il connait son monde". Et comme les histoires des autres ne vous interessent que par ce qu'elles ont de commun avec les notres, il concluait en s'adressant a sa femme: - "Je t'avais bien dit que nous aurions eu meilleur compte a faire peindre la devanture qu'a acheter les banquettes et l'armoire". On causa tard. Les clients et le patron offrirent chacun une tournee, mais refuserent celle que proposait Plutarque, en raison de ses malheurs et de la depense enorme de sa journee. De toute la chaleur des alcools absorbes, on se serra les mains en se quittant. Cette reunion, cet entourage, ces amities auraient du lui donner confiance, et lui montrer que son histoire du matin n'etait qu'un pur accident. Cependant, il n'etait pas tranquille en se couchant; le charme se rompit des qu'il fut seul. Son lit lui paraissait meilleur que d'habitude, un peu comme les attentions d'une maitresse qu'on sent vous quitter, et cependant il s'agitait et ne pouvait arriver a dormir. Au matin, son pressentiment n'avait pas disparu: il avait peur d'aller au marche. Si l'agent le reconnaissait, si la bonne allait lui faire une scene devant tout le monde? Il etait perplexe, mais toute son apprehension s'evanouit quand il eut regarde sa tete sous la resplendissante casquette, dans un miroir de poche qui pendait au mur. Il irait, c'etait son droit d'y aller; qui pourrait vraiment trouver a redire? Il discutait avec lui-meme. Il pactisa enfin: il attendrait que le marche battit son plein; dans les allees et venues, on ne le reconnaitrait surement pas, surtout coiffe de la sorte. Et, pour se le prouver, il mettait alternativement sa casquette neuve et sa vieille casquette et essayait en tournant rapidement la figure d'avoir un apercu d'ensemble dans le miroir trop petit et dont la surface ondulee deformait les lignes en mouvement. Il prit par le chemin le plus long, tourna autour des pates de maisons et finit enfin par se lancer de l'autre cote de la rue, a un moment ou l'agent -- celui de la veille -- plaisantait avec une fille courtaude qui sortait. A un pas de la porte, il allait passer, son coeur lui donnait des coups dans la poitrine, lorsque l'agent se retourna, le nez sur lui: - Mais je t'ai vu hier toi, le commissionnaire, lui dit le policier. Tu as un batt'chapeau aujourd'hui. Plutarque essaya de sourire. L'autre continua: - Tu as sans doute une autorisation, une plaque, quelque chose pour revenir quand je t'ai dit de f... le camp. Plusieurs personnes s'etaient arretees, a cote de la fille qui, le poing a la hanche, ecoutait; la galerie etait constituee: Plutarque etait perdu. - Non, repondit-il doucement, je n'ai rien, je travaille. - Et tu te maquilles en commissionnaire, pour voler, salaud, reprit l'agent. Allez, allez, avec moi, on va voir ca. Il siffla un collegue qui tournait sur le trottoir d'en face, le pria de le remplacer et partit. - Ca y est, pensa Plutarque, en marchant. Comme il aurait mieux fait de ne pas venir, d'attendre au moins. Sans espoir maintenant, il essaya des explications: - C'est vrai, M'sieur l'agent, je travaille, vous pouvez demander. L'agent ne repondit pas. - Et si je vous promets, Monsieur, de ne plus y aller, au marche... plus jamais. - C'est fini la litanie, dit a haute voix le gardien. Alors brusquement, une idee folle vint a Plutarque, une de ces idees stupides qui jaillissent soudainement en nous et qui compromettent tout: fuir. Au premier coin de rue, il fit un bond brusque en arriere, fit un saut a droite et un a gauche pour depister l'agent qui trebucha, et il partit de toute sa vitesse a grandes enjambees, avec une agilite de singe, courant comme il ne se serait jamais cru capable de courir, comme un fou. L'agent suivait derriere. Les rares passants se gardaient bien d'intervenir. Plutarque voulait gagner les fortifications qu'il connaissait et ou l'on peut se cacher et se perdre. Il menait son train. Il atteignit les pentes gazonnees du rempart pres de Boulogne. Sa manoeuvre a travers les rues avait ete si savante, sa chance si particuliere, qu'en arrivant sur les talus, il n'etait encore suivi que par son agent. Il escalada les escarpes, sauta dans les petits chemins et remonta sur le bord jusqu'a ce que brutalement une douleur a l'estomac l'averti qu'il etait a bout, qu'il ne pouvait plus; un effondrement de terrain s'offrait, il le degringola jusque dans le fosse. La, il fit encore quelques pas et s'arreta, appuye au mur. Il vit l'agent se rapprocher, tenir le coup, lui, plus fort sur ce chapitre aussi. Alors il sentit son couteau dans sa poche, il l'ouvrit, le cachant entre le mur et lui, et au moment precis ou, dans la derniere foulee, son chasseur l'atteignait, Plutarque, extenue, lui enfonca la lame dans le cou, sous l'oreille. L'agent roula par terre, abattu; sa rude main encore cramponnee au bras de Plutarque. Celui-ci, pour se degager, dut le trainer quelques pas. ... Le lendemain, dans un bar de Suresnes, Plutarque etait pris par des policiers habilles en bourgeois. V Apres trois mois de prevention, Plutarque passait aux Assises. Son proces n'etait pas celui d'une de ces affaires sensationnelles qui font tant de bruit a Paris. Il n'y avait pas de grand temoin; l'agent de police avait ete gueri apres dix jours d'hopital, Plutarque avouait. C'etait une petite affaire banale, comme il en a tant. Le public etait peu nombreux. En comparaison avec l'apre froid du dehors, la chaleur etait seche et congestionnante, une de ces chaleurs administratives dont personne ne paye le combustible. On sentait le petrole et la creosote. L'acte d'accusation etait si long, et redisait des choses si souvent entendues a tous les degres d'instruction, que Plutarque se sentit tout de suite loin de la comedie qui se jouait, comme s'il avait ete un simple badaud spectateur et qu'il se fut agi d'un autre; il trouvait ce spectacle terriblement ennuyeux. La mise en scene etait ridicule; ces messieurs, costumes pour une semblable ceremonie, un peu grotesques en depit de toutes les precautions, depuis le president qui paraissait etre seul a travailler, jusqu'a cet huissier qu'on avait affuble d'une robe noire pour faire entrer les temoins. A part les jures qui avaient l'air heureux d'enfants autorises a toucher un fusil, tous les autres pensaient chacun a ses petites affaires, et c'etait tres naturel. Leur air de chiens fouettes s'accordait mal avec la solennite du decor et l'emphase des paroles, ou revenaient a chaque instant de grands mots a majuscule: l'Honneur, la Justice, qui ne faisaient rien a l'histoire et qui paraissaient faux, comme tout le reste dans ce cadre pompeux. Le defile des temoins amena un peu l'air exterieur dans l'atmosphere de cet atelier ou se fabriquait la justice. L'expert medical ouvrit le feu par une description minutieuse de la blessure incriminee. Pour dire les choses les plus simples, afin d'etablir sa competence technique, il se servait de mots destines a n'etre pas compris: - "Plaie penetrante de la region cervicale, par instrument tranchant..." Il voulait avoir l'air d'une impartialite scientifique; en realite, il chargeait Plutarque tant qu'il pouvait, aussi bien pour plaire aux magistrats, seul element permanent de la seance, que pour etre du cote surement gagnant, puisque l'accuse avouait: - "L'arme a penetre a environ huit centimetres en arriere du paquet vasculo-nerveux et en avant de la colonne vertebrale. Une deviation de quelques millimetres aurait rendu la blessure mortelle. Croire que l'agresseur n'avait pas une intention decisive, c'est lui preter des connaissances d'anatomie topographique peu vraisemblables, eu egard surtout a la violence du coup." Les jures ecoutaient bouche bee, impressionnes par les connaissances qu'un tel langage supposait. Puis l'agent de police s'avanca vers la demi-cage des temoins. Son entree produisit une legere impression. Plutarque l'examina levant la main droite pour le serment, et fut frappe de sa male beaute: la tete etait reguliere et energique, les grands yeux noirs regardaient bien en face, sur l'uniforme tout neuf tranchait un bout de ruban tricolore - une medaille d'argent. Il parla veritablement sans haine et sans crainte, ainsi qu'il est prescrit, et raconta dans un mauvais francais les faits avec une simplicite qui ne manquait pas de grandeur. Le seul point de vue egoiste qui percait dans son temoignage etait une joie d'enfant d'avoir eu une affaire profitable a sa jeune carriere et de s'en etre tire. - Vous etes content d'avoir echappe et d'avoir noblement fait votre devoir, lui dit le president. Dans un large rire qui disait assez son plaisir de vivre, il repondit: - Je suis content de ne pas etre mort. Cette reflexion declancha l'hilarite de l'auditoire et permit a l'huissier de placer le seul mot qui lui fut tolere: - Silence, messieurs. Plutarque, assis dans son box, le menton sur sa main, l'esprit aussi eloigne que possible de toute cette scene dans laquelle il se sentait compter pour si peu, considerait attentivement celui qu'on appelait: "sa victime". Il trouvait vraiment que de tous, c'etait bien lui, l'agent, qui etait le plus sympathique; il avait ete courageux et etait sincere maintenant. Leur petit differend sur l'entree au marche etait deja bien loin, et avait consiste en bien peu de choses en somme. Que de fois aux courses ou devant les theatres, les representants de l'autorite avaient ete tout aussi injustes, mais infiniment plus brutaux et mechants; on filait rapidement en "obtemperant", on recommencait ailleurs, puis on n'y pensait plus. Le jour du marche, il avait fallu toutes les circonstances, ce fait particulier que lui, gueux, vetu comme un gueux, avait en realite un metier; est-ce que l'agent pouvait savoir tout cela? Non, l'agent avait agi comme il le devait, dans cette grande ville, ou la libre circulation des gens poses et dont on n'avait rien a craindre, exige que les vagabonds glissent et passent vite sans s'arreter, sans causer d'encombrement. Plutarque pensait qu'il aurait pu lui-meme se laisser tranquillement amener au poste et chercher a expliquer; en admettant meme que le commissaire n'eut pas voulu entendre ses raisons, il en aurait ete quitte pour deux jours d'internement administratif, apres quoi, il serait retourne a Auteuil dans son hotel-pension; il aurait si bien pu renoncer au marche et meme, s'il voulait continuer, se faire un jour accompagner par son patron qui aurait parle a l'agent... Oui, mais allez donc penser a tout ca, quand on vous emmene au poste, comme un voleur, devant tout le monde, qu'on sait n'avoir aucun tort et que brusquement l'idee vous a pris de filer, de courir de toutes vos forces pour echapper. Du reste, a quoi bon epiloguer aujourd'hui; l'agent etait vivant et avait recu de l'avancement, lui etait pris, convaincu d'avoir donne "a un agent de la force publique, dans l'exercice de ses fonctions, des coups et blessures n'ayant pas entraine la mort, mais avec intention de la donner". Le fait etait patent, etabli; pourquoi de si longues explications? Le marchand de vins, son patron, etait venu deposer, seul temoin a decharge; il avait jure solennellement sur son honneur que Plutarque etait un garcon serieux, range et travailleur, qu'il etait doux, que toute cette affaire reposait sur un malentendu, sur un mystere impossible a comprendre. Ce temoignage avait meme impressionne, jusqu'a un certain point, les jures, quand, tres negligemment, l'avocat general demanda au temoin: - Vous avez ete condamne l'an dernier pour contravention a la loi sur les fraudes... L'homme eut beau repondre: "C'etaient des bouteilles que j'achetais cachetees". L'effet produit se dissipa pendant que l'accusateur disait en tapotant l'air de sa droite: - C'est bien, c'est bien. Plutarque n'eut plus la moindre illusion et, des lors, il trouva cette ceremonie encore plus longue, encore plus ennuyeuse. Le banc etait dur et son derriere etait tale. Il se rappelait la caserne ou il avait ete puni pour un jour assez severement: le Lieutenant-Colonel, homme elegant, qu'on ne voyait jamais, l'avait fait appeler et lui avait simplement dit: "Vous avez fait ca, vous aurez quinze jours de prison". Le tout n'avait pas dure cinq minutes. C'etait mieux ainsi. Quand les plus forts sont decides, n'est-ce pas? Aujourd'hui l'avocat general etait particulierement savoureux, n'en manquant pas une: "La parfaite education", le malheureux pere, "fonctionnaire distingue", jusqu'a une citation quelconque de Plutarque l'Antique, destinee a montrer sa haute culture; et, dans son desir fielleux d'obtenir le maximum, il allait jusqu'a parler avec attendrissement des pauvres criminels ordinaires, n'ayant pas ete eleves de semblable facon, et qu'il devait charger, les autres jours, avec un tout semblable acharnement. Le jeune avocat fut tres brillant, en plaidant la severite excessive et stupide du "distingue fonctionnaire", mais son discours portait a faux, parce que la plupart des jures, etant peres de famille, n'appreciaient pas, cette mise en cause de la paternelle autorite, dans une affaire d'assassinat d'agent. Un petit couplet sur la mere que "la mort avait empechee de veiller au droit de l'enfant", fut, pour Plutarque, le seul incident de cette interminable journee: l'evocation avait ete inattendue et avait produit en lui un etourdissement passager; pauvre petite maman qu'il avait perdue tout enfant et a peine connue, elle devait etre decidement sa derniere tendresse. Deux larmes brulerent au coin de ses yeux qui n'etaient point habitues a s'emouvoir, ce fut un instant seulement et personne n'avait pu le remarquer. A quoi bon d'ailleurs? Les choses avaient tourne ainsi... La deliberation fut courte. - Sur mon honneur et ma conscience, avait dit le premier jure, la main sur le cote... Le garde fit sortir Plutarque pour le prononce de la sentence, puis le fit rentrer de nouveau. - ... 10 ans de travaux forces... - J'ai mon compte, se dit simplement Plutarque. Dans le couloir, ou il dut attendre, au sortir de la salle, toute une serie de papiers dont le municipal avait besoin, il regarda par la fenetre. La Seine coulait doucement sous le Pont Neuf, a travers ce voile leger de buee qu'il avait remarque si souvent. Les gens, affaires ou flanants, circulaient entre les autobus et les voitures comme a l'ordinaire. Plutarque regardait avidement, comme quelqu'un qui voudrait emporter ce qu'il voit, ce spectacle banal qu'il savait ne revoir jamais. Pendant qu'il attendait, le president et l'avocat general, depouilles de leurs robes, passerent pres de lui; un bout de leur conversation lui vint: - Ma fille, fit l'un, a accouche ce matin d'un gros garcon..." ... Il y en a pour lui la vie tourne bien, pensa Plutarque. La carriere D'Arsay-Lancourt. _Apres le diner, un soir d'aout, dans le salon de lecture du Jockey de Rio, nous etions assis devant une fenetre qui donne sur la baie; il faisait une chaleur folle. Au dehors, la nuit etait lumineuse et lourde, une de ces nuits de l'Amerique du Sud, pendant lesquelles on n'a pas envie de bouger, de faire quoi que ce soit. Mon vieil ami Turner, recemment debarque de France, m'avait accompagne au Club. Autour de nous s'etaient groupes quelques Francais de la colonie, desoeuvres comme tout le monde a cette heure. On s'ennuyait un peu. Turner vint a notre secours, en nous racontant, de tres bonne grace, une histoire etrange. Il nous la donnait pour veridique. J'ai un peu de peine pourtant a la croire. Bien que j'aie quitte la France depuis cinq ans maintenant, il ne me parait pas possible que par des lettres ou par des journaux, aucun echo de cette aventure et surtout de sa fin tragique, ne m'en soit jamais arrive; de plus, mon ami Turner, tout ingenieur des Ponts qu'il soit, a ecrit, au sortir de l'Ecole polytechnique, une serie de nouvelles abracadabrantes: je me demande si celle-la n'est pas simplement le produit de sa feconde imagination. Quoi qu'il en soit, la voici telle qu'il la raconta._ - Je crois, commenca-t-il de sa voix calme, qu'il faut peu de choses pour modifier profondement une carriere politique, meme et surtout celles qui s'annoncent parfois comme les plus brillantes. J'en ai eu dans ma vie un exemple frappant: la carriere d'un ancien camarade de lycee, Arsay-Lancourt. Mon Dieu, en classe, je ne puis pas dire qu'il fut le plus intelligent, ni le plus travailleur; il n'etait pas le premier non plus, mais il avait quelque chose de plus precieux que l'intelligence ou la methode; c'etait une sorte d'equilibre general, aussi bien de ses forces physiques, que de ses forces intellectuelles, qui lui donnait, en lui-meme, une confiance parfaite et une aisance que je n'ai jamais vue chez d'autres. Il etait de nous tous celui qui, ne sachant pas une lecon ou ne comprenant pas un devoir, avait le don de tirer le meilleur parti de son incompetence. Avec une maestria incomparable, il savait sous-entendre le passage difficile, escamoter la date, devier la question pour se rabattre, avec elegance, sur les terrains connus. Ajoute a ces avantages, son physique etait agreable, il se presentait bien. Il etait "l'eleve a effets" par excellence et, bien qu'il ne fut pas le meilleur d'entre nous, c'etait lui que nos differents maitres interrogeaient quand les inspecteurs academiques entraient dans les classes. Je l'enviais bien souvent, dans le secret de mon coeur. Comme il arrive, au sortir du lycee, je le perdis de vue et n'aurais plus su ce qu'il devenait, quand un matin, a l'usine, on me fit passer sa carte; il demandait a me voir. Tout de suite, je le fis entrer et tout de suite aussi, je le reconnus. C'etait maintenant un bel homme, les traits de son visage etaient reguliers; il avait de grands yeux gris, une moustache blonde un peu retroussee sur un sourire fait a la fois de bonhomie et d'un peu de condescendance. Il etait grand et bien decouple, et tous ses gestes denotaient une force qu'il lui plaisait de rendre inutile. Son elegance etait sobre et non pas ridicule; sa voix avait un ton prenant, autoritaire et chaud. - Qu'est-ce qui peut bien t'amener aux _Forges des Batignolles_, lui dis-je en le voyant. Il vint droit au fait et m'expliqua clairement en peu de mots, qu'il entendait se presenter aux elections legislatives dans le quartier. - Comme tu as raison, ne pus-je m'empecher de remarquer. Il fit quelques reserves sur des points auxquels je n'aurais jamais pense... - C'est un quartier ouvrier... la lutte sera chaude, mais j'ai un programme... Il allait me dire son programme, mais je l'arretai; c'etait inutile car je ne comprends rien a la politique et je pensais que ce brave garcon aurait sans doute bien des occasions pour placer a d'autres son petit discours. Avec une parfaite courtoisie, il n'insista pas. Je lui demandai en quoi je pouvais l'aider, il m'expliqua sans detours. Il s'agissait de parler en sa faveur aux chefs d'ateliers et aux contre-maitres. - Je ne sais pas bien quoi leur dire, fis-je, je t'ai explique que je ne m'entendais pas a ces sortes de propagandes. Il ne tenta pas de revenir a l'assaut et de me placer un court resume de ses projets que j'aurais du moi-meme developper a mes hommes. - Dis leur que je suis ton ami, me dit-il simplement, et qu'ils te feraient plaisir en votant pour moi. J'etais gagne moi aussi par cette argumentation si franche et si bien adaptee a moi; je lui repondis: - C'est entendu, je te le promets. Il me tendit la main avec une affection si spontanee que je l'interrogeai: - Tu as vraiment envie d'etre depute? Cela t'amuserait? - Pas autrement, repondit-il, mais que veux-tu que je fasse? Decidement ce garcon, toute ma vie, devait me desarmer. Quand il sortit de chez moi, j'etais decide a l'aider et les quelques jours qui suivirent, je l'aidai effectivement. Je parlai de lui a quelques collegues, a quelques ouvriers que je savais avoir de l'influence, non pas certainement comme Arsay leur aurait parle, oh non, je leur disais tout bonnement, dans la langue que nous parlions eux te moi: - Votez donc pour lui, qu'est-ce que ca peut vous faire, vous, ca ne vous changera pas et lui sera ravi. Comme ils savaient tous que j'etais sincere en leur tenant ce langage, dans un bon rire, ils abondaient dans mon sens. Il faut vous dire que les travailleurs de la metallurgie sont les plus intelligents du monde et partant les meilleurs garcons de la creation; vous comprenez, ils sont habitues a ajuster les pieces de metaux, c'est un travail qui se fait au dixieme de millimetre, il faut y aller prudemment. Allez donc monter des boniments a des gaillards de leur espece! Dans l'ensemble, les affaires electorales d'Arsay marchaient bien. Il avait tenu plusieurs reunions dans le quartier, qui, a part une opposition normale, avaient bien reussi. D'ailleurs toutes ses affaires marchaient bien, car non seulement, il avait jete son devolu sur la representation de la circonscription, mais il l'avait jete aussi sur la fille de notre administrateur-delegue, une ravissante petite creature brune qui montait a cheval, menait des autos et devait avoir une forte dot. Si les deux combinaisons politique et sentimentale reussissaient, mon camarade deviendrait vraiment une puissance, depute, ministre probablement, grosse fortune, jolie femme. Il entrerait surement au conseil d'administration de notre societe. Je ne pouvais m'empecher de penser a ceux de nos condisciples communs qui devinrent vraiment des hommes superieurs, particulierement a l'un d'eux sorti major de notre promotion a l'X, une si belle intelligence, un si grand coeur et une folle gaiete: il etait en train, a cette heure, de respirer des vapeurs d'anhydride sulfureux, ingenieur a cinquante louis par mois, quelque part dans la banlieue de Lyon, cependant qu'Arsay... Ah! nos parents, me disais-je, ont eu bien tort de nous fesser pour nous faire apprendre les mathematiques; la culture physique, la politique, la danse et le maintien, voila ce qui aurait du nous etre enseigne. Mais un petit evenement troubla profondement la carriere d'Arsay-Lancourt. Un matin, vers onze heures, a l'heure du dejeuner, toutes les equipes sortaient des usines et devalaient dans le faubourg. C'est l'heure de la joie dans le monde du travail: au commencement de la journee, les ouvriers ont vecu trop loin les uns des autres, ils sont trop pres des soucis reels de la maison, le soir, ils sont fatigues et se dispersent vite pour rentrer chez eux: au dejeuner, au contraire, ils ont deja abattu la moitie de la tache, c'est comme une recreation qu'ils prennent ensemble, les plaisanteries et les farces vont bon train, et si quelques-unes ne sont pas du meilleur gout, c'est entendu, ce sont du moins des plaisanteries de grands enfants. Ce jour-la, dans tout Levallois, ce fut un rire immense qui partit tout d'un coup comme un grand incendie. C'est inexplicable, tout le monde savait l'histoire a la fois. Les gens s'abordaient en s'esclaffant, les boutiquiers etaient sur leur porte se tapant les cuisses, les petits couraient en farandoles, les camelots faisaient pouffer les gens dans les groupes. Detail aggravant: le soleil lui-meme se mettait de la partie dardant ses clairs rayons d'avril sur cette gaiete folle et la multipliant. La cause de toute cette joie tenait a bien peu de chose. Un peu avant onze heures, au coin du boulevard de la Revolte et de la rue Victor Hugo, on avait trouve, derriere un tas de planches, baillonne, assis par terre le dos colle au mur, le candidat Arsay-Lancourt. Le futur depute avait les mains attachees, il etait vetu d'un habit de soiree macule de boue. Certainement, il etait victime d'un attentat, mais on ne lui voyait aucune trace de blessure; il n'etait pas evanoui et pourtant, a aucun prix, il ne voulait apres qu'on l'eut delie, qu'on l'aidat a se relever ou qu'on le changeat de place. Un de mes ingenieurs assistait a la scene. - Qu'est-ce qu'on vous a fait, lui demandait-on? Arsay repondait: - Rien, rien, c'est un petit incident qui se reglera plus tard. - Il faut vous sortir de la, insistait-on. - Non, non, disait-il, passez votre chemin si vous voulez me rendre service; je vous remercie, ne vous inquietez pas, je suis bien. Mais comme a ce moment d'intense circulation, les badauds se pressaient de plus en plus autour de lui, deux agents intervinrent en se frayant un passage a travers le rassemblement; arrives a lui, ils se pencherent charitablement et poserent encore quelques questions ainsi qu'il est prevu au reglement. - Laissez-moi, repetait Arsay, avec hauteur; faites seulement circuler. Je veux rester seul avec vous, je vous expliquerai. L'un des representants de la force essaya bien de se rendre a ce desir de l'homme malade et qui de plus pouvait un jour etre elu. Il tenta de disperser la foule, mais il y avait bien pres de cinq cents personnes et qui voulaient savoir. L'agent revint impuissant vers son collegue, insista encore aupres d'Arsay en finissant par elever la voix. Mon ingenieur me raconta dans la suite -- ce que je n'ai aucune peine a croire --, que Arsay retrouva devant ces dernieres sommations, son ordinaire aplomb. Il eut pour les sergents quelques phrases cinglantes qui firent dans la foule le meilleur effet. Certainement sa popularite etait grande a ce moment precis, malheureusement on ne fait pas voter a l'instant que l'on veut. Devant cette obstination, les agents diagnostiquerent "la loufoquerie" et, resolus a emmener Arsay de force, ils le saisirent chacun par un bras. Arsay se debattit. Un curieux preta main forte, tint les pieds. Une fois leve, Arsay refusa de faire un pas, s'appuyant sur le mur, comme s'il eut voulu s'y enfoncer et demanda a parler a la foule qui fit silence pour l'ecouter. - Camarades, criait-il le plus fort qu'il put, vous voyez que je suis victime pour la deuxieme fois d'un indigne abus de la force; ce matin, c'etait evidemment de la part de mon contre-candidat qui s'oppose a ce que vous choisissiez librement votre representant... Cette partie du discours fit encore excellente impression. ... Maintenant, continua Arsay, la force policiere... Les agents ne le laisserent pas dire un mot de plus: l'article de leur reglement qui leur prescrit de ne pas laisser insulter la police etant l'un de ceux qui leur tient le plus au coeur. D'un meme mouvement, ils poserent chacun d'un cote leurs bras puissants sur les epaules de celui qui etait devenu soudain dans leur esprit un delinquant et d'une meme poussee le firent avancer dans la direction du poste. Et ces deux hommes vetus de facon identique, dans la meme posture, ayant la meme volonte, et jusqu'a la meme expression donnaient l'impression, comme dans un ballet bien regle, d'etre un seul motif vivant d'ornementation. Alors aux yeux de cette foule tres apitoyee apparut une singuliere vision et d'un seul coup tout le mystere fur revele, Les basques, le pantalon, le calecon et la chemise d'Arsay avaient ete soigneusement decoupes en un rond regulier qui mettait a nu l'anatomie du pauvre candidat depuis le creux des reins jusqu'a une main environ au-dessus de la jointure des genoux. Ce fut comme une vague de fou-rire enorme, formidable, qui partit des premiers rangs et courait sans s'arreter jusqu'au bout du boulevard. Pauvre Arsay, j'imagine qu'il dut, dans cet instant au moins, perdre ce bel equilibre dont il avait le secret. Des temoins m'ont raconte par la suite que la boue du trottoir, sur lequel on avait assis le malheureux, faisait sur sa chair propre et un peu rose des marques bien nettes. C'etait un peu comique, assurement. Derriere le groupe forme par Arsay et les deux agents qui filait maintenant a toute allure, la foule, glapissant de joie, suivait en courant. C'etait un cortege en delire, impressionnant par le nombre et dont la tete etait un derriere, un malheureux derriere qui n'en pouvait mais. Les hommes etaient reunis en une meme pensee, ils etaient nombreux, il fallait qu'ils chantassent, - les chants nationaux sont faits pour repondre a ce besoin. Sur l'air des _lampions_ un loustic improvisa rapidement des paroles de circonstance; il chanta seul d'abord, sa voix monta claire et grele dans le matin radieux: _Arsay j'ai vu Arsay j'ai vu Ton dos (1) Arsay ton dos Arsay ton dos Je l'ai vu._ (1) Pour etre tres exact, je dois dire que le narrateur ne se servit pas precisement de ce dernier mot; c'est par pudeur pour nos lecteurs que je fais cette legere alteration historique. Les inities n'auront pas de peine a retablir le texte dans sa purete premiere. Toute la foule en un choeur monstrueux reprit cet ignoble refrain qu'elle scandait du bruit formidable de ses pas cadences. Des automobiles et deux tramways arretes battaient la mesure avec leurs trompes et leurs avertisseurs. Les vitres des maisons en tremblaient. Et, le rire, le rire formidable ne cessait pas, mais grandissait au contraire et gagnait tout le monde; les cochers, sur leur siege, les gens aux fenetres, les deux agents en tete, tous s'esclaffaient, et meme la face d'Arsay, ou l'on voyait des larmes briller, se tordait en un rictus etrange. _Arsay j'ai vu..._ Le chemin etait long. Dans une auto decouverte qui fut obligee de s'arreter, la fille de notre administrateur reconnut, m'a-t-on dit, son fiance. Cette jeune fille, sa gouvernante qui risquait de perdre sa place par le mariage et le chauffeur qu'Arsay gardait trop tard le soir, devaient pouffer a l'unisson. La foule chantait toujours quand Arsay et ses conducteurs arriverent au terme de leur calvaire. Le malheureux dut certainement eprouver une amere joie a voir de loin paraitre la porte de cette singuliere boutique aux vitres grillagees, a l'enseigne salie que personne ne se preoccupait de rendre engageante et ou s'inscrivaient en lettres bleues: POSTE DE POLICE, CHAMPERRET. La porte s'ouvrit et se referma sur le groupe principal, ne laissant voir a la foule curieuse que la surface plate de son grillage, derriere lequel il allait se passer quelque chose. La foule attendit pourtant, curieuse, en vain, et, pour faire passer le temps entonnait par moments son hymne: _Arsay j'ai vu..._ Et la chanson cruelle devait arriver a peine assourdie jusqu'au malheureux, assis sur un bat-flanc, au milieu des agents qui riaient encore de leur gorge bruyante. Peut-etre comprit-il qu'il etait arrive au bout de son reve. Pauvre Arsay dont l'avenir s'annoncait si bien. Les sirenes des usines qui beuglaient la reprise du travail mirent fin a ce supplice. Bientot il n'y eut plus dans la rue que la voix de quelques petits enfants pour glapir le couplet stupide. Et dans l'apres-midi, un fiacre ferme venait chercher Arsay devant le poste et le ramener vers sa demeure. L'auteur de cette sinistre plaisanterie, on le sut plus tard, etait bien, comme l'avait pense Arsay, son contre-candidat, un certain Maupied qui fut elu et qui devint ministre. Celui-ci effraye des premiers succes de mon ancien camarade, avait imagine le petit attentat: quatre hommes etaient venus cueillir Arsay comme il sortait d'une soiree et l'avaient depose, les yeux bandes et le fond de culotte decoupe, pres de l'endroit ou il fut trouve. L'affaire avait ete bien montee. Personne n'avait rien vu. La manoeuvre reussit pleinement; huit jours apres, Arsay etait battu a plate couture: 24 voix contre 2724 a son concurrent le moins avantage. Devant les bureaux de vote, on avait entendu encore quelquefois le refrain de la journee fatale. On ne devait plus l'entendre de longtemps dans la suite, mais quelques-uns de ses mots resterent. L'histoire avait fait le tour de tout Paris et quand on parlait d'Arsay, on distait toujours: _Arsay ton dos_ (2), sauf dans quelques salons collet-monte ou l'on disait toujours: _Arsay ton chose_, appellation qui n'etait guere moins desobligeante, au demeurant. (2) Meme remarque que precedemment. C'est effrayant comme certains ridicules sont tenaces. Trois ans plus tard, je rencontrai le paurvre garcon, un soir, sur le perron de la gare d'Orleans. Il avait change maintenant, ses habits me paraissaient moins soignes et son regard surtout n'avait plus cette aisance et cette assurance que si souvent je lui avais enviees. Nous allions dans la meme direction; je lui demandai de monter dans mon compartiment et, en abordant un sujet quelconque, tachai de lui faire parler de lui-meme. Il y vint rapidement: - Que veux-tu, ce sont les hasards de l'existence, soupire-t-il, resigne, il n'y a rien a faire, c'est comme ca. - Comment, dis-je, rien a faire; ce qui t'est arrive est une blague, une sale blague, j'en conviens, mais je ne peux pas admettre que tu te laisses abattre... - Cette histoire, dit-il, a flanque ma vie par terre, tout simplement. Une blague, ce n'est pas une blague; c'est une association d'idees commune a tout le monde, comprends-tu? Tiens, toi-meme, quand tu m'as rencontre ce soir, est-ce a nos annees de college passees ensemble que tu as pense? Jamais de la vie, tu as pense a mon affaire. Pour toi (il avait un mauvais rire) comme pour le reste des hommes, -- oh! je ne t'en veux pas -- je suis _Arsay ton dos_. Comme je me recriais, etouffant en moi-meme une invincible envie de rire, il continua: - C'est naturel, et si cette histoire etait arrivee a toi au lieu de moi, je penserais probablement ce que tu penses, et je rirais comme toi: on n'est maitre ni de sa pensee, ni de son rire. Seulement si tu avais ete dans mon cas, pour toi cette aventure n'aurait vraiment ete qu'une blague, parce que tu es es un producteur, toi: on te prend pour tes produits. - Merci, fis-je. - Ah, repondit-il exalte, pour sur tu peux dire merci, parce que ton bonheur est immense; tandis que moi, on ne peut me prendre que pour moi. Je te l'avais dit autrefois, je ne pouvais etre que depute et c'est vrai. Quand j'ai ete blackboule, quand j'ai vu se rompre mes esperances matrimoniales, j'ai essaye de me ressaisir, de me reprendre. J'ai travaille, je suis sorti d'abord. Quand j'allais au restaurant, je voyais les nez qui piquaient dans les assiettes etouffant des rires de bon ton et, au bout d'un moment, des gens qui pivotaient de tous les cotes sur leurs chaises pour me regarder, comme une bete a voir; ceux-la ne savaient pas, on les avait renseignes. Je suis entre dans un journal; a la redaction, on simplifiait, on m'appelait _Ton dos_; je persistais, j'ecrivais des articles qui en valaient d'autres, dans le debut, je ne signais pas comme les commencants; seulement les articles qu'on ne signe pas, ne profitent qu'a la direction, tu t'en rends compte, un jour, et comme tout le monde, je hasardais mon nom au bout de ma copie. L'effet fut radical: le redacteur en chef vint lui-meme dans ma salle pour me demander "si je n'etais pas fou". Je changeais de maison, je recommencais avec patience, avec courage et quand vint l'heure de la signature, c'etait je m'en souviens, un article sur le commerce exterieur, je mis au bas de ma prose un pseudonyme: _Lancret_; cela dura quelques jours; puis un confrere obligeant de mon ancienne redaction fit passer dans un obscur canard ce tout petit echo; je le sais par coeur. "Notre excellent confrere qui signe modestement Lancret des articles si remarques ne fut pas toujours -- c'etait contre son gre, il est vrai -- aussi modeste". C'etait signe: _Tournedos_. Qu'en dis-tu mon vieux; tu croirais que des lignes semblables passent inapercues, toi? Eh bien, deux jours apres, toute la ville m'appelait Lancret-Tournedos. Dans la suite, mon directeur voyait son tirage augmenter a cause de moi, et pour cette raison me fichait ostensiblement a la porte. Je ne peux pas te les raconter toutes, mon vieux, mes histoires, mais enfin, entre autres, croirais-tu que j'ai recu des propositions du Directeur de l'Olympia pour faire semblant de jouer du hautbois sur la scene? Si je te disais encore, qu'il y a deux mois, c'est-a-dire trois ans et demi apres l'incident, une vieille dame du Texas, que je ne connaissais pas, est montee chez moi, dans mon appartement, en me disant: "Monsieur, je paierai ce qu'il faudra, mais je veux _le_ voir." Oh, tu peux t'esclaffer, ne te retiens pas, c'est naturel... Et il sanglota. Jamais je ne pourrai exprimer la sensation physique desagreable que j'eprouvais en ecoutant cette histoire navrante. Pendant qu'il la racontait, j'avais a la fois des envies de rire et je sentais toute l'inconvenance qu'il y avait a rire, je comprenais qu'Arsay s'en rendait compte et que c'etait toujours ainsi quand il parlait de lui. J'avais une sueur froide et au creux de l'estomac, une douleur particuliere. Je pensais au Palais Royal ou, pour un louis, les gens ont le droit de rire et ou ils en usent si peu. - Pauvre ami, fis-je la gorge serree. J'essayais de detourner la conversation, c'etait difficile, il y revenait tout le temps. Je le quittais heureusement au terme de mon voyage; il continuait le sien. Sur le pas du wagon, je lui serrai la main, en lui distant: - Bonne chance. Et je vis dans les yeux l'expression de doute des gens qui se savent frappes a mort. Quelques annees passerent encore, quand j'appris, un beau jour, qu'Arsay etait entre au Parlement. Je m'en rejouis pour lui, je le croyais definitivement sorti d'affaires. Il representait a la Chambre la Guadeloupe. Comment s'etait fait son election? Tres simplement. Maupied, son contre-candidat de Levallois, etait devenu Ministre des Colonies. Quelqu'un lui avait raconte les suites tragiques de l'acte auquel il devait la premiere et partant la plus difficile de ses victoires politiques; il avait du eprouver quelques remords de sa mauvaise plaisanterie: l'homme n'etant jamais mechant que lorsqu'il a faim. Alors le secretaire d'Etat avait "conseille" a ses services de la Guadeloupe, l'election d'Arsay. On est fixe sur la valeur de ces conseils: Arsay fut elu contre deux candidats negres a une massive majorite. Son election prit la valeur d'un symbole car elle demontrait clairement la superiorite de la race blanche, a la lumiere du jeu de nos libres institutions. Et toujours, sur les conseils du membre du Cabinet, Arsay fut valide sans debats, fait qui aurait prouve, s'il en etait besoin, combien le reproche d'indiscipline dans les actes de nos representants elus, est peu fonde. Bref, maintenant Arsay etait depute pour de bon. Peu importe de savoir qui il representait. En vertu de l'egalite souveraine, il etait elu du peuple et en avait tous les droits. Aucune raison profonde ne s'opposait a ce que sa carriere ne devint tout aussi brillante et tout aussi feconde que si huit ans avant, il avait ete elu, dans une Chambre precedente, depute de Levallois. Ah, pensais-je, voila enfin ce pauvre garcon reparti sur sa voie. Je le voyais se mettant rapidement au courant des habitudes du Parlement, arrivant a se faufiler a travers les groupes et les ronds avec ce don special qu'il avait de nature; et se specialisant petit a petit, dans quelques questions non contestees; ainsi il devait fatalement parvenir a dissocier par une autre association d'idees, son nom du souvenir de son ancienne celebrite. Pendant un certain temps, les choses allerent bien ainsi que je les avais supposees. Comme il convient a un nouveau parlementaire. Arsay ne prenait pas la parole aux seances, se contentant de temps en temps de pousser de sa place quelques bruyantes interjections, qu'il lui etait loisible ensuite de developper a son aise en corrigeant les epreuves de l'Officiel. Personne ne trouvait rien a redire et comme je l'avais pense, les indigenes de la Guadeloupe -- qui ne lisent d'ailleurs pas l'Officiel -- etaient tres satisfaits. Arsay s'etait fait inscrire a plusieurs commissions dont personne ne voulait, a celle de la prophylaxie contre la rage, a celle de l'etude du regime des pluies, notamment, pour lesquelles son egale incompetence le designait particulierement. Bref, si Arsay n'avait ete imprudent et s'il n'avait pas voulu aborder la tribune avant que son inocuite ne fut dument etablie, il aurait fait une tres honorable carriere. Quelle idee saugrenue avait pu s'emparer de son esprit? C'etait dans une discussion d'interet general interessant tout specialement sa circonscription. La Chambre devait statuer sur le reglement des compagnies maritimes. Arsay s'etait fait inscrire; il avait murement travaille son discours et entendait demontrer a la Chambre la necessite vitale pour la Metropole, d'avoir des lignes de navigation regulieres pour desservir les colonies. Les profanes peuvent penser que cette question bien simple aurait du se discuter dans un calme academique. Singuliere erreur! La Legislation reglementant des compagnies quelconques, et des compagnies de navigation particulierement, ne va jamais sans debats passionnes; en effet, il y a toujours dans les Assemblees les representants des compagnies d'une part -- et ceux-ci ne veulent pas voir s'imposer une obligation supplementaire qui pourrait dasn l'espece, les forcer a desservir des ports immediatements peu rentables; et puis, il y a les socialistes qui sont partisans de la socialisation de tous les services susceptibles d'etre rendus par les compagnies; ceux-la ne veulent pas qu'une compagnie profite d'un monopole meme si l'exercice de ce monopole doit se traduire par des pertes, en telle sorte que socialistes et representants des compagnies sont toujours d'accord en pareille matiere contre le reste de la representation nationale qui pourrait etre tente de penser aux interets de la Nation. Ah! ce fut une seance memorable. Apres l'audition de divers orateurs, vieux routiers du Parlement, bien trop malins pour s'engager a fond, Arsay monta a la tribune un gros dossier sous le bras. Il etait tres calme en apparence, peut-etre au fond de lui-meme, etait-il emu d'abord parce que un premier discours engage toujours un peu l'avenir et ensuite a cause de son histoire ancienne que bon nombre de ses auditeurs connaissait. Qui sait, ne devait-il pas manquer de se demander, en proie a un noir pressentiment, si quelque suppot des compagnies ou quelque communiste n'allait pas troubler son expose par un facheux rappel. Une jeune femme amie assistait a la seance et me l'a racontee. Arsay commenca d'une voix un peu sourde, mais bien pose cependant; cette belle voix que nous lui avions connue au college, quand de son brio, il eblouissait nos maitres. L'assemblee qui savait avoir affaire a un novice convaincu, ignorant les tours de baton et pouvant introduire un peu de nouveau dans cet ordinaire rebattu, ecoutait avec attention. L'orateur dut trouver un encouragement dans cette attitude, et peu a peu la griffe de l'emotion qui le serrait au cou se relachait: la voix devenait plus claire, le ton se faisait plus net, plus affirmatif. Quelques applaudissements partirent meme du centre gauche. Apres l'expose, Arsay entra alors carrement dans le vif de la discussion et posa le probleme sans ambages, dans son vrai jour. Immediatement l'opposition droite et gauche reunie donna, mais c'etaient des interjections, des hurlements presque discrets assez inintelligibles et assez imprecis pour ne pas appeler de repliques. Arsay trouva, dans ces apostrophes, un nouvel encouragement: n'etait-ce pas ainsi qu'etaient accueillis les plus grands orateurs parlementaires. Et il continua a devider son argumentation qui etait forte, plusieurs en ont temoigne. Un moment, on a pu dire qu'il tenait un veritable succes: il s'en rendait compte et en devenait meilleur. Il expliquait comment l'interet des compagnies meme se conciliait avec le regleent qu'il lui semblait devoir etre impose; il disait que le pavillon creait le debouche, lorsqu'un membre de la gauche socialiste le prit furieusement a partie. - C'est en raison de ces benefices futurs, disait l'interrupteur, qui sont certains que nous ne voyons pas, nous autres, la necessite de faire un cadeau a des compagnies privees. Nous avons trop vu ces agissements jusqu'ici. Par le sort le plus malencontreux, Arsay pour repliquer a cette interruption, posa lui-meme une interrogation. - Qu'avez-vous vu? Des bancs de la droite moderee, une voix rogue partit, qui repondit: - Ton dos. (3) Oh, legerete des corps legislatifs! La Chambre se vengeait-elle de l'attention que l'argumentation soutenue d'Arsay lui avait imposee? On ne peut pas savoir. Toujours est-il que ce fut encore une fois un eclat de rire general et fou qui prit non seulement les opposants, mais les amis, les huissiers, les tribunes, jusqu'a l'elegant president; ce dernier, par principe, faisait semblant de se facher, mais sa sonnette mechante, mollement agitee, vibrait de petites notes comiques et complices, faisant penser a une vieille fille qui se retient devant une inconvenance. Toute la salle trepignait et le rire durait, repartant par saccade devant la mimique variee d'Arsay. Tantot il montrait le poing aux travees d'extreme gauche, en vociferant comme M. Jaures, des mots qu'en raison du tumulte, personne n'entendait, et tantot il restait calme, adosse au bureau du president dans cette pose qui etait familiere a M. Jules Roche pendant les discussions orageuses; seulement Arsay passait brusquement de l'une a l'autre de ces attitudes, comme s'il n'eut pas eu le controle de ses actes, et ces transitions amusaient beaucoup. Enfin le silence se fit, silence du a des rates trop dilatees, nullement engageant pour poursuivre une discussion et le president se penchant au-dessus de son pupitre disait: - Parlez, mais parlez donc. (3) Toujours meme remarque que precedemment. Arsay ne parlait pas, mais restait a la tribune tout de meme. Ce ne fut qu'a une nouvelle interjection qu'il essaya, mais sa gorge serree ne put pas articuler aucun mot; on n'entendit simplement que des syllabes huilees: - Ah gueu... que... sue... Le fou rire recommenca. Alors on vit Arsay en proie a une fureur singuliere, dechirer et jeter en petits morceaux les feuilles de son dossier. Il les jetait dans la direction du president du Conseil, vieillard caustique qui faisait mine de les recevoir avec sa serviette entr'ouverte; mais trop legers pour l'atteindre, les bouts de papier volaient sur la tete des stenographes. Arsay dechirait toujours; quand il eut fini et comme le rire ne s'arretait pas, il fit mine un instant de vouloir foncer dans la salle, mais soudain, il se reprit et se mit a rire lui aussi, d'un rire etrange, pendant que sa main ouvrait lentement sa veste. L'assemblee croyant qu'il allait sortir un document a scandale, fit silence: alors avec une dexterite de maniaque, d'un seul coup, en cinq secondes, il se deculotta. In instant, le temps que la Chambre se ressaisisse et que les huissiers soient en haut des marches de la tribune, aux representants librement elus de la France, au gouvernement responsable et competent, aux diplomates actifs et intelligents de tous les pays du monde, a ces braves generaux que l'ingenieuse abomination de nos adversaires surprit mais n'ebranla pas, a cette grande presse integre qui fait l'honneur de notre pays, a cette elite du public international si parisien et de toutes les elegances, Arsay montra ce qu'on l'avait jadis force a faire voir. Dans son geste outrageant, il avait baisse la tete, en sorte que sur la table de la tribune, la Chambre ne vit plus que ce qu'il voulait. C'etait sur le plateau en son milieu, comme un disque rouge qui faisait penser au crepuscule d'un petit soir ou encore au sacrifice monstrueux sur l'autel du Parlement, d'une victime expiant les peches que le Parlement n'avait jamais commis. La tribune de la Chambre pourtant est une relique; elle servit aux Cinq Cents. Je sais bien que sur son grand cote qui fait face a la salle, un bas-relief en marbre blanc, represente deux femmes dont l'une ecrit et l'autre souffle dans une trompe de mail-coach; cette allegorie symbolique est la certainement pour rappeler aux deputes qui seraient tentes d'ecouter la fragilite de la parole: "Ecris, leur dit-elle ou sinon, c'est comme si tu jouais de la trompette". Je sais que malheureusement, les deputes qui sont a la tribune, ne voyant pas l'allegorie, oublient quelquefois son sens; mais enfin, tout de meme, que de grandes paroles, que de discours feconds sont tombes du haut de ces marches. Quand on pense que de cette relique venerable, a juste titre consideree comme le berceau de nos lois, que d'elle partit tout cet appareil de justice et de droit, ces grandes reformes bienfaisantes, ces conceptions geantes de notre politique etrangere, ces plans sublimes et desinteresses de notre action coloniale, ce petit arsenal de nos lois sociales que toutes les monarchies nous envient, en un mot tout ce qui nous honore et nous distingue des barbares: on reste scandalise, a se dire qu'un instant, meme un seul instant, la partie la plus vile d'un individu la dominat. Arsay etait devenu completement fou. On l'a enferme a Bicetre ou le calecon de force lui fut passe, parce que dans sa demence, le pauvre homme prend tout le monde pour des parlementaires et veut a chaque instant recommencer. Quand le medecin-chef fait visiter a un personnage de marque, son etablissement, il ne manque jamais de s'arreter devant le pauvre malade et de le montrer avec orgueil, en disant tout bas: - C'est un ancien depute. _En terminant son histoire, Turner avait conclu:_ - Dire tout de meme que sans cette mauvaise farce de Levallois, Arsay aurait pu etre ministre et meme President du Conseil. La Saisie. Nous avons ete etudiants ensemble. Apres quinze ans ou plus, nous nous etions rencontres, ce soir de novembre, dans le hall de la gare de Lyon, attendant le meme train et essayant de dechiffrer, sur une ardoise plaquee au mur, le retard dont la Compagnie bienveillante consentait a nous prevenir: RETARDS ANNONCES TRAIN VENANT DE MARSEILLE 3.h.22 - C'est gai, dis-je. - N'est-ce pas, fit quelqu'un; je suis pourtant si heureux de te revoir! Et celui qui m'interpellait me serrait la main, je m'en souviens, avec un de ces emotions particulieres qui sont l'apanage des gens ayant eu des malheurs. La rencontre de tels gens n'est jamais sans causer a notre egoisme, des inquietudes, au moins legeres. Je les ressentais, en verite: je me disais en moi-meme: "Il aura 3 h.22 pour me raconter ses deconvenues", et je maudissais cette administration que l'Europe a cesse de nous envier, cependant qu'a haute voix je remarquais: - Le hasard fait bien les choses. - Quelquefois, repondit-il, assez tristement. Je ne sais pas l'effet que j'ai bien pu lui produire, mais il m'avait paru fameusement change; je me rappelais sa folle gaiete d'autrefois, son imagination ardente, jamais a court d'une farce inedite. C'etait un sujet brillant que ses camarades d'ecole croyaient appele au plus haut avenir. Maintenant, il avait passablement blanchi, bien qu'il fut a peu pres de mon age: les environs de quarante. Son visage avait un certain air resigne qu'il n'avait pas jadis; et pourtant, on l'aurait dit materiellement assez a son aise; il avait des vetements quelconques, des gants et une pelisse qui sans etre opulente, etait parfaitement honorable. Le cadre etait navrant: dix heures du soir, une de ces nuits froides, mouillees et tristes, dont les gares ont le secret. Le trottoir, qui brillait, collait aux pieds. La lumiere crue tombait des globes electriques qui se balancaient doucement en l'air; on ne voyait pas d'ombre par terre et tous les gens en s'agitant ou en attendant avaient des figures longues et ennuyees. Je proposai: - Sortons d'ici, veux-tu? Allons au cafe. Il accepta. De l'autre cote de la rue, dans la brasserie, l'atmosphere etait plus sympathique. Il faisait chaud. Une buee enveloppait les consommateurs autour des tables. A part quelques isoles, devant un bock -- qu'ils durent mettre vraisemblablement 3 h. 22 minutes a boire --, dans l'ensemble, c'etait un public de petits employes et de petits fonctionnaires. Le piquet et la manille allaient leur train. Les plaisanteries et les chiffres classiques a ces jeux, faisaient comme un accompagnement en sourdine au solo des garcons qui clamaient les commandes: - Deux menthes a l'eau... un cafe nature... quatre turins grenadine. Nous etions bien sur la banquette de cuir, au fond, dans ce coin tranquille. A cote de nous il y avait deux amoureux. Seulement je ne savais pas trop quoi dire a cet ami si longtemps perdu de vue. Pour en sortir j'evoquais le passe: - Tu te rappelles le Vachette, le Pantheon... Comme c'est loin! - Loin de toi, peut-etre, dit-il; certains jours, il me semble que c'est hier. Je ne comprenais pas bien pourquoi ces details etaient plus pres de lui que de moi; pourtant quelque chose m'empechait de demander des explications. Je sautais a une autre idee. - Qu'est-ce que tu fais? - Je suis medecin, repondit-il. Nous autres, au sortir de la Faculte, ce n'est pas comme vous apres l'Ecole de Droit, qui devenez juges, financiers, huissiers ou ministres. Nous n'avons pas le choix. Je me suis installe dans le troisieme, rue Beranger. Ca ne te dit rien, n'est-ce pas. - Non, fis-je, je ne vois pas bien, en effet. - C'est pres de la place de la Republique, reprit-il, derriere le Theatre Dejazet. Mes affaires ne vont pas mal. Mon Dieu, c'est une clientele un peu speciale, differente de celle qui habite au Bois de Boulogne; celle-la est reservee aux patrons. Je me suis fait a la mienne, que veux-tu, je n'ai plus d'ambition. -Mais je croyais, dis-je, qu'apres ton internat, tu preparais justement les hopitaux. - Moi aussi, fit-il, je l'ai cru longtemps. Seulement il faut avoir le temps et les moyens de se preparer et d'attendre... Je me suis marie tres jeune, et cela change. Tu ne savais pas que j'etais marie? Je fis signe que non. - Tu as connu ma femme autrefois... c'est elle que je viens chercher au train. Elle me ramene mon fils qui etait a Dijon, aupres de mon beau-pere. Je leur ai achete une petite bicoque, par la-bas, c'est leur pays. Il parlait sur un ton pose et calme, cependant on aurait dit qu'il avait des larmes dans la gorge et cette impression m'empechait encore d'intervenir. Il reprit: - J'ai epouse Loute. Ce prenom ne me disait plus rien, mais apres quelques precisions je revis bientot la figure brune et la tournure gracile d'une de nos camarades des brasseries du quartier. Si je l'avais connue, je crois bien; et nous etions meme un certain nombre qui l'avions connue tout a fait. Nous l'appelions "Moinotte" parce qu'elle ne mangeait guere qu'aux bords de nos tables et qu'elle etait petite, vive, gamine et douce toujours. Ah certainement! il me semblait meme que j'entendais encore le pepiement de son rire. Elle avait l'air d'etre si ingenument ce qu'elle etait. Si elle etait arrivee a se faire epouser, celle-la, il fallait tirer l'echelle! J'etais decide a ne rien laisser voir de ma surprise; tout de meme quelque chose dut le frapper en mon expression meme. Il enleva son lorgnon pour passer ses mains sur ses yeux. - C'etait une bien bonne fille, dis-je peut-etre un peu trop simplement. - Oui, mais tu penses que c'etait tout de meme une fille, repliqua-t-il. - Mais non, mon vieux, pas le moins du monde; tu l'as epousee, tu sais donc mieux que personne ce qu'elle vaut. Cette consideration ne le consolait pas. Un petit silence penible se fit. Pour dire quelque chose, je remarque: - Elle etait bien jolie! Cette phrase lui causa un peu de joie; elle amena sur se levres tristes un pauvre sourire, il me dit: - N'est-ce pas?... Elle est aussi une bonne epouse et une bonne mere, je te l'assure. - Et bien alors, fis-je. - Oui, et alors, reprend-il. Tiens, tu es le premier camarade de ce temps-la que je rencontre; je ne les ai plus recherches, tu comprends. Ce fut un tel changement. Les commencements ont ete difficiles. Ma famille s'est eloignee de moi du jour au lendemain. Et il m'a fallu d'un coup gagner notre vie. Tu ne sais pas ce que c'est, toi, dans notre metier... les courses a pied dans la pluie, les etages, les veillees, les dispensaires, les accidents du travail. C'est pire que de donner des lecons. Les professeurs ont, du moins, des engagements reguliers; ils voient des enfants bien portants. Tandis que nous, nous allons, en passant, obliges de representer, bien que nous soyons miserables nous-memes, et toujours aupres d'autres miseres. Quand on a une femme a la maison qu'il faut consoler parce qu'elle vous repete sans cesse: "C'est moi qui ai fait ton malheur" c'est dur! Ah! ils etaient loin les travaux de laboratoire, les concours, les maitres surtout... Heureusement, petit a petit, les choses s'arrangent, materiellement du moins: c'est une consolation enorme, surtout qu'on se souvient des debuts et aussi parce qu'il se fait, en nous, un espece de decalement social... Je ne me plains plus d'habitude. Seulement, tu m'excuses, ce soir, c'est de te retrouver. Tu es marie? Je fis signe que oui. Il hocha la tete comme quelqu'un qui n'insiste pas, et reprit: - Tu n'as pas idee comment s'est fait mon mariage. Une de ces histoires qui n'arrivent jamais. Je vais te la raconter, tu verras a combien peu tiennent nos destinees. J'etais venu a Paris, le 3 janvier 1912, passer un concours pour une place de prosecteur. Ce mot ne te dit rien: dans le filon de la grande carriere medicale, c'est une etape necessaire. J'avais quitte les miens en pleines vacances de Noel. Toute la journee, je m'etais fait ausculter et sonder par les grands pontifes de chez nous, ils etaient alors mes amis. Mes exposes n'avaient pas ete trop mauvais. Dans l'ensemble, j'etais assez satisfait. Apres les efforts de la journee, je me sentais un besoin terrible de me detendre. Note que j'etais en possession de l'argent de mon mois, grossi de toutes les etrennes que j'avais recues. Ces circonstances reunies m'incitaient a faire la fete. Comme il n'y avait pas, a cette epoque de l'annee, le moindre camarade au quartier, je resolus de me chercher une compagne. Vers huit heures du soir, je descendis au bar du Pantheon et j'apercus Loute. Elle etait seule, dans le sous-sol, avec le barman qui, sa serviette dans la bouche, dormait dans un coin. Loute perchee sur un tabouret, la tete appuyee sur son bras, sucait melancoliquement la paille d'un verre vide. Je la mis rapidement au courant de mes intentions. Elle accepta mon invitation avec reconnaissance. Nous fumes diner dans un restaurant voisin et je fis deboucher quelques bouteilles de vins choisis. J'etais tres en forme et elle aussi. Du moins, je l'ai cru, ce jour-la: depuis, -- parce que j'ai souvent rumine cette scene -- il m'a bien semble que Loute n'etait pas tout a fait comme a son ordinaire; son rire devait sonner un peu faux; mais etait-ce force de caractere ou insouciance ou bien habitude de sa part, ou bien seulement defaut de comprehension de la mienne; je ne m'apercus de rien. Apres le diner, nous avions ete a Bullier, presque desert ce soir-la et nous avions fini la nuit a Montmartre. Je crois que c'est la derniere nuit que je me sois amuse. Il y a des gens pour lesquels les transformations de la vie sont lentes; pour moi, la mienne s'est brusquement modifiee a cette date. Ce ne fut pas un tournant, mais un angle vif; comme un carrefour. Le lendemain matin, j'etais chez Loute. Nous aurions pu faire la grasse matinee, rien ne nous pressait, pourtant, d'assez bonne heure, elle s'etait levee. Je la vois encore, en jupon et en sandale, trottant dans son appartement pour nous faire du chocolat. Cet appartement -- nous le connaissions tous -- etait au Boulevard St-Michel, derriere le Luxembourg, un peu apres l'Ecole des Mines, une maison d'angle au deuxieme. Le mobilier et la decoration etaient de Martine. Tu sais bien, la chambre rouge et violette, le lit-sofa sur une marche de laque noire, la psyche empire. Tu vois? - Pas du tout, dis-je avec conviction. En realite je voyais tres bien. Mais il insista: - Tu as oublie le salon bleu au tapis a carreaux qui etait separe de la salle a manger par un treillage de vigne verte? Le petit aquarium et le jet d'eau sur la cheminee du salon?... Enfin, je me les rappelle bien. Cet appartement etait la joie et l'orgueil de Loute. Il lui avait ete offert par un Roumain qui, ses etudes terminees, etait reparti dans son pays. Loute en s'y installant avait vu se terminer pour elle l'ere des garnis. Elle le soignait meticuleusement, le nettoyait et le parait toute la journee. A tous venants, elle en vantait l'originalite et le confort; c'est en lui, qu'elle passait, a lire ou a raccommoder, les bonnes heures de sa vie. Je m'en suis rendu compte ce jour-la, cet appartement etait sa seule joie. J'etais couche tranquillement en train de boire le chocolat brulant qu'elle m'avait prepare; je remarquais qu'elle ne mangeait pas. Elle etait assise, sa tasse sur les genoux, pres de la fenetre, regardant le boulevard; je la voyais un peu de profil et m'apercus que des larmes tremblaient au bout de ses cils; du coup, je me levais, j'allais vers elle et la prenant dans mes bras, je lui demandais: - "Qu'est-ce que tu as?" D'abord, dans un faux sourire, elle essaya de nier ses larmes. J'ai appris depuis tout l'empire que cette petite femme peut avoir sur elle, puis comme j'etais le plus fort et que j'insistais, elle me repondit comme un gosse: - "Du chagrin". J'insistais encore, la pressais de questions; elle finit par m'ouvrir un petit secretaire chinois qui etait pres d'elle et, pour toute reponse, me tendit un papier. C'etait un commandement d'huissier. Je mis un bon moment a le lire. Tu sais, ces sortes de documents sont ecrits dans une langue impossible. Mais l'acte citait un extrait de jugement et je compris a travers tout ce fatras que Loute n'avait pas paye son loyer depuis neuf mois et qu'a la requete de son proprietaire, auquel s'etaient joints quelques fournisseurs, l'huissier devait saisir meubles et les faire vendre aux encheres. Le commandement etait date de l'avant veille. Je pressentis le drame et lui demandais: - "Ils vont te saisir?" Mais Loute, tranquille devant cette eventualite, me repondit: - Tout de meme pas jusque-la, j'ai ecrit hier au proprietaire pour lui demander encore un delai... seulement, c'est ennuyeux". J'etais moins rassure qu'elle, mais son attitude cependant m'enlevait une partie de mes inquietudes. Il s'agissait de 3.800 frs. Inutile de te dire que je ne les avais pas. Evidemment cette somme etait beaucoup pour moi, mais je pensais qu'elle ne serait peut-etre pas grand chose pour un proprietaire parisien. Cependant par precaution, a la pensee de l'effondrement que cette saisie produirait en Loute, j'eus d'abord l'idee de telegraphier a ma famille une invention quelconque. Mais je reflechis que la reponse en admettant meme que la fable soit crue, n'arriverait jamais a temps et la procedure suivait son cours. Je pensais aussi filer chez des camarades, leur expliquer le cas et reunir le magot, mais c'etait les vacances et je ne voyais pas chez qui frapper. Devant cette impossibilite d'agir, je finis par me persuader que Loute avait raison; il n'y avait peut-etre dans tout le pathos de cette feuille qu'une manoeuvre destinee a effrayer une petite fille. En fin de compte, si contrairement a nos previsions, l'inevitable arrivait, il serait toujours temps d'aviser. Je m'habillais a la hate et comme tu penses, une fois pret, je ne m'en allais pas. Naturellement le charme etait rompu. J'essayais de la distraire en lui racontant des histoires de l'autre monde; celui-ci n'etant guere divertissant pour elle. Mais je ne devais plus etre en forme: cette fois le vin n'operait plus, mes histoires ne la deridaient pas. La conversation tombait et toujours, Loute, bien qu'elle ne crut pas au danger, revenait a la fenetre, comme pour se donner une contenance. Je tentais un moment de me moquer legerement de son mobilier, de lui dire que cette decoration etait danubienne et bonne pour un certain temps, mais qu'elle devait forcement lasser a la longue. L'expression de ce jugement la fit sourire et je compris vite que mon insistance, sur ce sujet, n'aurait d'autres effets que de lui demontrer mon mauvais gout. Et le temps passait, quand j'entendis Loute tout d'un coup pousser un cri de douleur, le cri d'une bete frappee a mort. C'etait sur le boulevard; une lourde voiture vide, moitie charrette, moitie camion, s'avancait lentement. - "Tu es sotte, fis-je, si une voiture de demenagement ne peut plus passer sous tes fenetres..." Celle-ci ne passait pas. Elle venait bel et bien vers nous, suivie sur le trottoir par trois messieurs qui firent, une fois arrives devant notre porte, des signes au conducteur. Sur leur gestes, la voiture vint docilement se ranger sous nos fenetres memes. Quatre bonshommes en descendirent, l'un d'eux avait une grosse figure ronde, coiffe d'un casque a meche; je ne l'oublierai de ma vie. Et bien, vois-tu, je n'ai jamais ete condamne a mort, mais j'imagine que la vue du fourgon qui doit vous mener a la guillotine doit vous faire ressentir quelque chose d'analogue a ce que je ressentais alors. Quelques minutes d'angoisse se passerent; le temps aux hommes de monter l'escalier. Loute pale ne pleurait plus, mais je voyais un tremblement nerveux agiter son maxillaire inferieur. Le timbre retentit. Le premier mouvement de la pauvre petite fut de ne pas ouvrir, mais comme je lui faisais remarquer rapidement et aussi doucement que possible l'inutilite de cette resistance, elle me demanda d'aller ouvrir moi-meme. Ils entrerent. Il y avait la concierge, l'huissier, les deux temoins et derriere eux le choeur des demenageurs qui avaient l'air de figurants. L'huissier se presenta, il devait "parler a la personne". - "Elle est tres emue, dis-je, si vous voulez me faire votre communication..." Il insista, la loi ordonnant qu'il fasse lui-meme sa signification au debiteur. - "Au surplus, ajouta-t-il en souriant, je saurais y mettre la maniere. Entre gens du monde, il n'y a pas de situation dont on ne puisse se tirer." C'etait un grand garcon, assez jeune et se sachant beau. Ses vetements etaient d'une elegance fripee, mais recherchee tout de meme. L'eau coulait de son parapluie sur le tapis. Je le lui pris des mains, pour le mettre au porte-manteau, un peu brusquement peut-etre. Ce tabellion m'agacait. - "Vous vous souciez des gages des creanciers, me dit-il, avec une suave ironie... c'est bien." Il etait le plus fort, je n'avais rien a dire. Je le precedais chez Loute. Elle le recut debout, appuyee contre le mur et ecouta sans broncher son petit discours. Ah! certes, on voyait que cet homme de loi avait l'habitude; il recitait une lecon qu'il avait du placer bien des fois, dans des circonstances identiques et ou alternaient savamment les mots de la procedure et ceux de l'encouragement. Parmi ces derniers, il y en avait d'une mechancete cruelle et d'une cuisante impertinence. Il disait, par exemple: "Il vous est loisible d'ailleurs de racheter, ou de faire racheter (et il se tournait en disant ces mots vers moi) vos meubles a l'hotel des ventes". Je t'avoue, que je baissais la tete comme un coupable, sans arriver a comprendre cependant la faute que j'avais commise. J'aurais donne toute ma fortune pour pouvoir jeter a la figure de cet individu les 3,800 francs qu'il poursuivait. - "Vous pouvez prendre tout votre temps, continuait-il; la loi nous prescrit de ne point saisir: le coucher qui vous est necessaire, c'est-a-dire votre lit, vos couvertures, draps, edredons, etc., les habits dont vous etes couverte. Je suis seul juge, vous pourrez mettre sur vous tous les vetements auxquels vous tenez. Enfin il va sans dire que tous les papiers et menus objets n'ayant comme valeur principale que le souvenir, par vous y attache, vous resteront". Loute n'avait pas repondu, comme il fallait donner des ordres pour l'enlevement, elle parla. Elle etait bleme et sa gorge etait si contractee que le son de sa voix en etait change et les mots qu'elle disait semblaient etre dits par une autre. Elle ne croyait pas encore a ce moment que ces hommes allaient prendre son mobilier. - "Vous vous trompez, Monsieur, fit-elle, tres calmement; je me suis arrangee avec le proprietaire, auquel j'ai ecrit hier." Et ce fut dit avec une telle autorite que l'huissier lui-meme en fut trouble; un instant il hesita. Mais son trouble ne dura pas, il la pressa de questions, elle s'embrouilla et comme elle s'en rendit soudain compte, d'un coup elle tomba a genoux aux pieds de l'homme, les mains crispees au pan de sa jaquette. - "Monsieur, Monsieur, criait-elle, je vous en supplie, je paierai, je vous le promets, je vous le jure." Je m'etais trompe, l'huissier n'etait peut-etre pas mechant au fond; il la releva gentiment en disant: "Ma pauvre petite dame, je n'y peux rien, ce n'est pas ma faute, je ne fais qu'obeir. Soyez sage, on tachera de vous laisser pas mal de choses, le plus possible... c'est un mauvais moment, il passera comme les autres, vous verrez." Il la fit s'asseoir, cependant que discretement, du coin de l'oeil, il disait a l'equipe des demenageurs: "Commencez". Ils s'attaquerent a l'autre piece d'abord. L'huissier me fit signe de rester aupres d'elle, cependant qu'il sortait de la chambre, sans faire de bruit, sur la pointe des pieds. J'ai fait ce jour-la la reflexion que les hommes ne sont pas tout de meme si mechants qu'ils le disent. Chez tous, meme les plus sots, et meme chez ceux qui font la plus vilaine besogne, quand on cherche, on retrouve du coeur. Pendant ce temps, Loute s'etait assise sur la marche basse qui supportait son lit; la tete dans ses bras, le visage sur les couvertures, je l'entendais qui pleurait doucement a petits coups. Elle poussait de petites plaintes regulieres, monotones comme des cris d'enfant et qui semblaient ne devoir s'arreter jamais. Je restais debout pres d'elle, desempare, ne sachant que lui repeter sur tous les tons: - "Loute, ma petite Loute, ne pleure plus." Mes paroles n'avaient aucun effet; malgre tous mes efforts, je sentais qu'au milieu de l'hostilite qui l'accablait, j'etais pour elle un etranger, un spectateur qui ne participait en rien a l'affaire. Cette sensation m'etait desagreable: la malheureuse souffrait tellement. Derriere la cloison, le bruit mat que faisaient les meubles en se heurtant aux portes, les interjections des hommes, le bruissement des etoffes qu'on pliait, parvenaient jusqu'a nous, et Loute avait toujours son petit hoquet de douleur; elle l'interrompit a peine une fois, en entendant arracher le treillage de vigne. Qu'est-ce qu'on a bien pu en retirer a la vente? Quand tout fut emballe et descendu de ce qui avait ete l'appartement, sauf la chambre ou nous etions, l'huissier tapa a la porte et me dit a voix basse d'emmener "la debitrice" pour qu'il puisse demenager cette piece aussi. Je relevais Loute et j'entrais avec elle au salon. En le voyant, elle tomba en arriere dans mes bras. La piece etait nue, videe; plus un tabouret, plus une chaise, plus un tableau ne restait de l'ancienne decoration; seuls les papiers des murs aux tons heurtes, demeuraient, pour temoigner du passe; mais ils paraissaient sales, avec leurs panneaux de teintes plus vives qui marquaient par endroit l'ancienne place des meubles. Sur le parquet, au milieu, un tas d'objets heteroclites s'amoncelait; il y avait des mouchoirs, des cadres de photographies, des menus, des livres, des programmes, des lettres, et bien d'autres choses encore parmi lesquelles vosinaient un petit amour bouffi, en pate tendre et un gros bocal a confiture vide dans lequel l'huissier avait eu la delicate attention de mettre l'eau et les poissons rouges de l'aquarium. Ce tas restait a Loute, comme lui resterent son lit et sa toilette et aussi, grace a la bonte du saisissant, presque tous ses vetements: c'etait tout ce que la loi, dans sa mansuetude, permettait de laisser a une pauvre petite fille qui n'avait pas assez d'argent encore pour garder ses meubles. L'appartement etait "a l'ordonnance" comme on dit dans ce metier, il n'y avait plus rien a saisir. Quelle sale journee ce fut, mon pauvre ami. Loute s'etait pourtant calmee un peu. Dans un effort de volonte, elle avait fait toute seule le tour de l'appartement. Ce n'etait deja plus le sien. En revenant au salon, elle eut un sourire amer et me dit: - "Tu vois, c'est fini maintenant, tu peux partir." Cette injustice me frappa, parce qu'apres tout si je n'avais materiellement rien pu faire pour elle, de tout mon coeur j'avais souffert avec elle; j'estimais meriter tout autre chose que ce singulier remerciement. Un instant, j'eus l'idee de prendre mon chapeau et de partir, mais je pensais bientot, qu'agir ainsi c'etait vraiment lui donner raison, c'etait augmenter son chagrin, prendre parti contre elle, la depouiller davantage, si c'etait possible, en lui prenant mon amitie et en me mettant en quelque sorte a la suite sur la liste des creanciers poursuivants. Je ne le voulus pas. - "Oui, Loute, fis-je, je vais partir, mais je ne partirai pas seul, je ne te laisserai pas dans cette maison desolee; tu viendras habiter chez moi." En entendant mes paroles, elle se redressa vivement; elle battit l'air de ses mains comme pour ecarter le voile d'un reve; elle vint vers moi pour me faire repeter. - "Quoi, dit-elle, qu'est-ce que tu as dit? Je lui confirmais mon invitation. Elle me demanda: - "Jusqu'a quand?" Je lui repondis: -"Tant que tu voudras." Alors elle se blottit dans mes bras; elle mit sa tete sur mon epaule et pleura de nouveau, mais ce n'etait plus les memes larmes. Je sentis que quelque chose d'immense s'etait passe en elle; ces mots l'avaient guerie de la plus grande douleur de l'humanite: l'isolement du coeur. Pendant cette scene, je me souviens, quand elle me regardait ses yeux etaient dilates: on aurait dit qu'elle les ouvrait tout grand pour mieux comprendre l'impossible realite. Inconsciemment, de temps en temps, elle venait s'appuyer de tout son poids sur mon epaule pour mieux se rendre compte de la solidite de son appui. Quant a moi, je puis te le dire, j'etais gene un peu de l'immensite de cette reconnaissance, j'etais effraye et pourtant j'etais un peu fier, au fond. Je sais bien qu'il y avait du malentendu dans tout cela, mais j'etais fier tout de meme. En realite, c'est dans cette minute que je me suis marie avec elle. Je ne m'en suis apercu qu'apres, mais je me suis bien rendu compte que c'etait a ce moment-la. Peut-etre on me dira que ce ne fut pas de mon plein consentement et que je me fixais, en moi-meme, un temps limite, que je me disais: nous verrons plus tard. C'est vrai, mais aucun de nos actes n'est absolu. Je me suis marie ce jour-la parce qu'alors elle m'a offert toute sa vie, parce que je ne l'ai pas refusee et parce que depuis lors je n'aurais plus jamais pu l'abandonner sans rompre cet equilibre moyen de l'ordre dans lequel nous vivons, sans faire ce qu'on appelle un crime, tu comprends. Loute le sentait bien, et je t'assure que, si invraisemblable que cela puisse te paraitre, elle devint dans un moment une autre femme: c'est sans un regret qu'elle quitta l'ancien appartement de son coeur. Elle n'avait pas de malle pour emporter ses nippes: nous les laissames ou elles etaient au milieu de la piece pour les reprendre le lendemain, n'emmenant avec nous que le bocal ou clapotaient les poissons rouges. Je le portais entre nous deux, elle avait pris mon bras. Nous ne nous parlions pas, nous marchions religieusement vers ma demeure, pensant probablement chacun a des choses bien differentes, mais unis tout de meme. En entrant dans mon appartement, elle etait avec moi comme si elle venait de me connaitre, grave, prevenante et effarouchee, intimidee aussi. Quand elle enleva son chapeau et son manteau, je voyais qu'elle se preoccupait deja de leur trouver une place qui ne me gena pas, mais qui soit cependant ordonnee et definitive. Le soir, pour la distraire, je voulus l'emmener diner dans une brasserie; elle s'y refusa absolument, estimant qu'il etait inutile de faire des depenses exagerees. Comme j'essayais de lui montrer qu'il convenait de marquer, au moins ce jour, par un bon souvenir; elle me repondit lointaine: - "Le bonheur laisse toujours et n'importe ou un bon souvenir." En effet, c'etait peut-etre son bonheur. Elle m'emmena, derriere Cluny, dans une petite cremerie, deserte a cette heure; et nous mangeames simplement, en face l'un de l'autre, sur une petite table a toile ciree. Pendant le diner, elle me demanda si je tenais beaucoup au Quartier latin, si mes travaux m'obligeaient a y habiter. Je compris qu'elle voulait fuir le passe, bien qu'elle me donnat pour ce changement d'autres raisons; elle disait: - "On pourrait prendre un petit appartement avec cuisine. On mangerait a la maison, c'est meilleur marche. C'est plus sain d'ailleurs." Je savais bien ce que je faisais. Pouvais-je faire autrement? Peu de jours apres, je m'installais avec elle dans ce quartier de la place de la Republique que je n'ai plus quitte depuis. Tu peux deviner ce que fut notre vie. Je me suis retire du milieu des camarades. Je ne passais plus l'eau que pour aller a la Faculte et j'en revenais sitot apres le cours ou l'hopital. Je continuais mes etudes au debut comme par le passe, mais aux grandes vacances, la question s'est posee. Je tentais d'abord de raconter des contes a ma famille; je disais que je remplacais mes maitres. Mais a la longue, il a bien fallu qu'on sache. Apres plusieurs sommations, mon pere m'a ecrit un beau jour qu'il ne voulait plus entendre parler de moi, qu'il ne me donnerait plus d'argent, qu'il me desheriterait. Mon frere et ma belle-soeur m'ont tourne le dos. Depuis, il n'y a pas bien longtemps, on m'a ecrit qu'on consentait a me recevoir, mais sans elle, et entre temps, j'avais connu avec Loute la misere, -- tu ne peux pas savoir comme ca nous a unis. J'avais du pour vivre abandonner les concours, bacler ma these et pratiquer; j'avais eu un enfant, je m'etais marie. Il y a des histoires qu'on ne recommence pas. Certainement etre un paria est dur. Je sais que j'en suis un, plus que tu ne le crois meme, parce que si je suis coupe d'avec les miens, d'avec mes amis, d'avec tous ceux connus ou inconnus qui avaient des habitudes de pensee, d'education et de vie analogues a celles que j'avais moi-meme et dans lesquelles j'avais ete eleve -- on ne s'adapte jamais au nouveau milieu. Sans le vouloir, on le heurte et il vous heurte; on a beau faire, on n'en a pas toujours ete, on n'en sera jamais tout a fait. Depuis la facon de mettre sa serviette a table, jusqu'aux plaisanteries habituelles, jusqu'a ces idees toutes faites et stupides parfois qu'on ne raisonne plus mais dans lesquelles nous vivons, jusqu'aux sujets les plus serieux: il y a tout un monde qu'on ne franchit pas... a moins qu'on mette plus d'une vie a le traverser. (Je crois qu'en disant ces derniers mots, il eut une larme.) - Seulement, reprit-il, il y a des compensations; c'est quelque chose, l'affection de quelqu'un qui vous doit tout, pour qui on est tout. La carapace qui semble se solidifier entre les moities de monde qu'on a quitte chacun de son cote, finit par etre si epaisse qu'on s'en trouve tous les deux isoles comme dans une cellule; les bruits de l'exterieur n'arrivent meme plus, alors on passe tout son temps a se regarder, a se decouvrir. On ne connait plus personne, jamais je ne m'en suis rendu aussi bien compte que le jour de mon mariage. Pour toi, ce souvenir evoque, sans doute, des amis, des voitures, des orgues, des lumieres, peut-etre une reception, puis une fuite. Pour nous, ce fut autre chose: nous sommes partis une apres-midi -- il pleuvait -- a pied sous le meme parapluie, la marie n'etait pas loin. Nous avons attendu notre tour dans une grande salle, en compagnie de nombreux couples. Ils etaient tous du peuple de Paris, rien d'elegant, je t'assure, mais eux, du moins, leurs parents les accompagnaient. Un peu avant qu'on nous appelle, un huissier me demanda mes papiers -- "Et vos temoins, fit-il". - "Je pensais, repondis-je, humblement, que quelqu'un voudrait bien me rendre service, vous, par exemple?" Il m'expliqua qu'il etait fonctionnaire et qu'a ce titre, les reglements le lui interdisaient. Sur ma priere, il demanda aux temoins du mariage suivant -- la fiancee avait un ulcere affreux au visage -- de bien vouloir m'aider; avec quel tact il le fit, si tu savais. - "Monsieur et Madame sont loin de chez eux, leur dit-il, leurs parents n'ont pas pu venir..." Pauvre brave homme! Ce fut vite bacle. L'adjoint nous lut le texte indispensable, du meme air qu'il nous aurait dresse une contravention; nous avons dit "oui" sans emotion et cinq minutes apres nous etions dans la rue, a nous garer des tramways et des automobiles. Loute etait pressee de rentrer a cause du petit. Je rentrais avec elle. Je ne te dirais pas qu'en voyant le bambin sucer goulument la vie au sein de sa maman, je n'ai pas eu d'etranges et douloureuses pensees; mais je me suis dit qu'il avait raison quand meme le petit; la vie valait d'etre vecue puisque je voyais ce spectacle qui etait du bonheur tout de meme. Je me suis promis de faire de mon fils, plus tard, un homme de sciences, un chimiste de preference, de facon qu'il ait le moins possible affaire avec les hommes. C'est trop complique et c'est trop dur. J'espere qu'il m'ecoutera. Nous avions quitte le cafe depuis un moment. Nous sommes de nouveau dans le hall de la gare, quand enfin a l'autre bout du trottoir brillent les feux de la locomotive, il me dit: - Pourquoi t'ai-je raconte tout cela? Peu apres, je vois a l'une des portieres d'un wagon de seconde, une tete de femme qu'il me semble avoir deja vue. Elle apercoit mon ami et lui fait un geste calin de la main. Comme je suis venu attendre mon frere, je le cherche et finis par le rejoindre. En sortant, dans la lumiere blafarde, je vois, pas tres loin de moi, le Docteur, sa femme et son fils, un beau petit de cinq ans, qui se dirigent vers la barriere. Une seconde, rien qu'une seconde, j'eus l'idee d'aller les saluer, mais je me dis: apres tout, qu'est-ce que je leur rapellerais? De mauvais souvenirs! et tout de meme, s'ils me demandaient d'aller les voir: je n'ai pas epouse une fille de brasserie, moi! Boum. I. Boum avait huit ans. Sa vie s'annoncait des plus heureuses. Il avait une maman toute jeune, tres bonne et tres gaie. Son papa, ancien officier de cavalerie, etait un peu severe, mais sevissait peu au demeurant; Boum etant toujours content, avait pris l'habitude d'etre sage, c'est un etat qui comporte de grosses simplifications. Comble de toutes sortes de biens, il habitait avec ses parents, un petit hotel de la rue Pergolese, non loin du Bois de Boulogne. Une debonnaire "nursing governess" etait preposee a ses soins minutieux dans lesquels le bain et le savonnage tenaient une grande place. Sa chambre avait des murs tout blancs que rehaussait, dans le haut, une frise representant une chasse a courre avec des cavaliers, des dames, des chevaux et des chiens; deux fenetres y donnaient toujours ce qu'il y avait de soleil dans l'air; et des jouets divers et compliques -- de ceux que les marchands savent amuser aussi les grandes personnes -- en encombraient les tables et le parquet. Boum etait robuste et grand pour son age. Mais tout ceci reuni ne comptait pas en comparaison de deux dons qu'il avait recus de la nature, et qui n'avaient pas de prix. D'abord Boum etait beau et attrayant. Cet avantage lui assurait la bienveillance de tous et une grande popularite. Sur le chemin qui menait de sa maison au Bois, il etait connu; les concierges et les boutiquieres l'interpellaient a son passage: - Vous allez vous promener, Monsieur Boum. Boum tirant un peu sur le bras de sa nurse, tournait sa bonne figure ronde et repondait a tous, dans un sourire qui augmentait encore les sympathies: - Oui, merci, je vais retrouver mes petits amis. Parmi la gent enfantine, il tronait mais si incontestablement, qu'il pouvait troner modestement, avantage considerable si l'on songe qu'ainsi ne diminue en rien le charme et partant le pouvoir de troner. Le deuxieme de ses dons etait une tante. Elle s'appelait: Tante Line. Boum estimait qu'elle etait ce qu'il y avait de plus joli au monde et beaucoup de gens pensaient comme lui. De grands yeux violets sous les cils tres longs qui faisaient, en battant, une ombre noire, un petit nez qui riait toujours sur une bouche minuscule, des joues qui etaient du rose des roses, sous d'inarrangeables cheveux blancs a force d'etre blonds, un cou tres long, un corps svelte de dix-huit ans qui a fait beaucoup de sports et qui est toujours vetu d'une ultra elegante simplicite; le tout monte sur deux petits pieds qui paraissaient ridiculement petits dans leurs hautes bottines: ainsi etait Tante Line. Comme son neveu, elle etait vive, toujours decidee, douce et heureuse de vivre. Comme lui et plus que lui encore, elle attirait les sympathies; toujours son passage declanchait immanquablement des interruptions et un silence sur la nature duquel, il etait impossible de ne pas etre fixe. Boum adorait Line et Line adorait Boum. Avec personne il ne s'amusait comme avec elle. Elle seule savait ecouter ses histoires serieusement et sans rire toujours comme toutes les autres grandes personnes, ce qui est bien penible a la longue et finit par isoler terriblement. Ils prenaient leur premier dejeuner ensemble, se promenaient ensemble et causaient pendant que leurs deux gouvernantes anglaises "s'apprenaient l'anglais" comme disait Line. Les sujets de leurs conversations etaient inepuisables. L'histoire fantastique du pere de Line les alimentait surtout. Cet ancetre avait ete un caractere assez particulier de gentilhomme francais. Ne aux environ de 1860, d'une famille de petite noblesse pauvre et qui etait revenue du Canada en France apres les malheurs de la guerre de Sept ans, il avait commence, tout jeune, sa vie d'independance et d'action; la tete pres du bonnet et le coeur un peu emballe par la guerre, vers sa douzieme annee, il avait abandonne sa famille et le college pour aller en Amerique; la-bas, apres avoir pratique toutes sortes de metiers -- qu'il racontait plus tard avec delices, -- il avait fini par constituer une enorme affaire de soie et realiser par elle une tres grosse fortune sur laquelle Line et la maman de Boum vivaient a l'aise maintenant. Ebloui par le recit de ces aventures extraordinaires, le petit-fils n'avait jamais connu cet auteur que par le grand portrait de Bonnat qui dressait, dans un coin de salon, une silhouette mince et droite de grand seigneur-homme d'action. Boum contemplait souvent la figure fine au front large et volontaire, la bouche ironique et bonne et jusqu'a cette main nerveuse et mince qui semblait commander en jouant avec l'echancrure du gilet. Le regard surtout fascinait l'enfant; les yeux etaient semblables a ceux de Line avec quelque chose de plus metallique et qui paraissait chercher a vous voir "a l'interieur". Boum etait remue jusqu'au plus profond de son etre a la pensee qu'il y avait entre cet homme et lui comme un lien mysterieux. Aussi ne s'arretait-il pas d'ecouter son histoire. Line qui avait adore son pere et vecu, avec lui, les dernieres annees de sa vie en Amerique, recommencait tous les jours le meme recit avec une inlassable patience, en ajoutant de temps en temps un detail nouveau. Le mort les rapprochait. Le matin, quand Line se reveillait Boum allait la voir; avant d'entrer, il se livrait toujours aux memes soins qui consistaient a passer sa tete par la porte entr'ouverte; il faisait beaucoup de bruit en imitant les gestes de ceux qui veulent agir en silence, ecarquillait les yeux pour voir si sa tante avait ouvert les siens. Quelquefois Line faisait semblant de dormir et le regardait en abaissant au trois quarts ses paupieres: alors, il attendait sans rien dire, mais si elle faisait le moindre mouvement, c'etaient des exclamations folles: - Tante Line, tu ne dors pas. Il grimpait sur son lit, l'embrassait de toute sa tendresse en lui mettant ses deux petits bras autour du cou. Line le boulait sur l'edredon jaune comme on fait avec de jeunes chiens; il riait d'abord, puis protestait: - Non, Tante Line, pas comme ca... Parle-moi de grand-pere!... Elle commencait. Ils se racontaient aussi leurs reves de la nuit; souvent ceux de Boum ressemblaient tellement a ses propres desirs, qu'on devait admettre de sa part de legeres triches. - J'ai reve que je me promenais dans ton auto tout seul avec toi et Jean, mais loin... loin... jusqu'a Saint-Cloud. Quand ils avaient epuise les moindres episodes de la vie difficile qu'avait mene jadis celui dont ils procedaient, qu'ils s'etaient tout raconte, qu'ils avaient minutieusement etudie tous leurs projets, Boum la considerait avec ferveur, et quelquefois apres un long silence, il disait, profondement convaincu de toute son ame: - Tu es gentille de me dire tout ca... Je t'aime bien, moi, tante Line. Cette declaration avait le don d'emouvoir profondement aussi la jeune fille qui repondait pour le taquiner: - Moi, je ne te deteste pas... D'autrefois il gambadait dans la chambre de sa tante, touchant avec amour a ses vetements epars, a tout ce qui etait a elle, et interrogeant sans cesse: - Pourquoi as-tu deux ciseaux a ongles? Et cette petite glace, pourquoi c'est faire? Le soir, Line lui rendait fidelement sa visite, quand il etait couche. Meme lorsqu'elle sortait dans le monde, elle ne manquait jamais de venir l'embrasser; il demandait, ces fois la, qu'on fit la lumiere toute grande pour mieux la voir. Elle lui apparaissait alors tout eblouissante dans sa robe de soir aux reflets pales qui se fondaient dans l'eclat nacre de son cou. Comment ne pas s'endormir heureux de toutes les joies du monde, quand on est tout petit, qu'on a vu de si pres l'objet du plus beau de ses reves et quand on est encore penetre d'un parfum si troublant qu'il prolonge les plus douces realites. Boum etait heureux infiniment. Aussi etait-il bon et indulgent pour les hommes, pour les betes et meme pour les choses -- car il ne voulait pas admettre que les choses fussent insensibles. De la sorte, il ne battait meme pas ses chevaux de bois, tout au plus faisait-il claquer son fouet en l'air, pour les hater dans quelque course imaginaire ou pour les ralentir dans leur galop. Boum se portait a merveille. Il mangeait du meilleur appetit, s'arretant quelques fois pour baiser la main de Line toujours a ses cotes. Ce geste, a table, il le savait, lui valait regulierement un rappel a l'ordre de son pere, aussi ne le repetait-il pas trop souvent. Dans le monde, quand on le produisait, il etait, tres au fond, l'orgueil de ses parents qui ne voulaient pas en avoir l'air: - On le gate trop... disaient-ils. C'etait parfaitement inexact. Boum etait trop heureux pour etre le moins du monde gate ou insupportable. Il etait trop sensible pour vouloir faire de la peine a quiconque, meme en etant un peu sot, et d'ailleurs n'avait il pas toute sa joie dans une tendresse que personne n'aurait songe a lui contester. Pour Line, il avait d'abord ete le poupon inattendu, celui qui, le premier, lui avait donne une gravite particuliere en faisant d'elle une tante. Elle avait douze ans et demi de plus que lui. Ensuite ce poupon etait devenu une chose pensante, parlante et aimante surtout. A force de se mettre a sa portee, ils etaient devenus des amis dans toute la force de ce mot; le reste du monde avait pour eux moins d'importance; il avait tellement accapare la vie de Line, qu'elle ne pouvait pas plus se passer de lui, que lui d'elle; on ne pensait plus a l'un sans penser a l'autre; ils etaient devenus Line-et-Boum et cela faisait presque un seul nom propre d'une famille particuliere. Pourtant un apres-midi Boum apprit a table qu'il ferait seul se promenade avec Miss Anny, sa nurse. C'etait une eventualite qui se produisait assez rarement; elle se traduisait immanquablement par une moue speciale de Boum, qui commencait par refuser de manger; il ne disait plus une parole, faisait quelques reniflements significatifs, regardait attentivement son assiette, avec quelques coups d'oeil, de temps en temps, sur son pere qui froncait le sourcil. La scene finissait habituellement a propos d'une observation sur la tenue qui ne manquait pas d'arriver, par un torrent de sanglots, lequel occasionnait la sortie de table. Ce jour-la, ce triste programme ne manqua pas de s'executer point par point. Miss Anny emmena le delinquant, car tante Line avait interdiction d'intervenir pendant les orages. Et Boum fit sa promenade tout seul. C'etait un mauvais jour decidement. Line et Boum s'etaient mutuellement habitues aux petits cadeaux qui, s'ils n'entretiennent pas l'amitie, la prouvent bien en tous cas. Line donnait des objets "vivants" c'est-a-dire de vrais cadeaux, -- un morceau de bois quelconque peut constituer un couteau, un couteau "vivant" comporte, au contraire, un manche et une lame. Boum donnait, la plupart du temps, des choses trouvees dont l'attention faisait le plus grand prix, telles que pierres de couleur ou de forme un peu inhabituelles, bouts de ficelle ou bouts d'etoffe, clous, etc. Tous ces souvenirs etaient garnis de rubans par les soins de Line et serres dans un coffret; on les regardait de temps en temps. Cette fois-la, pendant que la nurse causait avec des compatriotes, Boum avait ete assez heureux pour denicher une boite de sardines vide, sans doute laissee sur place et sans esprit de reprise par quelques pique-niqueurs d'un dimanche precedent. Convenablement nettoye et pare par tante Line qui etait une fee, cet humble objet, pensait-il, allait devenir une des maitresses pieces de la collection. Malheureusement, quand on fut sur le depart, Miss Anny s'etant apercue du precieux fardeau qu'emportait Boum, s'opposa formellement a son transport d'ou scene magistrale de l'ami de Line, qui etait tenace par atavisme, mais qui en fut, ce jour-la, pour la reception d'une claque, et un retour orageux a la maison. Le soir, Boum, dans son lit, raconta cette histoire par le menu a tante Line, s'attardant particulierement a la description de la boite de conserve qui devenait mirobolante dans son regret. Mais detail extraordinaire, tante Line ne le suivait pas; elle se contentait de lui dire, presque distraite, ce que n'importe qui aurait dit, en pareil cas: - Mon pauvre Boum, ne te desole pas, on en retrouvera... Tante Line pensait a autre chose. Boum dormit mal, fut agite; Miss Anny, ne comprenant rien aux causes profondes, dut se lever deux fois pour reborder les couvertures de son eleve qu'elle regrettait avoir gifle. _On ne devrait faire aux enfants nulle peine..._ II. Quelque chose changeait, en effet, dans la maison. Dans l'arrangement exterieur de sa vie, Boum voyait maintenant de plus en plus souvent le programma de ses journees differer de celui des journees de sa tante. Les promenades sans Line, autrefois exceptionnelles, etaient devenues peu a peu la regle. On ne les signifiait plus a table. Aucun lien n'etait plus etabli, comme autrefois, entre cette supreme recompense et la qualite du travail du matin. Boum avait eu beau d'abord realiser des chefs-d'oeuvre de pages d'ecriture, tendre tout son esprit pour reciter ses fables afin d'eviter le moindre anonnement. Rien n'y faisait; tout au plus decrochait-il ainsi quelques tours dans la voiture aux chevres du Jardin d'acclimatation, plaisir bien pauvre quand on les compare aux promenades dans la petite auto de Line que Line conduisait. Aussi Boum ne s'appliquait-il plus. Il etait eternellement distrait; pendant les lecons, il restait la plupart du temps, la tete appuyee sur son petit bras tout rond, repetant tres mecaniquement ce qu'on lui disait sans comprendre et pensant seulement aux histoires de son grand-pere que Line ne racontait plus. Les punitions commencerent avec une regularite constante; elles devenaient comme une suite d'evenements facheux contre lesquels il avait cesse de reagir. D'ailleurs ces tracasseries exterieures lui causaient peu d'effet en comparaison du mal profond que lui faisait eprouver le changement opere dans Line meme. Qu'elle ait ete soudain obligee par les siens a une vie mondaine comportant, a chaque moment, des sorties en ville pour les repas, pour les visites, pour les soirees et le theatre, -- Boum renoncait a comprendre quelle aberration guidait en cela l'autorite superieure -- mais il n'en souffrait pas tellement; les abandons qui en resultaient pour lui, n'etaient pas le fait de celle qu'il aimait; comme on lui imposait sa lecon, pensait-il, on imposait a sa tante ces pratiques etranges; c'etait la une des consequences logiques du besoin d'oppression qu'ont les grands vis-a-vis des petits. C'etait normal. Peut-etre meme si Line en avait souffert un peu, aurait-il eprouve a se voir persecuter avec elle, un secret contentement. Malheureusement, il n'en etait rien. Line n'en souffrait pas, et meme peut-etre... en etait-elle heureuse. Comme elle avait change! En apparence, elle continuait bien, comme autrefois, a monter dans sa chambre le soir, a le recevoir le matin. Evidemment ils causaient toujours, mais quelle difference! D'abord Line commencait, comme les autres, a ne plus le prendre au serieux, meme quand il attirait specialement son attention avec ce geste special d'agiter son petit index bien droit, en disant: - Tu sais, Tante Line, ce n'est pas pour rire... Line riait quand meme et d'un rire un peu trop prolonge qui l'irritait; plusieurs fois meme, il avait senti, dans ces moments, cuire au coin de ses yeux, des larmes brulantes que pour rien au monde, il n'eut voulu laisser tomber. Elle ne s'en apercevait meme plus. Il avait essaye de la prendre par les sentiments d'abord, il imaginait la nuit des trouvailles de calinerie; puis, -- o honte -- il avait pense aux cadeaux. Les plus beaux de ses dons avaient ete un colimacon vivant qu'il avait rapporte du Bois, dans sa poche, sans rien dire a sa bonne, a la coquille duquel il avait lui-meme attache un morceau de flanelle rouge, et un calendrier a fleurs de mica, achete par Jean le chauffeur, qui persistait a souhaiter "la bonne annee" malgre qu'on fut deja en avril. Rien n'y faisait; le calendrier etait alle rejoindre les autres presents dans la boite aux souvenirs, bien que cet objet eut pu etre d'un usage journalier et le limacon avait delaisse tout seul son lit de feuilles sur la fenetre, pour une destination inconnue: Boum seul avait constate son absence. Line pensait evidemment a autre chose. Et detail aggravant, elle y pensait volontiers. Les changements de sa conduite se precisaient meme singulierement. Elle, qui etait autrefois si insouciante, si simple, si jolie sans le faire expres, devenait maintenant plus appretee, moins naturelle. Elle s'etudiait davantage a la glace, le matin, quand elle finissait sa toilette. Le geste brusque avec lequel, apres les avoir brosses, elle tordait jadis ses cheveux d'or pale, etait remplace par une suite de mouvements compliques, refaits plusieurs fois pour arriver d'ailleurs a quelque chose de tres voisin des premiers resultats. Le choix de la robe a mettre etait aussi beaucoup plus long qu'auparavant. Quelquefois elle demandait conseil a Boum qui, regulierement, revenait au classique tailleur bleu marine, associe dans son idee egoiste d'amoureux, aux promenades faites en commun. Line lui disait: - Tu n'y connais rien... et elle en prenait une autre. Boum ne soufflait pas un mot, mais en ressentait un gros chagrin. Quand elle avait fini de mettre son chapeau, sa voilette, ses gants, elle se regardait une derniere fois a la psychee Empire posee obliquement a la fenetre: - Boum, comment me trouves-tu? demandait-elle souvent. Toujours Boum repondait: - Bien jolie, Tante Line. et il se detournait pour ne pas pleurer, sans savoir meme la cause de son emotion. C'est qu'il l'aimait dans ce temps-la, sans lui en vouloir le moins du monde, autant qu'avant, plus meme peut-etre. Il lui faisait de tendres reproches; et ne trouvait pas juste qu'elle eut ainsi change. Dans le fond de son coeur, il souffrait beaucoup, mais sa souffrance l'attachait plus encore a elle; il lui semblait qu'a cause de cette injustice meme, elle etait plus a lui; parfois, il aurait voulu la battre, pas pour lui faire mal, mais comme on le battait lui-meme les rares fois qu'il avait ete sot, pour la corriger un peu, voila tout; apres elle lui aurait demande pardon, et il aurait pardonne; c'eut ete si bon, mais c'etaient des reves... dans la realite, il ne la battait pas et n'avait pas helas, a lui savoir gre du moindre repentir. A quoi tout ce changement pouvait bien tenir? Boum se le demandait sans cesse, observant, reflechissant et examinant les unes apres les autres les plus invraisemblables hypotheses. Son pauvre petit cerveau travaillait tellement a ce difficile probleme que son caractere, sa sante meme en etaient touches. Sa gaiete s'en allait de lui. On n'entendait plus jamais a travers les portes de sa chambre ses bons rires si semblables a des cris de petits oiseaux. Il etait moins affable positivement. Le rose de sa peau mate passait. Ses yeux brillaient moins vif. A sa vivacite premiere succedaient une torpeur presque continuelle et des envies de dormir qui le prenaient a toute heure du jour. Il mangeait de mauvais appetit. Le docteur, mande par sa maman, lui avait ordonne, apres un examen approfondi: du biphosphate! C'etait peu comprendre son mal. Boum cherchait toujours. A la verite, un nouveau personnage etait entre dans la maison. Non pas l'un de ces visiteurs nombreux qui venaient de temps en temps prendre le the et dire des choses aimables -- ceux-la etaient tous des familiers de Boum -- au contraire, un inconnu, un monsieur qu'on n'avait jamais vu et qui avait commence par venir souvent. C'etait un homme grand, un peu plus jeune que le papa de Boum, avec un monocle dans l'oeil, des moustaches tombantes, des vetements tres serres a la taille, et un pantalon qu'on eut dit en carton plie! Boum avait entendu son nom, c'etait un nom tres long, l'un de ceux qu'il faudrait apprendre par coeur pour ne pas les oublier. Quand on parlait de lui en son absence, la famille l'appelait simplement Claude ou Monsieur Claude. Boum s'en etait tenu la. Le nouveau venu etait incontestablement tres empresse aupres de Tante Line. Les domestiques venaient immediatement la chercher des qu'il arrivait. Que de fois meme ces visites importunes etaient venues troubler de delicieux moments ou Boum croyait presque retrouver la douce intimite d'autrefois. Quand Line voyait Monsieur Claude, elle rougissait jusqu'a la racine de ses cheveux. Monsieur Claude envoyait a Line des corbeilles de fleurs tres frequemment. Ces presents irritaient profondement Boum, qui a voir leur qualite et leur dimension, avait compris l'impossibilite de lutter sur ce terrain. Une fois, apres le dejeuner, devant un monument de roses blanches que Claude avait fait porter, l'enfant avait demande tout bas a l'oreille de sa maman, des sous. - Beaucoup de sous, avait-il dit. Et comme la reponse avait ete une question sur l'usage qu'il entendait faire de cette monnaie, il etait reste gene un moment sans repondre, puis comme il n'abandonnait pas ses idees, il donna une explication, mais cette fois si bas, si bas et si pres de l'oreille maternelle que malgre toute l'attention donnee, il ne fut pas possible de savoir sa pensee, -- et l'heure de sa promenade etait venue. Sur les gazons peles du Bois, il passa consciencieusement son apres-midi a chercher des fleurs. Et ainsi, a l'heure de rentrer, quelques paquerettes et quelques pissenlits, coupes presque sans tiges et un peu ecrases dans sa petite main chaude, vinrent meler sur la robe de Miss Anny chargee de les assembler, leurs pauvres taches jaunes et rosees. Meme avec beaucoup de fils et quelques brins d'herbe, ces fleurs faisaient pietre figure, la comparaison n'etait pas possible. Le temps etait passe ou Line tenait compte des difficultes inherentes a sa condition de petit garcon. Aussi apres l'avoir considere d'un air de degout, Boum jeta le bouquet, au grand scandale de l'Anglaise qui aimait voir respecter ses oeuvres propres, si modestes qu'elles fussent. Les choses allaient tres vite d'ailleurs. Il semblait que toute la maison se fut mis de la partie pour favoriser l'amitie de Line et de Claude. Ils passaient maintenant des apres-midi entieres seuls dans le petit salon, ou tout le monde se tenait autrefois et Boum n'avait plus la permission d'y penetrer. Il en avait bien envie pourtant; comme une force interieure le poussait a venir troubler cet agacant tete-a-tete. Une fois, n'y tenant plus, il avait ouvert la porte et avait constate -- o douleur! -- que Monsieur Claude embrassait Tante Line comme s'il ne l'avait pas vue depuis six mois. Le soir de ce jour-la, Boum avait refuse son ordinaire baiser a sa tante. Il s'etait violemment retourne la face contre son oreiller, et comme il pleurait abondamment, il entendit redire cette phrase que tout le monde avait coutume de lui repeter depuis quelque temps; - Il est jaloux. Il avait de la peine, tout simplement. Constatant son chagrin, Tante Line lui avait dit en le quittant ce soir la: - Demain je te dirai un gros secret. Mais Boum etait trop fait a l'infortune pour se faire la moindre illusion sur la part de bonheur que lui reservait cette revelation; comme la veille, quand sa tante fut partie il s'endormit sans joie, c'est-a-dire sans confiance dans le bonheur du lendemain. En fait, cette grosse confidence "qu'il ne fallait dire a personne", etait que Tante Line etait fiancee a Monsieur Claude. - Je vais me marier, avait dit Tante Line; je m'appellerai Line Vauquer de Conflans. - Pourquoi? avait repondu Boum. - Mais parce que Claude s'appelle comme ca, fit Line. - Non, pourquoi tu te maries? precisa Boum. On etait bien, tous les deux. Cette evocation du bonheur disparu pas plus que des cadeaux, pas plus que les plus doux reproches ne changea rien. Les choses etaient trop avancees maintenant pour que Line fut pour Boum comme autrefois. Elle continuait a s'isoler des journees entieres avec Claude, a le rencontrer en promenade, dans les visites et partout. Et comme si le monde entier eut pris parti contre Boum, tous les amis, tous les parents felicitaient Line de sa nouvelle condition et pour lui prouver leur satisfaction lui faisaient toutes sortes de presents. Ah, Boum la regardait la petite exposition dans la chambre de Line: les ecrins ouverts, les pendules, les coupe-papiers, les eventails, les porte-cartes, les services a liqueur, les manches d'ombrelles et tant d'autres objets utiles et inutiles, sans rapport aucun l'un avec l'autre, comme un _decrochez-moi-ca_ d'objets neufs. Tous ces cadeaux evoquaient pour Boum, ses cadeaux a lui que Line rangeait jadis dans la boite. A voir toute la difference qu'il y avait entre les uns et les autres, il sentait mieux ce qui distinguait l'affection de Line pour lui et l'affection qu'elle avait maintenant pour l'autre. En recevant ses cadeaux, Line -- il le comprenait maintenant -- jouait avec lui, elle faisait semblant d'etre contente; elle l'aimait pour rire; ente son sentiment d'alors et son sentiment d'aujourd'hui etait toute la distance qu'il y a, par exemple, entre un cheval de bois et un vrai cheval. En somme, -- c'etait sa conclusion -- il y a deux mondes sur la terre: l'un est celui des grandes personnes qu'on prend au serieux et qui vont librement; a elles est reserve le droit d'etre heureux, d'aimer et d'etre aime; pour elles et a leurs tailles, toutes choses sont faites depuis les tables, les fauteuils et les maisons jusqu'aux voitures, aux chevaux, aux fleurs des magasins. L'autre est le monde des petits, ils ne servent qu'a amuser les grands qui ne tiennent pas compte d'eux; pretextes a chatiments ou a recompenses, objets a savonner, a promener, faire manger, travailler, dormir et surtout a dresser a toutes ses manies; eternels etrangers dont personne, ne comprenant exactement la langue, n'a jamais songe a ecouter le coeur... Boum comprenait admirablement que son grand-pere ait voulu fuir ce monde-la. A sentir que des temps infinis le separaient de cette seconde vie et que de plus le jour ou elle viendrait, il aurait tout de meme perdu Line, Boum eut une tristesse immense et desespera. III. ... Des fleurs, des lumieres, un pretre tout d'or vetu, au pied de l'autel Line en robe blanche a cote de _Lui_ Claude, le voleur de sa joie: Boum percevait tout cela dans la musique et dans l'encens. C'etait comme l'apotheose de sa douleur. Parce qu'il etait trop impressionnable et souffrant deja, ses parents l'avaient dispense de figurer dans la scene cruelle. Miss Anny l'avait mene avant l'heure, derriere un pilier de l'eglise. Quelques personnes le reconnaissaient et lui faisaient devotement un petit signe dans un sourire en remuant la tete et en disant: - B'jour Boum. Il repondait en s'inclinant un peu, automatiquement, l'esprit ailleurs. Dans ses grands yeux noirs dilates, aucune larme ne venait. Il etait tres calme et pourtant la fievre brulait son petit corps; ses tempes battaient vite. Un violon sanglotait la _Meditation de Thais_. De jeunes couples passaient entre les chaises pour la quete. Boum attendait qu'on vint a lui en chauffant au creux de sa main une petite piece d'or remise par sa maman a cet effet. Dans les frou-frous de soie, on entendait de petites toux discretes et pieusement etouffees. Pour l'amoureux de Line, la ceremonie n'etait ni longue, ni courte; comme lorsqu'est atteinte la plenitude de l'emotion, il n'y avait plus pour lui ni de temps, ni espace... le mariage etait. Dans l'apres-midi, vers trois heures, apres un mauvais sommeil, pendant qu'il etait encore couche, il vit Line entrer dans sa chambre. Elle avait quitte sa robe blanche et portait une robe de voyage brune, neuve assurement, puisqu'il ne l'avait encore jamais vue. Sans relever de l'oreiller sa tete lasse, comme il sentait que l'heure n'etait plus ou l'on pouvait modifier les choses, il recut sa tante aimee avec un pauvre sourire indulgent et resigne. Line, sans doute, allait lui faire longuement ses adieux, lui dire des phrases gaies, des phrases pour enfant. Devant le petit masque douloureux qui souriait, toutes les paroles durent lui paraitre inutiles; elle tomba simplement a genoux; tres certainement, c'etait uniquement pour rapprocher sa tete de la sienne; mais, comme si elle eut compris un instant, le visage tourne vers les couvertures, elle pleura de gros sanglots. Des yeux de Boum, deux larmes tomberent, sans que son sourire cessat. Sans dire un mot, il se contenta, pour lui faire sentir qu'il l'aimait, de poser sa petite main sur la nuque blonde de Line. Dans sa pensee, c'etait un geste d'amour, en realite presque un geste de pardon. ... Et pourtant peu apres, Line s'en alla, avec Claude, pour un long voyage. IV. Dans son lit de cuivre, bien peu l'auraient reconnu. Boum etait malade, tres serieusement malade depuis de longues semaines. Sa figure allongee avait perdu cette rondeur de pomme fraiche qui poussait autrefois les moins intimes a l'embrasser. Ses cheveux qui s'echappaient alors du beret en boucles epaisses et folles, se collaient ternes a son front et a ses tempes creuses, comme des meches de coton noir. Seuls ses yeux qui paraissaient plus grands, brillaient dans sa figure pale aux levres exsangues. Ses mains amaigries s'amusaient tres peu avec les jouets compliques qui gisaient sans vie sur la soie bleue de l'edredon. Boum avait d'abord eu des faiblesses etranges, puis des syncopes frequentes au moindre mouvement, l'un de ces evanouissements s'etait termine en un delire qui avait dure cinq jours. Tout le monde avait cru qu'il devenait fou. Sa crise avait coincide avec une poussee de croissance. Maintenant, quand on le portait sur un fauteuil, -- le temps de faire son lit, -- quand il etait assis, il etait si grand dans sa robe de chambre rouge, que les visiteurs l'auraient pris pour un frere aine malade, tant il avait peu l'air d'etre ce beau petit que tous avaient connu. Cette fois-ci, du moins, son mal avait ete compris. Trois medecins venus en consultation avaient diagnostique son cas, tres rare d'ailleurs, d'"hyper-neurasthenie precoce a forme d'idee fixe et survenue pendant l'epoque critique de la formation compliquee d'accidents meninges." Pour tous les siens, il n'y avait plus de doute maintenant: c'etait de Line que Boum souffrait. Sa maman ne le quittait presque plus et restait des heures entieres aupres de son lit, cherchant a le distraire. Son pere avait perdu la moindre trace de severite; des que ses affaires etaient terminees, il venait s'asseoir dans la chambre. Presque tous les jours, il apportait des jouets nouveaux et des livres d'images; il lisait meme des histoires amusantes en epiant le moindre rire sur le visage de son fils. Quant a Miss Anny, elle errait dans l'appartement, completement hebetee, son profil de chevre plus chevre que jamais, parlant en termes emus du petit "invalid", terme qui avait le don d'exasperer la famille. Quand Boum etait assoupi, ses parents s'eloignaient de son lit et restaient a causer pres de la cheminee. Boum entendait des bribes de leurs conversations: - Ces histoires de chevaux ne l'amusent pas... Je crois que les voyages l'interessent davantage. - Il a mange plus volontiers sa puree de lentilles... - Madame Unetelle est venue... C'est agacant, a la fin, ces gens qui vous felicitent tout le temps de sa taille... - J'ai recu une lettre des Claude... Boum ecoutait alors: les Claude, c'etait Line. Ce nom seul irritait le pere, qui ne manquait pas de faire une reflexion desagreable; la mere defendait noblement les absents. - Claude, disait le pere, a bien cet air cretin et suffisant qui caracterise les diplomates... Line n'etait pas epargnee. - Avoir realise d'affoler, par sa coquetterie, un enfant de dix ans, c'est un comble. Ah! je retiens votre mere comme educatrice... - Line n'etait pas coquette, repliquait la mere, elle ne s'est pas rendue compte... evidemment, elle aurait pu faire attention... Et Boum voyait quelquefois, a travers les barreaux de son lit, dans le rayon de la faible lumiere qui venait du petit abat-jour rouge, les larmes perler aux yeux de sa mere, ces grands yeux qui ressemblaient tant a ceux de Line, a peine d'un bleu un peu plus sombre. Line... Line, comme il pensait a elle, aux conversations, aux promenades avec elle, a ses rires, a ses robes, a sa chambre, a sa petite voiture, a tout elle: il ne pensait a rien autre. Qu'est-ce qu'elle devenait? qu'est-ce qu'elle devait faire? voir? sentir? Surement elle devait penser a lui, elle ne pouvait pas l'avoir oublie. Il en etait sur. Il ne lui en voulait pas d'ailleurs, parce qu'elle etait bonne, il le savait bien. Quelquefois, devant les recriminations paternelles, il avait envie de la defendre, d'expliquer. Mais il se ravisait: est-ce que les petits garcons expliquent? Saurait-il meme? Il se sentait si faible, si deprime et le seul resultat de ses efforts pour parler, il en etait sur, ne serait que ce casque, ce mauvais casque de douleur, qui lui broyait la tete, a l'interieur et a l'exterieur, et qui ne s'en allait plus sans les compresses de glace et l'amere potion qu'on lui donnait en pareil cas. Non, a l'encontre de ses parents, dans le fond de son petit coeur, Boum n'avait aucune haine contre Line; au contraire, il n'eprouvait a se la rappeler qu'une joie sourde dans laquelle l'idee de l'absence seule etait douleur. Il savait que Line n'etait pas responsable, que son papa et sa maman etaient injustes et ne reprochaient rien autre a l'ancienne compagne de sa vie que le bonheur qu'elle lui avait jadis donne. Sa peine etait due, il en avait conscience, a d'autres causes, a une masse de circonstances, d'evenements insignifiants en eux-memes, dont l'un enchainait l'autre, qui pas plus les uns que les autres n'etaient seuls capables d'amener le resultat dont il souffrait. Contre ces circonstances ses forces ataviques, par l'image du grand-pere aux yeux bleus, lui disaient qu'il etait dans la vie sans cesse necessaire de lutter. C'etait Boum qui avait raison. La douleur n'est pas plus une personne qu'une chose: ce sont les parents qui pensent cela parce que c'est plus commode pour se plaindre et pour s'excuser. En realite elle est quelque chose de bien different. Sans le comprendre, l'enfant s'en rendait compte. La nature n'est ni bienveillante, ni malveillante, elle est indifferente simplement; dans elle, les actes et les sentiments se succedent sans ordre et sans autre raison que l'accomplissement de la vie; de leur juxtaposition et de leur somme decoulent, pour ceux qui en sont touches, la souffrance ou la joie, personne n'est responsable; en faisant beaucoup souffrir, tout le monde fait de son mieux. C'est pourquoi dans ce grand esprit de justice qui est l'apanage des enfants, Boum n'en voulut pas non plus a Claude. Le mari de Line ne pouvait pas avoir agi pour lui faire de la peine puisqu'ils ne se connaissaient meme pas l'un l'autre auparavant. Etant venu, Claude avait trouve Line a son gout -- beaucoup auraient ete de son avis, la seule particularite surprenante etait qu'il n'y eut personne avant lui, -- il l'avait prise, tout simplement. Seulement Boum, qui meditait sans cesse sur ce sujet, constatait qu'entre Line, c'est-a-dire sa joie et lui, il y avait bien cependant ce Claude et qu'il n'y avait que Claude. Que cet intrus n'eut pas agi dans un esprit mechant, il n'en restait pas moins la cause, cause inconsciente mais cause reelle tout de meme, de tout le mal. S'il n'etait pas venu chez eux s'occuper de Line, lui parler, la flatter, lui faire des cadeaux de grande personne, l'enlever enfin: Line serait encore la tendre, interessee, heureuse et rayonnante, a Boum, toute a Boum comme autrefois. Sans compter qu'aucune raison ne militait pour faire changer les choses: Claude n'avait aucun motif pour cesser d'etre heureux avec et par Line: la souffrance de Boum devrait donc durer toujours. Toujours! On n'a pas idee comme c'est long pour les petits garcons, cette idee la. Alors, une seule pensee envahit son pauvre coeur, pensee tres simple, tres pure, a laquelle ne se melait aucune apprehension, aucune haine, rien qu'une conscience parfaite des realites dont decoulait une resolution qui s'imposait, avec l'inexorable necessite d'une loi physique: il fallait separer Claude de Line, voila tout. Comment operer cette separation, voila ou le probleme devenait singulierement difficile. Pendant de longs jours, Boum envisagea d'abord l'idee de provoquer un voyage de Claude. Mais il l'abandonnait bientot parce que avec la possibilite catastrophale de voir Claude emmener sa femme, le retour de l'indesire restait toujours comme un danger menacant. Alors l'autre solution se presenta radicale et definitive: celle de l'autre depart, du grand voyage dont on ne revient jamais, jamais: il fallait que Claude mourut, sans cela Boum ne voulait plus vivre. Les autres pouvaient ne pas comprendre, mais Boum qui avait envisage tous les raisonnements et vide toutes les hypotheses, le savait: c'etait ainsi. ... Les crises revinrent plus frequentes. Le terrible mal de tete ne lachait presque plus le pauvre petit patient qui se plaignait doucement: - Maman, j'ai bien mal... La douleur descendait jusqu'au milieu de son dos. On avait du allonger l'arriere du bonnet a glace. - Maintenant c'est un casque, comme le vieux de papa, qui avait une criniere... lui disait-on. Avec de grosses larmes, le petit disait: - J'aimais mieux le nouveau petit qu'on me mettait avant et qui finissait a la tete... Le specialiste qui venait le voir tous les jours restait de longs moments cherchant, sans rien comprendre a cette recrudescence du mal etrange, emu malgre l'aridite du probleme, de cette douleur qu'il ne pouvait dominer. - Tu ne m'aimes pas, disait le docteur; tu ne me dis pas tout. - Si Monsieur, je vous aime bien repondait Boum, mais ca me fait mal, tres mal, toujours mal. Le praticien appliquait consciencieusement ses formules, sa "science", -- comme celle de ses confreres -- n'allant pas au dela; il avait relu tout ce qu'il savait deja, avait essaye toute une gamme d'agents physiques, d'injections, d'hydrotherapie. Il avait pense un instant au retour de Line, puis rejete cette proposition d'ailleurs difficilement realisable, craignant d'aggraver encore l'etat de l'enfant. Cet homme bon revenait toujours a la conclusion qu'il fallait une diversion a l'idee fixe, mais comment la trouver? On avait beau chercher; le resultat de tous les essais etait que Boum semblait reconnaissant de tant de peines. - Merci Monsieur, j'ai encore mal... Le jour mourrait en grosses barres rouges aux vitres de la chambre grise maintenant. Sous l'influence de la glace, Boum sentait la douleur s'en aller. Assise pres de la fenetre, d'une voix tres douce, l'infirmiere, ainsi que l'avait prescrit le docteur apres les crises, lisait. C'etait une histoire de mousquetaires; par extraordinaire, le petit malade ecoutait et demandait des explications: -Qu'est-ce que c'est que: provoquer? Mademoiselle... La jeune fille se repandait en explications. Elle reprenait le recit: l'un des deux heros fidele au roi ne pouvait pardonner a l'autre son abandon politique. - C'etait un mechant, disait-elle, un traitre; alors Murthos, le fidele, voulut se battre avec lui... -Se battre a coup de poing, interrogeait Boum. - Non, se battre pour tuer, reprenait-elle, avec des epees et des pistolets. - Mais pourquoi qu'il le lui disait d'avance, qu'il voulait le battre. Le mechant pouvait partir... loin, loin. - Parce qu'il etait loyal, il voulait se battre et non l'assassiner. Ces rencontres s'appellent un duel, chaque adversaire cherche a toucher l'autre et a se defendre avec son arme. - Mais alors, le bon aussi peut mourir, Mademoiselle. - Oui, Boum, c'est pourquoi il est tres mal de se battre en duel... - Ah! c'est mal, fit simplement Boum. De la meme voix, un peu monotone, l'infirmiere poursuivit la lecture, en jetant de temps a autre, un coup d'oeil sur son petit malade qui n'ecoutait deja plus. Le recit continuait, les peripeties les plus dramatiques se succedaient, la mere du bon heros venait sur le pre, pour essayer d'arreter les bretteurs, et se mettait a genoux tout en essuyant ses beaux yeux "d'un mouchoir de soie orne de dentelle"... Boum interrompit: - Mademoiselle, se battre en avertissant, c'est moins mal que d'assassiner quand meme, puisqu'il etait loyal, le monsieur... L'idee avait decidement frappe le malade, la jeune femme s'en apercut. Peut-etre parce qu'elle etait lasse de lire ou bien parce qu'elle ne voulait pas distraire Boum de sa distraction, elle repondit: - Oui, c'est moins mal. Il semblait, en effet, que le petit masque douloureux avait trouve quelque detente dans quelque imaginaire vision. Le soir, apres le diner familial, le pere et la mere etaient, comme a l'habitude, assis chacun d'un cote du lit. Boum posa quelques questions, toujours a propos de la lecture de l'apres-midi. Il avait oublie l'histoire, mais il voulait savoir: le duel, s'il y en a encore maintenant, comment on se bat, avec quelles armes, si c'est mal, ou seulement un peu mal... Pour la premiere fois, depuis longtemps, le pere riait un peu dans sa moustache tres brune; il donnait tous les developpements desires et declarait en principe: -... Que le duel c'etait tres bien, a condition de se battre pour des motifs graves, des choses qui en valent la peine,... pas pour la galerie ou pour faire parler de soi, mais simplement, courageusement, loyalement... Boum n'y etait pas encore; pauvre petit, il tenait encore a la vie. - Est-ce que on peut mettre une cuirasse, demandait-il? - Oh oui, disait le pere, apres une petite hesitation, si l'on est d'accord et que votre adversaire en porte une. Mais ca n'est pas l'usage... - Ah! faisait Boum, interesse. Cette nuit la, il dormit mieux, plus calmement. A quelques jours de la, il terminait son bol de phospho-cacao et ce fut pour les parents et pour les domestiques une bien grande joie. V. Les jours, des lors, virent meilleurs. A voir le petit reprendre tout doucement, on pouvait croire remonter une pente et peu a peu, avec l'espoir, le bonheur semblait revenir dans la maison. Le medecin lui-meme etait heureux. Depuis longtemps, il connaissait le remede; malheureusement le remede n'etait pas de ceux qu'on achete dans les pharmacies. - Il fallait "decrocher" l'idee fixe, disait-il; et pour cela interesser le malade a une autre idee... En verite, Boum ne pensait plus seulement a son malheur, ou plutot il croyait avoir trouve le moyen de pouvoir agir sur son malheur meme: la desesperance avait quitte son petit coeur. Il croyait maintenant pouvoir supprimer Claude et le supprimer non pas vilainement par un crime, mais selon la formule paternelle "simplement, courageusement, loyalement". Sans doute, le malade n'avait confie a personne son secret, seulement comme il ne parlait plus que de provocation, de pre, d'epee, d'honneur et d'escrime, tout le monde avait compris autour de lui. Le pere, prompt comme tous les hommes a trouver dans les evenements la satisfaction de ses desirs, trouvait cette idee follement amusante. Son fils allait mieux, il ne demandait pas autre chose; de plus, meme son ame de cavalier et de militaire n'etait pas fachee de cette tournure d'esprit que cette idee denotait chez son fils. Peut-etre meme, dans le fond de son coeur, en ressentait-il un secret contentement. La mere, plus prudente, apres le premier moment de bonheur, s'etait un peu alarmee. Qui sait, pensait-elle, si Boum, apres avoir constate l'impossibilite de sa combinaison, n'allait pas retomber dans une autre crise, plus grave encore qui menacerait sa raison et sa vie. Le docteur avait eu beau donner toutes les assurances. - L'attention n'est plus fixee sur un seul point, disait-il, maintenant l'imagination va d'une idee a l'autre; la derniere comporte une part d'inconnu et d'initiation. Il y a du jeu, comprenez-vous, dans tout ce travail la; et pendant ce temps l'etat general profite, l'assimilation se fait, les forces reviennent avec leur pouvoir de reaction propre. Nous passons la crise de croissance. Tous ses raisonnements ne convainquaient qu'a demi le jeune femme parce qu'elle redoutait tellement l'atroce mal et aussi, parce qu'a rebours de son mari, elle n'avait aucun gout pour la solution de Boum si fantastique qu'elle lui parut. Le duel restait lie dans sa pensee a des surprises douloureuses. Le jugement sain et serieux qu'elle tenait de son pere ne trouvait aucun gout a la conception cabotine des choses saintes dont les modernes rencontres se reclament. Elle la trouvait un peu degradante; son coeur de femme et de maman aurait prefere toute autre diversion au mal de son fils que celle-la. Cependant Boum allait toujours mieux. Ses nevralgies avaient presque disparu. Il mangeait de bon appetit et dans son corps amaigri, les forces revenaient. Un jour pour la premiere fois depuis sa maladie, l'automobile paternelle l'avait mene prendre l'air en compagnie de sa mere. Un grand soleil d'ete envahissait l'avenue du Bois, presque deserte. Devant toute cette solitude dans la joie de la nature, Boum evoqua d'autres joies passees qui etaient, jadis, sur cette meme allee dans l'agitation du peuple enfant parti aujourd'hui. "Ses petits amis", il passait alors au milieu d'eux, triomphant aux cotes de Line, maintenant il sentait l'isolement de son coeur desole. Ces constatations pourtant ne deprimaient pas son energie et ne ralentissaient en rien sa resolution arretee; a l'encontre, il semblait trouver, en elles, des forces nouvelles pour vivre, pour satisfaire ce besoin d'action que sa race reclamait et par la rejoindre ce qu'il croyait etre la raison de sa vie. Son pere l'avait averti; il devait reprendre des forces d'abord, apres seulement il pourrait se mettre a etudier l'art de tuer selon les regles des principes admis. A present, il en etait encore a la premiere partie du programme; il laissait, comme on lui avait explique, l'air et le soleil l'aider a le remettre. Sans parler, il s'abandonnait a l'apre bonheur de se ressouvenir. A l'extreme bout du lac, il demanda l'autorisation a sa mere de cueillir quelques fleurs. Comme autrefois, il les ramassait methodiquement, avec une maladresse appliquee. C'etaient toujours des humbles fleurs des prairies publiques. Aujourd'hui, a cause peut-etre de sa resolution et de toute l'evolution qui s'etait faite en lui, il estima pouvoir les faire parvenir a celle qu'il cherissait. - Voulez-vous Maman, les mettre dans une lettre pour Tante Line? Et rien que pour ce mot, tout d'un coup, sa maman sanglota, tres tres fort. Pourquoi cette jeune mere qui avait eu a cause de ce fils de si grandes angoisses et qui n'avait jamais verse que des larmes isolees, etait-elle emue aujourd'hui, tellement? Boum, tres gentiment, devenant un homme parce qu'il etait devant une femme eploree, la regardait essayant d'essuyer ses yeux avec un mouchoir gros comme une noix; instinctivement, il repetait les mots qu'on lui disait autrefois a lui-meme: - Ne pleurez pas, petite Maman... il ne faut pas avoir de chagrin... Mais toutes les paroles ne pouvaient pas consoler cette peine. Peut-etre, en voyant le geste naif, la petite mere avait-elle pense que ces fleurs seraient pour elle, expression timide d'une reconnaissance muette dont son coeur brise avait tant besoin... - Et moi, disait-elle, tu ne m'aimes pas, Boum? De toute sa tendresse, mais cruellement parce que c'etait vrai, il repondit: - Si, je vous aime, mais ce n'est pas la meme chose... VI. Boum etait presque gueri. Il vivait de la vie ordinaire, mangeait avec tout le monde, recommencait ses lecons et ses promenades comme par le passe. Si ce n'eut ete quelques drogues qu'il prenait avant les repas et dont les flacons bizarres ornaient sa place a table, personne n'aurait pu dire qu'il ait ete malade, si gravement malade. Comme le souvenir des choses tristes passe rapidement, l'entourage ne pensait plus ni a Line, ni a l'idee fixe dont Boum avait ete si pres de mourir, ni meme a l'autre idee saugrenue qui avait remplace la premiere et dans l'esperance de laquelle l'enfant avait retrouve les forces de vie. L'ami de Line n'en parlait jamais d'ailleurs. Il etait devenu un grand garcon, grand par la taille -- tout le monde lui donnait treize ou quatorze ans, il n'en avait pas meme onze. Son corps tres fluet et qui faisait penser aux plantes poussees trop vite, gardait encore un peu de sa grace passee. On ne retrouvait dans sa figure amincie que ses yeux, ses grands yeux noirs aux longs cils mordores dont le regard limpide et profond attirait. En lui, une certaine gravite surprenante frappait surtout. De l'ancien Boum, de sa vivacite, de son charme particulier, ne restait qu'une affabilite tres douce, une politesse marquee et tres prevenante qui partant, le distinguait encore des autres enfants. A le voir, attentif, complaisant, souvent rieur meme, on eut pu croire qu'il avait oublie: en realite, comme au premier jour, il pensait a Line, comme au jour de la revelation, il etait decide a se battre avec Claude. Tout au plus avait-il ajoute, a mesure que l'initiation de la methode precisait les premieres donnees, l'idee d'un sacrifice de sa vie propre. Il faisait cette offrande genereusement parce que sa nature etait aventureuse, parce que les enfants et les jeunes ne savent pas ce qu'est la mort et aussi parce que la vie sans Line avait perdu tout sens pour lui. - Ce sera Claude ou moi, pensait-il. Un jour, tres timidement, mais resolument comme quelqu'un qui reclame le paiement d'une dette, il vint trouver son pere seul et lui posa la question: - Je pourrai commencer l'escrime, dit-il... - Ah, c'est vrai, tu veux toujours... Puis ca te fera le plus grand bien... Quelques jours apres, vers dix heures du matin, dans un grand immeuble du boulevard Malesherbes, au rez-de-chaussee, a droite sous le porche, Boum et son pere firent leur entree dans une quelconque salle d'armes de Paris. A cette heure matinale pour le quartier, les clients ne venaient pas encore. Un homme de blanc vetu avec un coeur de flanelle rouge a la place du coeur, finissait un balayage minutieux et arrosait a l'aide d'un entonnoir dont le bec dessinait parterre des _8_ entrelaces. Dans la salle, a laquelle les epees faisaient des murs d'aciers, sous les panoplies, les drapeaux, les "Honneur", les "Patrie", le maitre, du bout de sa barbiche et derriere un lorgnon, lisait, de loin, dans un journal, les chroniques du jour, et prenait son cafe au lait. Boum lui trouva en meme temps l'air terrible et l'air d'un marchand de jouets. Il l'entendait parler sec, sans finir ses phrases, toujours sur un ton de commandement: - Les petites graines, disait le professionnel, poussent mieux sur la planche... avenir... on ne sait pas... honneur... hygiene... voici les prix et les conditions, et il allait vers un bureau de chene prendre d'une pile, un prospectus dont le pere en accepta les termes sans le lire. Le Prevot appele prit les mesures du futur "membre" -- c'etait sa femme qui confectionnait les tenues. Dans cinq jours, quand Boum reviendrait: le masque, les sandales, les petites epees, tout serait la. En les accompagnant, fidele au rite, le maitre eprouva le besoin de dire: - Nous allons le soumettre au ballottage. C'etait une de ses manies de vouloir donner les allures d'un cercle a son entreprise. Dans la rue, Boum ayant demande des explications sur ce dernier mot, son pere pensant autre chose repondit: - Ce sont des betises. Boum fut admis sans opposition. Au jour fixe, il venait costume en petit bretteur, le visage dans sa cage a mouche, debout mal a l'aise sur cette planche qui lui paraissait haute et de laquelle il avait peur de tomber. Le maitre prodiguait son enseignement, donnant des exemples, repetant ses phrases comme s'il recitait une lecon. Boum, un peu ahuri, suivait de son mieux, s'appliquant de toute son ame a bien faire, mais bientot rompu dans tous ses membres se demandant comment dans cette instable position, on pouvait jamais arriver dans la realite a se battre, a se toucher, a se defendre et a faire quoique ce soit. Effraye, il pensait que, peut-etre, il faisait exception au reste des hommes, qu'il n'arriverait jamais, bien que le maitre flatte de son attention y allait de temps en temps d'un encouragement. - C'est mieux, petit... vous faites attention... vous avez des dispositions, vous arriverez... Le soir, moulu par la courbature, il eut une defaillance en pensant que cette solution aussi serait tres longue. Pour arriver a savoir faire, en somme, il faudrait etre grand et c'etait justement de ne l'etre pas qu'il souffrait... Le jour suivant, il retourna pourtant a la lecon, parce qu'il n'etait pas d'une nature qui renonce et tous les jours, il recommencait les "quarte", les "quinte", les "doublez", les "parez et tirez", etc. Tres lentement, il sentit lui-meme ses progres. Il se fatiguait moins maintenant sur cette planche ou il se tenait mieux, assis sur les jarrets, sans perdre ce que le prevot facetieux ne se laissait pas d'appeler: "les petits equilibres". Mettant a part l'escrime, la salle ne l'interessait pas. De rares clients venaient a son heure et cependant, il y avait dans ces murs comme un air de susceptibilites factices et de points d'honneur idiots se fondant dans l'acre odeur de la sciure et des transpirations, qui l'ecoeurait. Boum avait son idee, il etait venu dans un but tres precis. Sa bonte profonde s'alarmait a la pensee de querelles cherchees, que sa mentalite serieuse lui faisait trouver inutiles. Aussi a part les indispensables formules de politesse, il parlait peu. Pendant les poses, il s'asseyait a l'ecart sur la banquette de velours rouge, et continuait a s'instruire en regardant. Cependant, il s'etait fait un ami. C'etait un monsieur grisonnant, legerement bedonnant, avec des yeux rieurs et un tres bon sourire. En le montrant, le prevot avait dit a Boum: - C'est Laferriere, vous savez celui qui fait des pieces, un rigolo. Avec plus de ceremonie, le maitre avait, selon l'usage, presente son jeune eleve: -... A Monsieur le Comte de Laferriere, de l'Academie Francaise. Boum avait tendu sa petite main. Un jour, entre deux reprises, le Monsieur lui avait demande: - Eh bien, que pensez-vous de l'art noble des armes? Boum avait repondu: - C'est difficile. - Comme tous les arts, repliqua le Monsieur; il n'y a que la critique qui soit aisee. Vous ne voulez pas devenir critique, j'espere, comme M. Doumic? - Je voudrais savoir faire des armes, fit Boum, qui n'avait pas bien saisi. - Officier ou maitre d'armes, interrogea encore le Monsieur. - Ni l'un ni l'autre, fit Boum dans un rire, comme quelqu'un qui trouve ces deux perspectives folles et extravagantes. - Que voulez-vous etre alors? - Je veux etre comme mon papa; je veux me marier, mais avant je veux savoir faire des armes. Peut-etre cette reponse aurait-elle laisse indifferent plus d'un habitue de la salle; la plupart n'aurait pas, sans doute, ete frappe par l'apparente incoherence de ces deux volontes. Chez Laferriere, l'habitude tenace de regarder les hommes le fit s'arreter. - C'est etrange, dit-il, comme ailleurs pour ne pas attirer l'attention du petit qu'il savait fort bien ne pas devoir parler cette fois sur un aussi grave sujet, et il ajouta: Nos gouts ne sont pas tout a fait pareils. Comme vous, je veux faire des armes, mais je n'ai pas du tout envie de me marier... parce que je suis marie, comprenez-vous. Boum sourit. De cette conversation commenca leur sympathie. Par la suite, Laferriere, rassasie, relativement jeune, de toutes les joies et de tous les honneurs, trouvait une douceur particuliere a retrouver, chaque matin, le petit coeur honnete et frais dans lequel il sentait le mystere. Boum avait retrouve en lui une camaraderie qu'il n'avait jamais connue chez Line: son nouvel ami l'ecoutait serieusement. Cela ne les empechait pas d'ailleurs de rire souvent ensemble, au contraire; l'academicien savait des histoires impayables que le prevot, en s'appuyant sur la courbe de son epee, ecoutait la bouche ouverte. Leurs natures se ressemblaient par plus d'un point; ils etaient tous deux curieux et adaptables, naifs sans etre betes et d'une generosite speciale qui voulait le bien de tous les etres y compris pour chacun d'eux celui de sa petite personne. Aussi se comprenaient-ils a merveille. Boum sentait les jours ou son ami n'etait pas en train et les jours ou il etait en veine d'expansion. Laferriere avait saisi une fois pour toutes que l'enfant n'aimait pas etre traite en bebe; son degre de developpement, pensait-il, valait bien celui d'adultes qui ne se developperaient plus. Et puis, pour les raisons differentes, les gens de la salle les ennuyaient tous deux. Boum, parce qu'il etait le seul enfant, se sentait un peu perdu; son ami, au contraire, connaissait trop de mentalites toujours pareilles a cette collection d'oisifs croyant etre le monde et dont la suppression radicale, en un jour, n'aurait pas eu la moindre repercussion. Ils se lierent rapidement. Quelquefois, ils sortaient ensemble. Par les belles journees, Laferriere allait volontiers jusqu'au Bois accompagner Boum; ils causaient tout le long du chemin, des sujets les plus divers. Ils saluaient une masse de gens. On plaisantait le grand homme sur son petit ami. - Mais c'est un fils donne par la nature, avait dit un Monsieur qui marchait au cote d'une jolie blonde. - C'est idiot, avait replique Laferriere, puisque c'est un frere aine. Cette facon de presenter Boum comme un petit sage auquel on demande des avis n'etait pas qu'une simple plaisanterie. En realite l'auteur parisien etait un grand enfant. Les bonheurs de l'existence l'avaient conserve jeune; il etait reserve. Laferriere s'etait tellement mis a sa portee, qu'il finissait par le prendre au serieux, solliciter ses conseils, et lui faire meme des confidences que beaucoup auraient trouve anachroniques et prematurees. Boum gardait a la maison un complet silence sur ces affaires de son ami qu'il estimait etre d'un ordre et d'une nature non susceptibles d'etre saisis par ses parents. En particulier, il etait souvent question dans ces confidences d'une grande passion de l'auteur pour une certaine dame qui jouait ses pieces et dont il vantait, sans cesse, les perfections. Il l'appelait: Dora. Un jour, -- ils etaient deja de vieux amis -- au sortir de la salle, comme il pleuvait, Laferriere proposa d'emmener Boum dans son automobile. En chemin, il lui dit: - Si nous allions chez Dora? Boum, sans savoir pourquoi, hesita le quart d'une seconde, puis accepta. L'auto obliqua, gagna les quais, et s'arreta familierement devant un grand immeuble de la rive gauche, pres du pont de l'Alma. Au sortir de l'ascenseur, au troisieme, Laferriere ouvrit la porte d'entree avec une petite clef qu'il sortit de sa poche. - Comment, c'est toi cheri, fit une voix tres douce. - C'est nous, repondit l'ami de Boum. Cette reponse excita sans doute la curiosite de la maitresse de ceans, elle sortit a leur rencontre precipitamment. Elle avait du entendre parler de Boum, parce que tout de suite, sans presentation, elle l'accueillit gentiment dans un bon rire: - C'est gentil, Monsieur Boum de venir me voir. Boum, en petit garcon bien eleve, s'inclina et baisa la main qu'elle lui tendit, selon les formes les plus respectueuses. Quand ils se furent installes dans le petit salon ou elle les avait introduits et dont l'unique large baie donnait sur le fleuve, il la vit a moitie etendue sur un sofa assez bas, que recouvrait en partie, sur un tapis sombre, une fourrure blanche tres souple et deux gros coussins vert-bleu. En verite, elle etait jolie, ses cheveux lui faisaient comme un bonnet de moire brune et tout le temps ses dents eblouissantes riaient d'un rire perle special qui paraissait toujours partir d'une scene. Elle faisait une masse de frais a Boum, a la fois amusee, flattee et un peu genee par la presence insolite d'un enfant. Boum repondait poliment a toutes les questions. Toujours tres sobre de details sur ses propres affaires, il ecoutait tranquillement tant qu'il etait question de lui, en posant simplement sur celui des deux qui parlait le regard franc de ses grands yeux intelligents et nullement etonnes. Cette visite lui semblait toute naturelle, etant donne le serieux de son amitie avec celui qui l'amenait. Le ton de la conversation aurait ete celui de toutes reunions de trois grandes personnes si ce n'eut ete quelques remarques decousues d'enfant, sur "le nombre de bateaux qui passaient sur le fleuve" ou sur "la difficulte qu'on devait trouver a apprendre par coeur tout un livre". Laferriere jouissait, amuse par l'etrange de la situation. Evidemment, pensait-il, pour une masse de gens, le fait d'emmener un enfant chez sa maitresse aurait paru enorme, monstrueux; en realite, sa conscience honnete et degagee des conventions se refusait a voir le moindre tort dans ce rapprochement qui ne faisait de peine a personne. Ces deux amis eprouvaient, au contraire, pour des raisons diverses, un certain plaisir a se trouver ensemble; aucun mot, aucun geste ne pouvait alterer la serenite de Boum et etre pour lui un changement de ce qu'il entendait et voyait familierement tous les jours... alors pourquoi pas, surtout que lui-meme l'auteur qui avait vecu tant de reves trouvait dans la presence de ces deux etres je ne sais quelle impression de consolider un bonheur instable et que son coeur aimant aurait tant voulu voir persister longtemps. Dans la voiture qui le ramenait chez lui, Boum fut interroge. - Comment la trouves-tu? demanda Laferriere. Tres gentille et tres jolie, apprecia Boum, vous devez bien vous amuser avec elle. Naturellement, comme toujours, dans sa famille, l'ami de Line negligea de raconter cette petite aventure; non pas qu'il voulait dissimuler quoique ce fut, mais sentant son impuissance d'expliquer et de convaincre, il savait ne devoir pas etre pris au serieux; alors il ecouta sans interrompre comme le lui avait enseigne Miss Anny. Cette visite, pourtant, avait fait sur lui une certaine impression; elle lui avait ete comme une preuve que son ami ne jouait pas avec lui, qu'il lui disait la verite, qu'il avait en lui une confiance sympathique. Boum n'en doutait pas avant ce jour, mais parce qu'il tenait de son grand-pere peut-etre ou bien parce que simplement il avait souffert des hommes, il gardait toujours, vis-a-vis d'eux, une prudence et une reserve discrete. En telle maniere qu'a ce moment, quand son ami l'avait mis au courant de sa principale preoccupation sentimentale, lui n'avait pas encore articule un seul mot de la grande affaire qui etait l'unique souci de sa petite vie, et n'avait jamais prononce le nom de Line a Laferriere. Apres la visite chez Dora, il prit la resolution de tout lui raconter. L'occasion vint. Au sortir de la salle d'armes, ils filaient tous deux grande allure dans l'auto decouverte vers Saint-Germain. Laferriere ayant fait peu de temps auparavant la connaissance du pere de Boum, lui avait demande pour ce jour-la l'enfant a dejeuner. Maintenant ils allaient au rendez-vous; Dora devait les rejoindre de son cote. A la sortie du Bois, apres l'indispensable arret a la barriere, Boum retrouvait l'aspect familier du paysage net et propret qu'il avait si souvent regarde autrefois avec Line. Dans le fond de son ame, il s'attendrissait. Les constatations de l'octroi ayant interrompu leur conversation, des que la voiture repartit, Boum demanda: - Pourquoi, faites-vous des armes, vous? Laferriere repondit une phrase evasive, une de ces explications dont il avait le secret et qui n'arretait rien: "on ne bouge pas assez... c'est necessaire... je ne veux pas grossir...". - Ah, fit Boum, c'est simplement pour ca. Vous ne voulez pas vous battre. - Oh, fit Laferriere, quand je peux eviter, j'aime autant. - Moi, repliqua gravement Boum, je veux me battre, mais serieusement, _a mort_, avec quelqu'un que je sais, et qui n'est pas ici en ce moment. L'auteur, se retourna brusquement, visiblement interesse: - Non, dit-il, c'est vrai? Toi? Qu'est-ce? Qu'est-ce qu'on t'a fait? Tres posement, regardant par terre, Boum repondit: - Il m'a fait un immense chagrin. Peut-etre le connaissez-vous, c'est Monsieur Claude Vauquer de Conflans. - Conflans, le diplomate? fit Laferriere, c'est un imbecile! - Oui, dit Boum, sans se douter de la confirmation qu'il donnait a cette appreciation, c'est lui. Je veux qu'il meure. - Qu'est-ce qu'il t'a fait, mon pauvre Boum. - Voila, expliqua l'enfant. J'avais une tante, mais une toute petite tante, la soeur de ma maman. Nous etions tres, tres bien ensemble, tout le temps ensemble et je l'aimais... tant. Boum disait ce mot tout bas, tres emu, baissant encore davantage sa tete brune. Laferriere sentit le petit drame et n'interrompit pas. - Je l'aimais, reprit-il, comme vous vous aimez Madame Dora, bien plus encore parce que vous, vous etes grand, et moi je ne suis qu'un petit garcon et je n'avais qu'elle, rien qu'elle, vous comprenez... C'etait Tante Line... Plus bas encore, mais cette fois, avec un gros sanglot, il poursuivit: - Il me l'a prise... Emu aussi par cette jeune douleur, le Parisien laissa passer un temps, puis demanda: - Comment te l'a-t-il prise? - Il l'a epousee, puis ils sont partis. - C'est sa femme, remarqua Laferriere, elle est bien jolie en effet, je l'ai apercue le jour de son mariage. - N'est-ce pas qu'elle est jolie? reprit Boum; mais le pire c'est qu'avant de partir, il l'avait changee, tellement. Vous ne l'auriez pas reconnue. Avant elle etait douce, elle ecoutait comme vous, nous sortions tous les deux, elle me racontait les histoires de mon grand-pere qui etait parti tout petit en Amerique, elle avait une petite auto qu'elle conduisait, nous nous amusions bien; apres, quand Monsieur Claude est venu, elle restait tout le temps avec lui, enfermes dans le petit salon de Maman, ils allaient dehors ensemble, et lui -- et l'enfant precisait en remuant son index en l'air -- il faisait expres, il lui donnait des cadeaux et des fleurs, il la flattait et se moquait de moi. Profondement touche, mais voulant savoir, Laferriere interrogea: - Mais tu n'as pas parle a ta tante? Tu ne lui as pas demande pourquoi elle changeait, pourquoi elle allait avec l'autre. - Souvent, repliqua Boum, j'ai essaye; j'ai dit tout ce que j'ai pu, mais quand on est petit, vous savez, on ne vous ecoute pas, et puis, on ne sait pas ce qu'il faut dire... - C'est vrai, fit l'autre, on ne sait pas... Et sur cette reflexion, quelques instants passerent sans qu'ils se dirent un seul mot. De chaque cote de la voiture, le paysage defilait rapidement, perdant de plus en plus son aspect de banlieue pour devenir la campagne veritable: la route n'avait plus de trottoir, les maisons ne se touchaient plus et le fleuve, delivre de ses quais, coulait plus librement dans la lumiere crue entre ses berges de prairie. Laferriere etait bouleverse par le recit de cette tragedie. Les faits, en eux-memes, etaient tres simples, en somme, si naturels: le petit aimait, est-ce qu'on ne peut pas aimer a tous les ages, qui sait meme si a l'age de Boum on n'aimait pas mieux, plus aprement, plus exclusivement et plus serieusement aussi? A travers le cortege fane de ses propres amours, il cherchait a retrouver le souvenir de ses premiers elans, alors que rien ne venait distraire de la grande chose, sa pensee et son coeur... Et pourtant il demeurait desempare devant cette detresse d'enfant, lui le vieux Parisien aux histoires nombreuses et qui gardait encore assez de foi pour aimer eperdument une petite femme quelconque "qui jouait ses pieces". Il etait confondu parce que de cette histoire tres simple resultait cette situation anormale, parce que ce cas particulier constituait un accident grave, une situation sans denouement, une maladie sans remede. Un seul instant, il fut sur le point de dire a Boum: "Il y a d'autres femmes de par le monde, ne te desole pas, tu verras que la vie peut guerir aussi". Mais, ce meme homme qui n'avait pas hesite a mener l'enfant chez une femme un peu a cote, se refusa a tenir la petite ame, meme pour la consoler. Il dit simplement: - Mais dans un duel, tu t'exposes toi aussi; s'il te tue, Boum? - Je sais bien, dit le petit tres simplement, mais puisqu'il n'y a pas d'autre moyen... C'etait bien la logique que craignait Laferriere. Sans doute, il savait que le projet de Boum ne se realiserait pas, que quelque chose viendrait surement se mettre en travers, qu'on rirait. Mais toutes les desillusions et toutes les deceptions que cette mise au point comportait, firent mal a son egoisme genereux; comme un grand enfant qu'il etait lui aussi, il laissa partir l'expression de son depit: - Oh, Boum, fit-il, pourquoi m'as-tu raconte cette histoire? Le petit, logique jusqu'au bout, ne voyant pas encore tres bien la difference de l'amour et de l'amitie, repondit tres naturellement aussi: - Parce que vous aussi, Monsieur, je vous aime beaucoup... - Tu as raison, repliqua Laferriere, assez touche de cette remarque, en prenant sa petite main, tu peux compter sur moi. Ils avaient fait un petit tour par la foret silencieuse et sombre malgre le soleil; ils retournerent vers le restaurant ou Dora les attendait sur la terrasse, assise devant une table servie. Elle avait du se lasser de regarder le decor magique de Paris engourdi a cette heure dans une diaphane buee, elle jouait machinalement de sa longue main avec un sac et une masse d'autres objets d'or autour desquels elle avait noue ses gants. - Je n'ai pas failli, fit-elle en les voyant... Laferriere s'excusa: ils avaient cause, puis instinctivement, comme quelqu'un qui a la grande habitude, il ajouta, en lui baisant tendrement la main: - Nous voulions te donner le temps d'etre idealement jolie; nous ne sommes pas venus une minute trop tot... Pas fachee, elle le remercia des yeux. Ils mangerent. Laferriere, preoccupe, parlait peu. Dora lui trouvait cet air particulier des jours ou il mijotait une idee de piece. Bonne fille, elle n'insistait pas, sachant bien qu'elle saurait. Elle faisait des frais a Boum pour l'amuser. Dans la ville qui tenait toute a leurs pieds, elle l'aidait a retrouver la maison de ses parents, lui indiquant les grands reperes de l'Arc de Triomphe et de l'Avenue du Bois; elle lui montrait sa propre demeure et celle de Laferriere. Le petit distrait, tour a tour regardait la ville, regardait la femme et jouissait de leur semblable beaute. Il pensait sans aucun sentiment de jalousie au bonheur de son grand ami. A l'encontre de ses affaires sentimentales, celles de ses commensaux s'etaient arrangees. Dora et Laferriere s'entendaient bien, ils etaient ensemble, constatait Boum, et -- comme on simplifie toujours la joie des autres de tout ce qui gate notre joie, -- il restait convaincu qu'aucune personne et qu'aucune chose ne venait jamais troubler la serenite de leur bonheur. Evidemment, Laferriere n'etait plus un petit garcon, et c'est tellement plus facile d'etre heureux quand on est grand. Enfin, un jour viendra peut-etre ou lui-meme... en attendant, il etait reconnaissant de tout son coeur a ces amis libres et tendres de l'admettre dans leur intimite et de lui faire ainsi respirer l'air de leur felicite. Quand ils eurent termine, en quittant la table ou ils etaient restes assez avant dans l'apres-midi, Dora, debout, interrogea Laferriere, en le regardant de tres pres: - Eh bien, ca se dessine ton idee? As-tu un role pour moi? En secouant les miettes de son gilet, il repondit pour n'etre entendu que par elle: - Je pense a mieux que le theatre, petit, a la vie, personne ne s'en doute, c'est bien plus emouvant... VII A une petite fete intime de la salle, pour la premiere fois, Boum se produisait en public. Les spectateurs etaient peu nombreux; il n'y avait guere, en dehors des membres de la salle, qu'un certain nombre de representants notoires de la presse sportive, gens fameliques et pretentieux. Le jardin avait recu une decoration de petit _14 juillet_, avec drapeaux et lampions. Devant la piste de combat, quelques fauteuils et les banquettes rouges etaient sorties. Au fond, entre les arbres, devant un maitre d'hotel a favoris, une table nappee supportait des sandwichs, des gateaux, des fleurs et une rangee de coupes a moitie pleines de tres mauvais Champagne. Une dizaine de tireurs etaient inscrits et devaient faire assaut "a la premiere touche". Boum etait considere par la salle entiere comme "une fine lame"; il l'etait vraiment. Le maitre, qui avait l'intelligence de son art, avait compris les premiers jours que l'enfant _ferait_ parce qu'il voulait faire; et alors, il l'avait pousse, sa jeunesse et sa debilite etant un obstacle aux travaux brutaux de l'epee, vers le jeu delicat du fleuret. Boum, qui en etait alors a sa deuxieme annee de salle, se servait maintenant d'une epee triangulaire et a coquille, comme celle des autres tireurs, mais dans sa petite main nerveuse, la lame battait peu et surtout ne cherchait pas les petits coups inattendus en piqure vers les mains, les genoux ou la tete; a l'encontre, elle tournait follement tout le long de la lame adverse, tres rapide dans tous les sens, avec des arrets brusques qui etaient des menaces, toujours en mouvement, toujours insaisissable pour venir, furieusement francaise, s'epanouir triomphante en une courbe svelte sur la poitrine du touche. Il fit, ce jour-la, d'assez jolis assauts, Laferriere qui n'aimait pas d'ordinaire ce genre de reunions etait venu pour voir son petit camarade. Tout en applaudissant a ses jolis coups, il etait inquiet parce qu'il savait ce vers quoi tendait cet effort et ce resultat. Le corps des chroniqueurs louaient sans reserve: decouvrir un talent inconnu est toujours si tentant et il faut le dire aussi, Boum etait joli a voir. Son vetement blanc moulait ses formes gracieuses et proportionnees: l'exercice l'avait considerablement renforce et assoupli; quand on le voyait dans la position classique, bien assis, a l'aise sur ses jambes, son bras nerveux se deployant dans une attaque en un geste large, ou bien modeste apres la victoire, son casque et son epee dans la main gauche, la tete un peu basse venant remercier l'adversaire; il n'avait plus rien alors de l'enfant chetif et mal pousse qu'il avait ete apres sa maladie. Il etait presque alors un de ces beaux adolescents qui font invariablement dire aux femmes avec un secret desir: - Il est gentil. Apres qu'il eut fait sept assauts, le maitre le proclama quatrieme avec trois touches, ce qui constituait, eu egard surtout a la qualite des autres tireurs, un assez joli succes. Laferriere et lui ne resterent pas apres la seance. Ils remonterent un instant a pied le boulevard. Comme a l'habitude, ils causerent. Laferriere avait raconte a Boum, quelques semaines avant, le sujet d'une prochaine piece. Maintenant il le mettait au courant des modifications projetees. Boum etait partisan des denouements heureux. Il se passionnait en general pour les peripeties de ces personnages de reve qui lui etaient devenus familiers; il les considerait comme des etres vivants qu'il aimait. Ce jour-la, il parlait peu. Laferriere, qui se rendait parfaitement compte de l'etat d'ame de l'enfant, se donnait l'air de ne pas s'en apercevoir. Quand ils furent arrives devant l'hotel de la rue Pergolese, Boum tendit sa main: - Au revoir, Monsieur, fit-il. Je vais rester quelque temps loin de vous. Nous allons a la campagne pour trois semaines... C'est la que ma tante et son mari viendront nous retrouver. Je la reverrai... Apres, j'aurai besoin de vous. Je n'ai que vous dans cette affaire. Dans un demi-sourire, Laferriere repondit: - Tu sais bien, Boum, que tu peux toujours compter sur moi, n'est-ce pas? - Je le sais, dit Boum en le regardant serieusement. Au revoir. VIII Dans son cabinet de travail, grande piece encombree, assombrie par les tentures et les cuirs de Cordoue malgre la grande baie vitree qui donnait sur le parc de la Muette, Laferriere, assis a sa table, venait de recevoir son courrier du matin. L'heure des lettres etait, pour sa nature heureuse, une heure benie. Un grand nombre d'inconnus lui ecrivaient. Il goutait une volupte particuliere... a l'ouverture brusque de cette porte sur l'intimite du monde exterieur. Des femmes lui faisaient des declarations passionnees, des amis sinceres lui donnaient des conseils pour la conduite de sa vie, la maniere d'acheter du vin, d'ecrire des pieces, de placer sa fortune, de combattre l'alcoolisme et combien d'autres choses encore. Apres avoir melange les enveloppes comme un jeu de cartes il les faisait couper par son domestique qui, habitue a cette fantaisie, s'en acquittait maintenant avec un grand serieux. L'homme de lettres lisait tout, dans l'ordre, d'un bout a l'autre, et n'aimait pas, pendant cette lecture, qu'on le derangeat. Ce matin, contrairement a l'usage, le domestique revint: - C'est Monsieur Boum qui insiste pour voir M. le Comte tout de suite. - De si bon matin? fit Laferriere. Qu'il monte. Il pensa que ce devait etre pour l'importante histoire du duel, et cette perspective l'ennuya. Un jour il faudrait bien, apres tout, mettre fin a cette plaisanterie. Un regret le prenait de l'avoir tant fait durer. Pauvre petit, qu'est-ce qu'il dirait s'il se voyait abandonne? Boum fit une entree inattendue. A peine eut-il ouvert la porte qu'il courut vers Laferriere, tomba assis par terre devant lui, et calinement mettant sa tete sur les genoux de son ami, il se mit a sangloter sans pouvoir dire un seul mot. Laferriere, emu, ne savait que dire. - Allons, allons, faisait-il... ne pleure pas... qu'est-ce que tu as... dis-moi... explique. L'enfant pleurait toujours. L'homme, desole par ce chagrin, finit par grossir la voix et dire presque rudement: - Assez, Boum, je te defends de pleurer ainsi. L'effet de ce changement de ton opera. Boum n'etait pas habitue a s'entendre parler ainsi par celui qui etait le confident de son coeur. Avec son petit mouchoir il tamponna ses yeux. Laferriere en profita pour le relever. Il l'entraina vers un divan un peu sureleve auquel un baldaquin de vieilles soies donnait un vague air de trone. Il forca l'enfant a s'asseoir pres de lui. Boum, parla longuement. Il etait parti avec ses parents pour la campagne et avait attendu pendant dix longues journees qu'Elle revint. Elle etait revenue. -... Mais, fit-il, elle est toute changee... d'abord elle n'est plus du tout jolie. Elle a un gros ventre. Elle n'est plus gentille. Elle rit tout le temps de moi, ne m'a meme jamais parle seul une fois. Elle est aussi severe pour moi que M. Claude et reproche a maman de ne pas bien m'elever. Elle m'a dit, parce que j'ai regarde dans un paquet qu'on apportait, que j'etais curieux comme une vieille chouette -- c'etait des cigares pour lui qu'il se fait envoyer dans une valise pour ne pas payer l'octroi --. Et puis, quoique Tante Line soit grande, elle s'occupe toute la journee de petits bonnets, de petites robes, et de petits bas que les marchands ne cessent de lui envoyer; elle en a toute une armoire, alors qu'avant son mariage elle ne jouait jamais a la poupee, mais tout le temps avec moi... A cause de tout ca, je me suis apercu que c'est moi maintenant qui ne l'aime plus. Alors je suis tres malheureux, je n'ai plus rien, je ne veux plus rien. Et il se remit a pleurer doucement. - C'est pour ca, fit Laferriere, que tu pleures! mais mon pauvre Boum, ces choses-la arrivent tous les jours. - C'est cependant malheureux, repliqua Boum. - Voyons, voyons... fil Laferriere... tu etais separe d'une femme que tu croyais aimer, je te plaignais. Maintenant, tu en es toujours separe, mais tu ne l'aimes plus... tu devrais te rejouir. - Peut-etre! fit le petit, plus navre de n'etre pas compris. Les larmes coulaient lentement de ses yeux. Il ajouta: - Cependant je suis triste... tres triste. - Alors, c'est que tu l'aimes encore, lanca Laferriere... tu n'es pas raisonnable. - Mais non, dit Boum. Je vous assure que je ne l'aime plus, mais plus du tout. Qu'elle soit heureuse ou malheureuse, ca m'est egal. Voyez, a present si elle voulait quitter M. Claude, pour venir avec moi, avec moi seul: et bien je ne voudrais plus. Je vous l'ai dit: je ne veux plus rien. Mais c'est justement cela qui me fait du chagrin. Je suis bien plus malheureux qu'avant qu'elle vienne, avant je croyais... comprenez-vous?... Je ne peux pas expliquer. Et pour rendre sa pensee, le petit agitait ses deux mains devant son ami en le regardant de ses yeux mouilles. - Boum, fit Laferriere, tu es un gosse que j'aime, mais tu es un gosse. Je veux te consoler, mais je ne veux pas te dire des choses que tu es trop jeune pour saisir. Tiens, tu as confiance en moi, crois-moi sans comprendre. Ne pense plus a Tante Line. Vis des joies de ton age, je t'assure qu'elles sont douces, plus tard on les regrette; oublie, cours, amuse-toi, joue avec tes petits camarades; ne cherche pas ce que tu n'as pas trouve. Sache attendre. Je t'assure, c'est bete de souffrir. Regarde par la fenetre, c'est le matin, peut-etre aimerions-nous mieux tous les deux que ce soit midi, -- il ferait plus chaud, il y aurait plus de lumiere dans les arbres, par terre les ombres seraient plus noires... et pourtant notre desir commun ne change rien, le matin reste le matin. C'est deja beaucoup, crois-moi, de savoir que midi viendra. Boum ecoutait maintenant sans mot dire, sans tout comprendre, mais trouvant quand meme aux paroles qu'il entendait comme une sorte de vertu bienfaisante. Encourage, Laferriere continuait: - Voyons, tu t'es bien fait quelquefois mal. Boum fit signe que non. - Si, reprit l'homme, quand tu es tombe sur te genoux, tu t'es ecorche. C'etait un mauvais moment, tu as du pleurer certainement. Cependant le mal a passe, ton genou s'est gueri. Regarde, on ne voit plus rien du tout. Et, du doigt, il montrait les jambes brunes de l'enfant. - Mais, fit Boum, qui ne pleurait plus, je ne veux plus guerir maintenant. - Tu crois, repondit Laferriere... En effet, on croit, et puis, un jour... enfin assez, ne me fais pas dire, Boum ami, justement ce que je ne veux pas te dire. Mais crois-moi, attends. Evidemment, pour le petit cerveau, il y avait encore la un mystere. Pendant un instant, un silence, l'enfant, la tete entre ses deux mains, essaya de comprendre. Laferriere le laissa mediter. Mais Boum renonca vite a chercher: - Peut-etre, fit-il brusquement d'un air detache, vous avez raison. Je ne sais pas tout. Un jour je saurai. D'ici la, j'en veux a tous ceux qui m'ont fait mal. (Et pour la premiere fois, sa figure d'enfant devenait mauvaise.) Je m'appliquerai a vivre seul, sans regarder personne. Je reconnais maintenant, que j'etais sot de vouloir me battre en duel. Ce n'est decidement pas la maniere. Plus tard, je ne sais pas encore comment, mais je vous le jure, je me vengerai... Et Boum quitta son vieil ami sans le moindre attendrissement, en lui tendant une main froide et en disant a celui qui lui avait parle avec tout son coeur un "merci quand meme", desabuse et rageur, dont Laferriere resta meduse. Sa figure d'enfant avait eu soudain une expression de cruaute mechante. A voir ce Boum, qui avait toujours ete si tendre, si bon, on eut dit a cet instant une petite bete feroce qui aurait eu un sens humain de la cruaute. IX Des annees passerent. Boum, suivant a la lettre les conseils de son vieil ami, l'avait completement delaisse. Cancre dans ses diverses classes, il avait vecu des annees de college au milieu de ses condisciples sans jamais leur faire de confidence et sans se faire une seule amitie. Ceux-ci le tenaient pour un mauvais camarade, les maitres le tenaient pour un mauvais eleve. Assez intelligent, il avait un dedain souverain pour l'effort et meprisait les resultats naifs auxquels aspiraient ceux de son age. Il etait d'un egoisme parfait. Il savait devoir etre riche. Il affectait en toute circonstance, un scepticisme deplace et passablement agacant. C'est ainsi qu'il atteignit l'age d'homme. Maintenant il a vingt-quatre ans. Physiquement c'est un beau gars. Grand, bien decoupe par l'entrainement a tous les sports, il est elegant dans ses gestes, mais son visage completement rase a deja dans le regard et dans le pli de sa bouche jolie, je ne sais quoi de blase et de vieux. Boum s'est amuse. Malheureusement, a cause de son argent, il n'a pas recu de sa vie dissipee l'education derniere qu'en recoivent les jeunes hommes qui sont obliges de s'imposer par un quelconque merite. Il n'eut jamais besoin d'etre fin, d'etre delicat, d'etre amusant meme; ses moindres gestes, meme ceux du plus mauvais gout, recevaient toujours les approbations louangeuses du monde interesse dans lequel il evoluait. Au contraire, il avait acquis la reputation d'un etre superieurement habile, d'un malin a qui "on ne la fait pas". Un certain printemps, il avait fait, sur le yacht d'un de ses amis, une croisiere. Le voyage avait dure deux mois et, par suite de sa situation de fortune et de ses qualites physiques, il avait ete le "beau" du navire comme certaines femmes sont, de l'autre cote de l'Atlantique, "les belles de la cite". A bord, il avait rencontre une petite jeune fille tres douce et tres blonde. Il s'en etait amuse comme de toutes les femmes. Mais la petite n'avait pas su jouer tout le temps. Une nuit, en Mediterranee, en rade des iles grecques, elle etait venue le retrouver devant la porte de sa cabine, a l'arriere du bateau. Tout le monde etait couche. Le decor etait magique, c'etait partout comme une symphonie magnifique de tous les bleus que des yeux virent jamais. Au fond, les iles bleu sombre coupaient la ligne monotone de la mer plate, bleue aussi, sur laquelle la lune faisait comme un immense chemin bleu d'acier. La jeune fille etait belle, roulee dans sa cape blanche. Elle se tenait presque droite sur un fauteuil de pont. Boum etait vautre sur un paquet de cordages. Ils parlerent longtemps. A la fin, elle lui avait dit: - Boum, je sais qu'on dit que vous n'avez pas de coeur, que vous etes mechant, mais je sais que ce n'est point vrai. Je vous ai vu longtemps et je vous aime. Sans vous, la vie me parait inutile... Je n'ai pas besoin de ce pour quoi l'on vous admire... Je vous laisserai libre, je serai si tendre, si effacee, petit a petit vous verrez... Je vous assure que je vous aime eperdument. En entendant ces paroles, Boum etait parti d'un grand eclat de rire. Et la jeune fille l'avait quitte en pleurant. Quelques mois plus tard, comme la pauvre enfant avait encore cru devoir exprimer sa tendresse, un apres-midi, au polo, Boum fit la joie de son entourage en lisant une lettre dans laquelle elle lui ecrivait: ... J'ai essaye, je ne peux pas sans vous. Je serai votre maitresse si vous voulez, ce que vous voudrez... mais je vous aime. On avait beaucoup ri. Il y avait longtemps que Boum etait devenu un mufle, parce que, depuis longtemps, il ne croyait plus a l'amour. Table des matieres Plutarque. La carriere d'Arsay-Lancourt. La saisie. Boum. End of Project Gutenberg's Histoires grises, by E. Edouard Tavernier *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES GRISES *** ***** This file should be named 5892.txt or 5892.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/5/8/9/5892/ Produced by W. Debeuf Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.